Les banques centrales en Europe veulent continuer à « battre monnaie », euro numérique compris

L’euro numérique pourrait être lancé avant la fin de la décennie en cours, une fois voté au Parlement européen. Depuis le 1er novembre, l’Eurosystème (BCE et banques centrales de la zone euro) est entré pour deux ans dans la phase de préparation de cette future forme numérique de la monnaie unique.

L’Eurosystème, qui regroupe la Banque centrale européenne (BCE) et les banques centrales nationales des vingt Etats membres ayant adopté l’euro, a ouvert une phase préparatoire de l’euro numérique le 1er novembre 2023 et pour une durée initiale de deux ans. « Les caractéristiques envisagées pour cet euro numérique le rendront comparable à un “billet numérique”, utilisable partout en zone euro, gratuit pour les particuliers », a assuré Denis Beau (photo de droite), premier sous-gouverneur de la Banque de France, le 16 novembre à la Maison de la Chimie à Paris.

Deux règlements « Digital € » discutés
Intervenant en ouverture des 6es Assises des Technologies financières, organisées par l’agence Aromates, il a aussi précisé que « l’euro numérique offrira, via son mécanisme hors ligne, une confidentialité comparable à celle des espèces, avec une résilience élevée, et il sera distribué via les banques et les autres prestataires de services de paiement ». L’avantveille, le 14 novembre, le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, lançait : « Je fais le pari qu’un euro numérique verra le jour dans cette décennie » (1). Sous la houlette de la BCE, l’euro numérique sera émis par les banques centrales de l’Eurosystème – autorité monétaire de la zone euro – qui entendent bien continuer à « battre monnaie » (historiquement pièces et billets) à l’ère de la dématérialisation. Ce digital euro s’inscrit dans la catégorie des monnaies numériques de banque centrale – MNBC ou, d’après leur sigle en anglais, CBDC (2) – créées dans différents pays. Les Etats ne veulent pas perdre la main ni déstabiliser leur système monétaire face à la déferlante des cryptomonnaies et de la finance décentralisée (DeFi). La Chine a déjà lancé son e-yuan (3), tandis que les Etats-Unis tentent de sauvegarder l’hégémonie du dollar (4).
Cette phase préparatoire, qui intervient au bout de deux ans d’études et du premier bilan de l’Eurosystème publié le 18 octobre (5), ne signifie pas que la décision d’émettre un euro numérique a été prise. Celle-ci ne sera arrêtée par les gouverneurs des banques centrales et l’Eurogroupe – lequel réunit les vingt ministres de l’Economie et des Finances des Etats membres de la zone euro – que lorsque le processus législatif de l’Union européenne aura abouti sur un texte voté, « au terme d’un débat démocratique qui a été ouvert par la présentation [le 28 juin 2023, ndlr] d’un projet de règlement par la Commission européenne », a ajouté Denis Beau. Selon les informations de Edition Multimédi@, les dernières discussions en date au sein du Conseil de l’Union européenne et de ses instances préparatoires ont eu lieu le 8 novembre dernier (6). La BCE y a présenté – dans un document de travail de 58 pages daté du 31 octobre (7) et signé par sa présidente Christine Lagarde (photo de gauche) – son point de vue et ses amendements. Deux règlements sont proposés par l’exécutif européen : le premier « établissant l’euro numérique » (8) et le deuxième pour « la fourniture de services en euros numériques par les prestataires de services de paiement constitués dans des Etats membres dont la monnaie n’est pas l’euro » (9). Car l’euro numérique pourra aussi être utilisé en dehors des vingt-sept pays de la zone euro, pour peu que les particuliers, les entreprises et les entités publiques amenés à payer avec ce « billet numérique » soient établis dans la zone euro (et à condition que le destinataire des fonds situé en dehors de la zone euro possède un compte en euros numériques ou qu’il utilise des paiements multidevises). Cela serait utile aux touristes qui visitent un pays n’appartenant pas à la zone euro, par exemple.
Quant aux pays situés en dehors de la zone euro ou hors de l’UE, ils auront accès à l’euro numérique « sous réserve d’un accord préalablement conclu entre l’UE et ce pays tiers et/ou d’arrangements conclus entre la BCE et les banques centrales nationales [de ces] pays tiers » (10). A l’instar de l’euro en monnaie sonnante et trébuchante (pièces) ou en billet (papier) émis par les banques centrales dites de confiance (d’où la désignation de « monnaie fiduciaire »), la future forme numérique de la monnaie unique aura elle aussi « cours légal » (11).

L’euro numérique, pas « Big Brother »
Quoi qu’il en soit, a tenu à rassurer Denis Beau lors de ces Assises des Technologies financières, « l’euro numérique ne remplacera pas les espèces ; il n’est pas un projet dangereux ni liberticide ; ce n’est pas un projet de surveillance de masse ni un “Big Brother” européen ; la banque centrale ne va pas tracer les données de paiement des particuliers ». Le paiement hors ligne pourra se faire – « pour les paiements en-deçà d’un certain seuil » – en toute confidentialité. Et contrairement aux cryptomonnaies des « blockchain », « l’euro numérique ne sera jamais une monnaie “programmable” et sera donc convertible au taux de 1 pour 1 avec les autres formes de monnaies en circulation ». @

Charles de Laubier

IA générative : le prompt engineering va révolutionner la presse en éditant des journaux sur mesure

L’ingénierie rapide – prompt engineering – s’apprête à révolutionner le monde des médias en général et de la presse en particulier. Ce processus puissant utilisé par les IA génératives va permettre à un lecteur de créer son journal sur mesure, en fonction de ses préférences et centres d’intérêt.

Attention : tsunami en vue pour la presse. Les IA génératives s’apprêtent à prendre des airs de rédacteur-en-chef et de chef d’édition. Grâce à la puissance du prompt engineering, les «ChatGPT» vont permettre potentiellement à chaque lecteur de pouvoir générer sur mesure son propre journal d’actualités en fonction de ses critères et ses thèmes préférés. De quoi court-circuiter les médias traditionnels encore attachés à l’« œuvre collective » qu’est un journal écrit par des journalistes.

Un journal personnalisé en 10 mn chrono
Lors d’un meetup organisé fin septembre par Comptoir IA, deux jeunes frères (1) ont fait frémir des dirigeants de médias traditionnels et des éditeurs de presse qui ont assisté à leurs dix minutes de démonstration. Thibaut et Pierre de La Grand’rive (photos) ont créé cet été leur société, Delos Intelligence, présentée comme une « agence de service et de conseil informatique spécialisée dans l’IA générative ». Respectivement président et directeur général, Thibaut (24 ans) et Pierre (26 ans) ont présenté leur projet qui pourrait disrupter le monde des journaux et du journalisme.
« Après le lancement de ChatGPT, nous nous sommes lancés dans le projet “Autonews”, qui s’appelait à l’origine “Newstaylor”. Il s’agit d’un journal complètement automatique. Il a fallu pour cela s’approprier l’ingénierie du prompt ou prompt engineering. Et avec cette idée que, demain, le média serait probablement individuel, individualisé. Ou en tout cas que l’on tendrait vers ça. Et demain peut-être auronsnous chacun nos propres articles en fonction de nos demandes ou de nos préférences », a expliqué Pierre de La Grand’rive. Prompt engineering, quèsaco ?C’est la méthode ou processus puissants qu’utilisent les ChatGPT, Midjourney et autres Bard pour optimiser leurs résultats produits par leurs IA génératives. Appliqué à la presse et à l’actualité, cela donne un journal sur mesure réalisé automatiquement en un temps record. « On a, avec l’IA générative, une explosion de créativité dans le cadre de ce qui est possible pour la machine. On veut aussi bouleverser par ce projet les cadres rigides des médias. On propose des articles et des formes d’articles novatrices et ambitieuses », a poursuivi celui qui est aussi directeur technique, et ingénieur IA générative. Son frère cadet, Thibaut de La Grand’rive, se présente, lui, comme directeur commercial. « Autonews va chercher 600 articles lus (sélectionnés) et en fonction des profils indiqués ; il rédige 50 articles complètement, différents à partir des mêmes actualités. Et ce, réalisé en l’espace de 10 mn, ce qui met au défi pas mal de rédactions de journaux traditionnels », a indiqué ce dernier. Pour personnaliser son journal, il suffit d’indiquer son profil et ses centres d’intérêt (politique, économie, international, culture, sport ou autres thèmes), son âge et son temps de lecture disponible (10 mn de métro ou 50 mn de voiture jusqu’à son travail).
« Vous pouvez avoir la taille d’article en fonction de ce que vous indiquez à la machine, a souligné Thibaut de La Grand’rive, avec des tons d’écriture : brief d’actualités pertinentes, ton enfantin du type “Le Petit Quotidien”, ton traditionnel du journal d’avant, ou encore ton conversation entre deux experts dans leur domaine. En résonnance, Autonews adaptera l’intégralité du contenu de votre journal en fonction de votre profil. C’est dans cette démarche que nous voulions faire le journal sur mesure ». Son frère aîné, lui, a précisé qu’un seul prompt ne suffisait pas pour traiter toute l’actualité. Il y a donc fallu créer toute une chaîne de prompts, le fameux prompt engineering. « L’IA générative va amener la machine à raisonner et inclure véritablement ce raisonnement à l’intérieur d’un code pour jouer le rôle de rédac’ chef pour sélectionner les actualités parmi les trop nombreuses par jour. Nous avons été surpris par la qualité de rédaction de ces articles », a confié Pierre de La Grand’rive.

Jacques Rosselin et David Guiraud inquiets
Présent à ce meetup, Jacques Rosselin, le fondateur de Courrier International (exploitant 800 médias sources et ayant nécessité jusqu’à 40 journalistes) leur a demandé si l’on pourrait « faire Courrier International avec une personne maintenant ? ».Réponse de Pierre, l’ingénieur IA générative : « Honnêtement, avec une personne, peut-être pas, mais tenir un journal avec quatre personnes avec un bon responsable marketing et un bon ingénieur qui font bien fonctionner leurs méninges, oui, vous pouvez vous positionner ». De son côté, devant l’Association des journalistes médias (AJM) le 5 octobre, David Guiraud – ancien dirigeant du Monde et des Echos, et actuel président de Ouest-France (2) – a indiqué avoir assisté à ce meetup : « On se retrouve déjà avec un flot de contenus et face à une concurrence énorme. Le risque est que l’on soit pris dans cette sorte de tsunami qui nous empêche de faire notre travail ». @

Charles de Laubier

Etat de la « Décennie numérique » : le premier rapport illustre l’échec européen face aux GAFAM

La Commission européenne a publié le 27 septembre son premier rapport sur l’état d’avancement de « la décennie numérique ». Le constat est sévère : « lacunes », « retard », « insuffisance », « écart d’investissement », … Les champions européens du digital se font rares, les licornes aussi.

Lors de son tout premier discours annuel sur l’état de l’Union européenne (exercice renouvelé chaque année), le 16 septembre 2020 devant les eurodéputés, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, avait déclaré qu’il était grand temps de réagir face à la domination des GAFAM et de faire des années 2020 « la décennie numérique » de l’Europe qui doit « montrer la voie à suivre dans le domaine du numérique, sinon elle sera contrainte de s’aligner sur d’autres acteurs qui fixeront ces normes pour nous ». Trois ans après, force est de constater que les acteurs américains dominent encore et toujours Internet.

Champions européens du numérique ?
Dans son premier rapport sur l’état d’avancement de « la décennie numérique » 2020-2030, présenté le 27 septembre par les commissaires européens Véra Jourová (photo de gauche), vice-présidente chargée des valeurs et de la transparence, et Thierry Breton (photo de droite), commissaire au marché intérieur, la Commission européenne n’y trouve pas son compte. Le spectre des GAFAM plane sur l’Europe numérique, même s’ils ne sont pas nommés dans ce rapport. Aucun européen n’apparaît d’ailleurs parmi les six très grands acteurs du Net (les « gatekeepers ») désignés le 6 septembre dernier par la Commission européenne (1). Les américains Alphabet (Google Search/Maps/Play/ Shopping /YouTube/Android/Chrome), Amazon (Marketplace), Apple (iOS/App Store/Safari), Meta (Instagram/Facebook/ WhatsApp/Messenger) et Microsoft (Windows/LinkedIn), ainsi que le chinois ByteDance (TikTok), devront à partir du 6 mars 2024 se conformer tous aux obligations du Digital Market Act (DMA).
Auparavant, le 25 avril dernier, la Commission européenne avait publié la liste des très grandes plateformes grand public (2) tenues de se conformer, cette fois, au Digital Services Act (DSA) : sur les dix-neuf acteurs du Net ainsi désignés, seulement deux d’entre eux émanent de l’Union européenne, à savoir le néerlandais Booking, et l’allemand Zalando. Tous les autres sont soit américains : Google retenu avec cinq plateformes (Google Play, Google Search, YouTube, Google Maps et Google Shopping), Meta avec deux (Facebook et Instagram), Microsoft avec deux (Bing et LinkedIn). Amazon avec Amazon Store, Apple avec App Store, ainsi que Pinterest, Snap avec Snapchat, ByteDance avec TikTok, Twitter (devenu X) et Wikipedia. Le chinois Alibaba avec AliExpress complète ce « Big 19 » (3).
Autant dire que l’Union européenne reste colonisée, surtout par les géants américains du numérique et dans une moindre mesure par des géants chinois. Ce premier rapport du « Digital Decade » (4) ne dit mot sur la quasi-absence de champions européens du digital au sein des Vingt-sept, du moins explicitement. « Il est essentiel de progresser (…) pour favoriser la montée en puissance des acteurs numériques mondiaux européens, qui concevront les modèles économiques de demain et façonneront les technologies et applications numériques qui intègrent les valeurs européennes et contribuent aux intérêts de l’UE », est-il toujours fixé comme ambition à l’horizon 2030. Entre mars 2021 – date de la publication de la communication de la Commission européenne intitulée « Une boussole numérique pour 2030 : l’Europe balise la décennie numérique » (5) – et septembre 2023, les géants européens du Net tardent à émerger. Il y a deux ans et demi, le constat était déjà sans appel : « La position des acteurs européens est loin d’être en rapport avec le poids économique mondial de l’UE dans des secteurs technologiques clés tels que ceux des processeurs, des plateformes web et des infrastructures du nuage : par exemple, 90 % des données de l’UE sont gérées par des entreprises américaines, moins de 4 % des principales plateformes en ligne sont européennes et les puces électroniques européennes représentent moins de 10 % du marché européen ». Une autre préoccupation majeure pour la Commission européenne réside dans le secteur des fournisseurs de services de données sur le marché du cloud (services infonuagiques), « de plus en plus dominé par des acteurs non européens »malgré un contexte de forte croissance de ce marché.

Consortium EDIC, censé accélérer vers 2030
Aujourd’hui, à défaut de champions européens du numérique, et encore moins de taille mondiale capables de rivaliser avec les GAFAM et les BATX, le rapport « Digital Decade » recommande de faciliter la croissance des entreprises innovantes et d’améliore leur accès au financement, « ce qui entraîne au moins le doublement du nombre de licornes ». Et face à la déferlante de l’intelligence artificielle, popularisée par les IA génératives (ChatGPT en tête de l’américain OpenAI), elle craint aussi que les acteurs européens soient aux abonnés absents. « Les Etats membres devraient prendre des mesures politiques et affecter des ressources pour soutenir l’adoption de solutions fiables et souveraines basées sur l’IA par les entreprises européennes », recommande-t-elle. Les Vingtsept sont aussi invités à s’unir au sein du consortium EDIC (European Digital Infrastructure Consortium), créé dans le cadre du programme « Digital Decade 2030 » pour accélérer dans l’IA, le cloud et le Big Data (6).

Licornes européennes à défaut de Big Tech
La Commission européenne estime en outre que les Vingtsept peuvent mieux faire en matière de licornes, ces entreprises non cotées en Bourse mais valorisées au moins 1 milliard d’euros. « Au début de 2023, seules 249 licornes étaient basées dans l’UE contre 1.444 aux Etats-Unis et 330 en Chine. Des efforts supplémentaires importants sont […] nécessaires pour stimuler l’écosystème à grande échelle. En effet, il n’existe actuellement aucun écosystème de start-up de l’UE dans le Top 10 mondial. Le meilleur écosystème de l’UE – Berlin – s’est classé au 13e rang mondial, suivi d’Amsterdam (14e) et de Paris (18e). La situation est encore plus critique dans les technologies de pointe, y compris l’IA, où le capital-risque de l’UE est encore loin derrière les EtatsUnis ».
Mais le rapport « Digital Decade » ne désespère pas puisqu’il constate que l’Union européenne semble avoir bien progressé en ce qui concerne l’objectif « Licornes » qui table sur 498 licornes basées dans l’UE d’ici 2030. Seulement la moitié du chemin a été fait, et il reste beaucoup à faire pour faire naître un géant mondial du numérique d’origine européenne : « Si cette tendance se poursuit, l’UE devrait atteindre l’objectif de la décennie numérique concernant le nombre de licornes dans deux ans. Malgré cela, des efforts supplémentaires sont nécessaires pour atteindre une position de leader sur la scène mondiale, en facilitant la croissance des entreprises innovantes de l’Union [européenne] et en améliorant leur accès au financement ». Les Etats membres sont donc encouragés à créer de nouvelles opportunités de financement telles que des fonds pour boucler des tours de table d’investisseurs (late-growth funding ou late stage, comme les fonds de fonds) afin de propulser la croissance de la start-up pour la transformer en licorne, et peut-être ensuite en Big Tech européenne. Cela peut passer par des fonds publics pour attirer des capitaux privés dans des start-up et des scale-up de haute technologie (deep tech), notamment par le biais de l’initiative européenne ETCI (European Tech Champions Initiative), qui est un fonds de fonds doté de 3,7 milliards d’euros grâce à l’implication financière de la Banque européenne d’investissement (EIB), l’Espagne, l’Allemagne, l’Italie, la Belgique et la France (7).
L’« Union » fait la force. Encore faut-il qu’émergent de tous ces financements public-privé des « GAFAM » européens capables de concurrencer les géants américains et chinois du numérique. Il reste sept ans et demi pour y parvenir d’ici 2030. La commission « von der Leyen » (2019-2024) a pris du retard (8) ; la prochaine Commission européenne (2024-2029) devra relever le défi. @

Charles de Laubier

La fibre pour tous ne devrait pas être réalité en 2025 : reporter la fin du cuivre serait logique

L’Association des villes et collectivités multimédias (Avicca) a estimé que « les statistiques de l’Arcep pour le deuxième trimestre confirment l’échec annoncé du 100 % FTTH en 2025 », tout en critiquant Orange de vouloir fermer le réseau de cuivre (ADSL) sans accélérer le déploiement de la fibre.

(Article publié dans EM@ n°307 du 2 octobre. A l’Université du très haut débit, les 12 et 13 octobre à Bourges, le ministre délégué aux télécoms Jean-Noël Barrot a pourtant réitéré l’objectif de « la fibre pour tous en 2025 »…)

« La volonté d’Orange de fermer le cuivre est proportionnellement inverse au rythme de complétude des déploiements FTTH (1). Aussi, vouloir pousser, comme le fait Orange, à la fermeture du réseau ADSL dans un nombre croissant de communes de la zone très dense, tout en y arrêtant les déploiements FTTH est, disons-le courtoisement, incompréhensible », avait dénoncé le 8 septembre l’Association des villes et collectivités multimédias (Avicca), dont le délégué général est Ariel Turpin (photo). Alors que l’Arcep a organisé le 28 septembre sa conférence annuelle « Territoires connectés ». Ou « mal connectés », c’est selon…

« FTTH pour tous » en 2028, pas en 2025
« Les statistiques de Arcep pour le deuxième trimestre confirment l’échec annoncé du 100 % FTTH en 2025 », a regretté l’Avicca, qui représente 13 villes, 71 intercommunalités et syndicats de communes, 113 structures départementales et 21 régionales, soit 68 millions d’habitants. Cette échéance à 2025 du Plan France Très haut débit avait été fixée en 2017 par le gouvernement, au début du premier quinquennat d’Emmanuel Macron. C’était un engagement de celui-ci lorsqu’il était candidat, promettant du très haut débit sur l’ensemble du territoire national d’ici fin 2022, en attendant « la fibre pour tous » pour 2025 – repoussant de trois ans l’objectif fixé par son prédécesseur François Hollande.
« Le rythme global des déploiements FTTH continue de ralentir au cours du deuxième trimestre 2023. Au 30 juin 2023, parmi les 43,8 millions de locaux recensés à date par les opérateurs sur le territoire national, 36,2 millions sont raccordables », relève l’Arcep dans son Observatoire des services fixes haut et très haut débit – publié le 7 septembre sur des chiffres arrêtés au 30 juin. « En toute logique, a ajouté l’Avicca, l’Etat devrait désormais annoncer une fin des déploiements FTTH au mieux en 2028 pour la zone [d’initiative] privée. A défaut d’être une annonce agréable à entendre, cela aurait au moins le mérite de la franchise… ». Ce n’est pas la première fois que le doute s’installe sur l’atteinte de l’objectif 2025 d’offrir à tous du FTTH. Déjà en 2020, alors que les mois de confinements dus au covid-19 avaient sérieusement ralenti la cadence des déploiements de la fibre optique sur les territoires, la question s’était déjà posée (2). Ces zones d’initiative privée – où interviennent les opérateurs télécoms privés (Orange, SFR, Bouygues Telecom, Free, Altitude, …) – ont pris du retard dans le déploiement du réseau de fibre optique raccordable en France (3). Cela concerne, d’une part, les zones très denses situés dans les grandes villes et agglomérations et, d’autre part, les zones moins denses, ces dernières étant confiées à des opérateurs télécoms privés – en l’occurrence Orange et SFR depuis janvier 2011 – à la suite d’un appel à manifestation d’intention d’investissement (AMII) organisé par le gouvernement.
A noter que pour ces zones AMII, les engagements pris à l’époque par les opérateurs télécoms privés leur étaient non opposables juridiquement : si ces engagements n’étaient pas respectés, aucune sanction ne pouvait leur être infligée. Mais au printemps 2018, le gouvernement avait saisi l’Arcep afin de mettre en place un cadre juridique pour contrôler les engagements faits par les opérateurs. Ainsi, le code des postes et communications électroniques (4) prévoit depuis que si les opérateurs télécoms ne respectent pas leurs engagements en termes de déploiement FTTH, le gouvernement peut mener des actions en justice contre eux – ce qui a rarement été fait. Par exemple, une procédure lancée par l’Etat et le Syndicat mixte Nièvre Numérique à l’encontre de SFR/XP Fibre a permis d’améliorer les déploiements.
Pour les zones très denses, l’Arcep a relevé que « le rythme insuffisant constaté dans les zones très denses ces dernières années chute encore avec moins de 50.000 locaux rendus raccordables » au cours du second trimestre 2023, « soit une baisse de près de moitié par rapport au second trimestre 2022 ». C’est maintenant « très insuffisant ». L’Arcep constate même que « la couverture en fibre optique des zones très denses de certains départements est bien inférieure à la couverture moyenne nationale de ces zones qui s’établit à 93 % ». Le département le plus pénalisé est la Meurthe-et-Moselle avec seulement 77 % de couverture en FTTH, suivie des Bouches-du-Rhône avec 81 %.

Mise en demeure d’Orange validée en avril
 Pour les zones moins denses, dites AMII, Orange et SFR sont encore loin du compte. Toujours au 30 juin 2023, l’Arcep constate que pour l’opérateur télécoms historique « environ 89 % de ces locaux sont raccordables », et que pour la filiale télécoms d’Altice « environ 95% de ces locaux sont raccordables ». Le régulateur a tiré la sonnette d’alarme : « La chute du rythme de déploiement dans les zones moins denses d’initiative privée constatée au cours des trimestres précédents se confirme avec seulement 130 000 locaux rendus raccordables, soit une baisse de près de moitié par rapport à la même période de l’année précédente. Il faut remonter à 2014 pour observer une progression trimestrielle aussi faible dans ces zones ». L’Avicca, elle, fustige l’inertie : « La situation en zone AMII est désormais aussi caricaturale qu’en ZTD [zones très denses, ndlr] : les déploiements y avancent aussi lentement que la prise des décisions de l’Arcep, d’Orange et de l’Etat s’agissant de la décision du Conseil d’Etat du 21 avril dernier. 5 mois et toujours rien ! »

Zones publiques, plutôt bonnes élèves
Pour mémoire, l’Arcep avait le 17 mars 2022 mis Orange en demeure de respecter au plus tard le 30 septembre 2022 ses engagements auprès de l’Etat, c’est-à-dire de couvrir 100 % des locaux des zones AMII. Orange avait contesté cette mise en demeure devant le Conseil d’État, lequel a rejeté le 21 avril 2023 la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) déposée par Orange contre l’Arcep au sujet du déploiement de la fibre optique dans les villes moyennes (5), tout en valisant la mise en demeure de l’Arcep envers Orange (6). L’Avicca avait été admise à intervenir devant le Conseil d’Etat dans cette affaire pour défendre l’Arcep, dont Orange contestait le pouvoir de contrôle de ses engagements justement. La mise en demeure décidée à l’encontre d’Orange par la formation de l’Arcep pour les « règlement des différends, de poursuite et d’instruction » (RDPI) a été validée, d’autant le premier opérateur télécoms français n’a pas respecté ses engagements qui étaient d’avoir rendu raccordables 100 % des logements et locaux « au plus tard le 31 décembre 2020 »…
Pour les zones d’initiative publique, complémentaire des zones d’initiative privée et correspondant en général aux territoires plus ruraux, les déploiements sont réalisés par les collectivités territoriales dans le cadre de RIP (réseaux d’initiative publique) ou par des opérateurs privés dans le cadre d’AMEL (appels à manifestation d’engagements locaux). SFR, Altitude Infrastructure et Orange interviennent sur leurs fonds propres dans ces AMEL et leurs engagements sont, à l’instar des zones AMII, juridiquement contraignants et contrôlables par l’Arcep (7). Globalement, même si le ralentissement n’est en rien comparable à celui des zones d’initiative privée qui ont pris du retard, les déploiements de la fibre dans les zones RIP se passent plutôt à bon rythme. Pour l’Avicca, le déploiement de la fibre laisse là aussi à désirer : « Le retard en zone AMEL évolue de manière différenciée selon les territoires, grâce à une très modeste accélération au deuxième trimestre. Bien insuffisante pour tenir les engagements (…) de la plupart des [opérateurs d’infrastructure] qui portent ces AMEL, une première échéance pourrait cependant être tenue : celle de l’AMEL Saône-et-Loire (SFR/XP Fibre). Quant à la Nièvre, après un retard initial de plus d’un an, SFR/XP Fibre a réussi à réduire l’écart à six mois. La procédure L33-13 lancée par l’Etat et le Syndicat mixte Nièvre Numérique semble avoir porté ses fruits… ». Concernant le deuxième opérateur télécoms français, sa filiale SFR FTTH avait été intégrée en 2021 dans la société XpFibre détenue à 50,01 % par Altice. Tandis que l’opérateur d’infrastructure Covage avait été racheté en novembre 2020 par SFR FTTH, qui avait cédé la même année à Altitude une partie des réseaux de Covage.
« Les Français se fichent éperdument de savoir s’ils sont en zone très dense (ZTD), en zone AMII, en zone publique (RIP), en zone AMEL, en zone CPSD (Convention de suivi des déploiements) et autres zonages exotiques inventés par l’Etat au fil du temps… Ils n’ont qu’une seule demande, plus que légitime : pouvoir être raccordés à la fibre », rappelle l’Avicca (8). Le Plan France Très haut débit est donc un échec au regard de l’échéance 2025 pour le « 100 % fibre » en France. L’avenir dira si cet objectif restera une alésienne en 2028… Aujourd’hui (au 30 juin 2023), les 36,2 millions de locaux raccordables au FTTH représentent 82,6 % du total des 43,8 millions de locaux recensés. Il reste donc 17,3 % de locaux (domiciles ou bureaux) exclus du Plan France Très haut débit. Et encore, sur les 36,2 millions de locaux raccordables, 19,8 millions font l’objet d’un abonnement – soit un taux d’activation de 54,6 %. Si l’on regarde le verre à moitié plein, tant bien même que la barre des 20 millions d’abonnés FTTH a été franchie au cours du troisième trimestre (9) : c’est quand même 45,3 % des prises raccordables qui ne le sont pas.

Retarder la fin du cuivre, au-delà de 2030 ?
Pendant ce temps-là, et malgré les retards chroniques, le « décommissionnement » du réseau cuivre est engagé. Orange a déjà prévenu : la fermeture commerciale nationale de ces paires de cuivre téléphoniques sur lesquelles passent le haut débit ADSL et le très haut débit VDSL2, interviendra le 31 janvier 2026, avec l’extinction complète de ce réseau historique en 2030. Toutes les lignes de cuivre non remplacées par de la fibre optique ne seront plus actives ni les services triple play (téléphone-Internet-télévisions) associés. Sept communes sont déjà privées de réseau de cuivre. Des expérimentations d’extinction en zone très dense viennent d’être lancées à Vanves (dans les Hauts-de-Seine en région parisienne) et dans le centre-ville de Rennes (Ille-et-Vilaine en Bretagne). @

Charles de Laubier

Après les communs numériques et les télécoms, la CSNP va réfléchir aux « réseaux du XXIe siècle »

La Commission supérieure du numérique et des postes (CSNP), instance parlementaire en cheville avec Bercy, rendra en septembre, d’une part, des préconisations sur « les communs numériques », et, d’autre part, des conclusions sur « les télécoms ». Prochaines réflexions : « les réseaux du XXIe siècle ».

Lors des 17es Assises du Très haut débit, organisées le 6 juillet à Paris, Mireille Clapot (photo), députée et présidente de la Commission supérieure du numérique et des postes (CSNP), a fait état des travaux en cours de finalisation : des préconisations « vont être rendues prochainement » sur les communs numériques, dans le cadre d’une étude pilotée par Jeanne Bretécher, personnalité qualifiée auprès de la CSNP ; des conclusions « seront remises en septembre » sur les télécoms par le député Xavier Batut dans le cadre d’un avis de la CSNP.

Services d’intérêt économique général
Selon les informations de Edition Multimédi@, les préconisations sur les communs numériques, qui devaient être dévoilées en juillet, ont été décalées à septembre – « le temps de les valider avec toutes les parties prenantes », nous indique Jeanne Bretécher. Et Mireille Clapot envisage déjà la suite : « Lorsque ces travaux seront finis, je suggère que nous réfléchissions à l’étape d’après : les réseaux du XXIe siècle ». Sur les communs numériques, la CSNP adressera ses recommandations aux pouvoirs publics à la lumière de la toute première conférence qu’elle a organisée le 31 mai sur ce thème mal connu du grand public. Définition : « Les communs numériques sont des outils numériques produits par leurs communautés selon des règles qu’elles se fixent elles-mêmes. Les communs numériques s’appuient sur l’intelligence collective, la transparence, le partage des connaissances, pour se développer en opposition aux stratégies d’enfermement et de captation des données mises en place par les géants de la tech et certains Etats ».
Au-delà des communs numériques les plus célèbres tels que Wikipedia, Linux, OpenStreetMap, Github, l’open-source (logiciel libre), les wikis ou encore les General Public License (GPL), les communs numériques se développent grâce à la collaboration internationale. Des initiatives publiques existent aussi comme l’Open Source Software Strategy (Commission européenne), GovStack (Allemagne, Lettonie et l’UIT), Digital Public Goods (Nations Unies), ou Société Numérique (France (1)). « Les communs numériques sont de formidables moteurs d’innovation, de transparence et de souveraineté. (…) Ils permettent de décentraliser les systèmes, lutter contre les cyberattaques et renforcer l’accès des citoyens aux données publiques », a souligné Mireille Clapot. Les communs numériques d’aujourd’hui sont nés avec les pionniers du Web, le World Wide Web créé en 1989 étant un commun historique de liens hypertextes donnant accès gratuitement à une mine d’informations. La gratuité sur Internet s’est d’ailleurs vite confrontée à ce que certains appellent « la tragédie des communs », à savoir que cette gratuité promise par le numérique s’arrête là où la marchandisation, le droit d’auteur (2) ou encore les développements propriétaires commencent. Le CNSP s’inspire des quatre propositions-clés formulées par un rapport européen initié par l’Ambassadeur pour le numérique, Henri Verdier, et rendu en juin 2022 à l’occasion de l’Assemblée numérique organisée lors de la présidence française du Conseil de l’Union européenne.
Ce rapport intitulé « Vers une infrastructure numérique souveraine des biens communs » (3) et élaboré par dix-neuf Etats européens, dont la France (4), préconise : la création d’un guichet unique européen pour orienter les communautés vers les financements et aides publiques adéquats ; le lancement d’un appel à projet pour déployer rapidement une aide financière aux communs les plus stratégiques ; la création d’une fondation européenne pour les communs numériques, avec une gouvernance partagée entre les États, la Commission européenne et les communautés des communs numériques ; la mise en place du principe « communs numériques par défaut » dans le développement des outils numériques des administrations publiques. « Cependant, sans changement culturel sur la compréhension de la valeur ajoutée des communs, leur durabilité est menacée par un manque d’utilisation et de contribution », ont alerté les auteurs du rapport qui font référence à la Déclaration européenne sur les droits et principes numériques (5). La CSNP pourrait aller plus loin en préconisant, nous indique Jeanne Bretécher, d’inscrire les communs (notamment numériques) dans le concept européen de « services d’intérêt économique général » (SIEG) en vue de bénéficier d’aides publiques.

Commun numérique et réseau commun ?
Concernant cette fois l’avis sur les télécoms attendu aussi en septembre, le CSNP indique à Edition Multimédi@ qu’il n’évoquera pas les communs numériques. Ce que certains pourront regretter. Les conclusions du député Xavier Batut porteront sur le rôle de l’Arcep – dont l’ancien président Sébastien Soriano prônait les communs numériques dans les télécoms (6) –, la mutualisation, la péréquation ou encore l’Ifer (7). Nous y reviendrons. @

Charles de Laubier