Réforme audiovisuelle : la lutte contre le piratage sur Internet en France fait sa mue législative

Dix ans après le lancement de la « réponse graduée » instaurée par les lois « Hadopi », la lutte contre le piratage sur Internet cherche un second souffle auprès du législateur. Dans le cadre du projet de loi sur la réforme de l’audiovisuel se dessine un nouvel arsenal contre les sites web pirates.

Le projet de loi sur « la communication audiovisuelle et la souveraineté culturelle à l’ère numérique » a été passé au crible début mars par la commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale, sous la houlette de la rapporteure générale Aurore Bergé (photo). Les députés devaient en débattre du 31 mars au 10 avril, mais les premières séances publiques ont été annulées pour cause d’urgences législatives face au coronavirus (1). Au-delà de la réforme de l’audiovisuel, c’est la lutte contre le piratage qui prend le tournant du streaming.

4 missions « anti-piratage » de l’Arcom
L’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique – la future Arcom, issue de la fusion de l’Hadopi et du CSA – se voit notamment attribuer quatre missions en vue de renforcer la lutte contre la contrefaçon sur Internet :
• « Une mission de protection des œuvres et des objets auxquels sont attachés un droit d’auteur ou un droit voisin et des droits d’exploitation audiovisuelle prévus à l’article L. 333-1 du code du sport (2), à l’égard des atteintes aux droits d’auteurs et aux droits voisins commises sur les réseaux de communications électroniques utilisés pour la fourniture de services de communication au public en ligne. Elle mène en outre des actions de sensibilisation, notamment auprès des publics scolaires » (3).
Sur ce dernier point, il est prévu que l’Arcom fasse la promotion du respect des droits d’auteur et des droits voisins sur Internet et qu’elle informe le public sur les dangers des pratiques illicites en ligne. Pour cela, ont ajouté les rapporteures Aurore Bergé et Sophie Mette dans un amendement, l’Arcom met à cette fin, en milieu scolaire, des ressources et des outils pédagogiques à la disposition de la communauté éducative (4).
• « Une mission d’encouragement au développement de l’offre légale et d’observation de l’utilisation licite et illicite sur les réseaux de communications électroniques utilisés pour la fourniture de services de communication au public en ligne de ces œuvres et objets ». Il est en outre prévu que « l’Arcom développe des outils visant à renforcer la visibilité et le référencement de l’offre légale auprès du public », car, constatent les députées Aurore Bergé (LREM) et Sophie Mette (Modem) dans un autre de leurs amendements, des services illicites sont régulièrement présents, notamment en première page des résultats de recherche, là où la future Arcom veillera à l’amélioration du référencement des offres légales pour que celles-ci apparaissent en tête des résultats des moteurs de recherche (5).
• « Une mission de régulation et de veille dans le domaine des mesures techniques de protection et d’identification des œuvres et des objets protégés par un droit d’auteur ou par un droit voisin ».
• « Une mission de prévention et d’information auprès de tous les publics, notamment des plus jeunes, sur les risques et les conséquences du piratage d’œuvres protégées par le droit d’auteur et de contenus sportifs ». Pour remplir ses quatre missions, l’Arcom sera tenue d’adopter des recommandations, des guides de bonnes pratiques, des modèles et clauses types ainsi que des codes de conduite. Ces mesures ont pour but de « favoriser, d’une part, l’information du public sur l’existence des moyens de sécurisation [de leur accès à Internet, ndlr] et, d’autre part, la signature d’accords volontaires susceptibles de contribuer à remédier aux atteintes, y compris financières, au droit d’auteur et aux droits voisins ou aux droits d’exploitation audiovisuelle (…) ». C’est le député (LR) Jean- Jacques Gaultier qui a obtenu par un amendement en commission de rajouter « y compris financières », en justifiant notamment que l’Arcom devra être en mesure, selon lui, de connaître des pratiques de certains éditeurs de services de communication qui, par exemple, peuvent arrêter de payer la rémunération des auteurs collectée par les organismes de gestions collectives, pour contraindre celles-ci à admettre leur seul point de vue financier. Cette précision vise en particulier Google qui refuse toujours de payer pour les liens hypertextes vers des articles qui apparaissent dans les résultats de recherches, sur Google Actualités, malgré l’entrée en vigueur en juillet 2019 de la loi instaurant ce droit voisin pour la presse (6).

Internaute : l’amende sans juge rejetée
Et ce, indépendamment du fait que le géant du Net négocie actuellement avec des médias (Le Monde, Le Figaro, Ouest- France, Le Parisien, Les Echos, …) pour trouver le moyen de financer l’information « premium ». L’Autorité de la concurrence a d’ailleurs prévu de rendre une décision dans cette affaire de « droits voisins » qui oppose Google et la presse (7). Alors que la « réponse graduée » de l’actuelle Hadopi relève plus de la force de dissuasion que de la répression (des millions de recommandations et d’avertissements pour in fine quelques centaines de sanctions pénales devant le juge), l’instauration d’une amende prononcée par l’Arcom était demandée par les industries culturelles et les ayants droits. « Il faut aller plus loin en permettant de rétablir une réponse graduée véritablement efficace. C’est tout le sens de la proposition de transaction pénale que nous soutenons : une sanction simple, après deux rappels à la loi, pour réaffirmer que le piratage est un vol que le pays de l’exception culturelle ne peut tolérer plus longtemps », avaient plaidé le 28 février vingt-six organisations professionnelles : l’Alpa, la SACD, l’ARP, la Ficam, la Sacem, la Scam, l’UPC, le SEVN, ou encore la Guilde française des scénaristes (8).

Sport versus IPTV illicite et sites miroirs
La députée des Yvelines, Aurore Bergé, a soutenu le même jour en commission à l’Assemblée nationale – mais contre l’avis du gouvernement, alors qu’elle est pourtant LREM – un amendement pour cette « transaction pénale » (9) que la future Arcom aurait eu le pouvoir de conclure avec l’internaute présumé pirate, et sans passer par le juge. Mais elle s’était heurtée le 26 février au ministre de la Culture, Franck Riester, défavorable : « Le gouvernement souhaite (…) doter l’Arcom de nouveaux outils (…), a-t-il dit : dispositif de lutte contre les sites miroirs, dispositif de lutte contre le piratage des événements sportifs en ligne, liste noire des sites contrevenants pour sensibiliser les intermédiaires. (…) Mais nous ne voulons pas les durcir à l’excès en mettant en place un système de transaction pénale, par exemple ».
Pour lutter cette fois contre la retransmission illicite des manifestations et compétitions sportives, le nouvel arsenal consiste à permettre au « titulaire de droit » (droit d’exploitation audiovisuelle, droit voisin d’une entreprise de communication audiovisuelle, droit acquis à titre exclusif par contrat ou accord d’exploitation audiovisuelle, …) de saisir – en procédure accélérée au fond ou en référé – le président du tribunal judiciaire pour obtenir « toutes mesures proportionnées » destinée à prévenir ou à faire cesser ce piratage « sportif ». Il s’agit d’empêcher rapidement la pratique, entre autres, du live streaming illégal de chaînes payantes, appelé « IPTV illicite », ainsi que de lutter contre les sites miroirs contrevenants. Outre les titulaires de droit, une ligue sportive professionnelle ou une société de communication audiovisuelle peuvent saisir le juge. « Le président du tribunal judiciaire peut notamment ordonner, au besoin sous astreinte, la mise en œuvre, pour chacune des journées figurant au calendrier officiel de la compétition ou de la manifestation sportive, dans la limite d’une durée de 12 mois, de toutes mesures proportionnées, telles que des mesures de blocage, de retrait ou de déréférencement, propres à empêcher l’accès à partir du territoire français, à tout service de communication au public en ligne identifié ou qui n’a pas été identifié à la date de ladite ordonnance diffusant illicitement la compétition ou manifestation sportive, (…) sans autorisation », prévoir le projet de loi audiovisuel.
Pour la mise en œuvre de l’ordonnance du juge, l’Arcom aura le pourvoir d’exiger de « toute personne susceptible de contribuer » à ce piratage de retransmission sportives d’empêcher – par le blocage, le déréférencement ou encore le retrait – l’accès aux services en ligne qui reprendrait tout ou partie du contenu jugé illicite. Ainsi, l’amendement du député (LREM) Eric Bothorel a tenu à ce que le blocage ou le retrait d’un contenu miroir ne puisse pas être uniquement demandé aux fournisseurs d’accès à Internet (FAI), aux moteurs de recherche (Google, Bing, Qwant, …), aux registrars de nom de domaine, ou aux annuaires en ligne. « Les hébergeurs mais également les fournisseurs de services de navigation sur Internet peuvent aussi jouer un rôle clé en la matière. Il importe que ces acteurs entrent également dans le champ des personnes mobilisables par l’Arcom », a-t-il justifié dans son amendement (10) adopté en commission afin de ne pas s’en tenir à une liste limitative de « contributeurs » dans la lutte contre le piratage des retransmission sportives.
Malgré leur responsabilité limitée, qui est plus que jamais contestée par les ayants droit, les hébergeurs ou les intermédiaires techniques se verraient donc dans l’obligation de retirer des contenus illicites qui leur seraient signalés (notice and take down), mais aussi d’empêcher leur réapparition sur les sites web pirates (notice and stay down). Ce dispositif s’inspire du système de blocage et de retrait de contenus pédopornographiques et terroristes, tel que supervisé par l’OCLCTIC. « Les fournisseurs d’accès ne disposent que d’une compétence de blocage d’une des voies d’accès au contenu, qui peut être contournée par des technologies telles que le VPN. Par ailleurs, les fournisseurs d’accès ne peuvent bloquer un site que dans son intégralité, ce qui peut se révéler disproportionné dans certains cas », ajoute un autre amendement (11).

Des agents « Arcom » déguisés en pirates
Des agents « habilités et assermentés » de l’Arcom pourront – « sans en être tenus pénalement responsables » (sic) – échanger en ligne « sous un pseudonyme » avec des présumés pirates, copier sur Internet des œuvres ou objets protégés par le droit d’auteur, tout en accumulant « des éléments de preuve sur ces services [pirates] » à consigner dans un procès-verbal. Mais le texte de loi précise tout de même qu’« à peine de nullité, ces actes ne peuvent avoir pour effet d’inciter autrui à commettre une infraction »… @

Charles de Laubier

« Le numérique exerce une pression considérable sur la rémunération des auteurs » (rapport Racine)

Les auteurs et artistes ne veulent plus être la dernière roue du carrosse des industries culturelles. Ils souhaitent désormais un meilleur partage de la valeur, surtout à l’heure où le numérique fait pression sur leurs royalties. Certains s’émancipent par l’autoédition ou l’autoproduction.

(Depuis la publication de cet article dans Edition Multimédi@ n°227 le 10 février, un collectif de plus de 3.500 écrivains et autres créateurs de l’édition a interpelé le gouvernement dans une tribune publiée le 13 février dans Le Monde)

« L’irruption de nouveaux acteurs issus du numérique exerce (…) une pression considérable sur les acteurs traditionnels de l’aval, et donc, par contrecoup, sur la rémunération des auteurs », constate Bruno Racine (photo), dans son rapport intitulé « L’auteur et l’acte de création », remis le 22 janvier au ministre de la Culture, Franck Riester. Il est donc nécessaire de trouver « un meilleur partage de la valeur » au profit notamment de l’auteur, « le premier maillon » des différentes filières économiques des industries culturelles.

Le contrat d’édition à l’ère numérique a pourtant 5 ans d’existence
Cela suppose « un dialogue plus organisé » pour avancer. Le « contrat d’édition à l’ère numérique », entré en vigueur il y a un peu plus de cinq ans maintenant – depuis le 1er décembre 2014 précisément à la suite d’une ordonnance (1) –, a montré que des négociations professionnelles concernant les auteurs pouvaient aboutir. Ces derniers étaient très remontés contre les maisons d’édition et il avait fallu plus de quatre ans de discussions – et de travaux difficiles de la mission Sirinelli lancée en 2012 – pour que soient inscrits dans la loi les principes d’un nouveau contrat d’édition « unique » entre le livre imprimée et le livre numérique. Un accord-cadre entre le Syndicat national de l’édition (SNE) et le Conseil permanent des écrivains (CPE) fut dans un premier temps signé – le 21 mars 2013 – approuvant le principe de ce fameux contrat d’édition à l’ère numérique. « Mais cette démarche reste partielle et ne s’intègre pas dans une vision d’ensemble », regrette le rapport Racine. Pire : en cinq ans, le traitement des auteurs dans l’édition ne semble pas s’être amélioré. Selon les constatations de la mission pilotée par Bruno Racine, conseiller maître à la Cour des comptes, « certains éditeurs appliquent des taux de droits d’auteur de 2,25 % sur le prix de vente pour les ventes d’ouvrages en France et de 1,69 % pour les ventes d’ouvrages à l’étranger, ce qui est dérisoire ». Concernant les droits issus de l’exploitation numérique de l’œuvre, « laquelle est pourtant peu coûteuse pour l’éditeur », certains d’entre eux prévoient des taux de seulement 3 %. Quant à l’exploitation audiovisuelle de l’œuvre, elle peut faire l’objet d’un reversement à l’auteur de seulement 25 % des sommes perçues par l’éditeur – alors que la règle non-écrite est de partager ces droits audiovisuels à parts égales entre l’artiste-auteur et l’éditeur, soit 50 % pour l’auteur. Et encore faut-il que l’auteur ait connaissance des ventes imprimées, numériques et/ou audiovisuelles réalisées. Or, encore aujourd’hui, relève le rapport Racine, « l’artiste-auteur n’a connaissance qu’une fois par an du nombre de ventes réalisées et ne peut recevoir ses droits d’auteur sur ses ventes que six mois après la reddition de comptes établie, soit avec un différé qui peut aller jusqu’à 18 mois entre la réalisation de la vente de l’œuvre et le versement des droits à l’auteur ». Sans parler de certains contrats d’édition qui prévoient la cession du droit de reproduction de l’œuvre sur « tous supports, tangibles ou non, actuels ou futurs, connus ou inconnus à ce jour ». A l’ère du numérique et de la dématérialisation des supports des œuvres digitalisées, le déséquilibre reflète « l’état de dépendance économique indéniable de l’artiste-auteur vis-à-vis des acteurs de l’aval mais également dans la nature particulière du lien qui unit l’artiste-auteur à son éditeur, producteur ou diffuseur ».
Autrement dit, l’économie de la création tend à marginaliser et à précariser son premier maillon : l’auteur, qu’il soit écrivain, scénariste, illustrateur, dessinateur, artiste, etc. Les intéressés se regroupent pour mieux se défendre, au sein d’organisations professionnelles telles que la Ligue des auteurs professionnels (3) qui, fondée en septembre 2018, compte aujourd’hui 1.699 adhérents et fédère elle-même sept organisations. « Nous avions défendu la nécessité de mesures fortes pour sauver les métiers des auteurs et avions obtenu la création d’un groupe de travail ministériel sur le sujet. (…) Après quelques mois de réflexion, cette demande s’incarna dans une mission ministérielle, confiée à Bruno Racine. Logiquement, la Ligue fut reçue en premier, en avril 2019 », rappelle d’ailleurs la Ligue des auteurs professionnels.

Ligue des auteurs professionnels en 1ère ligne
La Guilde française des scénaristes, le Comité pluridisciplinaire des artistes-auteurs et des artistes-autrices (CAAP) et la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse ont apporté leur soutien à la démarche. Reçue une seconde fois par la mission Racine, en juillet 2019, la Ligue des auteurs professionnels avait remis un document d’une quarantaine de pages de réflexions et d’hypothèses sur le statut des auteurs mais aussi sur les régulations envisageables. Maintenant que le rapport Racine a été rendu public, la Ligue a finalement publié ses réflexions (4). « La plupart des groupes d’édition exigent même, en plus du contrat d’édition, la cession des droits numériques et audiovisuels pour le même prix. De plus, malgré un droit moral inaliénable, trop d’auteurs se retrouvent dans les faits à perdre le contrôle de l’exploitation de leurs œuvres », peut-on y lire.

La solution des plateformes en ligne
La Ligue des auteurs professionnels a notamment suggéré à la mission Racine de préconisé une « taxe sur le livre d’occasion », qui serait « une sorte de droit de suite » comme celui des artistes sur la revente de leurs œuvres, à savoir du même ordre de grandeur : autour de 4 %. « Elle doit surtout être imposée aux plateformes de commerce numériques, qui en rendant très facile l’accès à l’occasion ont bouleversé la concurrence avec le livre neuf. Cela permettrait aussi que cette taxe ne nuise pas au petit commerce du bouquiniste traditionnel, voire qu’elle contribue à le protéger ». Mais le rapport Racine a évacué cette proposition en affirmant que « l’idée d’un droit de suite sur le livre d’occasion paraît juridiquement incertaine, techniquement complexe et peu à même de générer une ressource significative ». Et celui qui fut président de la Bibliothèque nationale de France (2007-2016) de rappeler que « l’artiste-auteur ne peut empêcher la revente ultérieure d’un bien, en application de la règle de l’épuisement du droit de distribution (5), ni ne perçoit de droits sur la revente de ses livres ».
Autre suggestion de la Ligue des auteurs professionnels : encourager la création de plateformes numériques donnant accès en temps réel aux auteurs à leurs chiffres de diffusion et de vente. Réponse de la mission Racine : « D’une part, l’information communiquée aux auteurs sur les chiffres de diffusion de leur œuvre gagnerait à être systématisée, en particulier pour les ventes dans l’édition littéraire. D’autre part, la reddition des comptes, permettant aux auteurs d’avoir connaissance de la rémunération liée à l’exploitation de leur œuvre, est effectuée avec un important décalage dans le temps, et pas toujours de manière complète ». Le rapport Racine s’attarde en outre sur l’autoédition, l’autoproduction et l’autodiffusion, à savoir la possibilité pour les auteurs et artistes de s’affranchir des maisons d’édition ou des producteurs (musique ou audiovisuel) pour éditer et distribuer eux-mêmes leurs créations directement auprès de leurs publics, en s’appuyant sur des plateformes numériques. « Confrontés à ce qui est vécu comme la toute-puissance des acteurs de l’aval, relève le rapport Racine, les auteurs pourraient être tentés à terme de recourir plus massivement à l’autoédition ou l’autodiffusion de leurs œuvres via des plateformes dédiées par exemple. Cette pratique connaît un essor certain, puisque, dans le domaine du livre, elle représentait 10 % du dépôt légal des titres imprimés en 2010 et 17 % en 2018 ». Mais les conservatismes en France ont la vie dure : en 2018, le prix Renaudot avait retenu dans sa première sélection un manuscrit autoédité – «Bande de Français», de Marco Koskas, publié à compte d’auteur via la plateforme CreateSpace du géant américain Amazon. Le Syndicat de la librairie française (SLF) s’en était plaint et avait organisé une fronde des libraires qui craignaient que le titre ne soit disponible qu’en ligne. « Il s’agit d’un chantage et d’un diktat scandaleux », avait alors dénoncé le romancier franco-israélien qui a été évincé de la deuxième liste (6). La rapport Racine remarque que du côté du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême cette fois, une BD qui fut auto-éditée – « Le Roi des bourdons », de David de Thuin – a fait partie de la sélection officielle 2020. « L’autoproduction en particulier peut être vécue, à tout le moins à court terme, comme une forme d’émancipation, reconnaît-on. En effet, elle permet à une œuvre d’exister et d’être diffusée sans aucune intermédiation autre que la plateforme. En outre, l’artiste-auteur perçoit en général tous les revenus issus de son œuvre, et non un pourcentage souvent vécu comme insuffisant ». Mais l’autoproduction peut avoir des coûts cachés pour l’auteur tels que les frais de correction, de mise en page ou de production d’une œuvre musicale. « Plus celui-ci choisira une gamme de services complets, plus le prix de l’offre sera élevé, pouvant avoisiner jusqu’à environ 2.000 euros pour un titre. Non seulement l’auteur ne perçoit pas d’à-valoir, mais il prend en charge de nouveaux frais. Ainsi, cette formule suppose déjà une certaine assise financière », prévient le rapport Racine, estimant « la portée de l’autoproduction toutefois limitée ». La mission affiche donc son pessimisme quant à l’autoédition ou l’autoproduction, y compris pour « l’autoédition musicale [qui] est susceptible d’accroître la précarité des plus vulnérables, notamment ceux qui se tournent vers elle par contrainte ». Quant aux nouvelles technologies et aux nouveaux médias, ils attirent les artistes-auteurs vers d’autres disciplines, quitte à devenir multimédias.

Ecosystèmes de plus en plus multimédias
« Ecosystème extrêmement diversifié, YouTube est un espace de brassage et de passage pour des auteurs issus de l’audiovisuel, du cinéma, de la bande-dessinée, du jeu vidéo, du stand-up, du podcast, voire de la musique, ou susceptibles de s’y diriger », souligne le rapport de Bruno Racine, lequel fut aussi l’auteur de « Google et le nouveau monde » (7). La balle est maintenant dans le camp de Franck Riester, dont les propositions vis-à-vis des auteurs sont imminentes. Les éditeurs du SNE, eux, ont exigé le 30 janvier au Festival de la BD à Angoulême une « étude d’impact » avant toute décision. @

Charles de Laubier

La DGMIC fête ses dix ans le 13 janvier et accueille le 15 janvier Jean-Baptiste Gourdin à sa tête

La direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC) est née il y a dix ans au sein du ministère de la Culture. C’est la main invisible de toutes les réformes dans ce domaine, dont celle de l’audiovisuel. Après Laurence Franceschini puis Martin Ajdari, c’est au tour de Jean-Baptiste Gourdin de la diriger.

Il est depuis quatre ans l’adjoint du directeur général des médias et des industries culturelles, Martin Ajdari, dont il prend la succession le 15 janvier. Jean-Baptiste Gourdin (photo) devient ainsi le troisième patron de la DGMIC depuis que celle-ci a pris forme le 13 janvier 2010 au sein du ministère de Culture. Depuis une décennie, la direction générale des médias et des industries culturelles est l’épicentre des réformes touchant aussi bien l’audiovisuel, la presse (1), le pluralisme des médias, le livre, la musique, la publicité et les activités multimédias que les services d’information en ligne, l’économie culturelle et l’économie numérique. La DGMIC a en outre pour mission de « suivre » (sans en avoir la tutelle) le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) et, même si cela n’est pas explicitement dit dans ses missions (2), le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA). C’est en quelque sorte la plaque tournante de la « rue de Valois », le ministère de la Culture, où les projets de loi – à savoir les textes déposés au nom du gouvernement – sont écrits, amendés et peaufinés avant d’être déposés par le Premier ministre (3) devant l’Assemblée nationale ou le Sénat. Ce fut le cas pour le mégaprojet de loi « relatif à la communication audiovisuelle et à la souveraineté culturelle à l’ère numérique », qui, après plus de deux ans de gestation, a été présenté en conseil des ministres le 5 décembre dernier et déposé le même jour au palais Bourbon, où le texte sera débattu non pas en février mais en avril.

Tête de pont culturelle et audiovisuelle du gouvernement
Martin Ajdari fut l’artisan de l’ombre de cette grande réforme de l’audiovisuel voulue par Emmanuel Macron, président de la République et grand-ordonnateur du texte, tandis que Franck Riester, ministre de la Culture, en est le porteur, et Edouard Philippe, Premier ministre, le dépositaire. Autant dire que la DGMIC fait office de tête de pont du gouvernement au sein du ministère de la Culture pour mettre en œuvre sa politique culturelle, médiatique et audiovisuelle. Auparavant, la direction du développement des médias (DDM) – que la DGMIC a remplacée il a dix ans – était, elle, rattachée aux services du Premier ministre. Ce changement de tutelle ne change rien à l’affaire, à ceci près que le périmètre d’intervention a été élargi au livre (lecture comprise) et à l’économique culturelle.

Les coulisses de l’actualité normative
Maintenant que Martin Ajdari a quitté le « 182 rue Saint- Honoré » – Immeuble des Bons enfants qu’occupe la DGMIC non loin de la rue de Valois – pour l’Opéra national de Paris, Jean-Baptiste Gourdin (38 ans) prend la relève. Enarque et conseiller référendaire à la Cour des comptes, l’adjoint qui remplissait jusqu’alors les fonctions de chef du service des médias devient le directeur. Depuis 2016, entre cinq mois passés à la sous-direction du développement de l’économie culturelle et quatre ans et demi au service des médias dont il était le chef, il a eu à préparer et à suivre plusieurs textes législatifs comme le projet de loi sur l’audiovisuel (bientôt débattu), celui sur les fausses nouvelles dites fake news (loi contre la manipulation de l’information promulguée en décembre 2018), cet autre sur la lutte contre la haine sur Internet (renvoyé à l’Assemblée nationale le 20 janvier, suite à l’echec de la commission mixte paritaire), ou encore le texte sur la création du Centre national de la musique (loi promulguée en octobre 2019), le CNM étant opérationnel depuis le 1er janvier et sous tutelle du ministère de la Culture et de sa DGMIC.
Dans cette activité normative intense, il fut aussi aux avant-postes de la loi créant un droit voisin au profit des agences de presse et des éditeurs de presse (promulgué en juillet 2019), et celle modernisant la distribution de la presse, tout en prenant en compte les kiosques numériques (en vigueur depuis octobre 2019). Jean-Baptiste Gourdin a en outre eu à piloter des dossiers transversaux tels que le Pass Culture à 500 euros (seulement 35.000 inscrits de 18 ans sur 150.000 jeunes pourtant concernés dans 14 départements). Les tout premiers dossiers qu’il a eus à traiter rue Saint-Honoré ont été plutôt européens : la nouvelle directive sur les services de médias audiovisuels (SMA), promulguée en novembre 2018 et transposable dans toute l’Europe au plus tard le 19 septembre 2020 ; le règlement ePrivacy bientôt devant le parlement européen, dans le prolongement du RGPD (4) ; les négociations sur le droit d’auteur, dont la directive « sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique » a été promulguée en mai 2019. Est-ce maintenant le calme après la tempête pour Jean-Baptiste Gourdin promu à la tête de la DGMIC ? « Je ne suis pas sûr que l’on puisse parler de “calme après la tempête”, répond-t-il à Edition Mulimédi@. D’abord parce que l’examen parlementaire du projet de loi audiovisuel promet de fortement mobiliser nos énergies tout au long de l’année 2020, et qu’il faudra ensuite en préparer les textes d’application (5). Ensuite parce que nous sommes également très impliqués dans la mise en œuvre des textes déjà votés : mise en place de la gouvernance du CNM, textes d’applications de la nouvelle loi “Bichet” sur la distribution de la presse, mise en œuvre du droit voisin de la presse avec des discussions compliquées avec Google que nous suivons étroitement, … ». Il rappelle en outre que nombre de textes n’ayant pas les médias pour objet principal accueillent, par voie d’amendement, des dispositions intéressant l’audiovisuel ou la presse.
Au niveau européen, la DGMIC va aussi continuer à avoir du pain sur la planche. « La Commission européenne a mis la question de la régulation des plateformes, qui nous concerne très directement, au cœur de ses priorités », rappelle Jean-Baptiste Gourdin. La révision de la directive « E-commerce », notamment sur la responsabilité des plateformes, promet d’être houleuse. Sur son compte LinkedIn, il revendique une « expertise des enjeux numériques de la culture ». La gestion du spectre hertzien ou encore l’analyse du rôle des algorithmes n’ont également plus de secrets pour lui. Mais ce trentenaire de la génération Millennials est déjà rompu aux chamboulements de l’ère numérique. Avant la DGMIC et un passage de deux ans au CSA comme directeur de cabinet du président (à l’époque Olivier Schrameck), Jean-Baptiste Gourdin fut le coordinateur de la mission « Acte 2 de l’exception culturelle » voulue par François Hollande en 2012 et confiée à Pierre Lescure. Le rapport qui en découla, intitulé « Contribution aux politiques culturelles à l’ère numérique », fut remis en mai 2013 au président de la République décidé à supprimer l’Hadopi. Le rapport Lescure avait donc préconisé de confier la réponse graduée au CSA. « Le principal message politique de la suppression de la Hadopi s’approche bien d’une incitation au piratage », avait dénoncé à l’époque Franck Riester, ancien rapporteur de la loi Hadopi et alors député UMP. Aujourd’hui ministre de la Culture, ce dernier porte le projet de loi de réforme de l’audiovisuel prévoyant… la fusion de l’Hadopi et du CSA – pour former l’Arcom.

Du rapport Lescure aux origines du CNM
Mais les 719 pages du rapport Lescure n’avaient pas suffi, il y a six ans, à mettre d’accord les industries culturelles et les acteurs du numérique (lire EM@80, p. 3). Juste avant de coordonner la mission « Acte 2 de l’exception culturelle », Jean-Baptiste Gourdin fut directeur de l’association de préfiguration du CNM (soutien à la filière musicale). Mais cette première tentative engagée en 2011 fut abandonnée l’année suivante. Huit ans après, le CNM existe enfin. @

Charles de Laubier

Aux pouvoirs élargis à la distribution de la presse, l’« Arcep-dp » devient (trop ?) super-régulateur

La loi modernisant la distribution de la presse a été publiée au Journal Officiel le 19 octobre 2019 : 70 ans après la loi « Bichet », la diffusion de la presse française va s’ouvrir à la concurrence (en 2023) et prend en compte le numérique. L’« Arcep-dp » sera-t-elle à la hauteur et indépendante ?

Par Etienne Drouard et Anaïs Ligot, Avocats, K&L Gates

Comme de nombreux autres secteurs, celui de la distribution de la presse a été bouleversé par le numérique et l’évolution des pratiques des lecteurs. Dans le contexte de l’après-guerre, la loi dite « Bichet» (1) du 2 avril 1947 sur le statut de la presse a permis d’organiser les grands principes de la presse, parmi lesquels la pluralité de l’information, l’égalité des éditeurs et la solidarité coopérative entre les acteurs du secteur.

Un ancien régime en crise aiguë
Le respect de ces principes était contrôlé par deux organismes de régulation : le Conseil supérieur des messageries de presse (CSMP), principalement composé d’éditeurs de presse, mais également d’acteurs de la distribution, dont le rôle se bornait à organiser le réseau de distribution de la presse; l’Autorité de régulation de la distribution de la presse (ARDP), autorité administrative indépendante composée de membres administratifs (issus du Conseil d’Etat, de la Cour de cassation, de l’Autorité de la concurrence et de la Cour des comptes), qui rendait exécutoires les décisions de la CSMP.
Cependant, l’encadrement de la distribution de la presse et le rôle de ces deux organes de régulation (l’un réunissant les acteurs, l’autre disposant d’un pouvoir normatif) n’ont pas permis de répondre aux difficultés propres à ce secteur, notamment : les crises financières répétées de la société Presstalis (ex-NMPP), principale messagerie de presse (dont le rôle est de conclure les contrats de distribution avec les éditeurs puis de distribuer les journaux jusqu’aux dépositaires de presse) ; les problématiques de conflits d’intérêts engendrées par le statut coopératif du secteur ; le manque de moyens octroyés aux autorités de régulation, notamment à l’ARDP qui ne dispose d’aucun service permanent ; l’absence de pouvoirs de sanction de l’ARDP et du CSMP à l’égard des acteurs du secteur, les rendant ainsi régulièrement impuissantes pour faire appliquer leurs décisions. L’arrivée des nouvelles technologies a porté le coup final à la distribution de la presse. En effet, de nouvelles problématiques inexistantes en 1947 ont été relevées ces dix dernières années (enjeux de référencement, transparence, pluralité, etc.) et de nouveaux enjeux sont apparus, parmi lesquels le besoin d’assurer une meilleure diffusion numérique des titres de presse. Aux fins de moderniser le secteur de la distribution de la presse, le ministre de la Culture Franck Riester a présenté au Parlement le 10 avril 2019 le projet de loi relatif à la modernisation de la distribution de la presse. Le texte vise à adapter la loi Bichet aux nouveaux enjeux du secteur de la distribution de presse, et notamment au numérique. Bénéficiant de la procédure accélérée, le projet de loi a fait l’objet d’une lecture au sein de chaque chambre du Parlement puis a abouti à un accord le 24 septembre 2019 devant la commission mixte paritaire (CMP) qui a été adopté le 8 octobre 2019. La loi « Garcia-Laugier », du nom de ses deux rapporteurs, a finalement été publiée le 19 octobre 2019 au Journal Officiel (2). En particulier, la nouvelle loi a pour objectifs la mise en place d’un modèle de distribution plus efficace tout en garantissant le pluralisme de la presse en France.
Il étend également aux kiosques et agrégateurs numériques les principes fondamentaux de la loi Bichet. Enfin, elle vise à confier la régulation du secteur à une autorité indépendante afin de limiter les dysfonctionnements observés par le passé. Initialement, le rapport « Schwartz-Terraillot » (3) de juin 2018 proposait une alternative : soit de créer une nouvelle autorité administrative de régulation, indépendante du secteur, qui aurait absorbé les missions de l’ARDP et du CSMP tout en se dotant d’un pouvoir de sanction, soit de confier cette fonction à un autre régulateur existant : au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) ou à l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep). C’est cette dernière proposition qui a été retenue par le gouvernement et adoptée par les parlementaires.

L’Arcep-dp (!) aux supers pouvoirs
L’Arcep, qui deviendra bientôt l’Autorité de régulation des communications électroniques des postes et de la distribution de la presse (Arcep-dp !), sera désormais en charge de nouvelles missions en lien avec le secteur de la distribution de la presse. Elle succédera ainsi au CSMP et à l’ARDP et bénéficiera en ce sens des pouvoirs actuels de ces autorités, augmentés de nouveaux qui faisaient défaut à ces deux autorités de régulation. Ainsi, l’Arcep-dp bénéficiera d’un pouvoir d’investigation et de sanction à l’encontre des entreprises de presse, des coopératives de groupage de presse, des sociétés de distribution agréés, des kiosques numériques et des agrégateurs de contenus d’information. L’éventail des sanctions s’étend de l’avertissement à la sanction pécuniaire pouvant aller jusqu’à 5% du chiffre d’affaires réalisé en France par les sociétés de distribution.

Multi-compétences et… indépendance ?
Ce pouvoir de sanction, permettra notamment à l’Arcep-dp de veiller au respect des grands principes de la distribution de la presse, à savoir: la continuité territoriale et temporelle de la presse, la neutralité et l’efficacité économique de la distribution groupée de la presse, ainsi qu’une couverture large et équilibrée du réseau des points de vente. Ce sera également ce super-régulateur qui donnera l’agrément aux nouveaux acteurs assurant la distribution de la presse. La loi confie à l’Arcep-dp la proposition d’un cahier des charges établi après consultation des organisations professionnelles représentatives des entreprises de presse et de toute autre personne dont l’avis lui paraît utile. Ce cahier des charges fera ensuite l’objet d’un décret. L’Arcep-dp aura aussi un rôle de législateur puisqu’elle sera consultée sur les projets de loi et actes règlementaires concernant la distribution de la presse et définira les règles pratiques en la matière (4). Enfin, ce régulateur aux compétences étendues bénéficiera d’un pouvoir de jugement et pourra être saisie de certains litiges dans le secteur de la distribution de la presse, notamment en cas de différends entre les acteurs du secteur. L’Arcep-dp pourra également saisir l’Autorité de la concurrence lorsqu’elle aura connaissance de faits susceptibles de contrevenir aux règles de concurrence. Les missions de l’Arcep se sont étendues depuis une dizaine d’année (voir encadré ci-dessous).
Pour quelles raisons le législateur a-t-il eu cette idée, en apparence saugrenue, de confier la régulation de la distribution de la presse à l’Arcep, laquelle n’a pourtant aucune compétence en la matière ? En premier lieu, et contrairement aux autorités de régulation actuelles (CSMP et ARDP), l’Arcep dispose des moyens d’exercer un contrôle efficace de la distribution de la presse. En effet, elle a toujours bénéficié de pouvoirs de sanction (5), d’un pouvoir d’enquête (6) et d’un pouvoir de règlement des différends (7). Son président a également la possibilité de saisir l’Autorité de la concurrence et le procureur de la République. Ces pouvoirs préexistants à la loi sur la modernisation de la presse, ne sont plus à réinventer. Ils doivent simplement être étendus au domaine de la distribution la presse. En second lieu, l’Arcep, qui est notamment l’autorité experte du domaine postal, a déjà la charge de fixer certaines règles dans le domaine postal (8). Ces compétences « postales » pourront être utiles pour accomplir ses nouvelles missions dans le domaine de la distribution de la presse. C’est surtout son aspect numérique qui a séduit le législateur : l’Arcep est depuis sa création l’autorité chargée des questions liées au numérique. Gendarme des télécoms, elle est très vite devenue celui du numérique. Pour autant, son indépendance et sa compétence en matière de presse appellent au doute. En effet, et c’est là que le bât blesse : comment l’Arcep peut-elle parvenir à exercer en totale indépendance l’ensemble de ses missions, parmi lesquelles les nouvelles ? La question se pose également de son indépendance. Certes, elle est une autorité administrative indépendante. Or, autant l’ARDP n’était composée d’aucun membre issu d’une branche politique, autant l’Arcep est soumise aux décisions politiques. En effet, ses membres sont directement désignés par le pouvoir politique (9). Enfin, la compétence de l’Arcep dans le domaine de la presse suscite des interrogations. Tout d’abord, la loi précise que la composition de l’Arcep ne sera pas modifiée (10). Elle ne verra donc pas le nombre de membres de son collège (sept) augmenter, et ce malgré les nouvelles missions qui lui sont confiées.
Mais surtout, l’Arcep a été retenue en raison de sa compétence en matière numérique. A l’heure de la digitalisation de la plupart des secteurs, tout pourrait se rattacher au domaine du numérique : de l’assurance maladie à l’audiovisuel, en passant par la construction et l’art. Or, devrions-nous transmettre la régulation de l’ensemble de ces domaines à l’Arcep, au prétexte que cette autorité a été capable de gérer la transition des télécoms et des postes au domaine numérique ? Ce n’est pas le choix qui a été fait par le gouvernement dans le projet de loi pour l’audiovisuel qui prévoit de fusionner le CSA et l’Hadopi au sein d’une autorité unique qui serait dénommée l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), qui serait encouragée à coopérer avec … l’Arcep-dp.

L’Autorité de la concurrence affaiblie
A force d’être dotée de nouvelles missions, l’Arcep ne risquet- elle pas un manque de compétence flagrant et de devenir, à terme, le régulateur de l’ensemble des secteurs en quête de modernisation pour faire face aux enjeux du numérique, au détriment de sa qualification et de son expérience sectorielle ? En outre, la tendance des pouvoirs publics à multiplier les régulateurs sectoriels finit par appauvrir la compétence générale de l’Autorité de la concurrence, comme si les principes d’équité et de loyauté – que cette dernière a la charge de faire respecter – devait s’affaiblir face à une logique sectorielle. Gageons que la création d’une Arcom aux côtés d’une Arcep réformée ne favorise pas un conflit de compétences. @

ZOOM

Du héros des télécoms au héros du numérique et de la presse
Créée en 1997, pour accompagner l’ouverture à la concurrence du secteur des communications électroniques. L’Arcep est devenue le régulateur du secteur postal en 2005, puis protecteur de la neutralité de l’Internet en 2015, puis en charge de l’aménagement numérique des territoires fin 2017, et depuis 2018 elle s’occupe de la protection des consommateurs en marge de la réforme du plan national de numérotation, à travers ses délibérations controversées sur les automates d’appel (11). @

Le livre numérique est soluble dans le marché des géants de l’édition, de plus en plus oligopolistique

Alors que le 39e Salon du livre de Paris se tient du 15 au 18 mars, le marché français de l’édition n’a jamais été aussi concentré entre les mains de quelques « conglomérats » du livre. De cette situation oligopolistique, le livre numérique peine plus que jamais à émerger.

L’année 2018 a été marquée par la consolidation accrue du marché français de l’édition de livres. Il y a d’abord l’intégration entre les groupes Média Participations et La Martinière, qui se hissent ensemble à la troisième place des groupes d’édition français derrière Hachette Livre (contrôlé par Lagardère) et Editis (jusqu’alors propriété de Planeta). Il y a ensuite le rachat justement d’Editis à Planeta par le groupe Vivendi, qui s’offre ainsi cette deuxième place du marché français du livre.

L’Autorité de la… concentration
L’Autorité de la concurrence n’a rien trouvé à redire sur l’oligopole de plus en plus compact qui domine comme jamais le marché du livre en France, sans parler du fait que les plans de suppression d’emplois qu’induit cette concentration des éditeurs créent des tensions sociales comme chez Média Participations-La Martinière – y compris au Seuil (débrayages et grèves contre les remises en cause d’acquis sociaux ou le non-remplacement de postes). Les sages de la rue de l’Echelle, dont ce n’est pas les affaires, ont décidé, eux, d’autoriser le 2 janvier 2019 et sans réserve « la prise de contrôle exclusif du groupe Editis par le groupe Vivendi ». Ce rachat d’Editis, qui contrôle treize maisons d’édition à la tête de marques telles que Julliard, Le Cherche Midi,
Plon, Robert Laffont, Bordas, Nathan ou encore Héloïse d’Ormesson, a été présenté
à l’automne 2018.
Ironie de l’histoire : Vivendi avait cédé en 2002 sa filiale Vivendi Universal Publishing (VUP), dont une partie à Lagardère et une autre réunie au sein d’une nouvelle société baptisée Editis et revendue en 2008 au groupe espagnol Planeta. S’il ne s’agit pas là d’une fusion entre deux maisons d’édition, Vivendi – sous contrôle du groupe Bolloré (1) et présidé par Yannick Bolloré – n’en rajoute pas moins une corde à son arc. Le gendarme de la concurrence relève tout de même que « l’opération est susceptible d’engendrer des effets congloméraux sur les marchés de l’approvisionnement en livres physiques et numériques d’une part et en musique enregistrée sur support physique
et numérique, d’autre part. La nouvelle entité pourrait en effet mettre en oeuvre des stratégies de ventes liées entre ces deux produits, soit sur support physique, soit sur support numérique ». Ce changement de propriétaire pour Editis intervient un peu plus d’un an après le feu vert donné, le 18 décembre 2017, par l’Autorité de la concurrence à « la prise de contrôle exclusif de La Martinière Groupe par Média Participations ».
Ce groupe Média Participations est de droit belge et – comme le dit la version publique de la décision sans donner le nom – « ultimement contrôlée par la famille [Montagne] », fondé dans les années 1980 par l’ancien ministre français Rémy Montagne et aujourd’hui présidé par son fils Vincent Montagne (photo de gauche). On y retrouve les Nouvelles Éditions Anne Carrière, Fleurus Éditions, ainsi que dans les éditeurs de bandes dessinées Dargaud, Le Lombard, Dupuis, Lucky Comics ou encore Studio Boule & Bill. Vincent Montagne, qui est par ailleurs président du Syndicat national de l’édition (SNE) depuis 2012 et président de l’association de la chaîne KTO depuis 2017, a été nommé dans la foulée de la fusion-absorption PDG du groupe La Martinière, dont les marques sont La Martinière, Seuil (racheté en 2004), Métailié ou encore Points. Hervé de La Martinière (2), lui, a été nommé vice-président du groupe qu’il avait fondé en 1992.
En outre, le groupe La Martinière a apporté dans la corbeille de mariage Eden Livres, société spécialisée dans le stockage et de distribution de livres numériques (à destination des revendeurs en ligne), et qu’il contrôle conjointement avec la holding Madrigall de la famille Gallimard – elle-même propriétaire des maisons d’édition Gallimard, Flammarion, Casterman ou encore le distributeur Sodis. Madrigall, jusqu’alors cinquième groupe d’édition en France, passe à la quatrième position
par le jeu de cette consolidation, si l’on met à part le numéro un de l’édition juridique
et fiscale, Lefebvre Sarrut (Francis Lefebvre, Dalloz, Omnidroit, …).

Et Actes Sud, Michel Lafon, Albin Michel ?
Quant au numéro un du marché, Hachette Livre (Lagardère), il édite sous des marques telles que Grasset, Fayard, Stock, JC Lattès, Calmann-Lévy ou encore Le Livre de Poche, etc. Les mouvements capitalistiques et industriels dans le monde des maisons d’édition françaises devraient se poursuivre. D’autant que nombre d’entre elles sont encore aux mains de leur famille fondatrice telle que Nyssen pour Actes Sud (fondé par Hubert Nyssen, le père de l’ex-ministre de la Culture, Françoise Nyssen), Michel Lafon (nom de son fondateur, auquel a succédé sa fille Elsa Lafon) ou encore Albin Michel (nom du fondateur, aujourd’hui dirigé par son petit-fils Francis Esménard). Le potentiel de concentration du marché est là aussi. Ce regroupement des acteurs du livre est dictée par la nécessité de trouver une taille critique aux coûts rationalisés (suppression d’emplois compris) sur un marché du livre imprimé en pleine érosion.

La question du marché distinct « ouverte »
L’année 2017 s’était terminée pour l’édition française dans son ensemble avec un chiffre d’affaires global en baisse de 1,61 %, à 2,79 milliards d’euros, et des ventes
en recul d’un peu plus de 1 %, avec 430 millions d’exemplaires vendus. L’édition numérique, elle, n’a pas compensé la baisse des ventes de l’édition « papier » (3) malgré une progression de 9,8 % pour atteindre 201,7 millions d’euros (soit 7,6 %
du chiffre d’affaires des ventes de livres des éditeurs). En France, le marché du livre numérique n’est pas encore considéré comme tel ; il est complètement soluble dans
le livre en général. Il suffit de voir ce qu’en dit l’Autorité de la concurrence dans ses décisions « Vivendi-Editis » et « Média Participations-La Martinière » : « La question de l’existence d’un marché distinct des droits numériques a également été laissée ouverte [depuis 2012 et la prise de contrôle exclusif de Flammarion par Gallimard, ndlr], un test de marché réalisé par la Commission européenne [en 2013] ayant toutefois révélé que, dans la très grande majorité des cas, les droits numériques et les droits “papier” sont acquis ensemble par les éditeurs et appartiennent donc au même marché de produit », peut-on lire dans les deux analyses de marché.
C’est en effet en 2012, lors du rachat de Flammarion par le groupe Gallimard (chapeauté par la holding familiale Madrigall), que certains éditeurs ont indiqué à l’Autorité de la concurrence, dans le cadre de leur réponse au test de marché, qu’
« un marché des droits numériques pourrait être éventuellement identifié, distinct des droits primaires d’édition dans la mesure où les droits numériques pourraient être acquis distinctement des droits “papier”, avec la mise en place de contrats séparés ». Les sages de la rue de l’Echelle ont préféré botter en touche sur cette question de l’existence d’un marché distinct des droits numériques : « En tout état de cause,
les conclusions de l’analyse concurrentielle demeurant inchangées quelle que soit l’hypothèse retenue, la question de l’existence d’un marché distinct des droits numériques peut être laissée ouverte », se sont-ils contentés de dire. La décision
« Gallimard-Flammarion » de l’Autorité de la concurrence ayant été rendue le 30 août 2012, cela fait donc près de sept ans que la question de l’existence d’un marché distinct de la vente de livres numériques (soulevée par le test de marché) reste ouverte… Pourtant, le gendarme de la concurrence avait bien noté à l’époque que « la majorité des éditeurs ayant répondu au test de marché soutiennent qu’un marché distinct de la vente de livres numériques pourrait être retenu ». Et pour cause : des spécificités sont propres aux ebooks telles que : le fait que les éditeurs doivent faire face à des coûts de production complémentaires (lutte contre le piratage, infrastructures informatiques, coûts de développement des livres enrichis, conversion des fichiers des livres en format EPub) ; le fait que les prix des livres papier et des livres numériques, bien qu’étant liés, sont différents (prix des livres numériques largement moins élevé que les versions brochées) ; et le fait que le consommateur doit d’abord investir dans un appareil de lecture qui représente un certain prix. Et ce, même s’il existe une certaine substituabilité entre les deux formats : les livres numériques et les livres papier contiennent le même contenu éditorial, même si certains livres numériques sont dits « enrichis » ; les éditeurs de livres « papier » et d’ebooks sont essentiellement les mêmes.
Mais au regard de la taille à l’époque du marché français du livre numérique « encore balbutiant » (moins de 0,5 % du secteur du livre en 2011), l’Autorité de la concurrence
a écarté la distinction de deux marchés mais en laissant la porte ouverte… Il est intéressant de noter les parts de marché des maisons d’édition sur les ventes de livres numériques seuls : entre 55 % et 65 % pour Editis, entre 20 % et 30 % pour Hachette, entre 5 % et 10 % pour Albin Michel, et entre 5 % et 10 % pour Bayard. Depuis cette décision de 2012, l’Autorité de la concurrence n’a pas jugé bon de réactualiser les forces en présence sur un marché des ebooks qui devrait pourtant avoir dépasser en 2018 les 10 % sur le total de l’édition française.

Livre papier, ebook, livre audio :même marché ?
Quant à la Commission européenne, elle a en effet retenu dans sa décision du 5 avril 2013 autorisant le mouvement de concentration entre les éditions de Bertelsmann et celles de Pearson (formant alors la société Penguin Random House) le fait que les droits numériques et les droits « papier », tout comme ceux des livres audio, sont souvent acquis ensemble par les éditeurs et appartiennent donc au même marché.
« La définition exacte du marché de produits peut être laissée ouverte » (4). C’était il y a près de six ans. Des lustres à l’ère du numérique… @

Charles de Laubier