Piratage : l’amende de 350 € vraiment écartée ?

En fait. Le 13 juillet, à l’Assemblée nationale, se tiendra la deuxième séance publique sur le projet de loi « Régulation et protection de l’accès aux œuvres culturelles à l’ère numérique ». Une commission mixte paritaire présentera son rapport. Le Sénat renoncera-t-il définitivement à l’amende de 350 euros pour piratage ?

En clair. Le 23 juin dernier, l’Assemblée nationale a adopté le projet de loi sur « la régulation et la protection de l’accès aux œuvres culturelles à l’ère numérique » (1). Ce texte, qui a remplacé en bien plus modeste la grande réforme de l’audiovisuel voulue initialement par Emmanuel Macron pour son quinquennat, fait de la lutte contre le piratage en ligne une priorité. Cependant, les industries culturelles restent sur leur faim car l’une des dispositions adoptées sous leur impulsion par le Sénat – l’amende transactionnelle de 350 euros pour un(e) internaute reconnu(e) coupable de piratage sur Internet (1.050 euros pour une personne morale) – a été retirée par les députés en commission.
Cette « transaction pénale » aurait été proposée à l’auteur de l’infraction et de la « négligence caractérisée » (défaut de sécurisation de son accès Internet dont il est responsable) par la future Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom, alias Hadopi-CSA). Ne croyant plus à l’efficacité de la réponse graduée, les organisations professionnelles des industries culturelles, de l’audiovisuel et de la création (Sacem, SACD, Alpa, Scam, SEVN, Snac, UPC, …) en avaient rêvée (2). La droite sénatoriale, emmenée par le rapporteur du projet de loi Jean-Raymond Hugonet (LR), l’a fait en faisant adopter début mai un amendement (3) introduisant cette « amende transaction-nelle » qui donne la main à l’Arcom au lieu d’en passer par une décision judicaire. Selon ses motifs, « plus de 85 % des saisines du procureur ne donnent lieu à aucune poursuite ». La députée Aurore Bergé (LREM) avait soutenu avec les ayants droits cette disposition en 2020 lorsqu’elle était rapporteure du projet de loi (abandonné) sur la réforme de l’audiovisuel.
Mais le 9 juin, des députés – côté LREM (4) et côté LFI (5) – ont retiré cette transaction pénale de l’arsenal « anti-piratage », donnant satisfaction à la ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, qui préfère la réponse graduée à cette amende pénale. Dans la foulée, cette suppression de l’amende transactionnelle coupait l’herbe sous le pieds de députés LR qui, eux, voulaient augmenter la sanction pécuniaire de 350 à 500 euros pour une personne physique, et de 1.050 à 2.500 euros pour une personne morale (6). Mais sortie par la porte, cette disposition peut-elle revenir par la fenêtre d’ici le 13 juillet ? @

La loi Hadopi se retrouve partiellement censurée

En fait. Le 20 mai, le Conseil constitutionnel a « censuré des dispositions organisant l’accès de la Hadopi à tous documents, dont des données de connexion des internautes » (1). « Cette décision ne change rien pour nous », assure l’Hadopi à EM@. La Quadrature du Net avait, elle, crié trop vite : « Hadopi est vaincue ».

En clair. « La décision du Conseil constitutionnel ne change rien pour le fonctionnement de l’Hadopi et de sa réponse graduée ; elle nous conforte même dans notre action et notre façon d’obtenir des fournisseurs d’accès à Internet (FAI) l’identité, l’adresse postale, l’adresse électronique et les coordonnées téléphoniques de l’abonné dont l’accès a été utilisé à des fins de piratage », indique l’Hadopi à Edition Multimédi@. Les membres de la commission de protection des droits (CPD), bras armé de la réponse graduée de l’Hadopi, et ses agents publics assermentés peuvent continuer à demander aux FAI – Orange, SFR, Bouygues Telecom et Free en tête – l’identification des internautes présumés pirates, dont les organisations de la musique (SCPP, Sacem/SDRM et SPPF) et du cinéma (Alpa) lui fournissent depuis dix ans maintenant les adresses IP collectées par la société nantaise Trident Media Guard (TMG). Mais en censurant le mot « notamment » dans l’article 5 de la loi « Hadopi 1 » (2), précision jugée anticonstitutionnelle, les juges du Palais-Royal ordonnent que l’Hadopi s’en tienne aux seules données personnelles que sont « l’identité, l’adresse postale, l’adresse électronique et les coordonnées téléphoniques » de l’abonné incriminé. « De toute façon, nous assure l’Hadopi, nous nous en tenions à ces seules données d’identification des internautes ». En outre, a été jugé contraire à la Constitution le pouvoir exorbitant conféré aux agents assermentés de la CPD d’« obtenir tous documents, quel qu’en soit le support, y compris les données conservées et traitées par les opérateurs de communications électroniques » . En mettant tous les documents d’identification en « open bar » (si l’on peut dire), le législateur a fait l’erreur de ne pas limiter ce « droit de communication » et de livrer des « informations nombreuses et précises » sur les internautes, « particulièrement attentatoires à leur vie privée ».
L’article L. 331-21 du code de la propriété intellectuelle (introduit par l’article 5 de la loi « Hadopi 1 ») est donc censuré sur sa partie illégale (3) au regard de la jurisprudence. Là encore, l’Hadopi ne s’estime pas im-pactée : « Nous n’utilisions pas cette possibilité d’obtenir tous documents ». Son président, Denis Rapone, doit communiquer ce lundi. Après avoir crié un peu trop vite « Hadopi est vaincue » (4), La Quadrature du Net a, elle, rectifié le tir en « Hadopi, une victoire de façade ? » (5). @

Réforme audiovisuelle : la lutte contre le piratage sur Internet en France fait sa mue législative

Dix ans après le lancement de la « réponse graduée » instaurée par les lois « Hadopi », la lutte contre le piratage sur Internet cherche un second souffle auprès du législateur. Dans le cadre du projet de loi sur la réforme de l’audiovisuel se dessine un nouvel arsenal contre les sites web pirates.

Le projet de loi sur « la communication audiovisuelle et la souveraineté culturelle à l’ère numérique » a été passé au crible début mars par la commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale, sous la houlette de la rapporteure générale Aurore Bergé (photo). Les députés devaient en débattre du 31 mars au 10 avril, mais les premières séances publiques ont été annulées pour cause d’urgences législatives face au coronavirus (1). Au-delà de la réforme de l’audiovisuel, c’est la lutte contre le piratage qui prend le tournant du streaming.

4 missions « anti-piratage » de l’Arcom
L’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique – la future Arcom, issue de la fusion de l’Hadopi et du CSA – se voit notamment attribuer quatre missions en vue de renforcer la lutte contre la contrefaçon sur Internet :
• « Une mission de protection des œuvres et des objets auxquels sont attachés un droit d’auteur ou un droit voisin et des droits d’exploitation audiovisuelle prévus à l’article L. 333-1 du code du sport (2), à l’égard des atteintes aux droits d’auteurs et aux droits voisins commises sur les réseaux de communications électroniques utilisés pour la fourniture de services de communication au public en ligne. Elle mène en outre des actions de sensibilisation, notamment auprès des publics scolaires » (3).
Sur ce dernier point, il est prévu que l’Arcom fasse la promotion du respect des droits d’auteur et des droits voisins sur Internet et qu’elle informe le public sur les dangers des pratiques illicites en ligne. Pour cela, ont ajouté les rapporteures Aurore Bergé et Sophie Mette dans un amendement, l’Arcom met à cette fin, en milieu scolaire, des ressources et des outils pédagogiques à la disposition de la communauté éducative (4).
• « Une mission d’encouragement au développement de l’offre légale et d’observation de l’utilisation licite et illicite sur les réseaux de communications électroniques utilisés pour la fourniture de services de communication au public en ligne de ces œuvres et objets ». Il est en outre prévu que « l’Arcom développe des outils visant à renforcer la visibilité et le référencement de l’offre légale auprès du public », car, constatent les députées Aurore Bergé (LREM) et Sophie Mette (Modem) dans un autre de leurs amendements, des services illicites sont régulièrement présents, notamment en première page des résultats de recherche, là où la future Arcom veillera à l’amélioration du référencement des offres légales pour que celles-ci apparaissent en tête des résultats des moteurs de recherche (5).
• « Une mission de régulation et de veille dans le domaine des mesures techniques de protection et d’identification des œuvres et des objets protégés par un droit d’auteur ou par un droit voisin ».
• « Une mission de prévention et d’information auprès de tous les publics, notamment des plus jeunes, sur les risques et les conséquences du piratage d’œuvres protégées par le droit d’auteur et de contenus sportifs ». Pour remplir ses quatre missions, l’Arcom sera tenue d’adopter des recommandations, des guides de bonnes pratiques, des modèles et clauses types ainsi que des codes de conduite. Ces mesures ont pour but de « favoriser, d’une part, l’information du public sur l’existence des moyens de sécurisation [de leur accès à Internet, ndlr] et, d’autre part, la signature d’accords volontaires susceptibles de contribuer à remédier aux atteintes, y compris financières, au droit d’auteur et aux droits voisins ou aux droits d’exploitation audiovisuelle (…) ». C’est le député (LR) Jean- Jacques Gaultier qui a obtenu par un amendement en commission de rajouter « y compris financières », en justifiant notamment que l’Arcom devra être en mesure, selon lui, de connaître des pratiques de certains éditeurs de services de communication qui, par exemple, peuvent arrêter de payer la rémunération des auteurs collectée par les organismes de gestions collectives, pour contraindre celles-ci à admettre leur seul point de vue financier. Cette précision vise en particulier Google qui refuse toujours de payer pour les liens hypertextes vers des articles qui apparaissent dans les résultats de recherches, sur Google Actualités, malgré l’entrée en vigueur en juillet 2019 de la loi instaurant ce droit voisin pour la presse (6).

Internaute : l’amende sans juge rejetée
Et ce, indépendamment du fait que le géant du Net négocie actuellement avec des médias (Le Monde, Le Figaro, Ouest- France, Le Parisien, Les Echos, …) pour trouver le moyen de financer l’information « premium ». L’Autorité de la concurrence a d’ailleurs prévu de rendre une décision dans cette affaire de « droits voisins » qui oppose Google et la presse (7). Alors que la « réponse graduée » de l’actuelle Hadopi relève plus de la force de dissuasion que de la répression (des millions de recommandations et d’avertissements pour in fine quelques centaines de sanctions pénales devant le juge), l’instauration d’une amende prononcée par l’Arcom était demandée par les industries culturelles et les ayants droits. « Il faut aller plus loin en permettant de rétablir une réponse graduée véritablement efficace. C’est tout le sens de la proposition de transaction pénale que nous soutenons : une sanction simple, après deux rappels à la loi, pour réaffirmer que le piratage est un vol que le pays de l’exception culturelle ne peut tolérer plus longtemps », avaient plaidé le 28 février vingt-six organisations professionnelles : l’Alpa, la SACD, l’ARP, la Ficam, la Sacem, la Scam, l’UPC, le SEVN, ou encore la Guilde française des scénaristes (8).

Sport versus IPTV illicite et sites miroirs
La députée des Yvelines, Aurore Bergé, a soutenu le même jour en commission à l’Assemblée nationale – mais contre l’avis du gouvernement, alors qu’elle est pourtant LREM – un amendement pour cette « transaction pénale » (9) que la future Arcom aurait eu le pouvoir de conclure avec l’internaute présumé pirate, et sans passer par le juge. Mais elle s’était heurtée le 26 février au ministre de la Culture, Franck Riester, défavorable : « Le gouvernement souhaite (…) doter l’Arcom de nouveaux outils (…), a-t-il dit : dispositif de lutte contre les sites miroirs, dispositif de lutte contre le piratage des événements sportifs en ligne, liste noire des sites contrevenants pour sensibiliser les intermédiaires. (…) Mais nous ne voulons pas les durcir à l’excès en mettant en place un système de transaction pénale, par exemple ».
Pour lutter cette fois contre la retransmission illicite des manifestations et compétitions sportives, le nouvel arsenal consiste à permettre au « titulaire de droit » (droit d’exploitation audiovisuelle, droit voisin d’une entreprise de communication audiovisuelle, droit acquis à titre exclusif par contrat ou accord d’exploitation audiovisuelle, …) de saisir – en procédure accélérée au fond ou en référé – le président du tribunal judiciaire pour obtenir « toutes mesures proportionnées » destinée à prévenir ou à faire cesser ce piratage « sportif ». Il s’agit d’empêcher rapidement la pratique, entre autres, du live streaming illégal de chaînes payantes, appelé « IPTV illicite », ainsi que de lutter contre les sites miroirs contrevenants. Outre les titulaires de droit, une ligue sportive professionnelle ou une société de communication audiovisuelle peuvent saisir le juge. « Le président du tribunal judiciaire peut notamment ordonner, au besoin sous astreinte, la mise en œuvre, pour chacune des journées figurant au calendrier officiel de la compétition ou de la manifestation sportive, dans la limite d’une durée de 12 mois, de toutes mesures proportionnées, telles que des mesures de blocage, de retrait ou de déréférencement, propres à empêcher l’accès à partir du territoire français, à tout service de communication au public en ligne identifié ou qui n’a pas été identifié à la date de ladite ordonnance diffusant illicitement la compétition ou manifestation sportive, (…) sans autorisation », prévoir le projet de loi audiovisuel.
Pour la mise en œuvre de l’ordonnance du juge, l’Arcom aura le pourvoir d’exiger de « toute personne susceptible de contribuer » à ce piratage de retransmission sportives d’empêcher – par le blocage, le déréférencement ou encore le retrait – l’accès aux services en ligne qui reprendrait tout ou partie du contenu jugé illicite. Ainsi, l’amendement du député (LREM) Eric Bothorel a tenu à ce que le blocage ou le retrait d’un contenu miroir ne puisse pas être uniquement demandé aux fournisseurs d’accès à Internet (FAI), aux moteurs de recherche (Google, Bing, Qwant, …), aux registrars de nom de domaine, ou aux annuaires en ligne. « Les hébergeurs mais également les fournisseurs de services de navigation sur Internet peuvent aussi jouer un rôle clé en la matière. Il importe que ces acteurs entrent également dans le champ des personnes mobilisables par l’Arcom », a-t-il justifié dans son amendement (10) adopté en commission afin de ne pas s’en tenir à une liste limitative de « contributeurs » dans la lutte contre le piratage des retransmission sportives.
Malgré leur responsabilité limitée, qui est plus que jamais contestée par les ayants droit, les hébergeurs ou les intermédiaires techniques se verraient donc dans l’obligation de retirer des contenus illicites qui leur seraient signalés (notice and take down), mais aussi d’empêcher leur réapparition sur les sites web pirates (notice and stay down). Ce dispositif s’inspire du système de blocage et de retrait de contenus pédopornographiques et terroristes, tel que supervisé par l’OCLCTIC. « Les fournisseurs d’accès ne disposent que d’une compétence de blocage d’une des voies d’accès au contenu, qui peut être contournée par des technologies telles que le VPN. Par ailleurs, les fournisseurs d’accès ne peuvent bloquer un site que dans son intégralité, ce qui peut se révéler disproportionné dans certains cas », ajoute un autre amendement (11).

Des agents « Arcom » déguisés en pirates
Des agents « habilités et assermentés » de l’Arcom pourront – « sans en être tenus pénalement responsables » (sic) – échanger en ligne « sous un pseudonyme » avec des présumés pirates, copier sur Internet des œuvres ou objets protégés par le droit d’auteur, tout en accumulant « des éléments de preuve sur ces services [pirates] » à consigner dans un procès-verbal. Mais le texte de loi précise tout de même qu’« à peine de nullité, ces actes ne peuvent avoir pour effet d’inciter autrui à commettre une infraction »… @

Charles de Laubier

La loi Hadopi – dont fut rapporteur l’actuel ministre de la Culture, Franck Riester – fête ses dix ans

Cela fait une décennie que la loi Hadopi du 12 juin 2009 a été promulguée – mais sans son volet pénal, censuré par le Conseil constitutionnel, qui sera rectifié et promulgué quatre mois plus tard. Franck Riester en fut le rapporteur à l’Assemblée nationale. Jamais une loi et une autorité n’auront été autant encensées que maudites.

Alors que le conseiller d’Etat Jean-Yves Ollier doit rendre au ministre de la Culture Franck Riester (photo), qui l’a missionné, son rapport de réflexion sur « l’organisation de la régulation » – fusion Hadopi-CSA ? – dans la perspective de la future loi sur l’audiovisuel, la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi) fête ses dix ans. Car il y a en effet une décennie que la loi du 12 juin 2009 « favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet » a porté cette autorité publique sur les fonts baptismaux. Cette loi, dite « Création et Internet » – ou loi « Hadopi » – a donc modifié le code de la propriété intellectuelle (CPI) pour remplacer l’ARMT (1) par l’actuelle Hadopi. Car, face à la montée du piratage sur Internet boosté par les réseaux de partage décentralisés peer-to-peer, le président de la République de l’époque – Nicolas Sarkozy – rêvait d’instaurer des radars automatiques sur Internet en s’inspirant des radars routiers qu’il avait lui-même décidé lorsqu’il était ministre l’Intérieur. Autant ces derniers, installés au nom de la sécurité routière, n’ont jamais fait l’objet d’aucun débat parlementaire (2), autant le dispositif d’infraction dans la lutte contre le piratage sur Internet a âprement été discuté au Parlement.

La tentation de Sarkozy pour des radars du Net
Comme la loi dite DADVSI (3) de 2006 ne prévoyait pas de sanction en cas de piratage, Nicolas Sarkozy, tout juste élu président de la République en mai 2007, et sa ministre de la Culture et de la Communication de l’époque, Christine Albanel, ont entrepris d’y remédier, poussés par les industries culturelles – au premier rang desquelles la musique. C’est ainsi qu’ils ont confié dès juillet 2007 à Denis Olivennes, alors PDG
de la Fnac, une « mission de lutte contre le téléchargement illicite et le développement des offres légales d’œuvres musicales, audiovisuelles et cinématographiques ». Quatre mois et quatre-vingts auditions plus tard, son rapport (4) fut remis à Nicolas Sarkozy et aboutira aux accords dits « Olivennes », « pour le développement et la protection des œuvres et des programmes culturels sur les nouveaux réseaux », appelés aussi
« accords de l’Elysée » car signés justement au Château en présence du chef de l’Etat le 23 novembre 2007.

La censure du Conseil constitutionnel
Les fournisseurs d’accès Internet (FAI) – à savoir France Télécom (devenu Orange), Iliad (maison mère de Free), Neuf Cegetel et Numéricâble (devenus SFR, aujourd’hui groupe Altice), etc. – s’étaient alors engagés auprès des ayants droit et des pouvoirs publics à « expériment[er] des technologies de filtrage des réseaux disponibles (…) et
à les déployer si les résultats s’avèr[ai]ent probants et la généralisation techniquement et financièrement réaliste » (5). Quant aux plateformes d’hébergement et de partage de contenus sur Internet, autrement dit les Google, YouTube et autres Dailymotion, ils ont promis de « généraliser à court terme les techniques efficaces de reconnaissance de contenus et de filtrage » (par empreinte numérique). Très réticents à généraliser le filtrage sur leur réseau, ce qu’exigeaient d’eux les industries culturelles, les FAI feront tout pour ne pas y donner suite. Et les plateformes numériques, elles, rappelleront que le filtrage généralisé contrevient aux directives européennes « E-commerce » de 2000 et « DADVSI » de 2001.
Nicolas Sarkozy, lui, voulait non seulement des « radars » partout sur le Net (6), mais aussi taxer les FAI pour compenser la fin de la publicité sur la télévision publique. Cela faisait beaucoup ! Le spectre du filtrage envenimera les débats au Parlement lors des premiers pas du projet de loi « Olivennes » (encore lui), dont l’arbitre sera in fine le président de la République lui-même. Quant au député (UMP puis LR) Franck Riester, artisan et farouche défenseur de cette future loi controversée « favorisant la diffusion
et la protection de la création sur Internet », il en sera nommé rapporteur à l’Assemblée nationale. Les joutes parlementaires dureront du dépôt du texte le 18 juin 2008 jusqu’à sa version finale du 12 juin 2009, après censure du Conseil constitutionnel.
La loi renvoie les expérimentations de « reconnaissance des contenus et de filtrage »
à leur évaluation par la haute autorité nouvellement instituée par cette loi « Hadopi ». La censure constitutionnelle porta, elle, sur le volet pénal adopté le 13 mai. Le texte prévoyait alors que les sanctions pour piratage – mécanismes d’avertissement et de sanction administrative pouvant aller jusqu’à la suspension de l’accès à Internet pendant une durée d’un mois à trois mois – devaient être prononcées non pas par l’autorité judiciaire (le juge) mais par la seule Hadopi et son bras armé la commission de protection des droits (CPD) – dont Franck Riester sera membre de fin 2009 à fin 2015. Dans leur décision du 10 juin 2019, les sages du Palais-Royal ont reproché au législateur d’enfreindre la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, laquelle a gravé dans le marbre « la libre communication des pensées et des opinions » (article 11), et de « confier de tels pouvoirs (de sanctions) à une autorité administrative (qui n’est pas une juridiction) dans le but de protéger les droits des titulaires du droit d’auteur et de droits voisins » (7). Résultat : le Parlement a dû non seulement amender sa loi « Hadopi 1 » (8), d’où sa date du 12 juin 2009, mais en plus adopter une loi
« Hadopi 2 » (9) datée du 29 octobre de la même année instaurant « la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur Internet ». Franck Riester est là aussi rapporteur de ce nouveau volet pénal. Cette fois, l’Hadopi ne se voit plus confier de pouvoir de sanction mais une « réponse graduée » qui consiste à envoyer aux abonnés soupçonnés de piratage sur Internet jusqu’à trois avertissements pour « négligence caractérisée », à savoir pour manquement à l’obligation faite à tout abonné auprès d’un FAI de « veiller à ce que cet accès [à Internet] ne fasse pas l’objet d’une utilisation à des fins [de piratage] ».
L’abonné qui n’aurait pas assuré la « sécurisation de son accès à Internet » est donc condamnés par le juge pénal à des amendes pouvant aller jusqu’à 1.500 euros, voire
à la suspension de son accès à Internet pour une durée maximale d’un mois (au lieu
de deux mois à un an initialement prévu). Cette coupure de l’accès, décriée, sera finalement supprimée par décret du 9 juillet 2013 à l’initiative d’Aurélie Filippetti, farouche opposante à la loi « Hadopi » devenue ministre de la Culture et de la Communication, et de la ministre de la Justice, Christiane Taubira. La fameuse contravention de cinquième classe, dite de « négligence caractérisée », fut officiellement introduite dans le CPI par un décret d’application daté 25 juin 2010.
C’est donc avec retard (10) que l’Hadopi – pourtant installée depuis le début de cette année-là – mettra en route sa « réponse graduée » avec l’aide de la toujours très discrète société nantaise TMG (11) (*) (**).

In fine, 243 condamnations depuis 2010
Les envois d’avertissements ont commencé en septembre 2010. Depuis, l’Hadopi
a expédié plus de 11,1 millions de premiers e-mails (cumul au 31 mars 2019), suivis
de plus de 1 million de deuxième avertissement, et a transmis 3.795 dossiers à
la Justice, dont 1.318 ont donné lieu à une suite pénale – pour 243 condamnations (12). Tout ça pour ça, diront certains. Il faut dire qu’en une décennie, les usages se sont déplacés des réseaux peer-to-peer – où l’Hadopi est compétente – vers le streaming qui échappe encore à ses prérogatives. @

Charles de Laubier

La vaste réforme de l’Hadopi va pouvoir commencer

En fait. Le 17 juillet, Pauline Blassel a été nommée secrétaire générale de l’Hadopi par Denis Rapone, lui-même officialisé président le 16 juin au Journal Officiel (où son élection datée du 1er mars a été entérinée). Ce nouveau duo va préparer, avec la ministre la Culture, la nouvelle
« Hadopi ».

En clair. La Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet fêtera sans doute l’an prochain ses dix ans d’existence controversée sous une nouvelle dénomination. Son nom actuel, Hadopi, sera en effet « modifié symboliquement pour marquer l’entrée dans une nouvelle ère » (dixit la ministre de la Culture, Françoise Nyssen,
le 18 avril). Mais cette autorité publique indépendante (API) va faire l’objet d’une réforme copernicienne, qui va pouvoir débuter maintenant que sa nouvelle direction est en place : que cela soit son président Denis Rapone (élu le 1er mars et officialisé le 16 juin après en avoir été président par intérim), sa secrétaire générale Pauline Blassel (promue le 17 juillet après avoir été tour à tour secrétaire générale adjointe, secrétaire générale par intérim puis secrétaire générale déléguée), ainsi que Dominique Guirimand nommée, elle, en mai 2016 présidente de la CPD (1). Emmanuel Macron candidat avait promis de « renforcer l’action contre les sites pirates » (2) ; Emmanuel Macron président va le faire. Si la suppression de l’Hadopi envisagée sous l’ère Hollande n’est plus d’actualité sous l’ère Macron, sa modification profonde – jusqu’à son nom hérité des deux lois « Hadopi » promulguée en 2009 – est désormais un cheval de bataille de la ministre de la Culture. « Je souhaite que des “listes noires” soient établies par l’Hadopi [ce qu’elle a commencé à faire, ndlr], pour permettre aux annonceurs, aux services de paiement ou aux moteurs de recherche de connaître les sites illicites et de cesser leurs relations avec eux ; je souhaite aussi que nous ayons des moyens efficaces pour bloquer ou déréférencer les sites, et tous les sites miroirs qui se créent après la fermeture du site principal. Ce pouvoir pourrait être confié à l’Hadopi, en lien avec le juge », avait annoncé Françoise Nyssen avant le Festival de Cannes. De quoi relancer les débats animés entre ayants droits et internautes. Depuis le lancement de la « réponse graduée » le 1er octobre 2010, l’Hadopi tourne à plein régime dans la lutte contre le piratage mais sur les seuls réseaux peer-to-peer. Aux yeux des industries culturelles (musique, cinéma, audiovisuel, …), il faut changer de braquet et viser aussi le streaming qui est désormais plus utilisé que le téléchargement – quitte à blacklister et, si le projet aboutit, à mettre à l’amende les pirates. @