A 170 ans, la Sacem n’a jamais été aussi fragilisée mais compte rebondir grâce aux droits d’auteur du numérique

Une nouvelle ère plus « streaming », « data », « blockchain » et même « métavers » ou « NFT » s’ouvre à la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem). Cécile Rap-Veber, première femme à sa tête en 170 ans, devra aussi sortir de son déficit chronique cet organisme historique de la gestion collective.

Pour ses 170 ans, la Sacem n’est pas près de partir à la retraite ni de battre en retraite. Pourtant, la chute de ses recettes au cours de 2020 et 2021, années sévèrement impactées par les fermetures des lieux publics diffusant de la musique (salles de concert, festivals, discothèques, cafés, bars à ambiance musicale, magasins, salles de cinémas, hôtels, kermesses, …), met en péril cette société privée à but non lucratif créée en 1851.
Sa santé financière était cependant déjà vacillante avant la pandémie de coronavirus, puisque la Sacem est déficitaire depuis trois années consécutives – quand bien même n’a-t-elle pas vocation à dégager des bénéfices ni à verser des dividendes à des actionnaires. Rien que pour l’année 2020, la « perte » s’est creusée de plus de 800 % sur un an, à près de 33 millions d’euros, ce que la société de gestion collective des droits musicaux appelle « l’insuffisance de prélèvements ». Mais ce n’est pas ce déficit-là (32,7 millions précisément) sur lequel la maison ronde de l’avenue Charles-de-Gaulle à Neuillysur- Seine a communiqué l’an dernier, mais sur un « un résultat de gestion négatif » de 26,8 millions d’euros, montant repris par les médias. La différence non négligeable vient de la « réserve positive de 5,9 millions d’euros à fin 2019 » qui a permis de parvenir à un solde négatif moindre en fin d’exercice 2020.

330 millions d’euros versés par les plateformes numériques en 2021
Cette « insuffisance de prélèvements » représente alors un pourcentage de 12 % des charges de la Sacem (1). Du jamais vu en 170 ans, d’autant que ses statuts prévoient que « le compte de gestion ne peut connaître (…) de déficit supérieur à 5 % du total des charges brutes ». Comme pour l’année 2020, la société de gestion collective des droits musicaux a dû décider, lors de son assemblée générale de juin dernier, d’y déroger aussi pour l’année 2021, dont l’ampleur du déficit n’est pas encore connue. « La crise a accentué la fragilisation de vos métiers et de vos revenus. Vous le savez, l’année 2022 restera une année difficile, puisque les droits d’auteur sont par nature versés en décalé et que nous subirons les pertes liées à l’absence de vraie reprise en 2021 », a déjà prévenu Cécile Rap-Veber (photo de Une), nouvelle directrice générale-gérante de la Sacem, en s’adressant fin décembre aux 182.520 membres en France et à l’international (dont 175.750 auteurs, compositeurs, créateurs et 6.770 éditeurs), dans le magazine des sociétaires. La Sacem, organisée sur le modèle d’une coopérative, collecte et répartit les droits d’auteur qu’elle considère comme le « salaire » des musiciens : si l’année 2019 du « monde d’avant » affichait une collecte totale de plus de 1,1 milliard d’euros, l’exercice suivant a accusé le coup des fermetures pour s’en tenir à 988,5 millions d’euros, soit une chute de près de 12 %.

Le « online » : 35 % de la collecte de la Sacem en 2021
Ce « repli historique » – dixit l’ex-directeur général-gérant Jean-Noël Tronc (photo ci-dessous) dans son rapport de 2020 – touche durement toutes les sources de prélèvement avec pour chacune un recul à deux chiffres en pourcentage (danse, spectacles, sonorisation et autres). Toutes ? Non. Le « online » est le segment, tel que désigné par la Sacem, où la collecte continue de progresser : + 26 % en 2020 à plus de 291,1 millions d’euros, et, d’après Cécile Rap-Veber, les versements dus par les services numériques en ligne à la Sacem ont continué à croître fortement l’an dernier malgré un contexte inchangé pour les autres contributeurs : « Nous estimons ainsi à plus de 330 millions d’euros les droits d’auteur collectés sur les plateformes cette année. La part du online représentera 35 % des revenus de la Sacem en 2021 [contre 29,4 % en 2020 et 21 % en 2019, ndlr], alors qu’elle n’était que de 6 % il y a cinq ans », a-t-elle révélé aux sociétaires. Par temps de crise sanitaire conjuguée au déficit financier chronique, le numérique – streaming et vidéo à la demande en tête – permet à la Sacem de compenser partiellement la baisse des autres droits, à défaut de faire bonne figure.
« Cette croissance soutenue résulte à la fois de renégociations et nouveaux contrats (Facebook, Amazon Unlimited), de la croissance des revenus et de régularisations », avait indiqué l’an dernier la Sacem lors de la présentation de ses comptes. Cécile Rap-Veber, surnommée parfois « CRV », a mené ces négociations avec les GAFA et les grandes plateformes de streaming musical que sont Spotify (accord en 2008), YouTube, Apple Music, Amazon Music Unlimited, Facebook (en 2018), SoundCloud, Deezer, mais aussi Netflix (en 2014), Amazon Prime Video (en 2019) et Twitch (en 2020). Les accords dits de « licensing multiterritoriaux » se sont multipliés pour tenter de « capter la valeur des droits de ses membres ». Historiquement, le premier contrat signé par la Sacem remonte à… 1999, avec FranceMP3.com (le pionnier oublié, disparu aujourd’hui, de « la musique du Net » et considéré comme « l’ancêtre français d’iTunes »). CRV est aussi l’initiatrice en 2016 de l’application Urights développée avec IBM dans le cadre d’un contrat de dix ans (courant jusqu’en 2027). Présenté aujourd’hui comme « la première plateforme mondiale de traitement des exploitations d’oeuvres en ligne », cet outil de gestion Big Data des droits numériques a remplacé progressivement l’application Selol jusqu’alors utilisée pour le suivi des droits online (et dépréciée en conséquence dans les comptes de la Sacem). Hébergé dans le cloud du géant américain de l’informatique (« Big Blue » pour les anciens) – n’en déplaise aux souverainistes français du numérique –, Urights a le bras long car il permet l’identification des droits liés aux oeuvres exploitées en ligne, partout dans le monde, à l’aide d’un « tracking » des ventes sur les services de streaming et de téléchargement de musiques. Et boosté à l’intelligence artificielle et au machine learning, Urights apprend vite. La « vieille dame » de 170 ans prend ainsi des airs de start-up géante du Big Data d’envergure internationale, capable de Business Intelligence. A savoir : analyser et présenter des quantités massives de données collectées et en croissance exponentielle, provenant des plateformes de streaming et des autres sociétés de gestion collective dans le monde. « Nous sommes en mesure de traiter plusieurs trilliards d’actes de streaming à l’année », a assuré Cécile Rap-Veber, qui est entrée à la Sacem en 2013 comme directrice des licences. La question de l’évolution de la rémunération des artistes se pose d’ailleurs : fautil inciter les plateformes de streaming à passer du « market centric » (royalties calculées au prorata des écoutes totales) au « user centric » (rémunération en fonction des écoutes individuelles des abonnés) ? La Sacem devra y répondre dans le cadre d’une mission du CSPLA (2) et du CNM (3) sur ce sujet sensible (4), dont la remise du rapport est, selon les informations de Edition Multimédi@, attendu pour juillet prochain (5).
Pionnière mondiale dans l’industrie musicale, de par son répertoire d’œuvre qui est le deuxième au monde après l’équivalent anglo-américain, la Sacem va profiter de cette plateforme Urights pour s’ouvrir à la gestion des droits des contenus audiovisuels et à d’autres types de droits (6) comme ceux la presse en venant en soutien de la société Droits voisin de la presse (DVP) créée fin octobre 2021 et présidée par Jean-Marie Cavada. Le «m» de Sacem ne rime plus seulement avec « musique » mais de plus en plus avec «multimédia ».

« CRV », avocate, ex-Universal Music et technophile
La vieille dame (la Sacem, pas Cécile Rap-Veber, 51 ans) se met en ordre de bataille pour aller chercher les droits d’auteurs jusque dans les tout nouveaux écosystèmes numériques, nouvelles sources de revenus. « Nous allons également renforcer nos investissements technologiques, créer les conditions pour que la Sacem et ses membres s’emparent des innovations telles que les NFT [utilisés par exemple par le rappeur Booba conseillé par CRV, ndlr] ou la blockchain (7), et puissent saisir les nouvelles opportunités que peut créer le métavers », a indiqué aux sociétaires celle qui fut durant treize ans (2000-2013) directrice juridique puis développement de la major Universal Music. Début novembre, la maison ronde de Neuilly sur Seine s’est dotée d’un conseil pour la stratégie et l’innovation (CSI) – « parrainé » par Jean-Michel Jarre. @

Charles de Laubier

Création d’une œuvre ou d’une invention par une IA : la justice commence à faire bouger les lignes

C’est un peu le paradoxe de l’oeuf et de la poule : qui est apparu le premier ? Dans le cas d’une création ou d’une invention par une intelligence artificielle, qui est l’auteur : la personne humaine ou la technologie créatrice ? Cette question existentielle commence à trouver des réponses, en justice.

Par Boriana Guimberteau (photo), avocatE associéE, cabinet Stephenson Harwood

L’intelligence artificielle (IA) fait l’objet de développements exponentiels dans des domaines aussi variés que les voitures autonomes (et les données générées par celle-ci), la rédaction d’articles ou la création de musiques. Au-delà de la compréhension de son fonctionnement, l’intelligence artificielle soulève la question de la paternité et de la titularité des œuvres créées ou des inventions générées par elle.

Vers un « Artificial Intelligence Act »
Avant d’explorer plus en amont cette question, il convient de fournir une définition de l’intelligence artificielle. Selon l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), l’intelligence artificielle désigne une branche de l’informatique qui a pour objet de concevoir des machines et des systèmes à même d’accomplir des tâches faisant appel à l’intelligence humaine, avec un intervention humaine limitée ou nulle. Cette notion équivaut généralement à l’intelligence artificielle spécialisée, c’est-à-dire aux techniques et applications programmées pour exécuter des tâches individuelles. L’apprentissage automatique (machine learning) et l’apprentissage profond (deep learning) font tous deux parties des applications de l’intelligence artificielle (1).
L’IA peut ainsi produire différents résultats dont certains pourraient être qualifiés de créations ou d’inventions, les premières protégeables par le droit d’auteur et les secondes par le droit des brevets d’invention. La question est alors de savoir qui sera titulaire des créations ou des inventions générées par l’IA, et si l’IA pourrait être qualifiée d’auteur ou d’inventeur par le droit positif français.
En matière de droit d’auteur tout d’abord, de nombreux auteurs se sont penchés sur la question de savoir si l’intelligence artificielle pouvait bénéficier de la qualité d’auteur. La majorité d’entre eux reconnaissent la conception personnaliste et humaniste du droit français qui considère comme auteur la personne qui crée une œuvre. Par définition, un fait créatif est un fait matériellement imputable à une personne humaine. Cette conception s’impose également par le seul critère d’admission à la protection des œuvres de l’esprit qu’est l’originalité, laquelle se caractérise par l’empreinte de la personnalité de l’auteur (2). Eu égard à la personne de l’auteur, le professeur Christophe Caron a pu affirmer que « le duo formé par la notion de création et de personne physique est indissociable » et donc que « le créateur est forcément une personne physique ». Si la définition de l’auteur est absente du code de propriété intellectuelle (CPI), on y retrouve néanmoins diverses références : « Est dite de collaboration l’œuvre à la création de laquelle ont concouru plusieurs personnes physiques » (3) ; « Ont la qualité d’auteur d’une œuvre audiovisuelle la ou les personnes physiques qui réalisent la création intellectuelle de cette œuvre » (4). Dans le cadre de l’œuvre radiophonique, « ont la qualité d’auteur d’une œuvre radiophonique la ou les personnes physiques qui assurent la création intellectuelle de cette œuvre » (5). La seule exception à la naissance ab initio du droit d’auteur sur la tête d’une personne physique : l’œuvre collective (6).
De plus, la nécessité d’une intervention consciente de l’homme implique qu’un animal ou une machine ne peuvent être considérés comme auteurs. L’intelligence artificielle ne peut alors être qu’un outil de création supplémentaire.

Les ayants droits cherchent à monétiser les UGC, ces contenus créatifs générés par les internautes

Les « User-Generated Content » (UGC) sont en plein boom, que cela soit dans la création musicale, la production audiovisuelle ou les jeux vidéo et l’e-sport. En Europe, la directive « Copyright » consacre ces contenus générés par les internautes. Les détenteurs des droits d’auteur lorgnent ce potentiel.

« Personne ne peut nier que le contenu généré par les utilisateurs (UGC) a eu un impact sociétal énorme. Nous nous connectons, communiquons et réseautons avec d’autres utilisateurs d’UGC. Cela a créé une communauté de créateurs florissante comprenant des musiciens, des producteurs de contenu, des joueurs, des influenceurs et plus encore », s’enthousiasme Vance Ikezoye (photo), le PDG fondateur d’Audible Magic, spécialiste de la reconnaissance de contenus, dans son introduction du rapport intitulé « La montée en puissance de l’UGC », réalisé par Midia Research et publié en octobre.

Copyright et filtrage : la France veut peser dans les réunions « Article 17 » de la Commission européenne

Le 17 mai marquera le premier anniversaire de la publication au Journal Officiel européen de la directive « Droit d’auteur et droits voisins dans le marché unique numérique ». Son article 17, toujours controversé sur le filtrage des contenus, fait l’objet de négociations pilotées par la Commission européenne.

Après le confinement, la septième « réunion de dialogue avec les parties prenantes » – consacrée comme les six précédentes au controversé article 17 de la nouvelle directive européenne « Droit d’auteur » – va pouvoir se tenir à Bruxelles. Ces « stakeholder dialogue » (1) sont organisés par la Commission européenne depuis l’automne dernier pour parvenir à un accord sur « les meilleures pratiques », afin que cette dernière puisse émettre d’ici la fin de l’année des orientations (guidance) sur l’application cet épineux article 17.

En Europe : les 5 ans du marché unique numérique

En fait. Le 6 mai, il y a 5 ans, le marché unique numérique – Digital Single Market (DSM) – était lancé par la Commission européenne, dont l’ancien président Jean-Claude Juncker avait fait l’une de ses priorités. Entre mai 2010 et mai 2020, des e-frontières sont tombées et des silos ont été cassés.

En clair. C’est Jean-Claude Juncker – alors au début de son mandat de président de la Commission européenne – qui avait fixé l’objectif ambitieux du marché unique numérique au sein des Vingt-huit (aujourd’hui Vingt-sept) : « Nous devons tirer un bien meilleur parti (…) des technologies numériques qui ne connaissent aucune frontière. Pour cela, nous devrons avoir le courage de briser les barrières nationales en matière de réglementation des télécommunications, de droit d’auteur et de protection des données, ainsi qu’en matière de gestion des ondes radio et d’application du droit de la concurrence », avait-il prévenu dans sa communication du 6 mai 2010 sur « la stratégie pour un marché unique numérique en Europe » (1).
Le Luxembourgeois l’avait aussi exprimé mot pour mot dans chacune des lettres de mission remises aux deux principaux commissaires européennes concernés de l’époque, Andrus Ansip et Günther Oettinger (2). Ce projet de Digital Single Market (DSM) avait été conçu un an auparavant – sous la présidence de José Manuel Barroso – par la commissaire européenne qui était chargée de la Société de l’information et des Médias, Viviane Reding, avec son homologue à la Concurrence, Neelie Kroes, devenue par la suite vice-présidente, en charge de la Société numérique. Le 19 mai 2010, l’exécutif européen publiait son plan d’action quinquennal (2010-2015) pour une « stratégie numérique », dont les deux premières mesures consistaient à créer un « marché unique numérique » et à réformer « le droit d’auteur et les droits voisins » (3). Ce programme s’inscrivait dans le cadre la stratégie « Europe 2020 » (4) lancée en mars 2010 en remplacement de celle de Lisbonne. Les mondes de la culture et de leurs ayants-droits – particulièrement en France – se sont arc-boutés sur leur « exception culturelle ».
Finalement, en 2020, nous y sommes : outre la fin des frais d’itinérance de roaming mobile en 2017, l’Europe s’est dotée : en 2019 d’une directive sur le droit d’auteur « dans le marché unique numérique » (5), en 2018 d’une directive sur les « services de médias audiovisuel » (SMAd), en 2018 aussi d’un règlement mettant fin au géo-blocage (hors audiovisuel), en 2017 d’un règlement sur « la portabilité transfrontalière des services de contenu en ligne » (audiovisuel compris), sans oublier le RGPD (6) applicable depuis deux ans maintenant. Prochaine étape sensible : le DSA, Digital Services Act (7). @