« Le numérique exerce une pression considérable sur la rémunération des auteurs » (rapport Racine)

Les auteurs et artistes ne veulent plus être la dernière roue du carrosse des industries culturelles. Ils souhaitent désormais un meilleur partage de la valeur, surtout à l’heure où le numérique fait pression sur leurs royalties. Certains s’émancipent par l’autoédition ou l’autoproduction.

(Depuis la publication de cet article dans Edition Multimédi@ n°227 le 10 février, un collectif de plus de 3.500 écrivains et autres créateurs de l’édition a interpelé le gouvernement dans une tribune publiée le 13 février dans Le Monde)

« L’irruption de nouveaux acteurs issus du numérique exerce (…) une pression considérable sur les acteurs traditionnels de l’aval, et donc, par contrecoup, sur la rémunération des auteurs », constate Bruno Racine (photo), dans son rapport intitulé « L’auteur et l’acte de création », remis le 22 janvier au ministre de la Culture, Franck Riester. Il est donc nécessaire de trouver « un meilleur partage de la valeur » au profit notamment de l’auteur, « le premier maillon » des différentes filières économiques des industries culturelles.

Le contrat d’édition à l’ère numérique a pourtant 5 ans d’existence
Cela suppose « un dialogue plus organisé » pour avancer. Le « contrat d’édition à l’ère numérique », entré en vigueur il y a un peu plus de cinq ans maintenant – depuis le 1er décembre 2014 précisément à la suite d’une ordonnance (1) –, a montré que des négociations professionnelles concernant les auteurs pouvaient aboutir. Ces derniers étaient très remontés contre les maisons d’édition et il avait fallu plus de quatre ans de discussions – et de travaux difficiles de la mission Sirinelli lancée en 2012 – pour que soient inscrits dans la loi les principes d’un nouveau contrat d’édition « unique » entre le livre imprimée et le livre numérique. Un accord-cadre entre le Syndicat national de l’édition (SNE) et le Conseil permanent des écrivains (CPE) fut dans un premier temps signé – le 21 mars 2013 – approuvant le principe de ce fameux contrat d’édition à l’ère numérique. « Mais cette démarche reste partielle et ne s’intègre pas dans une vision d’ensemble », regrette le rapport Racine. Pire : en cinq ans, le traitement des auteurs dans l’édition ne semble pas s’être amélioré. Selon les constatations de la mission pilotée par Bruno Racine, conseiller maître à la Cour des comptes, « certains éditeurs appliquent des taux de droits d’auteur de 2,25 % sur le prix de vente pour les ventes d’ouvrages en France et de 1,69 % pour les ventes d’ouvrages à l’étranger, ce qui est dérisoire ». Concernant les droits issus de l’exploitation numérique de l’œuvre, « laquelle est pourtant peu coûteuse pour l’éditeur », certains d’entre eux prévoient des taux de seulement 3 %. Quant à l’exploitation audiovisuelle de l’œuvre, elle peut faire l’objet d’un reversement à l’auteur de seulement 25 % des sommes perçues par l’éditeur – alors que la règle non-écrite est de partager ces droits audiovisuels à parts égales entre l’artiste-auteur et l’éditeur, soit 50 % pour l’auteur. Et encore faut-il que l’auteur ait connaissance des ventes imprimées, numériques et/ou audiovisuelles réalisées. Or, encore aujourd’hui, relève le rapport Racine, « l’artiste-auteur n’a connaissance qu’une fois par an du nombre de ventes réalisées et ne peut recevoir ses droits d’auteur sur ses ventes que six mois après la reddition de comptes établie, soit avec un différé qui peut aller jusqu’à 18 mois entre la réalisation de la vente de l’œuvre et le versement des droits à l’auteur ». Sans parler de certains contrats d’édition qui prévoient la cession du droit de reproduction de l’œuvre sur « tous supports, tangibles ou non, actuels ou futurs, connus ou inconnus à ce jour ». A l’ère du numérique et de la dématérialisation des supports des œuvres digitalisées, le déséquilibre reflète « l’état de dépendance économique indéniable de l’artiste-auteur vis-à-vis des acteurs de l’aval mais également dans la nature particulière du lien qui unit l’artiste-auteur à son éditeur, producteur ou diffuseur ».
Autrement dit, l’économie de la création tend à marginaliser et à précariser son premier maillon : l’auteur, qu’il soit écrivain, scénariste, illustrateur, dessinateur, artiste, etc. Les intéressés se regroupent pour mieux se défendre, au sein d’organisations professionnelles telles que la Ligue des auteurs professionnels (3) qui, fondée en septembre 2018, compte aujourd’hui 1.699 adhérents et fédère elle-même sept organisations. « Nous avions défendu la nécessité de mesures fortes pour sauver les métiers des auteurs et avions obtenu la création d’un groupe de travail ministériel sur le sujet. (…) Après quelques mois de réflexion, cette demande s’incarna dans une mission ministérielle, confiée à Bruno Racine. Logiquement, la Ligue fut reçue en premier, en avril 2019 », rappelle d’ailleurs la Ligue des auteurs professionnels.

Ligue des auteurs professionnels en 1ère ligne
La Guilde française des scénaristes, le Comité pluridisciplinaire des artistes-auteurs et des artistes-autrices (CAAP) et la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse ont apporté leur soutien à la démarche. Reçue une seconde fois par la mission Racine, en juillet 2019, la Ligue des auteurs professionnels avait remis un document d’une quarantaine de pages de réflexions et d’hypothèses sur le statut des auteurs mais aussi sur les régulations envisageables. Maintenant que le rapport Racine a été rendu public, la Ligue a finalement publié ses réflexions (4). « La plupart des groupes d’édition exigent même, en plus du contrat d’édition, la cession des droits numériques et audiovisuels pour le même prix. De plus, malgré un droit moral inaliénable, trop d’auteurs se retrouvent dans les faits à perdre le contrôle de l’exploitation de leurs œuvres », peut-on y lire.

La solution des plateformes en ligne
La Ligue des auteurs professionnels a notamment suggéré à la mission Racine de préconisé une « taxe sur le livre d’occasion », qui serait « une sorte de droit de suite » comme celui des artistes sur la revente de leurs œuvres, à savoir du même ordre de grandeur : autour de 4 %. « Elle doit surtout être imposée aux plateformes de commerce numériques, qui en rendant très facile l’accès à l’occasion ont bouleversé la concurrence avec le livre neuf. Cela permettrait aussi que cette taxe ne nuise pas au petit commerce du bouquiniste traditionnel, voire qu’elle contribue à le protéger ». Mais le rapport Racine a évacué cette proposition en affirmant que « l’idée d’un droit de suite sur le livre d’occasion paraît juridiquement incertaine, techniquement complexe et peu à même de générer une ressource significative ». Et celui qui fut président de la Bibliothèque nationale de France (2007-2016) de rappeler que « l’artiste-auteur ne peut empêcher la revente ultérieure d’un bien, en application de la règle de l’épuisement du droit de distribution (5), ni ne perçoit de droits sur la revente de ses livres ».
Autre suggestion de la Ligue des auteurs professionnels : encourager la création de plateformes numériques donnant accès en temps réel aux auteurs à leurs chiffres de diffusion et de vente. Réponse de la mission Racine : « D’une part, l’information communiquée aux auteurs sur les chiffres de diffusion de leur œuvre gagnerait à être systématisée, en particulier pour les ventes dans l’édition littéraire. D’autre part, la reddition des comptes, permettant aux auteurs d’avoir connaissance de la rémunération liée à l’exploitation de leur œuvre, est effectuée avec un important décalage dans le temps, et pas toujours de manière complète ». Le rapport Racine s’attarde en outre sur l’autoédition, l’autoproduction et l’autodiffusion, à savoir la possibilité pour les auteurs et artistes de s’affranchir des maisons d’édition ou des producteurs (musique ou audiovisuel) pour éditer et distribuer eux-mêmes leurs créations directement auprès de leurs publics, en s’appuyant sur des plateformes numériques. « Confrontés à ce qui est vécu comme la toute-puissance des acteurs de l’aval, relève le rapport Racine, les auteurs pourraient être tentés à terme de recourir plus massivement à l’autoédition ou l’autodiffusion de leurs œuvres via des plateformes dédiées par exemple. Cette pratique connaît un essor certain, puisque, dans le domaine du livre, elle représentait 10 % du dépôt légal des titres imprimés en 2010 et 17 % en 2018 ». Mais les conservatismes en France ont la vie dure : en 2018, le prix Renaudot avait retenu dans sa première sélection un manuscrit autoédité – «Bande de Français», de Marco Koskas, publié à compte d’auteur via la plateforme CreateSpace du géant américain Amazon. Le Syndicat de la librairie française (SLF) s’en était plaint et avait organisé une fronde des libraires qui craignaient que le titre ne soit disponible qu’en ligne. « Il s’agit d’un chantage et d’un diktat scandaleux », avait alors dénoncé le romancier franco-israélien qui a été évincé de la deuxième liste (6). La rapport Racine remarque que du côté du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême cette fois, une BD qui fut auto-éditée – « Le Roi des bourdons », de David de Thuin – a fait partie de la sélection officielle 2020. « L’autoproduction en particulier peut être vécue, à tout le moins à court terme, comme une forme d’émancipation, reconnaît-on. En effet, elle permet à une œuvre d’exister et d’être diffusée sans aucune intermédiation autre que la plateforme. En outre, l’artiste-auteur perçoit en général tous les revenus issus de son œuvre, et non un pourcentage souvent vécu comme insuffisant ». Mais l’autoproduction peut avoir des coûts cachés pour l’auteur tels que les frais de correction, de mise en page ou de production d’une œuvre musicale. « Plus celui-ci choisira une gamme de services complets, plus le prix de l’offre sera élevé, pouvant avoisiner jusqu’à environ 2.000 euros pour un titre. Non seulement l’auteur ne perçoit pas d’à-valoir, mais il prend en charge de nouveaux frais. Ainsi, cette formule suppose déjà une certaine assise financière », prévient le rapport Racine, estimant « la portée de l’autoproduction toutefois limitée ». La mission affiche donc son pessimisme quant à l’autoédition ou l’autoproduction, y compris pour « l’autoédition musicale [qui] est susceptible d’accroître la précarité des plus vulnérables, notamment ceux qui se tournent vers elle par contrainte ». Quant aux nouvelles technologies et aux nouveaux médias, ils attirent les artistes-auteurs vers d’autres disciplines, quitte à devenir multimédias.

Ecosystèmes de plus en plus multimédias
« Ecosystème extrêmement diversifié, YouTube est un espace de brassage et de passage pour des auteurs issus de l’audiovisuel, du cinéma, de la bande-dessinée, du jeu vidéo, du stand-up, du podcast, voire de la musique, ou susceptibles de s’y diriger », souligne le rapport de Bruno Racine, lequel fut aussi l’auteur de « Google et le nouveau monde » (7). La balle est maintenant dans le camp de Franck Riester, dont les propositions vis-à-vis des auteurs sont imminentes. Les éditeurs du SNE, eux, ont exigé le 30 janvier au Festival de la BD à Angoulême une « étude d’impact » avant toute décision. @

Charles de Laubier