Discours de la présidente von der Leyen sur l’état de l’UE : l’IA a éclipsé le métavers européen

Lors de son discours sur l’état de l’Union européenne, prononcé le 13 septembre, Ursula von der Leyen – présidente de la Commission européenne – s’est focalisée sur l’intelligence artificielle. Mais pas un mot sur la stratégie du métavers européen, dont les défis sont pourtant nombreux.

Ursula von der Leyen (photo) a fait l’impasse sur les mondes virtuels. La présidente de la Commission européenne, dont le mandat commencé en décembre 2019 se terminera en novembre 2024, n’a pas eu un mot sur le métavers européen dans son discours du 13 septembre (1) à Strasbourg sur l’état de l’Union européenne (UE). Ni dans sa lettre d’intention datée du même jour et envoyée de Bruxelles à la présidente du Parlement européen (2) et au président du Conseil de l’UE (3), pour leur faire part de ses « principales priorités pour 2024 » (4).

Mondes virtuels : principes directeurs fin 2023
Pourtant, les défis des mondes virtuels sont tout aussi importants que ceux des intelligences artificielles. Est-ce à dire que « la nouvelle stratégie sur le Web 4.0 et les mondes virtuels » – présentée à Strasbourg le 11 juillet dernier n’est plus prioritaire d’ici les élections du Parlement européen de juin 2024 ? Ursula von der Leyen semble avoir tourné la page du « métavers européen », renvoyant la mise en œuvre à la Commission européenne 2024-2029.
« Les mondes virtuels changeront la façon de vivre en société et leur avènement s’accompagnera de possibilités et de risques qui doivent être pris en compte », avaient pourtant prévenu cet été pas moins de trois commissaires européens – Margrethe Vestager, Dubravka Suica et Thierry Breton – en dévoilant cette nouvelle stratégie et son calendrier. Ainsi, d’ici fin 2023, la Commission européenne va promouvoir des « principes directeurs pour les mondes virtuels », identifiés par un panel de 150 citoyens européens sélectionnés de façon aléatoire (5) et réunis entre les mois de février et d’avril derniers. Il en était ressorti 23 recommandations (6) qui ont inspiré la stratégie « Mondes virtuels », parmi lesquelles : « formation harmonisée pour le travail dans les mondes virtuels » ; « soutien financier au développement des mondes virtuels » ; « forums participatifs pour des avancées, des réglementations et des normes communes » ; « police pour agir et protéger dans les mondes virtuels » ; « accessibilité pour tous – personne n’est laissé de côté » ; « labels/certificats européens pour les applications des mondes virtuels », etc. Ces recommandations s’articulent autour de huit valeurs et principes applicables aux métavers : liberté de choix, durabilité, approche centrée sur l’humain, santé, éducation, sûreté et sécurité, transparence et intégration. La Commission européenne veut ainsi faire des mondes virtuels en Europe « un environnement numérique ouvert, sécurisé, digne de confiance, équitable et inclusif » (7). Elle veut aussi rendre disponibles au premier trimestre de 2024 des « orientations à l’intention du grand public » grâce à une « boîte à outils pour les citoyens » afin de les orienter. Il s’agit pour l’Europe de ne pas manquer la marche du siècle vers le Web3, où le marché mondial des mondes virtuels devrait exploser à plus de 800 milliards d’euros d’ici à 2030, contre 27 milliards d’euros en 2022. Et d’ici 2025 (soit dans moins de deux ans), les Vingt-sept pourraient totaliser 860.000 nouveaux emplois dans le secteur de la réalité étendue (virtuelle et augmentée). La Commission européenne va créer avec les Etats membres « un réservoir de talents » pour le développement des compétences, qui sera financé par les programmes Digital Europe (8) et Europe Creative (9). Du côté de l’écosystème industriel du Web 4.0, et dans le but d’éviter la fragmentation de ma chaîne de valeur des mondes virtuels, il est prévu de faire appel à un autre programme européen, Horizon Europe (10), pour que débute en 2025 « un partenariat candidat sur les mondes virtuels, afin de promouvoir l’excellence dans la recherche et d’élaborer une feuille de route industrielle et technologique pour les mondes virtuels ».
La Commission européenne a en outre promis d’aider les créateurs et les entreprises de médias de l’UE « à tester de nouveaux outils de création, à rapprocher les développeurs et les utilisateurs industriels, et à travailler avec les Etats membres à la mise au point de bacs à sable réglementaires pour le Web 4.0 et les mondes virtuels ». Les mondes virtuels concerneront autant les particuliers que les professionnels.

Meta Platforms y croit plus que l’Europe
Parmi les projets pan-européens sur les rails : DestinE (Destination Earth), qui vise à créer un jumeau numérique de la Terre pour simuler et visualiser au plus près l’évolution du climat, et CitiVerse, qui sera un environnement urbain immersif pour la planification et la gestion urbaines. Pour l’heure, le groupe américain Meta Platforms (ex-Facebook) essuie les plâtres (11) mais il a pris de l’avance en investissant des milliards dans son métavers perfectible Horizon Worlds (12). Apple mise de son côté sur son casque de réalité virtuelle et augmentée Vision Pro, disponible début 2024. Bien d’autres métavers se développent, comme pour les spectacles et concerts chez Vrroom (13) en France, pays où le chef de l’Etat rêve d’un « métavers européen » (14). @

Charles de Laubier

Après sa faillite, Vice Media tente une remondata

En fait. Le 18 septembre, la directrice opérationnelle de Vice Media, Cory Haik, a donné des nouvelles de ce groupe de médias américain qui a fait faillite en mai et a été repris en juin par un consortium d’investisseurs mené par Fortress Investment. « VMG » se donne 12 à 18 moins pour être rentable et mois endetté.

En clair. Annus horribilis. C’est ce qu’a vécu depuis le début de l’année Vice Media Group (VMG), après la démission en février de sa PDG Nancy Dubuc et la mise en faillite de l’entreprise en mai (1). Ce groupe canadien de médias et d’audiovisuel, fondé il y aura 30 ans l’année prochaine à Montréal et s’adressant aux jeunes et jeunes adultes, a trouvé repreneur en juin dernier.
Un des créanciers de VMG, Fortress Investment Group, a constitué un consortium d’investisseurs – dont Soros Fund et Monroe Capital – pour racheter l’éditeur de Vice News, Vice.com, Vice Studios ou encore Vice TV (ex-Viceland). A l’origine de la banqueroute : le surendettement. « La mise en faillite et la vente à Fortress Investment Group nous a permis de restructurer la dette », a assuré Cory Haik, directrice opérationnelle de VMG, lors de son intervention le 18 septembre dernier à Miami, en Floride, où se tenait durant trois jours le Digiday Publishing Summit qui réunissait les dirigeants médias pour parler des nouvelles sources de revenus. Cory Haik est entrée chez Vice Media il y a près de cinq ans en tant que Chief Digital Officer, avant d’en devenir il y a tout juste un an la Chief Operating Officer. Auparavant, elle a été plus de cinq an ans au Washington Post comme responsable d’initiatives numériques et de nouvelle stratégie éditoriale aux niveaux national et international. « Le processus de reconstruction de VMG prendra de 12 à 18 mois. Mais nous avons l’intention d’atteindre au bout du compte la rentabilité », a-t-elle indiqué.
Vice News, la chaîne d’actualité décalée créée il y a dix ans, prospère sur YouTube, où, selon Cory Haik, elle a atteint son seuil de rentabilité (break-even). VMG s’est diversifié au cours de ses presque 30 ans d’existence en partant du magazine mensuel Vice (2) gratuit et international, créé en 1994 et axé sur la culture urbaine (3), la musique le style de vie, la photographie, l’art et les sujets de société. Il y a eu jusqu’à 24 éditions mondiales imprimées du magazine, le digital ayant pris le relais, avec notamment Vice.com qui compte aujourd’hui plus de 20,5 millions de visites par mois (4). « Les activités d’édition [magazine, livres, ndlr] sont proches de la rentabilité. (…) Nous allons lancer au premier semestre 2024 une offre gratuite comprenant le retour du magazine imprimé Vice en plus de contenus exclusifs », a aussi annoncé la COO de VMG. @

IA générative : le prompt engineering va révolutionner la presse en éditant des journaux sur mesure

L’ingénierie rapide – prompt engineering – s’apprête à révolutionner le monde des médias en général et de la presse en particulier. Ce processus puissant utilisé par les IA génératives va permettre à un lecteur de créer son journal sur mesure, en fonction de ses préférences et centres d’intérêt.

Attention : tsunami en vue pour la presse. Les IA génératives s’apprêtent à prendre des airs de rédacteur-en-chef et de chef d’édition. Grâce à la puissance du prompt engineering, les «ChatGPT» vont permettre potentiellement à chaque lecteur de pouvoir générer sur mesure son propre journal d’actualités en fonction de ses critères et ses thèmes préférés. De quoi court-circuiter les médias traditionnels encore attachés à l’« œuvre collective » qu’est un journal écrit par des journalistes.

Un journal personnalisé en 10 mn chrono
Lors d’un meetup organisé fin septembre par Comptoir IA, deux jeunes frères (1) ont fait frémir des dirigeants de médias traditionnels et des éditeurs de presse qui ont assisté à leurs dix minutes de démonstration. Thibaut et Pierre de La Grand’rive (photos) ont créé cet été leur société, Delos Intelligence, présentée comme une « agence de service et de conseil informatique spécialisée dans l’IA générative ». Respectivement président et directeur général, Thibaut (24 ans) et Pierre (26 ans) ont présenté leur projet qui pourrait disrupter le monde des journaux et du journalisme.
« Après le lancement de ChatGPT, nous nous sommes lancés dans le projet “Autonews”, qui s’appelait à l’origine “Newstaylor”. Il s’agit d’un journal complètement automatique. Il a fallu pour cela s’approprier l’ingénierie du prompt ou prompt engineering. Et avec cette idée que, demain, le média serait probablement individuel, individualisé. Ou en tout cas que l’on tendrait vers ça. Et demain peut-être auronsnous chacun nos propres articles en fonction de nos demandes ou de nos préférences », a expliqué Pierre de La Grand’rive. Prompt engineering, quèsaco ?C’est la méthode ou processus puissants qu’utilisent les ChatGPT, Midjourney et autres Bard pour optimiser leurs résultats produits par leurs IA génératives. Appliqué à la presse et à l’actualité, cela donne un journal sur mesure réalisé automatiquement en un temps record. « On a, avec l’IA générative, une explosion de créativité dans le cadre de ce qui est possible pour la machine. On veut aussi bouleverser par ce projet les cadres rigides des médias. On propose des articles et des formes d’articles novatrices et ambitieuses », a poursuivi celui qui est aussi directeur technique, et ingénieur IA générative. Son frère cadet, Thibaut de La Grand’rive, se présente, lui, comme directeur commercial. « Autonews va chercher 600 articles lus (sélectionnés) et en fonction des profils indiqués ; il rédige 50 articles complètement, différents à partir des mêmes actualités. Et ce, réalisé en l’espace de 10 mn, ce qui met au défi pas mal de rédactions de journaux traditionnels », a indiqué ce dernier. Pour personnaliser son journal, il suffit d’indiquer son profil et ses centres d’intérêt (politique, économie, international, culture, sport ou autres thèmes), son âge et son temps de lecture disponible (10 mn de métro ou 50 mn de voiture jusqu’à son travail).
« Vous pouvez avoir la taille d’article en fonction de ce que vous indiquez à la machine, a souligné Thibaut de La Grand’rive, avec des tons d’écriture : brief d’actualités pertinentes, ton enfantin du type “Le Petit Quotidien”, ton traditionnel du journal d’avant, ou encore ton conversation entre deux experts dans leur domaine. En résonnance, Autonews adaptera l’intégralité du contenu de votre journal en fonction de votre profil. C’est dans cette démarche que nous voulions faire le journal sur mesure ». Son frère aîné, lui, a précisé qu’un seul prompt ne suffisait pas pour traiter toute l’actualité. Il y a donc fallu créer toute une chaîne de prompts, le fameux prompt engineering. « L’IA générative va amener la machine à raisonner et inclure véritablement ce raisonnement à l’intérieur d’un code pour jouer le rôle de rédac’ chef pour sélectionner les actualités parmi les trop nombreuses par jour. Nous avons été surpris par la qualité de rédaction de ces articles », a confié Pierre de La Grand’rive.

Jacques Rosselin et David Guiraud inquiets
Présent à ce meetup, Jacques Rosselin, le fondateur de Courrier International (exploitant 800 médias sources et ayant nécessité jusqu’à 40 journalistes) leur a demandé si l’on pourrait « faire Courrier International avec une personne maintenant ? ».Réponse de Pierre, l’ingénieur IA générative : « Honnêtement, avec une personne, peut-être pas, mais tenir un journal avec quatre personnes avec un bon responsable marketing et un bon ingénieur qui font bien fonctionner leurs méninges, oui, vous pouvez vous positionner ». De son côté, devant l’Association des journalistes médias (AJM) le 5 octobre, David Guiraud – ancien dirigeant du Monde et des Echos, et actuel président de Ouest-France (2) – a indiqué avoir assisté à ce meetup : « On se retrouve déjà avec un flot de contenus et face à une concurrence énorme. Le risque est que l’on soit pris dans cette sorte de tsunami qui nous empêche de faire notre travail ». @

Charles de Laubier

Chrome, Safari, Edge, Firefox, … : les navigateurs Internet pourraient filtrer, voire censurer

Le projet de loi « Sécuriser et réguler l’espace numérique » sera examiné à l’Assemblée nationale par une « commission spéciale » qui se réunira du 19 au 22 septembre. Parmi les mesures controversées : obliger les navigateurs web à faire la chasse aux contenus illicites, par filtrage ou blocage.

Les navigateurs Chrome de Google, Safari d’Apple, Edge de Microsoft ou encore Firefox de Mozilla sont appelés à lutter contre les sites web et les contenus illicites, au risque de devenir des censeurs de l’Internet. L’article 6 du projet de loi – du gouvernement donc (1) – visant à sécuriser et réguler l’espace numérique (« SREN »). Le texte dans son ensemble a déjà été adopté en première lecture par le Sénat le 5 juillet dernier ; il doit maintenant passer par les fourches caudines d’une « commission spéciale » créée à l’Assemblée nationale. Les réunions pour l’examiner dans ce cadre se tiendront du 19 au 22 septembre (2).

Les navigateurs avertissent voire bloquent
« L’autorité administrative notifie l’adresse électronique du service concerné aux fournisseurs de navigateurs Internet […], aux fins de la mise en œuvre de mesures conservatoires » prévoit l’article 6 du projet SREN. Et de préciser : « La personne destinataire d’une notification prend sans délai, à titre conservatoire, toute mesure utile consistant à afficher un message avertissant l’utilisateur du risque de préjudice encouru en cas d’accès à cette adresse. Ce message est clair, lisible, unique et compréhensible et permet aux utilisateurs d’accéder au site Internet officiel du groupement d’intérêt public pour le dispositif national d’assistance aux victimes d’actes de cyber malveillance ».
Tout en fixant un délai durant lequel apparaîtra le message d’avertissement : « Cette mesure conservatoire est mise en œuvre pendant une durée de sept jours ». De deux choses l’une, alors : soit l’éditeur du service en cause cesse de mettre en ligne le contenu illicite, auquel cas il est mis fin à la mesure conservatoire, soit l’infraction en ligne continue, auquel cas « l’autorité administrative peut, par une décision motivée, enjoindre aux fournisseurs de navigateurs Internet […], aux fournisseurs de services d’accès à internet ou aux fournisseurs de systèmes de résolution de noms de domaine [DNS, ndlr] de prendre sans délai toute mesure utile destinée à empêcher l’accès à l’adresse de ce service pour une durée maximale de trois mois ». Pendant ces trois mois de blocage, destiné à empêcher l’accès à l’adresse du service incriminé, les internautes seront redirigés vers « une page d’information de l’autorité administrative compétente indiquant les motifs de la mesure de blocage ». Mais le blocage peut être prolongée « de six mois au plus » sur avis conforme de la personnalité qualifiée désignée au sein de la Commission nationale pour l’informatique et les libertés (Cnil). Et si cela ne suffit pas, « une durée supplémentaire de six mois peut être prescrite selon la même procédure ». Il est en outre précisé que l’autorité administrative établit « une liste des adresses des services de communication au public en ligne dont l’accès a été empêché » et vérifie cette « liste noire » à l’approche de l’expiration de la durée des trois mois de blocage.
Dans son rapport daté du 27 juin 2023, la commission du Sénat fait remarquer que « le dispositif de filtrage proposé s’inspire à la fois des dispositifs de filtrage déjà existants, des dispositifs mis en œuvre à l’étranger, mais aussi des solutions gratuites déjà mises en œuvre par les principaux navigateurs sur Internet depuis plusieurs années, en particulier l’outil Safe Browsing de Google et Smart Screen de Microsoft, qui sont d’ailleurs utilisables sur d’autres navigateurs tels que Mozilla Firefox ». Pourtant, elle reconnaît que « le dispositif proposé va toutefois plus loin que ce que le marché offre actuellement, en permettant le blocage de l’accès aux sites frauduleux » (3).
Pour la fondation Mozilla justement, éditrice du navigateur Firefox, c’est là que le bât blesse selon elle. Ces mesures présentent un risque de censure pour Internet, non seulement en France mais aussi ailleurs. « Obliger les navigateurs à créer des fonctionnalités pour bloquer des sites web créera un précédent inquiétant à l’échelle mondiale », explique à Edition Multimédi@ Tasos Stampelos (photo ci-dessus), responsable des politiques publiques et des relations gouvernementales de Mozilla en Europe.

Le « filtre anti-arnaque » de Macron
« Car, poursuit-il, de telles fonctionnalités pourraient être utilisées par des régimes autoritaires pour restreindre les droits fondamentaux, les libertés publiques et imposer une censure sur les sites web auxquels les utilisateurs voudraient accéder ». La fondation Mozilla a en outre lancé en ligne, le 17 août dernier, une pétition (4) « pour empêcher la France d’obliger les navigateurs comme Mozilla Firefox à censurer des sites web ». Elle a déjà recueilli « plus de 50.000 signatures », nous indique Tasos Stampelos. Au Sénat, il était intervenu lors de la table ronde « Navigateurs Internet » réunie avant l’été par la commission sénatoriale, où était aussi présent Sylvestre Ledru, directeur de l’ingénierie et responsable de Mozilla en France. Google (Chrome) et Apple (Safari) y participaient également. Selon l’éditeur de Firefox, la loi poussée par le gouvernement français – lequel a engagé la procédure accélérée – « pourrait menacer la liberté sur Internet », en obligeant les navigateurs à bloquer des sites web directement au niveau du navigateur. « Cette mesure créerait un dangereux précédent et servirait de modèle à d’autres gouvernements pour, à leur tour, transformer les navigateurs en outils de censure gouvernementale », craint-elle.

Mozilla contre le risque de « dystopie »
L’article 6 est au cœur du « filtre anti-arnaque » promis par le président de la République au printemps 2022, lorsque Emmanuel Macron était candidat à sa propre succession : « Un filtre anti arnaques [qui] avertira en temps réel tous les usagers d’Internet avant qu’ils ne se rendent sur un site potentiellement piégé ». On y est. Dans un post sur le blog de Mozilla publié le 27 juin 2023, Sylvestre Ledru (photo ci-contre) estime que « la proposition française de bloquer les sites web via le navigateur nuira gravement à l’Internet ouvert mondial ». Ce texte de loi, s’il devait être adopté, « serait un désastre pour un Internet libre et serait disproportionnée par rapport aux objectifs du projet de loi, à savoir la lutte contre la fraude ». Pire, selon la fondation Mozilla : « La France s’apprête à obliger les créateurs de navigateurs à mettre en œuvre une fonctionnalité technique relevant de la dystopie », à savoir, d’après le Larousse, une « société imaginaire régie par un pouvoir totalitaire ou une idéologie néfaste ».
Mozilla affirme en outre que « cette mesure fournira aux gouvernements autoritaires un moyen de minimiser l’efficacité des outils qui peuvent être utilisés pour contourner la censure », comme les VPN (réseaux privés virtuels) ou les « proxy ». La France entre, selon la fondation de Firefox, dans « un terrain inconnu » et crée « un précédent mondial ». Sylvestre Ledru rappelle que « même les régimes les plus répressifs dans le monde préfèrent jusqu’à présent bloquer les sites web en amont du réseau (fournisseurs d’accès à Internet, etc.) » plutôt que d’ordonner aux éditeurs de navigateur du Net de bloquer ou censurer (c’est selon) les sites indésirables. Pour éviter d’en arriver là, « il serait plus judicieux de tirer parti des outils de protection existants contre les logiciels malveillants et l‘hameçonnage (phishing) plutôt que de les remplacer par des listes de blocage de sites web imposées par le gouvernement » (5). La fondation Mozilla rappelle que « les deux systèmes de protection contre les logiciels malveillants et l’hameçonnage les plus utilisés dans l’industrie sont Safe Browsing de Google et Smart Screen de Microsoft, Mozilla (ainsi qu’Apple, Brave et bien d’autres) utilisant Safe Browsing de Google ». Safe Browsing, qui couvre les logiciels malveillants, les logiciels indésirables et l’ingénierie sociale (hameçonnage et autres sites trompeurs), existe depuis au moins 2005 et protègerait actuellement près de la moitié de la population mondiale en ligne sur divers appareils et logiciels. Firefox utilise l’offre Safe Browsing de Google depuis 2007 et dispose d’une implémentation unique qui protège la vie privée des utilisateurs tout en les empêchant d’être victimes de logiciels malveillants et d’hameçonnage. Ce paramètre peut également être désactivé par les utilisateurs à tout moment, ce qui leur permet de garder le contrôle de leur expérience sur le Web. Dans le cadre de son audition pour le rapport du Sénat, Benoît Tabaka, secrétaire général de Google France, a expliqué que Safe Browsing utilise l’intelligence artificielle et se base sur les analyses menées par les équipes du géant du Net. « Cette interface de programmation d’application (API) affiche les informations dans les navigateurs comme Safari, Firefox ou Google Chrome, mais aussi dans les navigateurs internes de certaines applications. Nos équipes travaillent aujourd’hui sur l’articulation entre l’outil et le nouveau cadre juridique français, en sachant qu’un blocage via Safe Browsing serait par nature mondial », avait-il indiqué aux sénateurs.

La France outrepasse les DSA et DMA
Mettre à contribution obligatoire les navigateurs Internet dans la lutte contre les contenus illicites outrepasse les dispositions des deux règlements européens DSA et DMA, lesquels, assure Tasos Stampelos, « ne prévoient pas d’obligations pour les navigateurs web en matière de modération de contenu ». Selon lui, « l’article 6 du projet SREN va trop loin et crée directement une incohérence avec la législation européenne ». Le 2 août, le commissaire européen Thierry Breton, chargé du marché intérieur, a mis en garde la France : « L’effet direct des règlements de l’UE rend toute transposition nationale inutile et […] les Etats membres devraient s’abstenir d’adopter des législations nationales qui feraient double emploi » (6). Il a indiqué aussi que « les autorités françaises n’ont que partiellement notifié leur projet de loi » et « l’appréciation de sa compatibilité avec le droit de l’Union est en cours ». @

Charles de Laubier

Streaming vidéo et IA génératives posent des questions existentielles au cinéma et… au jeu vidéo

La grève dure depuis 140 jours aux Etats-Unis. Les scénaristes d’« Hollywood » l’ont déclenchée le 2 mai, étendue cet été aux comédiens, et maintenant au jeu vidéo. Leurs revendications : meilleures rémunérations à l’ère du streaming et de l’intelligence artificielle.

Les scénaristes de la Writers Guild of America (WGA), en grève depuis le 2 mai, et les acteurs de la Screen Actors Guild and American Federation of Television and Radio Artists (SAG-AFTRA), en grève depuis le 13 juillet, sont très remontés contre l’Alliance of Motion Picture and Television Producers (AMPTP). Cette dernière regroupe les grands groupes de médias et de télévisions américains ainsi que des plateformes de streaming vidéo : « Amazon/MGM, Apple, Disney/ABC/Fox, NBCUniversal, Netflix, Paramount/CBS, Sony, Warner Bros. Discovery (HBO) et d’autres », mentionne le syndicat américain des comédiens. Le mouvement social s’étend aux éditeurs de jeux vidéo.

Hollywood donne d’une main, reprend de l’autre
D’un côté, la WGA (11.500 scénaristes) et, de l’autre, la SAGAFTRA (160.000 comédiens), qui vient de réélire sa présidente Fran Drescher (photo) le 8 septembre (1), négocient d’abord une augmentation des rémunérations pour tenir compte de l’inflation : les scénaristes proposent 5 % à 6 % de hausse mais les groupes cinématographiques et audiovisuels offrent 2 % à 4 % ; les acteurs proposent une augmentation de 11 % mais les groupes cinématographiques et audiovisuels offrent 5 %. Mais ce sont vis-à-vis des plateformes de streaming (Netflix, Amazon Prime Video, Disney+, …) que les revendications se font plus pressantes. Les scénaristes et les comédiens demandent à être mieux rémunérés par les plateformes de SVOD (2) sur les minimum garantis – le MBA (Minimum Basic Agreement) inscrit dans la convention collective de la WGA – et à être intéressés aux bénéfices du streaming. Cette exigence d’« une meilleure rémunération initiale et des droits résiduels » porte aussi sur les plateformes vidéo financées par la publicité, les AVOD (3) et les FAST (4).
A la veille de leur mouvement social déclenché le 2 mai, les scénaristes de la WGA avaient publié un état de leurs revendications et des réponses ou non-réponses apportées par les groupes de médias (5). Mais au point d’étape des négociations au 24 août dernier, soit au 115e jour de grève, peu d’avancées étaient signalées par le syndicat des scénaristes : « Lors de la rencontre avec les PDG, nous avons passé deux heures à expliquer que, malgré les progrès réalisés, le langage de l’offre de l’AMPTP était, comme c’est typique de cet organisme, une façon de donner d’une main et de reprendre de l’autre. (…) L’AMPTP semble donner tout en limitant les gains réels », relève-t-il. La WGA donnent quelques exemples de propositions qui ne sont pas encore suffisantes (6). Par exemple, les groupes de médias de l’AMPTP disent avoir fait une concession majeure en offrant de permettre à six membres du personnel de la WGA d’étudier les données, limitées, sur le nombre de téléspectateurs en streaming pour les trois prochaines années, afin que ces six membres puissent revenir en 2026 pour demander une fois de plus un solde basé sur le nombre de téléspectateurs. Mais entre temps, regrette la WGA, « aucun scénariste ne peut être informé de l’état de leur projet, et encore moins recevoir un résidu basé sur ces données ». La WGA a en outre calculé le coût de ses demandes pour chaque entreprise de média et chaque plateforme, « y compris l’ajout d’un financement accru de la santé pour faire face à l’impact de la grève ». Si l’on prend le cas de Netflix, les propositions de la WGA lui coûteraient 65 millions de dollars par an, soit seulement 0,206 % de son chiffre d’affaires 2022 de 31,6 milliards de dollars.
Les acteurs, eux, ont rejoint le 13 juillet les scénaristes pour élargie la grève, soit au 73e jour. « Nous luttons pour la survie de notre profession. Voici la vérité simple : nous sommes face à un système où les responsables de conglomérats de médias de plusieurs milliards de dollars sont récompensés pour exploiter les travailleurs », fustige leur syndicat SAGAFTRA pour justifier leur grève dans un « Why We Strike » (7). Lui aussi négocie pied-à-pied avec les géants de l’AMPTP. La SAG-AFTRA demande que les comédiens aient une participation aux revenus de streaming, puisque le modèle économique actuel a érodé leurs revenus résiduels : « Les artistes ont besoin d’une rémunération qui reflète la valeur que nous apportons aux streamers, lesquels profitent de notre travail ».

Rémunérer la valeur apportée aux streamers
Le 7e Art d’Hollywood exige un partage des revenus des « nouveaux médias » lorsque leurs œuvres sont exposées sur des plateformes de streaming. « Cela permettrait aux acteurs de partager le succès de spectacles de haut niveau ». Les géants des médias et du divertissement lui ont opposé une fin de non-recevoir : « Non ». La SAG-AFTRA plaide en outre la cause des « coordinateurs de cascades qui ne devraient plus être exclus des droits résiduels tels que les rediffusions sur les réseaux, la télévision étrangère et le streaming à budget élevé ». Elle demande aussi à « améliorer les résidus dus à la diffusion continue d’images réalisées pour les services de streaming par abonnement ». L’AMPTP botte en touche.
Concernant l’IA cette fois, la WGA note des avancées à la date du 28 août, mais insuffisantes : « Nous avons eu de vraies discussions et avons constaté des progrès de leur part en ce qui concerne la protection de l’IA, mais nous ne sommes pas encore rendus là où nous devons être. À titre d’exemple, ils continuent de refuser de réglementer l’utilisation de notre travail pour former l’IA à écrire du nouveau contenu pour un film »

IA génératives : menaces de cannibalisation
Les scénaristes américains demandent que soit réglementée l’utilisation de l’intelligence artificielle sur les projets couverts par le MBA : « L’IA ne peut pas écrire ou réécrire du matériel littéraire ; ne peut pas être utilisé comme matériel de base ; et le matériel couvert par le MBA [Minimum Basic Agreement, ndlr] ne peut pas être utilisé pour former l’IA ». Les employeurs d’« Hollywood » avait rejeté ces propositions dès le début des négociations, en renvoyant la question à « des réunions annuelles pour discuter des progrès technologiques »…
De leur côté, les acteurs de la SAG-AFTRA veulent eux aussi des garanties contre les IA génératives : « Les artistes-interprètes ont besoin de la protection de leurs images et de leurs représentations pour empêcher le remplacement des performances humaines par la technologie de l’intelligence artificielle ». Le syndicat des comédiens a proposé aux groupes de médias et aux plateformes des dispositions pour que les artistes interprétés puissent accorder un « consentement éclairé » et obtenir une « rémunération équitable » lorsqu’une « réplique numérique » [digital replica] est faite ou que leur représentation est modifiée à l’aide de l’IA. Mais les employeurs de l’AMPTP ne l’entendent pas de cette oreille. Les Disney, Netflix et autres Warner Bros. veulent être au contraire en mesure « de scanner l’image d’un figurant, de le payer pour une demi-journée de travail, puis d’utiliser la ressemblance d’un individu à n’importe quel but, pour toujours, sans son consentement ». Et ces entreprises veulent aussi pouvoir « apporter des changements au dialogue des artistes principaux et même créer de nouvelles scènes, sans consentement éclairé », ainsi que « pouvoir utiliser les images, les similitudes et les représentations de quelqu’un pour former de nouveaux systèmes d’IA générative sans consentement ni compensation ». En France, la Société des auteurs compositeurs dramatiques (SACD) a fait le 31 août « cinq propositions pour une intelligence artificielle éthique, responsable et respectueuse des droits des auteurs » – dont celle de faire de l’Arcom (8) le régulateur de « l’utilisation des œuvres par les IA » (9). Elle a évoqué au passage la grève aux Etats-Unis et les « légitimes inquiétudes » des scénaristes. La grève américaine a des répercutions partout dans le monde – avec le soutien d’autres syndicats comme Equity au Royaume-Uni (10). Le Festival du cinéma américain de Deauville en France et la Mostra de Venise en Italie ont manqué de stars du 7eArt. Mais au-delà des festivals, des tapis rouges et des paillettes, les conséquences de ce mouvement social venu d’Hollywood (retards ou annulation de tournages, postproduction repoussée, sous-titrages et doublages reportés, …) se font déjà sentir jusque dans les salles de cinéma (moins de films) et sur les plateformes de SVOD (moins de séries). La Fédération nationale des cinémas français (FNCF), qui espère que les 200 millions de spectateurs seront atteints en 2023 dans l’Hexagone, a évoqué le 20 juillet dernier sa préoccupation : « La grève des acteurs et scénaristes aux Etats-Unis inquiète beaucoup car elle risque de durer même si elle ne concerne que les films américains », a confié son président Richard Patry sur BFMTV (11).

L’industrie du jeu vidéo visée à son tour
La SAG-AFTRA a appelé le 1er septembre à étendre le mouvement social aux éditeurs de jeux vidéo (12), au premier rang desquels elle mentionne : Activision Blizzard, Electronic Arts, Epic Games, Take Two, Insomniac Games, Warner Bros. Games et Disney, Blindlight, Formosa Interactive et VoiceWorks Productions. « Le syndicat devrait avoir en main une autorisation de grève approuvée par les membres lorsque les négociations reprendront le 26 septembre », indique le syndicat des comédiens, le vote des membres devant se terminer la veille (13). Mêmes revendications : meilleure rémunération issue du streaming et une maîtrise des IA génératives. @

Charles de Laubier