Dans l’attente de la notification du rachat de Lagardère par Vivendi, la Commission européenne enquête

Avant même d’avoir reçu de Vivendi la notification de son projet de rachat du groupe Lagardère, laquelle devrait être lui être remise en septembre, la Commission européenne questionne depuis le début de l’année des acteurs et des organisations professionnelles pour mesurer l’impact « Vivendi-Lagardère ».

« Sous réserve de l’autorisation de la Commission européenne », précisaient dans les mêmes termes les communiqués de Vivendi annonçant respectivement le 25 mai le succès de la première période de son OPA amicale sur les actions du groupe Lagardère (1) et le 14 juin la détention de 57,35 % du capital et 47,33 % des droits de vote du même groupe Lagardère (2). Le sort du projet de « rapprochement » de Vivendi et de Lagardère – déjà engagé par endroits et sans attendre l’aval des autorités antitrust – est en fait depuis des mois entre les mains de la Commission européenne. Bruxelles n’a en effet pas attendu que l’opération de contrôle lui soit notifiée – ce qui devrait être fait en septembre – pour questionner les acteurs des marchés potentiellement impactés par cette mégaopération de concentration dans l’édition et les médias. Depuis fin 2021, une « case team » est en place pour, sans tarder, « recueillir des informations auprès des parties notifiantes [en l’occurrence Vivendi , mais aussi Lagardère, ndlr] et des tiers, tels que leurs clients, leurs concurrents et leurs fournisseurs ». Durant cette phase de pré-notification, où les envois de questionnaires aux intéressés se multiplient pour procéder à des « tests de marché », les informations peuvent prendre la forme de griefs formulés par des concurrents présents sur ces marchés..

La DG Competition et Margrethe Vestager scrutent
Et les reproches sont nombreux, notamment dans le secteur de l’édition, où le numéro un français Hachette (Lagardère) est appelé à fusionner avec le numéro deux Editis (Vivendi). Avec leurs multiples maisons d’édition (Calmann-Lévy, Grasset, Stock, Fayard, JC Lattès, Livre de poche, Dunod, Larousse, Hatier, … côté Hachette Livre ; La Découverte, Plon, Perrin, Robert Laffont, Presses de la Cité, Le Cherche Midi, Bordas, Le Robert, … côté Editis), la prise de contrôle du groupe d’Arnaud Lagardère (photo) – lequel conserve 11,06 % du capital – par celui de Vincent Bolloré provoque une levée de boucliers. Car ces deux géants français du livre – édition et distribution – seront en position dominante voire en quasisituation de monopole en France si un feu vert était donné en l’état par les autorités antitrust. « Les lois (européennes) sont bien faites. Il y a des lois qui empêchent cette concentration (dans l’édition notamment) et elles seront respectées. Si l’on doit revendre des maisons d’édition, on le fera », a tenté de rassurer Arnaud Lagardère dans l’émission « Complément d’enquête » diffusée le 2 juin dernier sur France 2.

Vincent Bolloré contrôle et va notifier d’ici septembre
Et « comme c’est Vivendi qui prend le contrôle de Lagardère, c’est Vivendi qui présente son projet à la Commission européenne », a encore souligné Arnaud Lagardère, désormais PDG pour six ans de « son » groupe, contrôlé depuis fin mai par Vincent Bolloré (photo ci-contre). Une fois qu’en septembre Vivendi aura notifié – sans doute par voie électronique – son opération de rapprochement entre les deux groupes, la direction générale de la concurrence (DG Competition) disposera alors de vingt-cinq jours pour donner un avis sur cette transaction, délai pouvant être porté à trente-cinq jours si nécessaire. Etant donné les enjeux d’une telle opération de concentration et les inquiétudes qu’elle suscite, la Commission européenne – dont la commissaire à la concurrence est depuis 2014 la redoutée Margrethe Vestager (3) – devrait alors lancer enquête approfondie sur au moins quatre-vingt-dix jours, délai qui peut être porté à cent cinq jours si besoin était. Dans le cas présent, la décision ne serait pas attendue avant la fin de l’année mais plutôt début 2023. Dans sa notification à la Commission européenne, Vivendi proposera sans doute de vendre certains actifs dans l’édition. Encore faut-il que les « remèdes » à cette concentration suffisent. Rappelons qu’en janvier 2004, dans le sens inverse, la Commission européenne avait forcé le groupe Lagardère (Hachette Livre) à se délester de plus de la moitié des actifs de Vivendi Universal Publishing (ex- Havas (4)) qu’il comptait racheter depuis fin 2002 (5). Des filiales non cédées sont à l’époque venues constituer le nouveau groupe Editis, lequel fut racheté en 2018 par Vivendi.
Vingt ans plus tard, où cette fois Vivendi s’empare des actifs de Lagardère, la DG Competition ne manquera pas à nouveau de porter son analyse sur les « effets horizontaux, congloméraux et verticaux de cette opération ». Antoine Gallimard, PDG de Madrigall (groupe lui-même issu du rapprochement de Gallimard, Flammarion et Casterman) a, lui, débuté ses échanges en visioconférence dès fin décembre 2021 avec la case team de la DG Competition (6). Il est vent debout contre cette fusion Editis-Hachette et serait intéressé par l’édition scolaire où la domination du nouvel ensemble atteindrait son paroxysme.
Quelle que soit la décision à venir de la Commission européenne et de sa vice-présidente Margrethe Vestager sur ce dossier sensible, Vincent Bolloré et Arnaud Lagardère savourent le succès de l’OPA amicale. « Je suis très heureux de ce qui se passe », a indiqué ce dernier dans « Complément d’enquête ». Pour le premier, c’est un revirement de situation puisqu’en son groupe avait déclaré en avril 2020 à l’Autorité des marchés financiers (AMF) : « Vivendi n’a pas l’intention d’acquérir le contrôle de Lagardère ». En fait, c’est Arnaud Lagardère qui a fait changer d’avis le milliardaire breton : « J’ai pris la liberté d’appeler Vincent Bolloré mi-mars 2020, au tout début du confinement, a raconté le fils unique de Jean-Luc Lagardère, pour effectivement m’aider (en entrant au capital de Lagardère), ce qu’il a accepté. Je ne l’aurais pas appelé, il ne serait jamais entré et Vivendi ne serait jamais actionnaire du groupe (Lagardère) aujourd’hui. (…) A l’époque, mon ennemi – contrairement à ce que pensent beaucoup de gens qui se trompent – ce n’était pas Vincent Bolloré ni Bernard Arnault, mais Amber Capital ». Ce fonds d’investissement activiste britannique, qui fut un temps début 2020 le premier actionnaire du groupe Lagardère et très critique envers la gestion d’Arnaud Lagardère qu’il tenta de chasser de son statut de gérant de la société en commandite par actions Lagardère SCA. Cette structure juridique atypique permettait à Arnaud Lagardère de contrôler son groupe en n’en détenant alors que 7,3 % du capital. « C’est cet activiste-là que j’espérais d’abord pouvoir contrer », a-t-il rappelé. En revanche, le patron du groupe Lagardère n’est pas allé chercher Bernard Arnault. « C’est lui qui a appelé, d’abord notre banque d’affaires, pour dire qu’il était prêt à m’aider dans ma structure personnelle et non pas en-dessous. Donc, il n’y avait aucune déclaration de guerre, entre guillemets, d’un Bernard Arnault qui viendrait à l’assaut d’un Vincent Bolloré, lequel est mon ami et vient pour m’aider ». Le PDG de LVMH était d’ailleurs le meilleur ami de son père Jean-Luc Lagardère, ancien PDG de Matra, d’Hachette et d’Europe 1.
Fin mai, Vivendi a accordé à Arnaud Lagardère un mandat de PDG de six ans en promettant de « conserver l’intégrité » de son groupe devenu la société anonyme Lagardère SA – fini la SCA qui aura vécu près de 30 ans – et « de lui donner les moyens de se développer ». Arnaud est-il inquiet de ce que pourrait faire Vincent Bolloré de l’empire médiatique de Lagardère (Europe 1, le JDD, Paris-Match, CNews, Virgin Radio bientôt rebaptisée Europe 2, …) ? « Non, cela ne m’inquiète absolument pas. D’abord, parce que je suis là », a-t-il assuré. A 61 ans, le fils unique et l’héritier de l’empire Lagardère (317e plus grande fortune française, selon Challenges), va entamer une nouvelle vie professionnelle aux côtés des Bolloré. « Ma relation avec Vincent Bolloré et avec ses enfants, Cyrille et Yannick, est telle que nous allons poursuivre cette route assez longtemps », a-t-il dit, confiant en l’avenir.

Vincent Bolloré est censeur jusqu’au 14 avril 2023
Depuis avril 2018, Yannick Bolloré a remplacé à la présidence du conseil de surveillance de Vivendi le patriarche Vincent Bolloré (70 ans), lequel y est devenu en avril 2019 « censeur » dont le mandat court jusqu’au 14 avril 2023… non renouvelable. Et si le nom Lagardère devait disparaître comme entité économique ? « Bien sûr que je le regretterais, bien sûr, a-t-il confié dans “Complément d’enquête”. Mais s’il doit disparaître au profit d’un nom comme celui de Vincent Bolloré, j’en serais plutôt heureux. Ça ne me dérangerait pas. Et ça ne dérangerait pas mon père non plus ». Il y a près de dix ans, en mars 2013, Arnaud Lagardère assurait qu’il ne cèderait son groupe « à quelque prix que ce soit ». @

Charles de Laubier

Souveraineté numérique : l’Europe en quête de fonds

En fait. Les 21 et 22 juin, s’est tenue l’Assemblée numérique (Digital Assembly) qui est organisée chaque année – depuis juin 2011 – par la Commission européenne et la présidence de l’Union européenne. Cette année, sous présidence française (1er semestre 2022), ce rendez-vous s’est déroulé à Toulouse et en ligne. Et après ?

En clair. C’est la première fois que Bruno le Maire intervenait publiquement (en vidéo préenregistrée cependant) en tant que ministre de l’Economie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique (sa nouvelle dénomination depuis le 20 mai). C’est aussi la dernière fois que le locataire de Bercy depuis plus de cinq ans prononçait un discours sous la présidence française de l’Union européenne qui s’achève le 30 juin pour passer le relais semestriel à la Tchéquie. « Chers représentant de l’écosystème numérique européen… », a-t-il commencé en guise d’ouverture de l’Assemblée numérique (Digital Assembly) qui s’est tenue les 21 et 22 juin.
Ce rendez-vous annuel, organisé depuis plus de dix ans maintenant (1) (la première édition a eu lieu en juin 2011) par la Commission européenne et la présidence de l’Union européenne (UE), fut, selon lui, « l’occasion de poser la question de l’avenir numérique de notre Continent » car « la souveraineté numérique de l’Europe est stratégique (…) et doit reposer sur quatre grands principes : l’innovation, la régulation, la protection et la résilience ». Face aux GAFAM américains que les Vingt-sept ont tendance depuis des années à accuser de les avoir « colonisés » (2) et les BATX chinois en embuscades malgré les contraintes imposées par Pékin, l’Europe entend notamment « faire grandir [ses] champions » : « Il ne peut pas y avoir de souveraineté numérique sans entreprises de technologie européennes, puissantes de rang mondial », prévient le locataire de Bercy. Cela suppose, a-t-il rappelé, de « financer la croissance de [ces] entreprises », notamment par le biais du plan « Scale-up Europe » lancé en mars 2021 par Emmanuel Macron en lien avec la Commission européenne et les autres Etats membres. Objectif : « Créer plus de dix géants technologiques valorisés à plus de 100 milliards d’euros au sein de l’Union européenne avant 2030 » (3). L’Europe manquant de fonds de taille suffisante pour financer des start-up en phase de croissance et les investisseurs institutionnels étant plus frileux vis-à-vis d’elles, l’idée est, a expliqué Bruno le Maire, de « faire émerger dix à vingt fonds de plus de 1 milliard d’euros [chacun, ndlr] capables de rivaliser avec nos concurrents américains ou asiatiques ». Et d’annoncer devant l’écosystème numérique européen de la Digital Assembly : « Le financement, c’est la clé. Ce projet a déjà reçu le soutien de 22 Etats membres ». @

Livre : l’Arcep veut ménager libraires et Amazon

En fait. Le 27 mai, se termine la consultation publique de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) sur sa proposition de « tarif minimum » pour la livraison de livres vendus en e-commerce. Fini les 0,01 euro TTC d’Amazon ? Pas vraiment.

En clair. Etant déjà régulateur des télécoms et, depuis octobre 2019, de la distribution de la presse, l’Arcep est en plus depuis décembre 2021 celui des tarifs d’expédition des livres. A ce titre, elle va proposer aux ministres de la Culture et de l’Economie « un montant minimal de tarification » de livraison du livre qui sera rendu obligatoire par arrêté aux plateformes de e-commerce – Amazon en tête – et aux librairies.
Le but de la loi « Economie du livre » du 30 décembre 2021 (1) à l’origine de ce projet est d’empêcher la pratique de livraison de livres à 0,01 euro TTC, initiée par le géant américain du e-commerce, avec lequel les librairies physiques ne peuvent rivaliser. Dans sa proposition de « tarif minimum pour la livraison des livres » soumise à consultation publique jusqu’au 27 mai (2), l’Arcep ménage la chèvre (Amazon) et le chou (le libraire) en avançant deux prix de livraison de livres. Le premier – « le tarif minimum d’expédition des livres neufs » – est proposé à « 3 euros TTC ». Ce qui devrait être accueilli favorablement par les librairies. Le second – « le tarif minimum d’envoi des livres à partir d’un seuil d’achat de livres neufs » – devrait rencontrer en revanche plus d’opposition, étant proposé à « 0,01 euro TTC » à partir d’un seuil « aux alentours de 25 euros d’achat ». Contactée par Edition Multimédi@, la sénatrice (LR) Laure Darcos à l’origine de la loi « Economie du livre » se dit « totalement défavorable à cette proposition ». Selon elle, « le point d’équilibre consisterait, d’une part à fixer un tarif minimal de livraison entre 3 euros et 4,50 euros, d’autre part à fixer le seuil de déclenchement de la quasi-gratuité des frais de port à 50 ou 60 euros ». L’Arcep justifie ce « seuil de quasi-gratuité » par le fait qu’il est déjà pratiqué par les acteurs du e-commerce pour inciter les acheteurs à « commander plus de livres ».
Ces deux tarifs s’appliqueront aussi pour les abonnements de type Amazon Prime ou Fnac+. L’Arcep prévoit en outre 0 euro de frais de port « si le livre est retiré dans un commerce de vente au détail de livres » (3). Le gouvernement pourrait notifier cet été le projet d’arrêté à la Commission européenne. S’il y avait feu vert au bout de trois mois de « statu quo », l’arrêté pourra être publié au J.O. et les vendeurs de livres auront six mois pour se mettre en conformité, soit pas avant 2023. @

Blocage de Russia Today et Sputnik en Europe et en France : rappel des fondements, avant débat au fond

RT et Sputnik ne diffusent plus en Europe depuis la décision et le règlement « PESC » du 1er mars. Saisi par RT France d’un recours en annulation de ces actes mais aussi d’un référé pour en suspendre l’exécution, le Tribunal de l’UE a rejeté le 30 mars ce référé. Retour sur ce blocage inédit.

Par Anne-Marie Pecoraro*, avocate associée, UGGC Avocats

Le 8 mars 2022, soit une semaine après la décision (1) du Conseil de l’Union européenne (UE), RT France avait déposé un recours en annulation de cette décision relevant de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l’UE et du règlement afférent (2), auprès du Tribunal de l’UE. La filiale de Russia Today a également déposé une demande en référé pour obtenir le sursis à l’exécution de ces derniers. Cette dernière demande a été refusée le 30 mars par le président du Tribunal, en raison de l’absence de caractère urgent.

La procédure au fond est accélérée
Selon l’ordonnance de rejet, RT France n’a pas suffisamment démontré l’existence d’un« préjudice grave et irréparable » (3). Le média russe avait fait état d’un préjudice économique et financier, d’une grave atteinte à sa réputation, et plus largement « d’une entrave totale et durable à l’activité d’un service d’information et [le fait] que de tels actes seraient irrémédiables et particulièrement graves au sein de sociétés démocratiques » (4). Quant au recours en annulation des deux actes (non législatifs), il suit son cours. Mais le président du Tribunal a précisé que « compte tenu des circonstances exceptionnelles en cause, le juge du fond a décidé de statuer selon une procédure accélérée » et que « dans l’hypothèse où RT France obtiendrait gain de cause par l’annulation des actes attaqués dans la procédure au fond, le préjudice subi (…) pourra faire l’objet d’une réparation ou une compensation ultérieure » (5). RT France pourra faire appel devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) contre l’ordonnance rejetant sa demande en référé. D’après le recours publié le 4 avril au JOUE, les bases légales invoquées par RT France reposent exclusivement sur des articles de la Charte des droits fondamentaux de l’UE. La chaîne estime que les droits de la défense, le respect du contradictoire, la liberté d’expression et d’information, la liberté d’entreprise et le principe de non-discrimination ont été méconnus (6). Compte tenu de ces fondements, les débats porteront certainement sur l’indépendance et le rôle des médias dans une société démocratique.
Comment en est-on arrivé là ? Dès le 27 février, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a annoncé l’interdiction de diffuser les médias russes Russia Today et Sputnik, en raison de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Elle estime en effet que ces médias – contrôlés par le Kremlin – diffusent des messages de propagande continues ciblant les citoyens européens, et menacent ainsi l’ordre et la sécurité de l’UE. Le 1er mars, le Conseil des ministres de l’UE a par conséquent adopté des mesures inédites, ordonnant de suspendre la diffusion et la distribution par tout moyen et sur tous les canaux des contenus provenant de ces médias.
Tous les opérateurs concernés ont immédiatement mis en œuvre le 2 mars 2022 ces mesures qui dérogent de manière inédite aux lois et procédures en la matière, notamment françaises.
Quels sont les fondements juridiques européens ? Sur la procédure, la décision PESC du 1er mars 2022 se fonde sur l’article 29 du Traité sur l’UE et l’article 215 du Traité sur le fonctionnement de l’UE. Ces deux articles présentent des moyens légaux pour sanctionner financièrement des personnes physiques ou morales, des groupes ou entités non étatiques, dans le cadre de la PESC. Le Conseil de l’UE peut prendre seul des décisions, de manière unanime. Le Parlement, qui est habituellement le colégislateur, en est seulement informé. Par ailleurs, la CJUE est compétente que de manière très limitée lorsque des actes sont adoptés sur cette base. Elle peut notamment être saisie pour contrôler la légalité des décisions prévoyant des mesures restrictives à l’encontre de personnes physiques ou morales (7). Le Conseil de l’UE a recours habituellement à ces dispositions lorsqu’il souhaite stopper des échanges économiques visant à soutenir des groupes armés (8), imposer des restrictions à l’entrée de l’UE ou encore geler les avoirs dans l’UE de personnes étrangères. Bien que le champ de ces actions soit limité, les textes européens offrent par ce biais un pouvoir unilatéral important aux gouvernements – d’où le caractère inédit, l’ampleur et la rapidité des sanctions à l’égard de ces médias russes.

Liberté d’expression et des médias
Sur les droits fondamentaux protégés par l’UE, fondements de la décision PESC du 1er mars, l’UE justifie son action sur la base de l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, relatif à « la liberté d’expression et d’information » (9). Ce texte ainsi que les décisions qui en découlent, à l’instar de la décision PESC contre RT et Sputnik, doivent être mis en œuvre et respectés par l’ensemble des Etats membres. En pratique, l’article 11 de la Charte renvoie à « la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières ». Et l’article 11 d’ajouter : « La liberté des médias et leur pluralisme sont respectés ». Pour autant, l’exercice de ces libertés peut être limité – par des lois – en raison d’objectifs d’intérêt général et s’il est nécessaire de protéger la sécurité nationale, l’intégrité du territoire ou la sûreté publique, entre autres (10). Comme ces limites doivent respecter le principe de proportionnalité, le Conseil de l’UE justifie sa décision PESC par le respect notamment de la liberté d’entreprise, et précise qu’elle ne modifie pas l’obligation de respecter les constitutions des Etats membres. La protection de l’ordre et de la sécurité de l’UE a donc été centrale dans la motivation des Etats membres à adopter ces mesures exceptionnelles.

Suspensions et blocages exceptionnels
Quelle mise en œuvre par les Etats membres ?
L’Arcom (ex-CSA), qui est l’autorité publique française de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, s’est immédiatement conformée à ces décisions d’urgence et a résilié le 2 mars sa convention avec RT France – Sputnik, lui, n’étant pas conventionné (11), étant diffusé sur Internet. De la même manière, les fournisseurs d’accès à Internet, les réseaux sociaux et les moteurs de recherche ont immédiatement ou très rapidement bloqué l’accès au site en ligne et aux contenus de ces deux médias. On peut aussi se demander si l’application de cette décision par l’Arcom pourrait faire l’objet d’un recours devant un tribunal administratif français. Le Berec, lui, en tant qu’organisation européenne des régulateurs des télécoms, a par ailleurs précisé par le biais de deux communiqués (12) que ces sanctions sont conformes à la régulation européenne sur l’« Internet ouvert ».
La mise en œuvre de ces sanctions européennes est exceptionnelle car elle a été d’application directe et immédiate. En principe, lorsqu’il est question d’interdire la diffusion d’un média étranger sur le territoire français, la loi impose de respecter un certain nombre de conditions. Pour ce qui est de l’interdiction de diffusion et de distribution de RT et de Sputnik en Europe, comme en France, aucune des dispositions légales courantes en la matière n’a été appliquée. Cette décision PESC déroge par conséquent aux modes habituels d’interdiction de diffusion d’un média et de contenus illicites en ligne, et également en matière de blocage de sites Internet. En effet, selon la loi française de 1986 relative à la liberté de communication, la diffusion d’un média en France est en principe libre. Elle est dans certains cas soumise à l’autorisation préalable et à la conclusion d’une convention avec l’Arcom (13). Selon cette même loi et le droit européen (14), un média extra européen peut être rattaché à la compétence d’un Etat membre s’il est transmis principalement par un mode correspondant aux conditions de diffusion satellitaire (notamment par Eutelsat) décrites par les textes, et peut donc être soumis à des droits et obligations en France. Cependant, des raisons impérieuses doivent justifier une limite à l’exercice de cette liberté, notamment la sauvegarde l’ordre public ou la défense nationale (15). En cas de manquement, l’Arcom peut s’adresser – via un courrier de mise en garde – aux opérateurs de réseaux satellitaires et aux services de médias audiovisuels, afin de faire cesser ce manquement. La procédure peut aller ensuite de la mise en demeure de cesser la diffusion du médias audiovisuel (service de télévision notamment) à la saisine du Conseil d’Etat afin qu’il ordonne en référé la cessation de la diffusion de ce média par un opérateur (16). Depuis la loi de 2018 contre la manipulation de l’information, les pouvoirs de l’Arcom ont été étendus et elle peut prononcer la suspension provisoire de la diffusion d’un média et (17), dans certains cas, peut, après mise en demeure, prononcer la sanction de résiliation unilatérale de la convention avec un média extra européen, dès lors qu’il porte atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation, notamment par la diffusion de fake news (18). Concernant le blocage des sites Internet en France, en l’occurrence ceux de RT France et de Sputnik, le code pénal et différentes lois, telles que la loi de 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN), prévoient le retrait de contenus illicites, le blocage des sites et leur déférencement (19). Cette loi autorise par exemple l’autorité judiciaire à prescrire toutes mesures propres à prévenir ou à faire cesser un dommage causé par le contenu d’un site web ou un média en ligne (20). Dans des cas plus spécifiques, notamment la provocation à des actes terroristes et l’apologie publique de ces actes, ainsi que la pédopornographie, l’autorité administrative peut demander aux sites web ou autres intermédiaires en ligne de retirer les contenus en question. Concernant le blocage, il est mis en œuvre par les opérateurs télécoms sur la base d’une décision judiciaire ou administrative. Concernant le déréférencement, à savoir demander à un moteur de recherche de supprimer certains résultats de recherche associés à un mot, l’autorité administrative peut également notifier les adresses électroniques des sites en question afin de faire cesser le référencement (21).

Faire face au reproche de censure ?
La France, en donnant son accord à la décision et au règlement PESC, a certainement considéré l’évidence de son application directe et immédiate, par opposition à la législation française inopérante dans un tel cas d’immédiateté. Le secrétaire d’Etat chargé du numérique, Cédric O, a d’ailleurs énoncé le souhait de revoir les règles de régulation – « y compris en ce qui concerne les médias » – dans les situations de conflits (22). Plusieurs voix au sein de l’UE disent aussi vouloir travailler à un nouveau régime horizontal afin de lutter contre la désinformation, conscientes des difficultés en matière de transparence et de concertation que soulève une telle décision. @

* Anne-Marie Pecoraro est avocate spécialisée en droit de la
propriété intellectuelle, des marques, des nouvelles technologies

Les alternatives aux cookies tiers, lesquels vont disparaître, veulent s’affranchir du consentement

Le numéro un mondial de la publicité en ligne, Google, a confirmé le 25 janvier qu’il bannira à partir de fin 2023 de son navigateur Chrome les cookies tiers – ces mouchards du ciblage publicitaire. Comme l’ont déjà fait Mozilla sur Firefox ou Apple sur Safari. Mais attention à la vie privée.

Il y a près d’un an, le 3 mars 2021, Google avait annoncé qu’il allait abandonner les cookies tiers – utilisés par les annonceurs et publicitaires à des fins de traçage des internautes et de ciblage personnalisé – au profit de « centres d’intérêts » de groupes d’individus, alors appelés « cohortes » ou, dans le jargon des développeurs «FLoC», pour Federated Learning of Cohorts (1). Une « cohorte » est un groupe d’utilisateurs aux comportements de navigation similaires et aux « intérêts communs » (2). Et ce, sans ne plus avoir à identifier les individus un par un, mais tous ensemble de façon non indentifiable.

Cohortes, fingerprinting, centres d’intérêt, …
Mais cette technique de traçage anonymisé soulevait toujours des questions au regard du consentement des internautes et de sa conformité avec le règlement général sur la protection des données (RGPD) en Europe. De plus, les « cohortes » laissaient la porte ouverte à de l’espionnage par browser fingerprinting, c’est-à-dire la prise d’empreinte à partir du navigateur web pour collecter une floppée d’information sur l’utilisateur et son équipement. Car les réseaux publicitaires s’appuient principalement sur deux méthodes pour mettre les internautes sous surveillance. Son donc dans le même bateau : le suivi par des mouchards déposés dans le terminal et les empreintes digitales issues du navigateur.
Si les cookies tombent à l’eau, qu’est-ce qui reste ? Le fingerprinting. Cette technique de traçage des internautes, indépendamment des cookies eux-mêmes, est en fait illégale sans consentement préalable de l’internaute. L’Electronic Frontier Foundation (EFF), une ONG internationale de protection des libertés sur Internet, basée à San Francisco et aujourd’hui dirigée par Cindy Cohn (photo), a mis en place il y a une dizaine d’année un outil – Cover Your Tracks (3) – qui permet à tout internaute de vérifier le niveau de traçage de son navigateur. « Lorsque vous visitez un site web, votre navigateur fait une “demande” pour ce site. En arrière-plan, le code publicitaire et les trackers invisibles sur ce site peuvent également amener votre navigateur à faire des dizaines ou même des centaines de demandes à d’autres tiers cachés. Chaque demande contient plusieurs informations sur votre navigateur et sur vous, de votre fuseau horaire aux paramètres de votre navigateur en passant par les versions de logiciels que vous avez installés », met en garde l’EFF. Si certaines de ces informations sont transmises par défaut pour simplement mieux visualiser la page sur votre écran (smartphone, ordinateur ou tablette) et en fonction du navigateur utilisé, bien d’autres informations aspirées par du navigateur peuvent remonter – de façon sournoise et à l’insu de l’intéressé – jusqu’aux réseaux publicitaires tiers. En naviguant sur le Web, chaque internaute laisse des traces comme en marchant dans la neige. C’est ce que l’on appelle une « empreinte digitale numérique », ou fingerprinting : il s’agit essentiellement de caractéristiques propres à un utilisateur, à son navigateur et à sa configuration informatique (jusqu’à la résolution de son écran et aux polices de caractère installées dans son ordinateur…). Et le tout collecté par des scripts de suivi (tracking scripts) qui constituent les multiples pièces d’un puzzle sur le profit de l’utilisateur, qui, une fois assemblées, révèlent l’image unique de l’individu ciblé. Contrairement aux cookies qui tombent sous le coup du RGPD imposant le consentement préalable de l’internaute concerné, lequel peut aussi supprimer les cookies voire bloquer les publicités en ligne à l’aide d’un adblocker (4), les empreintes digitales échappent à tout contrôle et restent difficilement modifiables et impossible à supprimer. « Cela équivaut à suivre un oiseau par son chant ou ses marques de plumes, ou une voiture par sa plaque d’immatriculation, sa marque, son modèle et sa couleur », compare l’EFF, laquelle suggère de désactiver JavaScript pour arrêter l’exécution des scripts de suivi. JavaScript est le fameux langage de programmation de scripts, créé il y a plus d’un quart de siècle maintenant et principalement employé dans les pages web interactives, autrement dit partout sur le Web. Mais désactiver JavaScript compliquera la vie de l’internaute…

Les requêtes JavaScript et le RGPD
« Le principal objectif de Cover Your Tracks est de vous aider à établir votre propre équilibre entre la confidentialité et la commodité, explique l’ONG américain. En vous donnant un résumé de votre protection globale et une liste des caractéristiques qui composent votre empreinte digitale numérique, vous pouvez voir exactement comment votre navigateur apparaît aux trackers, et comment la mise en oeuvre de différentes méthodes de protection change cette visibilité ». C’est pour éviter notamment que le fingerprinting, avec ses requêtes JavaScript, ne le mette en infraction visà- vis du RGPD et ne se retourne contre lui, que Google a abandonné FloC pour « Topics ». Quèsaco ? Fini les « cohortes », place aux « thèmes ». Moins d’intrusions dans la vie privée, plus d’information sur les centres d’intérêt, bien que cela ne sonne pas la fin du tracking publicitaire sur ordinateurs et smartphones… Ce changement de pied sera généralisé sur Chrome à partir de fin 2023, après une phase de transition dès le troisième trimestre prochain.

La Grande-Bretagne et l’Allemagne scrutent
Et l’avantage présenté par Google le 25 janvier dernier est que toute cette « cuisine thématique » reste dans le terminal de l’utilisateur et les thèmes y sont conservés durant trois semaines avant d’être effacés. Tandis que l’interface de programmation d’applications – l’API (5) – de Google exploite trois thèmes, à raison d’un thème par semaine. Explication de Vinay Goel (photo ci-contre), directeur Privacy chez Google, basé à New York : « Avec Topics, le navigateur identifie des thèmes (topics) représentatifs des principaux centres d’intérêt des utilisateurs pour une semaine donnée, tels que “fitness”ou “voyages”, en fonction de l’historique de navigation. Ces thèmes sont gardés en mémoire pendant seulement trois semaines avant d’être supprimés. Ce processus se déroule entièrement sur l’appareil utilisé, sans impliquer de serveurs externes, Google ou autre. Lorsqu’un internaute visite un site Web participant, Topics sélectionne seulement trois thèmes, un thème pour chacune des trois dernières semaines, que l’API transmet ensuite à ce même site ainsi qu’à ses annonceurs partenaires » (6). Tout cela en toute transparence : fini les mouchards, fini le suivi dissimulé et autres cookies indigestes, fini aussi le fingerprinting sournois. L’utilisateur garde la main sur ces données le concernant.
Du moins sur Chrome où il peut accéder aux paramètres de contrôle pour y voir les thèmes partagés avec les annonceurs, en supprimer certains, avec la possibilité de désactiver entièrement la fonctionnalité. « Plus important encore, souligne Vinay Goel, les thèmes sont sélectionnés avec attention afin d’exclure les catégories potentiellement sensibles, telles que le genre ou l’appartenance ethnique ». Google n’est pas le premier à bannir les cookies tiers de son navigateur Chrome. Avant lui, Mozilla, Apple, Microsoft et Brave Software les ont écartés de respectivement Firefox, Safari, Edge et Brave. Mais le plus souvent pas des filtres « anti-cookies ». L’aggiornamento du ciblage publicitaire est en tout cas venu, quitte à secouer certains acteurs comme ce fut le cas fin 2017 lorsque Criteo a dévissé en Bourse après l’annonce d’Apple contre les cookies sur iOS 11. Depuis l’adtech française a dû s’adapter (7). D’autres, comme Prisma Media ou Webedia (8), contournent le problème en imposant des « cookies walls ». Tôt ou tard, tout l’écosystème devra passer à la publicité basée sur les intérêts – Interest-based advertising (IBA) – qui est une forme de publicité personnalisée dans laquelle une annonce est sélectionnée pour l’utilisateur en fonction des intérêts dérivés des sites qu’il a visités antérieurement. « Les thèmes sont sélectionnés à partir d’une taxonomie publicitaire, qui comprendra entre quelques centaines et quelques milliers de sujets [entre 350 et 1.500 thèmes, ndlr], tout en excluant les sujets sensibles », précise par ailleurs la plateforme de développement de logiciels GitHub (9). Reste que le monde publicitaire (marques, régies, éditeurs, adtech, …) devra se faire une raison : l’IBA donnera des résultats d’affichages différents – moins performants ? – par rapport à la publicité contextuelle mais peut-être plus utiles pour l’internaute. Mais la démarche de Google – en position dominante sur le marché mondial de la publicité en ligne – inquiète de nombreux acteurs du numérique. La firme de Mountain View (Californie) a déjà eu à répondre l’an dernier devant l’autorité de la concurrence britannique, la Competition and Markets Authority (CMA), ainsi qu’à la « Cnil » britannique, l’Information Commissioner’s Office (ICO), en prenant des engagements vis-à-vis des autres acteurs du marché et envers la protection de la vie privée (10). En Allemagne, la fédération des éditeurs VDZ a fait savoir le 24 janvier dernier qu’elle en appelait – au nom de ses 500 membres – à la Commission européenne pour dénoncer « les distorsions de concurrence de Google », suite à sa décision de « bloquer les cookies de tiers dans le navigateur dominant Chrome ». La VDZ demande à ce « que l’utilisation de cookies fournis par des tiers reste autorisée, à condition, notamment, que les utilisateurs consentent eux-mêmes à leur utilisation » (11). Elle rappelle au passage qu’en avril 2021 elle a engagé avec d’autres organisations professionnelles une action antitrust contre Apple auprès de l’autorité fédérale allemande de lutte contre les cartels (12).

La Commission européenne enquête
En France, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) se penche sur « les alternatives aux cookies » (13) mais n’a encore rien dit sur les « Topics » de Google. De son côté, Margrethe Vestager, vice-présidente de la Commission européenne et en charge de la Concurrence et du Numérique, n’a pas attendu la requête de la VDZ pour s’interroger sur la fin des cookies tiers – notamment sur les intentions de Google – comme l’atteste un courrier daté du 23 avril 2021 et envoyé au Parlement européen (14). Deux mois après, le 22 juin 2021, la Commission européenne ouvrait une enquête sur les pratiques publicitaires de Google et sur la décision de ce dernier d’« interdire le placement de “cookies tiers” sur Chrome » (15) : « L’enquête se poursuit », nous indique Margrethe Vestager. La filiale Internet d’Alphabet est donc scrutée de toute part en Europe. Autant que les internautes eux-mêmes ? @

Charles de Laubier