Divisée face aux Gafam, la presse française ne favorise pas la transparence sur les droits voisins

Carine Fouteau, nouvelle présidente et directrice de la publication Mediapart, pointe la non transparence de Google sur les sommes dues au titre des droits voisins de la presse. Mais elle s’en prend aussi « aux médias qui ont fait le choix du chacun pour soi en signant des accord individuels ».

C’est le premier coup de gueule de Carine Fouteau (photo), cette journaliste qui a succédé en mars 2024 à Edwy Plenel à la présidence de la Société éditrice de Mediapart. La nouvelle directrice de la publication de Mediapart a dénoncé fin avril « l’opacité des Gafam » en général et « l’absence de transparence » de Google en particulier. Le média d’investigation reproche notamment « les clauses de confidentialité imposées par Google » dans le cadre de l’accord que ce dernier a signé en octobre 2023 avec la Société des droits voisins de la presse (DVP).

L’Autorité de la concurrence a déjà sévi
Ce premier « accord majeur » de la Société DVP avec Google porte sur l’exploitation des contenus de presse par Google Actualités, Google Search et Google Discover sur la période allant d’octobre 2019 à décembre 2022. Le montant total ainsi collecté – pour le compte des 305 éditeurs (dont Edition Multimédi@) et agences de presse membres de cet organisme de gestion collective – n’a pas été divulgué. Et pour cause, Google impose à la Société DVP des clauses de confidentialité qui l’empêche de publier l’enveloppe globale obtenue dans le cadre de cet accord contractuel. La nouvelle patronne de Mediapart (1), dont la société éditrice est membre du conseil d’administration de la Société DVP, pointe ce défaut de transparence. Les sommes correspondantes à cette première période ont été versées en mars aux éditeurs membres, tandis que le média fondé par Edwy Plenel a décidé de ne pas encaisser la « substantielle somme » lui revenant. « La rétribution ne retourne pour autant pas à l’envoyeur (Google) : elle reste en réserve dans l’organisme de gestion collective, en attendant que le voile sur les chiffres soit levé », a précisé Carine Fouteau sur le site d’investigation.

Le Monde en France, El País en Espagne, Die Welt en Allemagne : OpenAI séduit la presse au cas par cas

OpenAI a réussi à convaincre de grands titres de presse en Europe – Le Monde, El País et Die Welt – et, aux Etats-Unis, l’agence de presse AP et l’American Journalism Project pour que son IA générative ChatGPT soit plus au fait de l’actualité dans des langues différentes. Le New York Times, lui, a préféré un procès.

Le directeur des opérations d’OpenAI, Brad Lightcap (photo), n’est pas peu fier d’avoir décroché des accords pluriannuels avec les grands quotidiens européens Le Monde en France, El País en Espagne et Die Welt en Allemagne. « En partenariat avec Le Monde et Prisa Media [éditeur d’El País], notre objectif est de permettre aux utilisateurs de ChatGPT du monde entier de se connecter à l’actualité de façon interactive et pertinente », s’est-il félicité le 13 mars dernier lors de l’annonce des deux accords noués pour plusieurs années avec respectivement le groupe français Le Monde pour son quotidien éponyme et le groupe espagnol Prisa Media pour son quotidien El País, de même que pour son quotidien économique et financier Cinco Días et son site d’actualités El Huffpost (1). Trois mois auparavant, ce même Brad Lightcap annonçait un premier partenariat avec le groupe allemand Axel Springer pour son quotidien Die Welt, et son tabloïd Bild, ainsi que pour ses sites d’information Politico (édition européenne) et Business Insider (économie et finances). « Ce partenariat avec Axel Springer aidera à offrir aux gens de nouvelles façons d’accéder à du contenu de qualité, en temps réel, grâce à nos outils d’IA. Nous sommes profondément engagés à nous assurer que les éditeurs et les créateurs du monde entier bénéficient de la technologie avancée de l’IA et de nouveaux modèles de revenus », avait alors assuré le directeur des opérations d’OpenAI (2).

ChatGPT, polyglotte et informé : merci la presse
Ces « partenariats mondiaux d’information » permettent à ChatGPT d’européaniser un peu plus ses capacités d’informer en mettant à contribution trois premiers quotidiens du Vieux Continent, de trois langues différentes (français, espagnol et allemand). Et ce, après avoir largement entraîné en anglais ses grands modèles de langage « Generative Pre-trained Transformer » (GPT, GPT-2, GPT-3 et l’actuel GPT-4, en attendant GPT-5 en cours de développement). Avant les groupes européens Le Monde, Prisa Media et Axel Springer, OpenAI avait conclu aux Etats-Unis deux partenariats signés en juillets 2023 avec respectivement l’agence de presse américaine Associated Press (AP) et l’association de soutien à l’information locale American Journalism Project (AJP).

Sur fond de plainte du New York Times
« Nous sommes impatients d’apprendre d’AP [et de savoir] comment nos modèles d’IA peuvent avoir un impact positif sur l’industrie de l’information. L’accès à ses archives de textes factuels de haute qualité, aideront à améliorer les capacités et l’utilité des systèmes d’OpenAI », avait alors dit Brad Lightcap, lors de l’annonce le 13 juillet 2023 du partenariat avec l’agence de presse américaine (3). Depuis près d’une décennie, AP utilise la technologie de l’IA pour automatiser certaines tâches routinières et libérer les journalistes pour faire des reportages plus fouillés. Elle va même jusqu’à publier des dépêches automatisées prévisualisant et récapitulant certains événements sportifs, élargissant ainsi son offre de contenu.
Cinq jours après, le 18 juillet 2023, OpenAI nouait un premier accord journalistique avec cette fois l’American Journalism Project (AJP). Pour l’occasion, ce n’est pas Brad Lightcap qui avait fait une déclaration mais le cofondateur PDG d’OpenAI Sam Altman lui-même : « Nous sommes fiers de soutenir la mission de l’AJP consistant à renforcer notre démocratie en reconstruisant le secteur de l’information locale du pays. Cette collaboration souligne notre conviction que l’IA doit profiter à tous et être utilisée comme un outil pour améliorer le travail. Nous sommes impatients […] d’explorer les façons dont la technologie de l’IA peut renforcer le travail du journalisme local », avait-il expliqué (4). La société californienne (basée à San Francisco) a versé un crédit de 5 millions de dollars à cette association à but non lucratif soutenant l’information locale aux Etats-Unis pour aider des éditeurs et agences de presse locaux « à évaluer et à déployer les technologies émergentes d’IA au sein de leurs organisations », ainsi qu’« à développer des outils qui pourraient [les] aider ».
Par ailleurs, le 8 août 2023, OpenAI a versé 395.000 dollars pour la « Ethics and Journalism Initiative » de l’institut de journalisme Arthur L. Carter Journalism de l’Université de New York (5). La licorne OpenAI, cornaquée par Microsoft qui en est devenu actionnaire et investisseur à hauteur de 13 milliards de dollars, veut ainsi montrer patte blanche vis-à-vis des médias du monde entier avec son robot textuel présenté comme un partenaire du journalisme et respectueux du droit d’auteur. Et ce, au moment où GPT-4 est accusé de pirater les journaux – et, comme l’a montré le 6 mars dernier la société d’évaluation Patronus AI, les livres (6) – pour s’entraîner et apprendre automatiquement. Le New York Times, lui, n’a pas souhaité signer un accord « ChatGPT », préférant croiser le fer judiciaire en portant plainte le 27 décembre 2023 contre OpenAI devant le tribunal de New York. « Microsoft et OpenAI utilisent illégalement le travail du Times [le New York Times, ndlr] pour créer des produits d’intelligence artificielle qui lui font concurrence et menacent la capacité du Times à fournir ce service. Leurs outils d’IA générative (GenAI) reposent sur des grands modèles de langage (LLM, ou Large Language Model) qui ont été créés en copiant et en utilisant des millions d’articles de presse protégés par le droit d’auteur du Times, des enquêtes approfondies, des articles d’opinion, des critiques, des guides pratiques, etc », a dénoncé The New York Times Company dans sa plainte de 69 pages (7). Et d’accuser Microsoft et OpenAI d’avoir opéré un piratage d’ampleur sur son quotidien de référence : « Bien que Microsoft et OpenAI aient effectué des copies à grande échelle à partir de nombreuses sources, ils ont accordé une importance particulière au contenu du Times lors de la construction de leurs LLM, révélant une préférence qui reconnaît la valeur de ses œuvres. Grâce au Bing Chat de Microsoft (récemment rebaptisé Copilot) et au ChatGPT d’OpenAI, ces derniers cherchent à profiter de l’investissement massif du Times dans son journalisme en l’utilisant pour créer des produits de substitution sans autorisation ni paiement ».
OpenAI s’est inscrit en faut contre les allégations du New York Times, en assurant « travaill[er] dur dans [son] processus de conception technologique pour soutenir les organisations de presse ». Le labo-start-up de Sam Altman a aussi indiqué avoir discuté avec « des dizaines de personnes » (8), dont la News Media Alliance (exNewspaper Association of America) qui a « applaudi » le procès intenté par le NYT (9).

« Source significative de revenus » (Le Monde)
Malgré ses approches au cas par cas avec la presse et ses premiers accords de partenariat, OpenAI n’échappera pas – à l’instar de Google et Facebook en leur temps – à rendre des comptes devant la justice. La presse, le livre ou encore le cinéma hésitent entre accord et procès. En Europe, Le Monde, El País et Die Welt ont préféré signer avec « ChatGPT » plutôt que de trouver un accord-cadre collectif via, par exemple en France, l’Alliance de la presse d’information générale (Apig). Le groupe Le Monde se dit satisfait de cet accord qui, selon ses dirigeants Louis Dreyfus et Jérôme Fenoglio (10), a « l’avantage de consolider [son] modèle économique en apportant une source significative de revenus supplémentaires ». @

Charles de Laubier

L’après-Edwy Plenel a déjà commencé pour le site de presse d’investigation Mediapart lancé en 2008

Fabrice Arfi, journaliste d’investigation reconnu de Mediapart et parfois surnommé « fils spirituel » voire « frère d’armes » d’Edwy Plenel, succèdera-t-il à ce dernier ? Le cofondateur du site de presse en ligne cède le 14 mars 2024 la présidence de l’entreprise qu’il a fondée il y a 16 ans.

S’il y a bien un journaliste de la rédaction de Mediapart qui aurait toute la légitimité pour succéder à Edwy Plenel (photo de gauche), président cofondateur du site de presse d’investigation lancé le 16 mars 2008, c’est bien Fabrice Arfi (photo de droite). Ayant intégré l’équipe dès le début, il est même qualifié de « fils spirituel » ou « frère d’armes » d’Edwy Plenel, tant pour avoir été tout de suite à ses côtés au service « Enquête » de Mediapart que pour avoir affronté les difficultés en révélant des affaires qui ont fait date (Bettencourt, Karachi, SarkozyKadhafi ou encore Cahuzac). Des révélations, certaines affaires d’Etat, qui sont devenues la marque de fabrique de ce journal en ligne par abonnement. Un modèle.

Fabrice Arfi, un successeur de fait
Bien sûr, rien ne dit – à l’heure où nous mettons sous presse – que Fabrice Arfi succèdera à Edwy Plenel, lequel a tenu à ne pas révéler le nom de son successeur ou de sa successeure en annonçant – le 12 février dans l’émission « Affaires Sensibles » de France Inter (1) – qu’il passera la main le 14 mars. C’est ce jour-là que l’on connaîtra le nom du nouveau patron de Mediapart. L’ancien directeur de la rédaction du quotidien Le Monde (où il a travaillé durant vingt-cinq ans de 1980 jusqu’à sa démission en septembre 2005) continuera cependant d’écrire pour Mediapart qu’il quitte comme patron de presse à 71 ans – alors qu’il espérait partir « avant [ses] 70 ans » (2).
C’est en novembre 2007, il y a plus de 16 ans, qu’il avait présenté une sorte de version bêta de son site de média « participatif » et payant sur Internet. Le coup s’envoi du site d’investigation sera donné quatre mois après, grâce au succès d’une campagne d’appel à contributions et à abonnements. C’est à ce moment-là, en mars 2008, que Fabrice Arfi rejoint Mediapart, au pôle « Enquête » dont il sera nommé par la suite co-responsable (3). Edwy Plenel loue son travail de journaliste d’investigation, allant jusqu’à dénoncer – dans un blog daté du 28 septembre 2023 – les menaces de mort qui ont pu être proférées contre Fabrice Arfi par un des principaux protagonistes français dans le dossier de « l’immense et sanglante escroquerie internationale aux quotas carbone », sur lequel ce dernier enquête seul depuis 2016. Il en a même tiré un livre, « D’argent et de sang » (Seuil, 2018), dont l’adaptation en série télévisuelle est sortie en octobre dernier sur Canal+. « C’est la première fois que Mediapart est ainsi la cible de milieux du grand banditisme », a alerté publiquement Edwy Plenel. « Notre inquiétude est d’autant plus vive, a souligné le cofondateur de Mediapart, que nous avons appris fortuitement les risques encourus par Fabrice Arfi sans en avoir été alertés formellement par des autorités judiciaires ou policières. Et elle est accrue par le fait que ce silence s’ajoute à d’autres manifestations d’indifférence peu rassurantes ». L’avocat de Mediapart, Emmanuel Tordjman, a donc été mandaté pour signaler à la procureure de la République de Paris, Laure Beccuau, « les graves menaces visant Fabrice Arfi et de lui demander des explications sur la faible attention portée jusqu’ici aux menaces de plus en plus fréquentes dont font l’objet Mediapart et son équipe » (4). Fabrice Arfi (41 ans) nommé président de Mediapart serait à la fois une reconnaissance et une protection pour celui qui a pris des risques journalistiques depuis plus de quinze ans. Journaliste à Lyon Figaro (1999-2004) et à 20 Minutes (2004- 2005), il a été cofondateur de l’hebdomadaire Tribune de Lyon (2005-2007) et collaborateur de l’AFP, du Monde, de Libération, du Parisien/Aujourd’hui en France et du Canard enchaîné. Par ailleurs, il est l’un des six journalistes français membres du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), ainsi que l’auteur de nombreux livres (5) et coauteur de la BD « Sarkozy-Kadhafi, des billets et des bombes », aux éditions Delcourt (6).
A moins qu’Edwy Plenel ne choisisse le prochain président de Mediapart parmi les trois autres cofondateurs journalistes (Laurent Mauduit, François Bonnet ou Gérard Desportes), ou bien parmi des profils plus gestionnaires du journal en ligne comme Cécile Sourd, directrice générale de la « Société éditrice de Mediapart » depuis un an, où elle a remplacé la cofondatrice Marie-Hélène Smiéjan.

Un média indépendant et rentable
Edwy Plenel s’en va en laissant un média indépendant protégé par le Fonds pour une presse libre (FPL (7)), et, depuis 2011 (sauf 2014), rentable grâce à ses 220.000 abonnés payants (plus de 200 000 depuis quatre ans). Pour l’heure, le chiffre d’affaires annuel de la société éditrice de Mediapart dépasse les 20 millions d’euros depuis 2021 (21,2 millions d’euros en 2022), et son résultat net est positif (2,5 millions d’euros en 2022). Ses effectifs n’ont cessé de progresser, à près de 140 salariés fin 2022, y compris les pigistes recalculés en équivalent temps plein (8). @

Charles de Laubier

L’affiliation publicitaire croît, notamment grâce à la presse pratiquant le « content-to-commerce »

Les articles de presse publicitaires sont de plus en plus nombreux sur les sites de presse en ligne (Le Figaro, Le Parisien, Le Point, 20 Minutes, Ouest-France, …) grâce aux liens d’affiliation. C’est une pratique éditoriale de vente en ligne en plein boom. Les journaux prennent des airs de boutiques.

Cette pratique marketing de plus en plus courante, qui consiste pour un éditeur de site web – presse en ligne en tête – de publier des articles qui promeuvent – en échange d’une commission perçue par lui sur les ventes générées par son intermédiaire – des produits ou des services. Lorsque le lecteur de cet article de presse – sans forcément d’ailleurs savoir qu’il s’agit d’un contenu éditorial de type publirédactionnel pour telle ou telle marque – clique sur le lien d’affiliation et va jusqu’à acheter le bien (souvent en promotion alléchante), le journal perçoit des royalties commerciales.

Près de 4 % du marché de l’e-pub
En France, de nombreux médias – et parmi les grands titres de presse (Le Figaro, Le Parisien, Le Point, 20 Minutes, Ouest-France, Le Monde, …) ou de l’audiovisuel (Europe 1, …) – se sont entichés de cette nouvelle forme de publicité éditoriale, quitte à rependre à l’identique l’habillage des articles écrits par leur rédaction de journalistes. A ceci près qu’il est parfois indiqué dans les articles d’affiliation la mention, par exemple, « La rédaction du Figaro n’a pas participé à la réalisation de cet article » ou « La rédaction du Parisien n’a pas participé à la réalisation de cet article ».
Les médias ne sont pas les seuls à pratiquer l’affiliation publicitaire, mais ils sont en première ligne étant donné leurs fortes audiences susceptibles de générer du « CPA ». Ce « coût par action » (Cost Per Action) est à l’affiliation ce que le « coût pour mille » (Cost Per Thousand) est au nombre de 1.000 « impressions » (affichages) d’une publicité mise en ligne, ou au « coût par clic » (Cost Per Click) lorsque le lecteur va cliquer sur une annonce publicitaire. Les prestataires d’affiliation se sont multipliés ces dernières années, notamment en France où l’on en compte de nombreux tels que : Awin, CJ Affiliate, Companeo, Effinity, Kwanko, Rakuten, TimeOne, Tradedoubler ou encore Tradetracker. En 2023, le marché français de l’affiliation publicitaire a bondi de 7,1 % sur un an pour atteindre 367,4 millions d’euros de chiffre d’affaires (voir tableau page suivante). Ce sont les chiffres de l’Observatoire de l’e-pub publiés le 6 février, avec l’Union des entreprises de conseil et d’achat médias (Udecam), par le Syndicat des régies Internet (SRI), dirigé par Hélène Chartier (photo). L’affiliation pèse donc tout de même près de 4 % (3,95 % précisément) du marché total de la publicité digitale en France, lequel atteint en 2023 un peu plus de 9,3 milliards d’euros. Les professionnels du secteur sont pour la plupart réunis au sein du Collectif pour les acteurs du marketing digital (CPA), syndicat français qui fédère les acteurs du « marketing digital à la performance » créé en 2008. Le CPA représente un chiffre d’affaires global de 600 millions d’euros et 10.000 emplois.
De plus en plus de médias y trouvent leur compte. Face à la baisse des recettes publicitaires sur leurs supports traditionnels, notamment dans leurs éditions imprimées, des éditeurs de journaux optent pour ce « content commerce » (ou content-to-commerce). De nombreux titres de presse, même parmi les plus prestigieux, s’y mettent. Il ne s’agit plus là de mesurer le nombre de lecteurs de leurs articles habituels écrits pas leurs journalistes, mais de « calculer un revenu généré par page » et donc par article publicitaire ou promotionnel.
L’éditeur devenu e-commerçant peut, lorsque le CPA se vérifie, toucher une commission sur le prix de vente aux consommateur-lecteur allant, d’après Affilizz, plateforme de gestion d’affiliation pour les médias (start-up incubée par le Média Lab de TF1), de 2 % pour un produit hightech (smartphones, téléviseurs, montres connectées, etc) à 15 % pour les produits de luxe ou de cosmétiques (1). Certains médias, notamment de grands quotidiens, peuvent ainsi générer sur l’année quelques millions d’euros. Le taux de conversion de ces articles d’affiliation soumis au CPA se situent en moyenne autour des 3 % à 5 %, là où la publicité digitale classique (bannière ou display) atteint à peine 1 %.

Google News : 4,1 millions de lecteurs/mois
Pour optimiser leurs recettes « CPA », les médias concernés ont créé des rubriques en ligne d’articles dédiées telles que « Le Figaro Services », « Ouest-France Shopping », « Europe 1 l’équipe Shopping », « 20 Minutes Guide d’achat/Bon plan » ou encore « Le Point Services ». Contrairement aux articles payants des journalistes de leurs rédactions, ces articles d’affiliation vantant des produits ou des services sont accessibles gratuitement sur le site de presse en ligne (2). Ces contenus éditoriaux publicitaires et/ou promotionnels pullulent notamment sur les agrégateurs d’actualités – au premier rang desquels Google Actualités (3), comme l’a relevé Edition Multimédi@ (4). Une même campagne d’affiliation pour tel ou tel produit peut même y apparaître sous différents titres de presse auxquels le lecteur de Google News a accès via le lien « couverture complète de cet événement », comme n’importe quelle autre actualité ainsi regroupée. Et cela peut rapporter gros, dans la mesure où le numéro un des agrégateurs d’actualités est consulté par plus de 4 millions d’utilisateurs par mois – 4,17 millions mensuels en 2023, indique Google – pour un total chaque mois pour les éditeurs de médias référencés de plus de 3,8 milliards d’affichages de résultats et 194 millions de clics vers leurs sites de presse en ligne (5).

« La rédaction n’a pas participé à cet article »
Pas grand-chose cependant ne distingue ces publirédactionnels des autres articles de la rédaction des journalistes (même logo du titre de presse, même éditorialisation du texte, mêmes typos et titrailles, …). Pour le lecteur habitué du journal en question, il peut ne pas se douter que l’article au titre accrocheur est en fait commercial et rémunérateur pour l’éditeur.
A ceci près qu’au détour de la mise en page de cet article, le lecteur ou le consommateur (c’est selon) peut tomber sur la mention précisant que « la rédaction n’a pas participé à la réalisation de cet article ». Certains éditeurs en disent plus à la fin de l’article d’affiliation comme Le Figaro : « Contenu conçu et proposé par Le Figaro Services. La rédaction du Figaro n’a pas participé à la réalisation de cet article. Les prix mentionnés dans cet article le sont à titre indicatif. Lorsque vous achetez via nos liens de vente, nous pouvons percevoir une commission d’affiliation », précise le quotidien du groupe Dassault (6). Ou comme Le Parisien : « La rédaction du Parisien n’a pas participé à la réalisation de cet article. Certains liens sont trackés et peuvent générer une commission pour Le Parisien. Les prix sont mentionnés à titre indicatif et sont susceptibles d’évoluer », averti le quotidien du groupe LVMH (7). Contacté par Edition Multimédi@ sur les règles applicables dans Google Actualités – Google News que dirige mondialement Richard Gingras (photo ci-contre) – au regard de ces articles sponsorisés et/ou soumis à CPA, Google nous a répondu ceci : « Nous n’autorisons pas de contenu dans Google Actualités ou “À la une” qui dissimule ou déforme le caractère sponsorisé de ce contenu. Les articles qui apparaissent dans Google Actualités doit respecter les règles de Google en matière d’actualités ».
Et le géant du Net de nous renvoyer à son règlement où l’on peut lire une mise en garde des éditeurs à propos de leurs annonces et contenus sponsorisés : « La publicité et d’autres contenus promotionnels rémunérés sur vos pages ne doivent pas occuper plus d’espace que vos contenus d’actualités. Nous n’autorisons pas les contenus qui dissimulent la nature du contenu sponsorisé ou qui le font passer pour du contenu éditorial indépendant. Tout sponsoring (y compris, mais sans s’y limiter, un intérêt en tant que propriétaire ou société affiliée, une rémunération ou un soutien matériel) doit être clairement indiqué aux lecteurs. Le sujet du contenu sponsorisé ne doit pas être axé sur le sponsor sans que cela soit explicitement signalé » (8).
Si un site web d’un titre de presse enfreint ses règles, Google « se réserve le droit d’examiner le contenu et supprimer des URL individuelles [liens vers l’article hébergé sur le site de l’éditeur, ndlr] afin qu’elles n’apparaissent pas dans Google Actualités ». Le site web, dont l’actualité sponsorisée a été déréférencée, doit alors corriger son contenu pour qu’il puisse apparaître à nouveau dans la recherche et les actualités. Une chose est sûre : les « médias commerçants » ont le vent en poupe, au risque de ternir leur image dans un mélange de genres éditorial. @

Charles De Laubier

Tout en restant hyperlocal face aux GAFAM, Ouest-France veut devenir un média national

Toujours premier quotidien papier en France, Ouest-France – qui fêtera ses 80 ans l’an prochain – est aussi la première plateforme numérique média. Son indépendance est assurée depuis 33 ans, mais ses défis à relever se multiplient : maintenir sa rentabilité, se développer au niveau national, faire face aux GAFAM et à l’IA. « On est confronté à la pression du marché. Après les GAFAM qui se sont mis dans notre nid par la stratégie du coucou, il y a l’IA. Comment tracer [identifier, ndlr] ce qui est produit par de l’intelligence artificielle ? Comment relever le défi du droit d’auteur qui va être un chantier majeur. Il y a aussi un défi de la vitesse : l’IA va accélérer la machine. Avec les réseaux sociaux, on a eu une industrialisation de la distribution. Avec l’IA, on va avoir une industrialisation des contenus », a expliqué David Guiraud (photo) devant l’Association des journalistes médias (AJM) le 5 octobre dernier à Paris. Depuis près de dix ans, il est président du conseil de surveillance de la société Ouest-France, et a été élu en 2020 président de l’Association pour le soutien des principes de la démocratie humaniste (ASPDH), laquelle contrôle la holding Sipa (Société d’investissements participations) – communément appelée Sipa Ouest-France. « On se retrouve déjà avec un flot de contenus et face à une concurrence énorme. Par exemple, le projet “Autonews” (1) propose avec de l’IA de générer rapidement un journal sur mesure selon différentes options (actualités, tons d’écritures, images, …). Le risque est que l’on soit pris dans cet sorte de tsunami qui nous empêche de faire notre travail », s’inquiète celui qui a dirigé les groupes Le Monde (2008-2011) et Les Echos (1994-2008). L’ASPDH, l’antidote aux « médias anti-sociaux » David Guiraud (68 ans) va même plus loin dans son diagnostic : « La tension est très forte dans notre métier face à ce que j’appelle les médias anti-sociaux que sont les plateformes – Facebook et autres – qui créent cette dépendance addictive et qui ont hacké le cerveau des gens. Faut lire l’”Apocalypse cognitive” (2) : on comprend ce qui se passe ; c’est ça le sujet. A l’ASPDH, on réfléchit à comment continuer à faire un journal profitable, de qualité, face à ce monde là ». Cela commence par la charte d’Ouest-France où le groupe demande à chacun de ses 1.000 journalistes, dont 702 (équivalent temps plein) au quotidien Ouest-France de « dire sans nuire, montrer sans choquer, témoigner sans agresser, dénoncer sans condamner ». « Ce qui est à l’inverse de ce que les GAFAM nous poussent à faire en mettant des titres chocs qui aboutissent à une fatigue informationnelle et une déconnexion. Lorsqu’un journaliste est embauché à Ouest-France, on lui demande de signer la charte », précise David Guiraud (3). Ouest-France se renforce à Paris et bientôt à Bruxelles Présent à ses côtés devant l’AJM, François-Xavier Lefranc (photo ci-contre) – officiellement président depuis le 7 octobre du directoire de la société Ouest-France (vaisseau amiral de la holding Sipa) et directeur de la publication du quotidien régional – formule aussi des griefs envers les géants du Net : « La grande réussite des GAFAM est de nous avoir fait perdre confiance en nous. Alors que c’est hypermoderne le territoire », a-t-il assuré. Il s’en est pris aussi au système médiatique français très parisien et jacobin : « Ce qui m’a toujours insupporté, a confié François-Xavier Lefranc, c’est l’histoire de la PQN (4) et de la PQR (5) qui laissait entendre que les vrais et grands journaux étaient à Paris et donc nationaux, et que tous les autres étaient… – souvent dit avec [condescendance, ndlr].Et il faut se battre contre ça. […] Cette phrase “La presse nationale ne sait pas tout mais dit ce qu’elle sait et la presse locale sait tout mais ne dit rien” est scandaleuse ». OuestFrance assure prouver le contraire, le quotidien régional étant toujours – avec ses 610.000 tirages papier par numéro en moyenne, selon l’APCM (ex-OJD) – l’incontesté premier quotidien en France, loin devant Le Monde (482.754) et Le Figaro (354.163). « Bien qu’en baisse [- 2,52 % sur un an, ndlr], le papier n’est pas déjà mort et garde un rôle important. Le print (6) pèse encore plus de 83 % de notre chiffre d’affaires [sur 317 millions d’euros en 2022 pour le seul quotidien, ndlr] et nous sommes la première plateforme numérique française en audience. Le pari est quand même compliqué », a indiqué François-Xavier Lefranc (« FXL »). Sipa possède cinq quotidiens imprimés : Ouest-France, PresseOcéan, Le Maine Libre, Le Courrier de l’Ouest (7) et La Presse de la Manche. Le groupe a réalisé 560 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2022, en dégageant une marge brute d’exploitation de 30 millions d’euros. Le paradoxe de Ouest-France, comme pour la plupart des médias, est que son avenir dépend des GAFAM, lesquels contribuent massivement à son audience numérique – générée sur les moteurs de recherche, les réseaux sociaux et les agrégateurs d’actualités (8). Sur Google News, Edition Multimédi@ a d’ailleurs constaté que Ouest-France publie non seulement des articles de sa rédaction mais aussi – sous sa rubrique « Ouest-France Shopping » – des articles publicitaires auxquels « la rédaction n’a pas participé » (9). Grâce en grande partie aux GAFAM, Ouest-france.fr peut ainsi se targuer d’être la première plateforme numérique en France avec 150,1 millions de visites (fixes et mobiles) au mois de septembre, selon l’APCM. Et ce, devant Leboncoin, Franceinfo, Le Figaro, BFMTV, et Le Monde. Comme 75 % de cette audience en ligne se fait hors de l’Ouest, cela propulse Ouest-France au niveau national. « Notre identité est en train de changer, confirme FXL. OuestFrance reste un journal régional, de territoires, mais l’on sera bientôt davantage lu par des gens situés hors de l’Ouest. Nous nous développons sur les questions de maritime, de climat, d’alimentation, de santé, d’économie du numérique, et d’Europe où nous devons faire plus. Je rêve que l’on ait une rédaction à Bruxelles. A terme, il le faudra. Nous venons de renforcer notre rédaction de Paris avec Cyril Petit ». Cet ancien du Journal du Dimanche(JDD) a été nommé en mai « rédacteur en chef délégué chargé du développement éditorial national de Ouest-France ». De là à ce que Ouest-France concurrence Le Monde, Le Figaro ou Le Parisien à l’échelon national, il n’y a qu’un pas. Cyril Petit a pour mission de positionner encore plus Ouest-France comme « un média incontournable au niveau national », avec aussi un traitement européen et international renforcé. « De Paris, on se rend rapidement auprès des institutions européennes. Et Outre-mer, nous avons des correspondants dans chaque territoire ultramarin où nous doublerons notre force en 2024, y compris à Mayotte », annonce FXL. Le groupe Ouest-France a déjà une dimension nationale avec deux sites web nationaux gratuits : Actu.fr, qui s’appuie sur les 90 hebdomadaires de Publi hebdos, filiale de Sipa et premier éditeur de la presse hebdomadaire française. « C’est une filiale très profitable, se félicite David Guiraud. Elle a créé Actu.fr qui cartonne, avec une audience qui est dans le “Top 10” des audiences numériques de la presse ». Selon l’APCM, tout médias confondus, Actu.fr est en effet en 10e position du classement des plateformes en ligne en France avec 100,2 millions de visites en septembre. 20minutes.fr, qui est édité par 20 Minutes France, société détenue à parts égales (50 %) par Sipa et par Rossel, groupe de presse belge éditeur des quotidiens Le Soir et La Voix du Nord. « C’est un laboratoire très intéressant pour nous. 20 minutes est très puissant, notamment auprès des jeunes, se félicite David Guiraud. 20minutes.fr affiche 81,1 millions de visites en septembre au compteur « APCM », soit la 12e positions, dépassé par… Actu.fr. Objectif : pourquoi pas les 300.000 abonnés numériques « Comment faire du gratuit, comme 20 Minutes, qui ne soit de la recherche du clic à tout prix : la voie est étroite, convient David Guiraud. Sur le numérique, on va continuer à mettre le paquet pour qu’il y ait un engagement du lecteur pour le prix payé. Sinon, la valeur perçue disparaît comme sur les sites gratuits. Je suis d’ailleurs opposé à être présent sur les kiosques numériques, à part ePresse (10) ». Et FXL d’abonder : « Notre modèle économique, c’est l’abonnement, pas l’audience ». Ouest-France totalise à ce jour 240.000 abonnés numériques toutes formules confondues, dont près de 55.000 à la version numérique du journal (11). Mais pour la direction, ce n’est « pas suffisant ». Et FXL d’ajouter : « C’est une bataille de long terme. L’objectif, c’est 300.000, 400.000 voire 500.000 abonnés numériques ». @

Charles de Laubier