Les métavers et la propriété intellectuelle : quelle protection pour les titulaires de marques ?

Deux principes fondamentaux régissent, dans le monde réel, le droit des marques : la spécialité et la territorialité. Mais qu’en est-il dans les mondes virtuels à l’ère des métavers ? Entre vide juridique et absence de jurisprudence, les titulaires de ces marques doivent s’y aventurer prudemment.

Par Véronique Dahan (photo), avocate associée, Joffe & Associés.

Le métavers – ou metaverse en anglais – est l’une des tendances les plus en vogues depuis la fin de l’année 2021. Cet intérêt soudain pour les espaces virtuels s’est fortement développé suite à l’annonce, faite par Mark Zuckerberg en octobre 2021, du changement de la dénomination du réseau social le plus populaire du monde (2,8 milliards d’utilisateurs mensuels). Facebook est ainsi devenu Meta (1), et le géant américain a promis « de donner vie au métavers et d’aider les gens à se connecter, à trouver des communautés et à développer des entreprises » (2).

Principes de spécialité et de territorialité
Il est aujourd’hui possible de rattacher un métavers à une blockchain, une chaîne de blocs (voir encadré page suivante). Les métavers fonctionnant grâce elle permettent à leurs utilisateurs de devenir propriétaires de tous les biens virtuels qui y sont créés : parcelles de terrains, bâtiments, œuvres d’art, vêtements, etc. On peut citer comme exemple « The Sandbox Game » qui est un métavers décentralisé fonctionnant sur la blockchain Ethereum et qui offre aux utilisateurs la possibilité de créer, utiliser, acheter ou vendre toute sorte d’items numériques associés chacun à un jeton non-fongible dit NFT (Non-Fungible Token). Ces deux révolutions – métavers et blockchain – sont le signe d’une « hyperconvergence technologique » (3) propice au métavers. Internet bascule d’un web 2.0 purement collaboratif, où les utilisateurs peuvent créer et diffuser du contenu, à un web 3.0 (ou Web3) immersif et appropriable. Ce basculement permet d’affirmer que le métavers n’a jamais été aussi proche du monde réel.
C’est la raison pour laquelle divers secteurs économiques – luxe, sport, mode, musique, art, … – s’intéressent aux possibilités offertes par le métavers et construisent leurs projets en conséquence. Les marques investissent d’ores et déjà dans le métavers, à l’image de Nike qui a lancé sont propres métavers sur la plateforme Roblox : Nikeland (4). La plateforme Decentraland a, quant à elle, organisé fin mars 2022 la toute première « Metaverse Fashion Week » (5). L’événement comprenait des défilés, des expositions de pièces de luxe, des concerts, des discussions et toutes sortes d’expériences virtuelles. Les marques prenant part à cet événement dans le métavers ont donc eu l’occasion de présenter leurs produits numériques sous forme de NFT, que les utilisateurs pouvaient acquérir dans le but de vêtir leur avatar de parures uniques et exclusives. Parmi ces marques, les visiteurs ont retrouvé Philipp Plein, Forever 21, Karl Lagarfeld ou encore Vogue & Hype. Beaucoup d’entreprises s’interrogent sur la stratégie à adopter pour protéger leurs marques dans le métavers. Les problématiques juridiques rencontrées dans le monde physique tendent à se transposer au métavers, que ce soit en matière de données personnelles, de droit de la consommation et évidemment de droit de la propriété intellectuelle. A ce jour, il n’existe aucune réglementation propre au métavers. A ce titre, la question de la stratégie à adopter afin d’obtenir une protection optimale de ses marques dans le métavers est cruciale. Le droit des marques est un droit monopolistique, en ce sens que la protection découlant de la marque permet à son titulaire d’évincer tous ses concurrents de l’utilisation à des fins commerciales d’un signe distinctif identique ou similaire.
Le droit des marques est régi par deux principes fondamentaux, dont l’extension au monde virtuel peut sembler épineuse : le principe de spécialité, d’une part, et le principe de territorialité, d’autre part.
Est-ce nécessaire de protéger sa marque pour les produits et services liés spécifiquement au métavers ?
Le code de la propriété intellectuelle (CPI) dispose que « l’enregistrement de la marque confère à son titulaire un droit de propriété sur cette marque pour les produits ou services qu’il a désignés » (6). En vertu du principe de spécialité, une marque n’est protégée que pour les produits et services visés lors du dépôt (sauf pour les marques de renommées qui bénéficient d’une protection juridique élargie au-delà des produits et services pour lesquels elles ont été enregistrées). Toute la question est donc de savoir si un bien ou un service du monde réel pourrait être considéré comme identique ou similaire à son équivalent virtuel et générer un risque de confusion dans l’esprit du public.

Réel et virtuel : risque de confusion
De prime abord, nous pourrions penser qu’un bien ou un service réel et son équivalent virtuel sont différents dans la mesure où ils ne rempliraient pas la même fonction. Si nous prenons l’exemple d’un sac : un sac virtuel n’est autre que des données informatiques représentées sur un écran. Il ne remplit pas sa fonction première qui est d’y ranger ses affaires. Toutefois, cette fonction première n’est pas la seule et unique fonction d’un sac. Comme dans le monde réel, le sac acheté dans le métavers, pour des avatars par exemple, le sera pour des considérations esthétiques et pas seulement pratiques, ainsi que pour des considérations d’image. Est-ce qu’en achetant un bien virtuel de telle ou telle marque dans le métavers, le consommateur fera-t-il le lien avec la marque/l’entreprise du monde réel ? La détermination du risque de confusion est évidemment subjective et dépend de chaque cas d’espèce. L’analyse ne se fait pas uniquement au regard des produits et services.

Déposer une marque : penser au virtuel
L’examen des signes en cause et des produits/services ne se fait pas de façon hermétique : il existe une interdépendance entre ces deux éléments. Ainsi, la faible similitude entre les produits peut être compensée par la haute ressemblance entre les signes, et vice versa. De même, si le signe revêt un caractère distinctif fort ou une certaine notoriété, le risque de confusion est augmenté. Il semble donc qu’une marque pourrait a priori être suffisamment protégée contre des usages dans le métavers, et ce même si elle n’est enregistrée que pour désigner des produits et services « classiques ».
Pour éviter tout débat et dans la mesure où il n’y pas encore de jurisprudence en la matière, il est toutefois recommandé aux titulaires de marques de déposer leurs marques en visant également des produits et services liés au métavers : biens virtuels téléchargeables, services de divertissement, à savoir la fourniture de vêtements (…) virtuels en ligne et non téléchargeables, destinés à être utilisés dans des environnements virtuels.
Est-il possible d’assurer la protection territoriale de la marque, produits et services, à l’ère du métavers ?
La marque est un droit territorial en ce sens que le monopole que détient le titulaire sur sa marque ne peut être opposé aux tiers que sur le territoire duquel l’enregistrement a été obtenu. Il peut dès lors sembler délicat de concilier le principe de territorialité de la marque avec le métavers. Par définition, le métavers est détaché de tout territoire puisqu’il prend la forme d’un univers à part entière.
On peut également estimer que le métavers a un caractère mondial, accessible à des utilisateurs établis aux quatre coins du globe. Se pose alors la question de savoir si une marque enregistrée uniquement en France peut bénéficier d’une protection efficace contre des actes de contrefaçon commis dans le métavers. Le simple accès au métavers par des utilisateurs français permettrait-il de considérer qu’il y a contrefaçon ?
La solution qui pourrait être adoptée serait celle communément admise s’agissant des atteintes aux marques sur Internet (7). La jurisprudence a établi la théorie de la focalisation en matière de contrefaçon sur Internet, en vertu de laquelle l’acte de contrefaçon d’une marque française est constitué dès lors qu’un faisceau d’indices permet de démontrer que l’internaute français est la cible du site web étranger (accessibilité du site, utilisation de la langue française, livraison en France, etc.). Toutefois, contrairement aux sites Internet dont il est possible de démontrer qu’ils ont un public ciblé géographiquement, le métavers est quant à lui global, ne faisant pas a priori de différences en fonction de la géolocalisation des utilisateurs. @

FOCUS
C’est quoi exactement le métavers et pourquoi un tel engouement ?
Contraction des mots « meta » (« au-delà de » en grec ancien) et « univers » (« universum » en latin), le métavers peut se définir comme un monde virtuel dans lequel des individus peuvent se retrouver pour interagir avec d’autres. Il n’existe pas qu’un seul et unique métavers. Les métavers sont innombrables et peuvent prendre des formes diverses et variées en fonction de leur objet.
Tandis que certains métavers prennent la forme de jeux vidéo, d’autres apparaissent comme des réseaux sociaux immersifs, ou des environnements virtuels de travail (8). Les plus optimistes imaginent déjà une interopérabilité entre les métavers permettant d’aboutir à un univers virtuel unique.
Le début d’année 2022 est particulièrement marqué par l’enthousiasme de nombreux secteurs économiques pour le métavers. Pourtant, l’idée d’un monde parallèle et entièrement dématérialisé n’est pas nouvelle. Les prémices du métavers sont apparues en 1992, dans le roman « Snow Crash » écrit par Neal Stephenson, à une époque où Internet n’était encore qu’un sujet de niche. Visionnaire et précurseur, l’auteur décrit la vie de Hiro, un hacker vivant dans un conteneur qui, pour oublier son quotidien de misère, se plonge dans un univers virtuel haut de gamme : le metaverse. La première matérialisation du métavers surgit au début des années 2000 avec la création du jeu « Second Life » qui, comme son nom l’indique, propose à ses utilisateurs d’avoir une vie parallèle à celle du monde réel (9). Aujourd’hui, il y a aussi « Roblox », « Minecraft » (10) ou encore « GTA Online » que l’on qualifie communément de « sandbox » (bac-àsable), c’est-à-dire des jeux en monde ouvert au sein desquels les joueurs peuvent communiquer, créer et échanger tout type de biens virtuels.

L’effervescence actuelle autour du métavers semble être la conséquence de deux révolutions technologiques plus ou moins récentes : les casques de réalité virtuelle et la blockchain.
D’une part, casques de réalité virtuelle, dont la commercialisation auprès du grand public des premiers modèles à partir de 2016, a eu pour effet de changer notre rapport avec le numérique. Le virtuel ne se trouve plus derrière notre écran d’ordinateur ou de portable ; il se vit, se contemple et devient quasi palpable. Le métavers vécu au travers de cette nouvelle technologie prend alors tout son sens. Les casques de réalité virtuelle permettent une immersion pleine et entière dans des environnements textuels riches et en trois dimensions. Le passage du monde physique à un monde immatériel est alors rendu possible.

D’autre part, la technologie blockchain a occasionné le développement d’un phénomène nouveau : la propriété digitale. La blockchain est une technologie de stockage et de transmission d’information. Autrement dit, c’est un registre public et décentralisé permettant d’enregistrer, d’horodater, de conserver et de rendre accessible aux utilisateurs toute information qui y est inscrite (11). La blockchain apparaît donc comme une garantie de l’authenticité d’une information, d’un document ou d’une transaction. @

Copyright : les limitations à l’article 17 déplaisent

En fait. Le 14 juin, dix-huit organisations des industries créatives – dont l’IFPI (musique), Eurocinema (cinéma), l’ACT (télévisions privées), la Fep (livre) ou encore l’EPC (presse) – ont écrit aux Etats membres pour leur demander de ne pas tenir compte des lignes directrices que la Commission européenne a publiées le 4 juin.

En clair. « Nous demandons aux Etats membres de continuer à se laisser guider par le texte de la directive [sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique, ou directive Copyright, ndlr] tel qu’adopté (…) et d’assurer une mise en œuvre fidèle qui garantirait l’équilibre nécessaire entre tous les droits fondamentaux et les intérêts légitimes en jeu [droits d’auteur et droits voisins, d’une part, et liberté d’expression et de création, d’autre part, ndlr]. Il est impératif que le droit fondamental des ayants droit à la propriété reste protégé et qu’ils puissent obtenir un juste retour pour leurs efforts, afin de continuer à contribuer à la riche diversité culturelle qui définit l’Union européenne », ont déclaré une vingtaine d’organisations de la culture et des médias dans une lettre datée du 14 juin, adressée aux Etats membres (1). Cette missive est une réaction hostile aux lignes directrices (2) publiées dix jours plus tôt par la Commission européenne pour donner des orientations non-contraignantes sur la manière d’interpréter le fameux article 17 toujours controversé de la directive Copyright. Celui-ci renforce la responsabilité des fournisseurs de contenus en ligne dans la lutte contre le piratage, mais sans les pousser à faire du filtrage et du blocage généralisés au détriment de l’« utilisation légitime » (legitimate use) de contenus relevant des « exceptions et limitations » aux droits d’auteur. Par exemple, prévient la Commission européenne, « les utilisateurs légitimes [legitimate users] doivent être respectés, (…) notamment si les “nouveaux” fournisseurs de services utilisent des outils automatisés de reconnaissance de contenu ». C’est cette utilisation légitime, ressemblant au « faire use » américain, qui effraie les industries culturelles et créatives.
Pour la Commission européenne, qui vise à une harmonisation de la directive Copyright (censée être transposée par les Vingt-sept depuis le 7 juin 2021), il s’agit de ne pas sacrifier la liberté d’expression, de création et d’information (dont font partie la citation, la critique, la revue, la caricature, la parodie ou le pastiche) sur l’autel du droit de propriété intellectuelle (3). Bloquer des contenus, oui, mais seulement en cas de contrefaçon certaine, tout en permettant à chaque utilisateur – dans le cadre d’un «mécanisme de recours » – de contester le blocage d’un contenu qu’il estimerait, lui, légitime. @

Réforme audiovisuelle : la lutte contre le piratage sur Internet en France fait sa mue législative

Dix ans après le lancement de la « réponse graduée » instaurée par les lois « Hadopi », la lutte contre le piratage sur Internet cherche un second souffle auprès du législateur. Dans le cadre du projet de loi sur la réforme de l’audiovisuel se dessine un nouvel arsenal contre les sites web pirates.

Le projet de loi sur « la communication audiovisuelle et la souveraineté culturelle à l’ère numérique » a été passé au crible début mars par la commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale, sous la houlette de la rapporteure générale Aurore Bergé (photo). Les députés devaient en débattre du 31 mars au 10 avril, mais les premières séances publiques ont été annulées pour cause d’urgences législatives face au coronavirus (1). Au-delà de la réforme de l’audiovisuel, c’est la lutte contre le piratage qui prend le tournant du streaming.

4 missions « anti-piratage » de l’Arcom
L’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique – la future Arcom, issue de la fusion de l’Hadopi et du CSA – se voit notamment attribuer quatre missions en vue de renforcer la lutte contre la contrefaçon sur Internet :
• « Une mission de protection des œuvres et des objets auxquels sont attachés un droit d’auteur ou un droit voisin et des droits d’exploitation audiovisuelle prévus à l’article L. 333-1 du code du sport (2), à l’égard des atteintes aux droits d’auteurs et aux droits voisins commises sur les réseaux de communications électroniques utilisés pour la fourniture de services de communication au public en ligne. Elle mène en outre des actions de sensibilisation, notamment auprès des publics scolaires » (3).
Sur ce dernier point, il est prévu que l’Arcom fasse la promotion du respect des droits d’auteur et des droits voisins sur Internet et qu’elle informe le public sur les dangers des pratiques illicites en ligne. Pour cela, ont ajouté les rapporteures Aurore Bergé et Sophie Mette dans un amendement, l’Arcom met à cette fin, en milieu scolaire, des ressources et des outils pédagogiques à la disposition de la communauté éducative (4).
• « Une mission d’encouragement au développement de l’offre légale et d’observation de l’utilisation licite et illicite sur les réseaux de communications électroniques utilisés pour la fourniture de services de communication au public en ligne de ces œuvres et objets ». Il est en outre prévu que « l’Arcom développe des outils visant à renforcer la visibilité et le référencement de l’offre légale auprès du public », car, constatent les députées Aurore Bergé (LREM) et Sophie Mette (Modem) dans un autre de leurs amendements, des services illicites sont régulièrement présents, notamment en première page des résultats de recherche, là où la future Arcom veillera à l’amélioration du référencement des offres légales pour que celles-ci apparaissent en tête des résultats des moteurs de recherche (5).
• « Une mission de régulation et de veille dans le domaine des mesures techniques de protection et d’identification des œuvres et des objets protégés par un droit d’auteur ou par un droit voisin ».
• « Une mission de prévention et d’information auprès de tous les publics, notamment des plus jeunes, sur les risques et les conséquences du piratage d’œuvres protégées par le droit d’auteur et de contenus sportifs ». Pour remplir ses quatre missions, l’Arcom sera tenue d’adopter des recommandations, des guides de bonnes pratiques, des modèles et clauses types ainsi que des codes de conduite. Ces mesures ont pour but de « favoriser, d’une part, l’information du public sur l’existence des moyens de sécurisation [de leur accès à Internet, ndlr] et, d’autre part, la signature d’accords volontaires susceptibles de contribuer à remédier aux atteintes, y compris financières, au droit d’auteur et aux droits voisins ou aux droits d’exploitation audiovisuelle (…) ». C’est le député (LR) Jean- Jacques Gaultier qui a obtenu par un amendement en commission de rajouter « y compris financières », en justifiant notamment que l’Arcom devra être en mesure, selon lui, de connaître des pratiques de certains éditeurs de services de communication qui, par exemple, peuvent arrêter de payer la rémunération des auteurs collectée par les organismes de gestions collectives, pour contraindre celles-ci à admettre leur seul point de vue financier. Cette précision vise en particulier Google qui refuse toujours de payer pour les liens hypertextes vers des articles qui apparaissent dans les résultats de recherches, sur Google Actualités, malgré l’entrée en vigueur en juillet 2019 de la loi instaurant ce droit voisin pour la presse (6).

Internaute : l’amende sans juge rejetée
Et ce, indépendamment du fait que le géant du Net négocie actuellement avec des médias (Le Monde, Le Figaro, Ouest- France, Le Parisien, Les Echos, …) pour trouver le moyen de financer l’information « premium ». L’Autorité de la concurrence a d’ailleurs prévu de rendre une décision dans cette affaire de « droits voisins » qui oppose Google et la presse (7). Alors que la « réponse graduée » de l’actuelle Hadopi relève plus de la force de dissuasion que de la répression (des millions de recommandations et d’avertissements pour in fine quelques centaines de sanctions pénales devant le juge), l’instauration d’une amende prononcée par l’Arcom était demandée par les industries culturelles et les ayants droits. « Il faut aller plus loin en permettant de rétablir une réponse graduée véritablement efficace. C’est tout le sens de la proposition de transaction pénale que nous soutenons : une sanction simple, après deux rappels à la loi, pour réaffirmer que le piratage est un vol que le pays de l’exception culturelle ne peut tolérer plus longtemps », avaient plaidé le 28 février vingt-six organisations professionnelles : l’Alpa, la SACD, l’ARP, la Ficam, la Sacem, la Scam, l’UPC, le SEVN, ou encore la Guilde française des scénaristes (8).

Sport versus IPTV illicite et sites miroirs
La députée des Yvelines, Aurore Bergé, a soutenu le même jour en commission à l’Assemblée nationale – mais contre l’avis du gouvernement, alors qu’elle est pourtant LREM – un amendement pour cette « transaction pénale » (9) que la future Arcom aurait eu le pouvoir de conclure avec l’internaute présumé pirate, et sans passer par le juge. Mais elle s’était heurtée le 26 février au ministre de la Culture, Franck Riester, défavorable : « Le gouvernement souhaite (…) doter l’Arcom de nouveaux outils (…), a-t-il dit : dispositif de lutte contre les sites miroirs, dispositif de lutte contre le piratage des événements sportifs en ligne, liste noire des sites contrevenants pour sensibiliser les intermédiaires. (…) Mais nous ne voulons pas les durcir à l’excès en mettant en place un système de transaction pénale, par exemple ».
Pour lutter cette fois contre la retransmission illicite des manifestations et compétitions sportives, le nouvel arsenal consiste à permettre au « titulaire de droit » (droit d’exploitation audiovisuelle, droit voisin d’une entreprise de communication audiovisuelle, droit acquis à titre exclusif par contrat ou accord d’exploitation audiovisuelle, …) de saisir – en procédure accélérée au fond ou en référé – le président du tribunal judiciaire pour obtenir « toutes mesures proportionnées » destinée à prévenir ou à faire cesser ce piratage « sportif ». Il s’agit d’empêcher rapidement la pratique, entre autres, du live streaming illégal de chaînes payantes, appelé « IPTV illicite », ainsi que de lutter contre les sites miroirs contrevenants. Outre les titulaires de droit, une ligue sportive professionnelle ou une société de communication audiovisuelle peuvent saisir le juge. « Le président du tribunal judiciaire peut notamment ordonner, au besoin sous astreinte, la mise en œuvre, pour chacune des journées figurant au calendrier officiel de la compétition ou de la manifestation sportive, dans la limite d’une durée de 12 mois, de toutes mesures proportionnées, telles que des mesures de blocage, de retrait ou de déréférencement, propres à empêcher l’accès à partir du territoire français, à tout service de communication au public en ligne identifié ou qui n’a pas été identifié à la date de ladite ordonnance diffusant illicitement la compétition ou manifestation sportive, (…) sans autorisation », prévoir le projet de loi audiovisuel.
Pour la mise en œuvre de l’ordonnance du juge, l’Arcom aura le pourvoir d’exiger de « toute personne susceptible de contribuer » à ce piratage de retransmission sportives d’empêcher – par le blocage, le déréférencement ou encore le retrait – l’accès aux services en ligne qui reprendrait tout ou partie du contenu jugé illicite. Ainsi, l’amendement du député (LREM) Eric Bothorel a tenu à ce que le blocage ou le retrait d’un contenu miroir ne puisse pas être uniquement demandé aux fournisseurs d’accès à Internet (FAI), aux moteurs de recherche (Google, Bing, Qwant, …), aux registrars de nom de domaine, ou aux annuaires en ligne. « Les hébergeurs mais également les fournisseurs de services de navigation sur Internet peuvent aussi jouer un rôle clé en la matière. Il importe que ces acteurs entrent également dans le champ des personnes mobilisables par l’Arcom », a-t-il justifié dans son amendement (10) adopté en commission afin de ne pas s’en tenir à une liste limitative de « contributeurs » dans la lutte contre le piratage des retransmission sportives.
Malgré leur responsabilité limitée, qui est plus que jamais contestée par les ayants droit, les hébergeurs ou les intermédiaires techniques se verraient donc dans l’obligation de retirer des contenus illicites qui leur seraient signalés (notice and take down), mais aussi d’empêcher leur réapparition sur les sites web pirates (notice and stay down). Ce dispositif s’inspire du système de blocage et de retrait de contenus pédopornographiques et terroristes, tel que supervisé par l’OCLCTIC. « Les fournisseurs d’accès ne disposent que d’une compétence de blocage d’une des voies d’accès au contenu, qui peut être contournée par des technologies telles que le VPN. Par ailleurs, les fournisseurs d’accès ne peuvent bloquer un site que dans son intégralité, ce qui peut se révéler disproportionné dans certains cas », ajoute un autre amendement (11).

Des agents « Arcom » déguisés en pirates
Des agents « habilités et assermentés » de l’Arcom pourront – « sans en être tenus pénalement responsables » (sic) – échanger en ligne « sous un pseudonyme » avec des présumés pirates, copier sur Internet des œuvres ou objets protégés par le droit d’auteur, tout en accumulant « des éléments de preuve sur ces services [pirates] » à consigner dans un procès-verbal. Mais le texte de loi précise tout de même qu’« à peine de nullité, ces actes ne peuvent avoir pour effet d’inciter autrui à commettre une infraction »… @

Charles de Laubier

A la demande des industries créatives, les Etats-Unis déclarent la guerre à la contrefaçon et au piratage

La peur va-t-elle changer de camp aux Etats-Unis ? Le président Donald Trump entend donner des gages aux industries créatives en déclarant la guerre à la contrefaçon et au piratage de produits, y compris en ligne. Les plateformes de e-commerce devront coopérer. Mais le risque liberticide existe.

Fabrice Lorvo*, avocat associé, FTPA.

Au commencement de la révolution numérique, les acteurs de l’Internet, par philosophie ou par appât du gain, se sont opposés à toute régulation au nom de la liberté. Cependant, se pose avec persistance l’éternelle question : « Peut-il y avoir de liberté sans contrainte ? ». Dans les faits, le cyberespace est devenu un terreau fertile sur lequel a pu prospérer tant la contrefaçon que la piraterie.

Contrefaçon : plus de 1.000 milliards de $
Le contrefacteur est celui qui vend au public une copie de produits originaux copiés ou imités, alors que le pirate met à la disposition du public, sans autorisation du titulaire des droits, une œuvre ou un événement protégé et en tire un revenu ou un avantage direct de son activité, par exemple par abonnement ou par la publicité. D’un point de vue général, la vente de produits contrefaits et piratés – via des plateformes de commerce électronique et des marchés tiers en ligne – est une entreprise très rentable. En 2018, d’après une étude publiée par Bascap (1) et Frontier Economics (2), le montant des ventes mondiales des produits de contrefaçon était estimé en 2013 entre 710 et 917 milliards de dollars (3), et il est prévu qu’il atteindra 1.000 à 1.220 milliards de dollars d’ici 2022.
Pour les contrefacteurs, les coûts de production sont faibles. Internet permet d’accéder à des millions de clients potentiels. Le processus transactionnel est simple et le référencement sur des plateformes de notoriété internationale confère une apparence de légalité. De plus, les risques sont faibles car les contrefacteurs peuvent être résidents de pays dans lesquels cette activité illégale est peu poursuivie ou peu sanctionnée, que ce soit sur le plan civil ou pénal.
L’industrie numérique est aussi directement touchée. L’étude démontre que le montant des ventes mondiales des produits numériques piratés en 2015 était de 213 milliards de dollars (dont 160 milliards pour les films, 29 milliards pour la musique et 24 milliards pour les logiciels). Il est prévu qu’il atteindra d’ici 2022 entre 384 et 856 milliards de dollars (dont entre 289 et 644 milliards pour les films, entre 42 et 94 milliards pour la musique, et entre 42 et 95 milliards pour les logiciels).
Les réseaux sociaux sont eux-aussi concernés par la prolifération des contrefaçons. Selon un rapport de Ghost Data paru en 2019, près de 20 % des articles analysés sur les produits de mode sur Instagram comportaient des produits contrefaits ou illicites (4). Plus de 50.000 comptes Instagram ont été identifiés comme faisant la promotion et la vente de contrefaçons, une augmentation de 171 % par rapport à 2016. Ce phénomène est notamment justifié par les fonctionnalités proposées par les réseaux sociaux. Sur Instagram, par exemple, la recherche de certains biens est facilitée par l’utilisation des noms des marques de luxe dans les hashtags, les fameux mots-dièse. Les résultats de ces recherches mêlent cependant, à l’insu des utilisateurs, des produits contrefaits et des produits authentiques. Il est donc difficile de les différencier. De plus, la fonctionnalité « Story » d’Instagram est très utilisée par les vendeurs de contrefaçons car le contenu publié disparaît en vingt-quatre heures, ce qui permet de vendre rapidement et de disparaître.
Le 3 avril 2019, le président des Etats-Unis a publié un « Memorandum sur la lutte contre le trafic de marchandises contrefaites et piratées » (5) dans lequel il demandait un rapport faisant des recommandations pour lutter plus efficacement contre le trafic de marchandises contrefaites et piratées, y compris en ligne. Le 10 juillet 2019, le département du Commerce américain (DoC) a publié un appel à contribution (6) pour obtenir du secteur privé – détenteurs de droits de propriété intellectuelle, des plateformes de marchés en ligne et autres parties prenantes – leurs commentaires sur l’état de la contrefaçon et de la piraterie et leurs recommandations pour freiner ledit trafic.

Les exigences des industries culturelles
En août 2019, plusieurs associations professionnelles américaines de l’industrie créatrice – à savoir la MPAA (7), l’IFTA (8), CreativeFuture (9), et le Sag-Aftra (10), ont répondu à cet appel en demandant à l’administration :
• de continuer d’exhorter les plateformes de contenus et les intermédiaires Internet à collaborer avec la communauté créative sur les meilleures pratiques volontaires pour lutter contre la violation du droit d’auteur ;
• d’encourager le département de la Justice (DoJ) à engager des poursuites pénales contre les entités impliquées dans une violation du droit d’auteur en ligne ;
• de persister à faire pression sur l’Icann (11) pour rétablir l’accès aux données « Whois » (12), accès qui serait entravé par une application excessive du RGPD européen, et d’adopter une loi si l’Icann ne parvient pas à le faire rapidement ;
• et d’élever le niveau de protection des droits d’auteur à l’étranger par le biais de négociations commerciales.

Les recommandations du « Homeland Security »
Le 24 janvier 2020, le département de la Sécurité intérieure des Etats-Unis – le « Homeland Security » (DHS) – a remis au président américain Donald Trump un rapport intitulé « Combattre le trafic de produits contrefaits et piratés » (13). Il conclut qu’il est essentiel, pour l’intégrité du commerce électronique et pour la protection des consommateurs et des titulaires de droits, que les plateformes de e-commerce et autres intermédiaires tiers assument un plus grand rôle, et donc une plus grande responsabilité dans la lutte contre le trafic de marchandises contrefaites et piratées. Ce rapport préconise de prendre immédiatement les mesures suivantes :
• S’assurer que les entités ayant des intérêts financiers dans les importations aux Etats-Unis assument une responsabilité. Elles devront apporter un soin raisonnable dans la lutte contre la piraterie. De plus, les entrepôts et les centres de distribution situés aux Etats-Unis seront considérés comme les destinataires finaux pour tout bien qui n’a pas été vendu à un consommateur spécifique au moment de son importation.
• Accroître l’examen du périmètre de l’article 321 (texte qui permet l’admission de produits en franchise de droits si sa valeur n’excède pas 800 dollars) pour obtenir plus d‘informations sur l’identité des tiers vendeurs. A défaut d’information, la responsabilité pèsera sur l’entrepôts ou le centre de distribution présent sur le sol américain.
• Lutter contre les acteurs de la fraude. Pour les acteurs directs, en excluant les récidivistes de la piraterie de toute participation aux marchés publics américains et/ou de pouvoir obtenir un numéro d’importateur pour les Etats-Unis. Pour les acteurs indirects, en adoptant des mesures de non-conformité dans l’utilisation du courrier international et en agissant contre les postes internationales qui ne les respecteraient pas.
• Renforcer la responsabilité des intermédiaires, dont les plateformes Internet, en appliquant des sanctions (amendes civiles, pénalités et injonctions), dès lors qu’il est prouvé qu’ils ont illégalement participé à l’importation de produits contrefaits.
• Améliorer la collecte des données concernant l’arrivée des produits contrefaits aux Etats-Unis par l’intermédiaire du courrier international.
• Créer un « Consortium anti-contrefaçon pour identifier les acteurs en ligne néfastes », et ce, en collectant les données auprès des acteurs tiers (plateformes, intermédiaires tiers ainsi que les transporteurs, expéditeurs, moteurs de recherche et centres de paiement en ligne). Ces données permettront de créer une technique d’automatisation des risques pour surveiller les plateformes et ainsi identifier les produits contrefaits.
• Augmenter les ressources de l’administration pour surveiller les envois (estimés 500 millions annuellement) par courrier international. Cela permettra, d’une part, de détecter les produits contrefaits, et, d’autre part, d’accroître la collecte des données sur ce type de transaction pour en améliorer la détection.
• Créer un cadre effectif moderne pour le commerce électronique qui pourrait prévoir des immunités pour les plateformes en échange d’un contrôle interne suffisant et de la communication d’informations aux autorités américaines.
• Evaluer, notamment avec le secteur privé, le cadre de la responsabilité des plateformes de e-commerce en cas de contrefaçon par fourniture de moyens.
• Réexaminer le cadre légal entourant les importateurs non-résidents (et notamment leurs agents résidents aux Etats-Unis).
• Etablir une campagne nationale de sensibilisation des consommateurs concernant les risques de contrefaçon (risques directs en cas de produits dangereux et risques indirects en cas, par exemple, de financement du terrorisme), ainsi que les différentes façons dont ils peuvent repérer les produits contrefaits.

En conclusion, le gouvernement américain déclare la guerre à la contrefaçon et à la piraterie et appelle à la mobilisation générale, tant des institutions politiques américaines, des acteurs tiers – dont les plateformes Internet – que des consommateurs situés aux Etats-Unis. Il conviendra de suivre la manière dont ces recommandations vont trouver une transcription dans la législation américaine.

L’Europe devrait avoir son mot à dire
Deux dangers doivent être conservés à l’esprit. D’une part, que la législation américaine devienne le standard international auquel devront se soumettre directement ou indirectement les opérateurs européens : dans cette perspective, une contribution de l’Europe à ce débat s’impose. D’autre part, qu’au nom de la protection du commerce et des consommateurs un vaste plan de collecte de données et de surveillance va probablement être mis en place. Il faudra garder à l’esprit que les modalités techniques de protection de la liberté peuvent aboutir, si l’on y prend garde, à l’anéantissement des libertés fondamentales. @

* Fabrice Lorvo est l’auteur du livre « Numérique : de la
révolution au naufrage ? », paru en 2016 chez Fauves Editions.

Non-respect d’une licence de logiciel par le licencié : manquement contractuel ou contrefaçon ?

Deux affaires récentes ont opposé respectivement Free et Orange à des éditeurs de logiciels, lesquels les accusaient de contrefaçon. Mais le non-respect d’un contrat de licence de logiciel par le détenteur de cette licence de logiciel peut soit relever de la contrefaçon, soit du manquement contractuel.

Par Charles Bouffier, avocat, cabinet August Debouzy

La question de la nature de la responsabilité de toute personne qui souscrit à une licence pour l’utilisation d’un logiciel (le « licencié ») mais qui ne respecte pas les termes du contrat de licence du logiciel a donné lieu ces dernières années à des solutions jurisprudentielles contrastées en droit français (1). Et ce, compte-tenu du principe de non-cumul des responsabilités (2). Cette question délicate se trouve au coeur de deux affaires récentes opposant des opérateurs – respectivement Free Mobile et Orange – à des éditeurs de logiciels.

Affaire « Free » : question préjudicielle
Le 16 octobre 2018, la Cour d’appel de Paris (3) a posé une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) dans le cadre d’une affaire opposant Free Mobile à la société IT Development (4). Les faits sont les suivants : la société IT Development a consenti par contrat à la société Free Mobile une licence sur un logiciel de gestion de déploiement de réseaux mobiles dénommé ClickOnSite. Arguant d’une décompilation non-autorisée et de modifications apportées au code-source de son logiciel en violation du contrat de licence, notamment pour créer des formulaires, la société IT Development a fait procéder à une saisie-contrefaçon dans les locaux d’un sous-traitant de l’opérateur Free Mobile puis a assigné ce dernier en contrefaçon de logiciel. En défense, Free Mobile a opposé que les actes invoqués ne constituent pas une violation de droits de propriété intellectuelle, mais une inexécution contractuelle. Par jugement du 6 janvier 2017, le TGI de Paris a considéré qu’il était reproché à la société Free Mobile « des manquements à ses obligations contractuelles, relevant d’une action en responsabilité contractuelle et non pas des faits délictuels de contrefaçon de logiciel, de sorte que l’action en contrefaçon initiée par la demanderesse est irrecevable » (5). La Cour d’appel de Paris, elle, a accepté de surseoir à statuer et de renvoyer à la CJUE la question préjudicielle suivante : « Le fait pour un licencié de logiciel de ne pas respecter les termes d’un contrat de licence de logiciel (par expiration d’une période d’essai, dépassement du nombre d’utilisateurs autorisés ou d’une autre unité de mesure, comme les processeurs pouvant être utilisés pour faire exécuter les instructions du logiciel, ou par modification du code-source du logiciel lorsque la licence réserve ce droit au titulaire initial) constitue-t-il : une contrefaçon (au sens de la directive 2004/48 du 29 avril 2004 [sur le respect des droits de propriété intellectuelle, dite IPRED, ndlr]) subie par le titulaire du droit d’auteur du logiciel réservé par l’article 4 de la directive 2009/24/CE du 23 avril 2009 concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur, ou bien peut-il obéir à un régime juridique distinct, comme le régime de la responsabilité contractuelle de droit commun ». Très attendues, les conclusions de l’avocat général de la CJUE ont été publiées le 12 septembre dernier (6). Après avoir réduit la portée de la question préjudicielle à la seule hypothèse de la modification du code source du logiciel (au motif que les trois autres seraient étrangères aux faits litigieux), l’avocat général suggère à la CJUE d’y répondre de la façon suivante : « Il y a lieu d’interpréter les articles 4 et 5 de la directive (…) concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur, pris avec l’article 3 de la directive (…) relative au respect des droits de propriété, en ce sens que :
• La modification du code source d’un programme d’ordinateur, effectuée en violation d’un contrat de licence, constitue une atteinte aux droits de propriété intellectuelle qui appartiennent au titulaire du droit d’auteur sur le programme, à condition que cette modification ne soit pas exonérée d’autorisation conformément à la directive [sur la protection juridique des programmes d’ordinateur].
• Le fondement juridique de l’action que le titulaire des droits d’auteur sur un programme informatique peut exercer contre le titulaire de la licence, pour cause de violation des facultés propres du titulaire des droits, est de nature contractuelle lorsque le contrat de licence réserve ces facultés au titulaire du programme, conformément à l’article 5 paragraphe 1, de la directive [sur la protection juridique des programmes d’ordinateur].

Des facultés réservées au titulaire
• Il appartient au législateur national de déterminer, en respectant les dispositions de la directive [IPRED] et les principes d’équivalence et d’effectivité, les modalités procédurales nécessaires à la protection des droits d’auteur sur le programme d’ordinateur en cas de violation de ces derniers, lorsque cette violation implique simultanément une violation de ces droits et un manquement contractuel. » Ainsi, selon l’avocat général de la CJUE, si le manquement reproché au licencié consiste dans le non-respect d’une clause contractuelle par laquelle le titulaire s’est expressément réservé l’exclusivité de certaines des facultés énumérées dans la directive concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur, « la qualification juridique du différend serait uniquement contractuelle » et il n’y aurait alors pas de place pour la contrefaçon. En revanche, la modification du code source d’un programme d’ordinateur effectuée en violation d’un contrat de licence se situe en dehors de la réserve des facultés énumérées dans cette directive. Elle implique une décompilation (afin de reconstituer le code source du logiciel), qui ne figure pas parmi les facultés précitées et qui n’est permise qu’à des fins d’interopérabilité, sous réserve de certaines conditions (8).
Aussi, selon l’avocat général, un tel manquement « pourrait être qualifié, simultanément, de manquement contractuel et de violation du devoir général du respect du droit d’auteur selon les contours définis par la loi […]. Dans ce cas de figure, le principe de non-cumul serait applicable ». Par application de la règle de non-cumul – et sous-réserve de la conformité de cette règle avec le droit de l’Union européenne (en particulier la directive IPRED) ce qu’il appartiendra à la juridiction de renvoi de dire, le fondement de l’action du titulaire serait alors de nature contractuelle.

Parallèle avec l’affaire « Orange »
En attendant l’arrêt de la CJUE sur cette question, un parallèle peut être fait avec une autre affaire récente. Le contentieux impliquant des licences de logiciel libre est suffisamment rare(lire ci-dessous une autre affaire « Free » de 2008) pour que l’on s’attarde sur un jugement du TGI de Paris du 21 juin 2019 rendu dans une affaire opposant l’éditeur de logiciel libre Entr’ouvert aux sociétés Orange et Orange Applications for Business (10). L’opérateur télécoms avait répondu à un appel d’offres de l’Agence pour le gouvernement de l’administration électronique (ADAE) en vue de la conception et de la réalisation d’un portail informatique, en proposant un outil interfacé avec la bibliothèque logicielle Lasso éditée par la société Entr’ouvert sous licence libre GNU GPL version 2. Estimant que la mise à disposition par Orange de cette bibliothèque à son client ne respectait pas les articles 1 et 2 de cette licence libre, la société Entr’ouvert a fait procéder à une saisie-contrefaçon au siège d’Orange puis l’a assigné en contrefaçon de droit d’auteur devant le TGI de Paris. En substance, elle reprochait à l’opérateur télécoms une déclaration d’utilisation de la version 0.6.3 de la licence litigieuse – alors qu’il aurait également employé la version 2.2.90, ainsi que l’indication prétendument trompeuse à l’ADAE de ce que la bibliothèque serait un module autonome.

Non-cumul de responsabilité
Orange et sa filiale Orange Application for Business (cette dernière étant intervenue volontairement à l’instance) soulevaient pour leur part l’irrecevabilité de l’action intentée au motif que le litige relèverait de la responsabilité contractuelle et non pas de la contrefaçon. L’opérateur télécoms a été suivi en cela par le TGI. En effet, après avoir rappelé – à l’instar de l’avocat de la CJUE dans l’affaire « Free » – que « la violation des droits réservés de l’auteur [listés à l’article L.122-6 du code de la propriété intellectuelle] est sanctionnée par la contrefaçon » et que « les modalités particulières d’usage pour permettre l’utilisation du logiciel conformément à sa destination, par [le licencié] sont aménagées, selon l’alinéa 2 de l’article L122-6-1 du code de la propriété intellectuelle, par contrat entre les parties », le TGI a finalement considéré « que la société Entr’ouvert poursuit en réalité la réparation d’un dommage généré par l’inexécution par les sociétés défenderesses d’obligations résultant de la licence et non pas la violation d’une obligation extérieure au contrat de licence ». En application du principe de non-cumul de responsabilité, nous dit le jugement, « seul le fondement de la responsabilité contractuelle est susceptible d’être invoqué par la demanderesse, qui doit donc être déclarée irrecevable en son action en contrefaçon et en ses prétentions accessoires ». L’affaire rebondira peut-être devant la Cour d’appel de Paris… @

ZOOM

Il y a dix ans, Free était déjà accusé de contrefaçon – sur sa Freebox
La licence libre GNU GPL Version 2 (GNU signifiant « GNU’s Not UNIX » et GPL « General Public License ») avait déjà été au cœur il y a dix ans d’une précédente affaire de contrefaçon portée devant le TGI de Paris : l’affaire « Free/ Welte, Andersen et Landley » qui avait défrayé la chronique à l’époque. En 2008, les auteurs de deux logiciels libres (Iptables et BusyBox) avaient assigné Free en contrefaçon de leurs droits d’auteur devant le TGI de Paris. Ils reprochaient à l’opérateur télécoms l’utilisation, dans la Freebox, des deux logiciels litigieux sans permettre l’accès à leurs codes sources, en méconnaissance des termes de cette licence GNU GPL Version 2 (https:// lc.cx/Assign2008). Free s’était alors défendue en expliquant que le terminal n’était pas vendu mais simplement prêté, ce qui l’exonérait — selon son fondateur Xavier Niel — de toute obligation de divulgation dudit code source. Un accord avait finalement été conclu en juillet 2011 entre les parties mettant fin au procès (https:// lc.cx/FSF-Free2011). Cet accord prévoyait notamment le libre accès aux codes sources des logiciels libres utilisés dans les Freebox. Compte-tenu de cette issue amiable, le TGI n’avait pas eu à se prononcer sur la recevabilité de l’action en contrefaçon des demandeurs pour non-respect des termes de la licence GNU GPL Version 2. Huit ans après, l’occasion lui en a été donnée dans le cadre d’une affaire visant cette fois-ci l’opérateur Orange. @