L’affaire « FranceSoir » tourne au bras de fer avec l’Etat, autour de son statut de « service de presse en ligne »

Relancé sans succès il y a dix ans sous forme de magazine en ligne, FranceSoir – successeur du célèbre quotidien France Soir liquidé en 2012 – est depuis 2014 dirigé par un entrepreneur, Xavier Azalbert. Il se bat aujourd’hui pour garder son statut de « service de presse en ligne » que la CPPAP voudrait lui retirer.

Qu’il est loin le temps où France Soir – fleuron de la presse française durant les Trente-Glorieuses – tirait chaque à plus de 1 million d’exemplaires imprimés (1). La chute du premier quotidien national de l’époque – créé par Pierre Lazareff après avoir repris le journal clandestin et résistant Défense de la France pour le rebaptiser en 1944 France Soir – n’est plus que de l’histoire ancienne. La crise de la presse sur fond de tsunami numérique est passée par là (2). C’est le 13 décembre 2011 que France Soir imprime sa dernière édition papier, pour basculer ensuite entièrement sur le Web et les mobiles. Ainsi en avait décidé son propriétaire d’alors, le Russe Alexandre Pougatchev. Le quotidien était passé sous la barre des 70.000 exemplaires. La liquidation judiciaire de France Soir sera prononcée le 23 juillet 2012 et ses actifs seront revendus à une société de e-paiement, Cards Off, qui lancera l’année suivante le site FranceSoir.fr mais sans succès.

Un site de presse en ligne controversé
C’est en 2014 que Xavier Azalbert (photo), ancien conseiller de McKinsey devenu entrepreneur financier, entre en scène en tant que président de Mutualize Corporation (ex-Cards Off), et, à partir de 2016, président et directeur de la publication FranceSoir. Le nombre de ses journalistes est réduit et le site web gratuit publie des dépêches AFP pour assurer tant bien que mal une information en continu. Lorsqu’une grève est déclenchée par la rédaction de FranceSoir à partir de fin août 2019, il ne reste plus que quatre journalistes titulaires. Dénonçant la dégradation de leurs conditions de travail, ils seront tous licenciés par Xavier Azalbert « pour motif économique » au mois d’octobre suivant. Durant la crise sanitaire due au coronavirus, le « journal sans journalistes » prend fait et cause pour l’hydroxychloroquine du professeur Didier Raoult, donne la parole au professeur spécialiste des épidémies Christian Perronne et fustige les décisions sanitaires du gouvernement. FranceSoir.fr fait en outre la part belle au Continuer la lecture

Devenu 2e éditeur de presse magazine en France, le Tchèque Daniel Kretínsky a ses chances pour Editis

Entré il y a quatre ans dans le club grandissant des industriels milliardaires propriétaires de médias français, l’oligarque tchèque Daniel Kretínsky semble le mieux placé pour devenir l’actionnaire de référence du deuxième éditeur français, Editis. Le nouveau tycoon de la presse française, s’intéresse aussi à l’audiovisuel.

Le 7 novembre est paru au Journal Officiel de l’Union européenne (JOUE) l’avis officiel de la « notification préalable d’une concentration » reçue par la Commission européenne le 24 octobre 2022 de la part de Vivendi – contrôlé par le groupe Bolloré – qui veut acquérir « le contrôle exclusif de l’ensemble de Lagardère ». Bruxelles a appelé « les tiers intéressés à lui présenter leurs observations éventuelles [qui devaient] lui parvenir au plus tard dans un délai de dix jours » après cette publication au JOUE. Depuis le 17 novembre, la direction générale de la concurrence (DG Comp) de la Commission européenne a donc toutes les cartes en main pour rendre sa décision – positive ou négative sur cette opération – à partir du 30 novembre, date de la fin de la procédure d’examen. A moins qu’elle ne décide de lancer une enquête approfondie. Le lendemain du dépôt formel de sa notification à Bruxelles, le groupe Vivendi a indiqué qu’il « poursui[vai]t l’étude du projet de cession d’Editis dans son intégralité » afin d’obtenir le feu vert de la Commission européenne pour s’emparer du groupe Lagardère, dont sa pépite Hachette Livre : troisième groupe mondial de l’édition et premier éditeur français.

Vivendi doit céder Editis pour avoir Lagardère
Pour satisfaire aux exigences de l’Union européenne en matière de concentration et de concurrence, le groupe de Vincent Bolloré est tenu de céder sa filiale Editis, deuxième éditeur en France. Il l’avait racheté en janvier 2019 et comptait initialement le garder dans le futur ensemble « Vivendi-Lagardère ». Mais les inquiétudes de l’édition en France et les réserves de la DG Comp en amont, ont poussé Vivendi à devoir vendre Editis « pour éviter les problèmes potentiels de concentration avec le groupe Lagardère ». Avec ses 53 maisons d’édition (La Découverte, Plon, Perrin, Robert Laffont, Presses de la Cité, Le Cherche Midi, Bordas, Le Robert, …), Editis a réalisé en 2021 un chiffre d’affaires de 856 millions d’euros, tandis qu’Hachette Livre avec ses 200 maisons d’édition (Calmann-Lévy, Grasset, Stock, Fayard, JC Lattès, Livre de poche, Dunod, Larousse, Hatier, …) en a généré le triple : 2,598 milliards d’euros. Comme le projet de cession d’Editis annoncé le 28 juillet se fera « via principalement une distribution aux actionnaires de Vivendi et une cotation à Euronext Paris », chaque actionnaire de Vivendi recevra Continuer la lecture

Ebra – 1er groupe de presse régionale – lance la « saison 2 » de son redressement, avant d’être revendu à LVMH ?

Propriété du Crédit Mutuel, le groupe de presse régionale Ebra – incontournable dans l’Est de la France – entame la seconde phase de son plan de redressement après cinq ans de restructuration. Philippe Carli, son président depuis le 18 septembre 2017, est toujours à la manoeuvre. Et après ? Il a répondu à EM@.

Cela fera cinq ans le 18 septembre que Philippe Carli (photo) a succédé à Michel Lucas à la présidence du groupe de presse régionale Est Bourgogne Rhône Alpes (Ebra), dont l’unique actionnaire est le Crédit Mutuel depuis septembre 2009. Ancien dirigeant du groupe Amaury durant cinq ans (2010-2015), Philippe Carli, partageait avec son prédécesseur un même passé informatique, tous les deux ayant travaillé chez Siemens, mais à des époques différentes – dans les années 1960 pour l’ancien dirigeant, dans les années 2000 pour son successeur. Le discret banquier surnommé « Draluca » – Breton d’origine, Alsacien d’adoption – est décédé en décembre 2018, soit quinze mois après la passation de pouvoirs. Avant de prendre la direction du groupe Ebra qui édite Le Républicain Lorrain, L’Est Républicain, Vosges Matin, Les Dernières Nouvelles d’Alsace (DNA), L’Alsace, Le Bien Public, Le Journal de Saône-et-Loire, Le Progrès et Le Dauphiné Libéré (1), Philippe Carli avait été appelé en tant que consultant extérieur par Michel Lucas et par Nicolas Théry, l’actuel président du Crédit Mutuel Alliance Fédérale (la maison mère de la banque mutualiste), pour faire un audit de ce pôle presse alors sérieusement déficitaire.

Il y a six ans, le groupe Ebra perdait entre 50 et 60 millions d’euros par an, tout en accusant un certain retard dans la numérisation de ses neufs journaux. L’ancien dirigeant du groupe Amaury avait à son crédit d’avoir mené à bien un plan d’économies au quotidien Le Parisien-Aujourd’hui en France et organisé sa cession – intervenue en octobre 2015 (régie publicitaire et imprimerie comprises) – au géant du luxe LVMH de Bernard Arnault, déjà propriétaire du quotidien Les Echos depuis 2007. C’est à se demander si Philippe Carli (62 ans) ne pourrait pas négocier à nouveau avec Bernard Arnault (73 ans), cette fois en vue de lui céder un groupe Ebra assaini. Le PDG multimilliardaire – première fortune française et troisième mondiale – s’intéresse à la presse régionale (2). Bernard Arnault partageait par ailleurs avec Michel Lucas la passion de la musique classique. Edition Multimédi@ a soumis au patron d’Ebra cette hypothèse de cession à LVMH. « Le groupe Crédit Mutuel Alliance Fédérale a exprimé sa volonté de conserver son pôle presse sous réserve de sa profitabilité. Compte tenu des résultats obtenus Continuer la lecture

Les grands groupes de médias français justifient leur concentration par la concurrence que leur font les GAFAN

Les milliardaires magnats des médias – Vincent Bolloré, Bernard Arnault, Xavier Niel, Martin Bouygues, Patrick Drahi, … – ont réussi à annihiler les velléités des sénateurs à encadrer voire limiter la concentration des médias en France, en leur assurant qu’ils sont des « David » face aux « Goliath » du Net.

Les sénateurs Laurent Lafon, président de la commission d’enquête sur la concentration dans les médias en France, et David Assouline (photo), le rapporteur de cette mission, ont présenté le 29 mars le rapport tant attendu destiné à « mettre en lumière les processus ayant permis ou pouvant aboutir à une concentration dans les médias en France » et à « évaluer l’impact de cette concentration dans une démocratie ». Finalement, le centriste et le socialiste ont cautionné l’idée, biaisée, selon laquelle la concentration des médias en France – ayant elle-même d’unique au monde de faire de plusieurs milliardaires leurs propriétaires en quête d’influence – se justifie par la concurrence des géants de l’Internet. Autrement dit, veut-on nous faire croire : c’est magnats contre Gafan, ou Gafam (1), soit une question de vie ou de mort pour les médias français. Cette justification à la concentration des médias en France aux mains de milliardaires, dont le cœur de métier ne se situe pas dans les médias mais dans des activités industrielles (ce que le fondateur du Monde Hubert Beuve-Méry désignait dans les années 1950 comme « la presse d’industrie »), est un tour de passe-passe qui a neutralisé cette commission d’enquête.

Bernard Arnault, « sauveur » des Echos et du Parisien
« Ces médias auraient-ils survécu s’ils n’avaient pas reçu l’investissement d’un actionnaire comme LVMH ? Vous me permettrez d’en douter : compte tenu (…) de l’ampleur des révolutions technologiques actuelles », a lancé Bernard Arnault, PDG du groupe Louis Vuitton- Moët Hennessy et propriétaire des quotidiens Le Parisien et Les Echos, lors de son audition du 20 janvier. Et d’assurer : « Le rôle de LVMH en tant qu’actionnaire du groupe de presse Les Echos-Le Parisien consiste essentiellement à accompagner l’adaptation de cette entité face à la concurrence de plus en plus forte des médias numériques planétaires ». En invoquant le spectre des grandes plateformes mondiales du numérique, les tycoons de la presse, de la télé et de l’édition se sont présentés devant les sénateurs comme le moindre mal pour le paysage médiatique français. Face aux géants du Net, les rapprochements entre entreprises de médias au sein de grands groupes sont présentés comme la réponse stratégique.

Concentration des médias : le moindre mal ?
Ce serait le cas de l’absorption annoncée du groupe Lagardère par le groupe Vivendi (fusion d’Hachette et d’Editis incluse), dans le seul but d’atteindre une taille critique. « Contrairement à ce qui se dit partout, nous sommes encore tout petits, bien que nous progressions en effet », a tenu à dire, lors de son audition le 19 janvier, Vincent Bolloré, actionnaire majoritaire du groupe Bolloré, ancien président du conseil de surveillance de Vivendi et du groupe Canal+. Et, slides à l’appui : « Notre capitalisation boursière s’établit à 15 milliards d’euros, contre 156 milliards pour Sony, 287 milliards pour Disney, 586 milliards pour Tencent, 2.812 milliards pour Apple. En réalité, le géant Vivendi est un nain ». Le propriétaire de Vivendi mentionnant aussi les rachats de MGM (Metro Goldwyn Mayer) par Amazon et d’Activision-Blizzard par Microsoft. Outre cette concurrence de géants, le milliardaire breton a fait part de son inquiétude : « Le vrai danger provient des Gafa, qui pèsent un poids considérable et passent au travers de tuyaux non contrôlés ou contrôlables. (…) La concentration des médias pose forcément problème. La taille de nos concurrents aussi. (…) Nos concurrents sont énormes. (…) Nos concurrents sont les plateformes de cinéma ou de séries telles qu’Amazon, Apple ou Netflix, plus que Bertelsmann [le groupe allemand qui vend à TF1 son concurrent télévisuel M6, ndlr] ».
Pour expliquer, en le justifiant, que les médias sont progressivement détenus par les mêmes groupes, comme ce sera le cas de TF1 et M6 si l’Autorité de la concurrence donnait son aval à cette fusion, les patrons de médias français – auxquels les sénateurs emboîtent finalement le pas dans leur rapport – invoquent encore « la révolution numérique ». Martin Bouygues, président du groupe Bouygues, maison-mère de TF1 en passe d’absorber son rival M6, ne dit pas autre chose lors de son audition le 18 février : « Le métier de la télévision fait face à la plus grande mutation de son histoire récente et il est indispensable de croître pour résister et construire l’avenir. (…) Les contenus audiovisuels sont de moins en moins accessibles pour les chaînes. Les grands studios américains produisent des contenus exclusifs et les gardent désormais pour leurs propres plateformes » (2). Et Martin Bouygues de tirer la sonnette d’alarme : « L’arrivée d’acteurs de taille planétaire que sont les Gafam change tout. (…) Ces bouleversements peuvent, à terme plus ou moins rapide, tuer le modèle économique de la télévision ». Auditionné le 28 janvier, Nicolas de Tavernost, président du directoire de M6, a lui aussi mis en balance de la concentration TF1-M6 les géants américains en mouvement : « Des regroupements gigantesques ont [eu] lieu entre Fox et Disney. Netflix vient d’installer à Hollywood son co-CEO. Il n’y a pas de frontières des Ardennes pour l’audiovisuel français. Nous sommes confrontés à ces acteurs, qui sont plutôt avantagés par la réglementation qui leur est imposée ». Et le patron de M6 d’ajouter à l’attention des sénateurs : « On ne peut pas affirmer simultanément que nous sommes trop petits pour lutter contre les Gafam et trop gros au regard de l’audiovisuel français, que nous mettrions à mal ».
De son côté, Patrick Drahi, fondateur et propriétaire d’Altice (maison-mère de BFM, RMC et SFR), en passe de racheter les chaînes TFX et 6ter en cas de fusion TF1-M6, a en outre plaidé le 2 février pour un passage de quatre à trois opérateurs télécoms en France, tout en assurant qu’aucune discussion entre Altice et Free n’avait lieu : « Je pense que ce serait mieux pour le marché français que deux opérateurs français se rapprochent pour être plus forts » (3). Et de lancer : « Comment lutter contre les Gafa ? J’ai une idée. Vous n’allez pas l’aimer. Pourtant, c’est la bonne. (…) Si ces plateformes payaient en fonction du débit qu’elles utilisent, cela générerait des revenus supplémentaires [pour les opérateurs de réseau] que nous pourrions investir pour nous renforcer et nous déployer davantage ».
La commission d’enquête sur la concentration dans les médias en France semble avoir pris fait et cause pour les magnats milliardaires qui se sont présentés à eux fragilisés par les géants du numérique et du streaming. « La logique économique des concentrations est revendiquée et justifiée par leurs promoteurs par l’accélération de l’irruption de grandes plateformes numériques », prend acte la commission d’enquête aux termes de ses travaux qui ont duré près de quatre mois.

« Nous ne quémandons pas votre aide » (Bolloré)
Dit autrement, dans le rapport sénatorial de 379 pages assorti de 852 pages de comptes-rendus d’auditions : « Les mouvements de concentration dans le secteur des médias sont justifiés, selon les acteurs, en grande partie par des impératifs économiques destinés à prendre en compte le bouleversement des usages induits par la révolution numérique ». Le législateur volera-t-il au secours des tycoons français pour assouplir en France les règles de concentration des médias afin de résister aux Big Tech ? « Je n’ai pas demandé que vous nous défendiez contre les Gafam. Nous nous débrouillerons. (…) Nous ne quémandons pas votre aide », s’est défendu Vincent Bolloré. Sur les 32 propositions émises par les sénateurs, aucune n’empêche les médias en France de continuer à se concentrer entre les mains d’une poignée d’industriels. @

Charles de Laubier

Guerre de l’info : Russia Today et Sputnik contestent la décision de l’Union européenne de les censurer

Par un règlement et une décision, datés du 1er mars et signés par Jean-Yves Le Drian, l’Union européenne a interdit à tout opérateur télécoms, audiovisuel et plateforme numérique de diffuser ou référencer Russia Today (RT) et Sputnik. « Censure » et « atteinte grave à la liberté d’expression » dénoncent ces derniers.

« RT France a déposé un recours auprès du Tribunal de l’UE ; nous nous battrons jusqu’au bout pour ce que nous estimons être incontestablement une atteinte grave à la liberté d’expression », a écrit Xenia Fedorova, PDG de la filiale française de Russia Today, dans un tweet daté du 9 mars, soit le lendemain de l’annonce faite par le service de presse de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) sur ses comptes Twitter concernant cette saisine : « #RussiaToday (France) demande au #TribunalUE d’annuler la décision et le règlement du @EU_Council du 1er mars 2022 concernant les mesures restrictives liées aux actions de la #Russie déstabilisant la situation en #Ukraine (T-125/22) ».
L’Europe des Vingt-sept n’y est pas allée de main morte pour interdire deux groupes de médias, Russia Today (RT) et Sputnik. Dans la décision de politique étrangère et de sécurité commune (PESC) du Conseil de l’UE, assortie de son règlement, tous les deux datés du 1er mars 2022 et signés par le Jean-Yves Le Drian (photo), la sentence tombe : « Il est interdit aux opérateurs de diffuser ou de permettre, de faciliter ou de contribuer d’une autre manière à la diffusion de contenus provenant [de RT et Sputnik], y compris par la transmission ou la distribution par tout moyen tel que le câble, le satellite, la télévision sur IP, les fournisseurs de services Internet, les plateformes ou applications, nouvelles ou préexistantes, de partage de vidéos sur l’Internet ».

« Actes non législatifs » européens sans précédent
Pour justifier sa décision radicale et sans précédent, le Conseil de l’UE affirme qu’« en faussant et en manipulant gravement les faits (…) ces actions de propagande ont été menées par l’intermédiaire d’un certain nombre de médias placés sous le contrôle permanent, direct ou indirect, des dirigeants de la Fédération de Russie » (3) pour laquelle « ces médias sont essentiels et indispensables pour faire progresser et soutenir l’agression contre l’Ukraine et pour la déstabilisation des pays voisins » (4).
Les deux « actes non législatifs », que sont cette décision PESC (5) et ce règlement de l’UE (6) quasi identiques, ont été adoptés à l’encontre de RT et de Sputnik sans débat ni vote du Parlement européen. Ils sont contraignants et sont entrés en vigueur dès le 2 mars, jour de leur publication au Journal officiel de l’Union européenne (JOUE). Imposées sur toute l’Europe des Vingt-sept, ces mesures restrictives obligent GAFAM (dont certains ont devancé l’appel), opérateurs télécoms et diffuseurs audiovisuels à suspendre, à déréférencer et à bloquer les médias et sites web édités par, d’une part, les entreprises Russia Today English, Russia Today UK, Russia Today Germany, Russia Today France, Russia Today Spanish, ainsi que, d’autre part, Sputnik (ex-RIA Novosti), issue de la réorganisation de l’agence de presse russe Rossia Segodnia (Rossiya Segodnya).

Xenia Fedorova (RT France) s’insurge
Le ministre français de l’Europe et des Affaires étrangères en est le signataire car – la France présidant durant tout le premier semestre de cette année le Conseil de l’UE – ces deux « actes non législatifs » relèvent des affaires étrangères et de la politique de sécurité des Vingtsept. La réunion des ministres des Affaires étrangères de l’UE était donc présidée ce jour-là par Jean-Yves Le Drian. Mais c’est l’Espagnol Josep Borrell – vice-président de la Commission européenne et Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité (7) – qui a proposé cette sanction. A l’appui de l’interdiction faite à l’ensemble de l’écosystème numérique, télécoms et audiovisuel européen de diffuser les deux médias accusés de « désinformation » et de « propagande », les deux textes décrètent en outre que « toute licence ou autorisation de diffusion, tout accord de transmission et de distribution conclu avec [RT et Sputnik] sont suspendus ». Cette censure européenne devrait être maintenue « jusqu’à ce que l’agression contre l’Ukraine prenne fin et jusqu’à ce que la Fédération de Russie et ses médias associés cessent de mener des actions de propagande » (8).
Contactée par Edition Multimédi@, la direction de la filiale française de Russia Today n’a pas mâché ses mots : « La décision de bannir RT France est arbitraire et ne repose sur aucune faute précise. RT France n’a jamais été sanctionnée par l’Arcom [Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, ex-CSA, ndlr] en plus de quatre ans à l’antenne et sa convention de diffusion avait été renouvelée pour quatre ans fin 2020 [et] sans qu’aucun manquement ne soit constaté ou même notifié ». Et d’ajouter : « Nous considérons que cette décision n’est pas fondée juridiquement et contrevient au principe de la liberté d’expression. Nous travaillons avec nos avocats sur les possibles recours ». Le média russe saisira-t-il aussi le Conseil d’Etat contre l’« application directe et immédiate » par l’Arcom en France – sans mise en demeure – de cette décision européenne ? Le régulateur français a en effet tiré sur le champ les conséquences des sanctions européennes, « qui ont notamment pour effet de suspendre la convention et la distribution de RT France », dit-il dans un bref communiqué (9). Depuis fin 2021, la France était le seul Etat membre de l’UE où Russia Today dispose d’une filiale employant 150 personnes, RT France, dont Xenia Fedorova (photo ci-dessous) est la PDG depuis plus de cinq ans. Elle vit désormais sous protection et une plainte a été déposée pour menace de mort. Outre le site web francais.rt.com (alias rtfrance.tv), la chaîne sur YouTube et le compte sur Facebook, la chaîne française de RT était diffusée jusqu’au 2mars sur les box d’Orange (canal 841), de Free (canal 362, ex-359) et sur le décodeur de Canal+ (canal 176 ou 180). RT France était également accessible sur le bouquet par satellite Fransat d’Eutelsat (canal 55) et d’autres opérateurs de satellite (SES, Astra), ainsi que sur les plateformes de chaînes Molotov et Watch-it, ou encore en streaming sur MyCanal de Canal+. Le média Sputnik News, lui, ne disposait pas d’une convention avec l’ex- CSA et n’était diffusé que sur Internet (fr.sputniknews.com) et les réseaux sociaux, dont ceux du groupe Meta (Facebook et Instagram). Sputnik a été lancé en France en 2014 en remplacement de la chaîne ProRussia, soit avant RT France qui fut créé en 2017. En réaction à l’annonce faite le 27 février par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen (UVDL), sur l’interdiction en Europe de « la machine médiatique du Kremlin » accusée de « mensonges pour justifier la guerre de Poutine » et de « désinformation toxiques et nuisibles » (10), Sputnik (Rossia Segodnia) lui avait répondu : « Nous suggérons à l’Union européenne de ne pas s’arrêter à des demi-mesures mais d’interdire purement et simplement Internet » (11). Des internautes contournent le blocage de RT et Sputnik en recourant à des VPN (12) pour se connecter via une adresse IP située en dehors de l’UE.
L’Allemagne, elle, a suspendu dès le début de février toute distribution de RT en plus d’avoir obtenu en décembre dernier d’Eutelsat d’interrompre le signal de la chaîne russe diffusée à partir de la Serbie en profitant d’une convention européenne transfrontalière. Prenant acte de ces sanctions le jour de leur promulgation, l’Erga – le groupe des régulateurs européens des services de médias audiovisuels, dont fait partie l’Arcom pour la France – s’est dit « unie » et s’est engagée à « contribuer à la mise en œuvre rapide et efficace des mesures » (13). Avant même le 27 février, jour de l’annonce des sanctions par UVDL, les régulateurs des médias de Lettonie, de Lituanie, de Pologne, de l’Estonie et de Bulgarie avaient déjà pris les devants en retreignant la transmission de « certains services de médias russes » sur leurs territoires respectifs.

FIJ et FEJ dénoncent « la spirale de la censure »
La Fédération internationale des journalistes (FIJ), basée à Bruxelles, et son pendant la Fédération européenne des journalistes (FEJ) ont le 4 mars dernier « déplor[é] la spirale de la censure dans le paysage médiatique européen ». D’autant que, en représailles, « les autorités russes ferment les médias indépendants en Russie » (14). Et le secrétaire général de la FIJ, de déclarer : « L’Union européenne, qui a contribué à cette nouvelle vague de répression en interdisant RT et Sputnik, a la responsabilité d’aider les médias et les journalistes russes indépendants ». En France, le SNJ – membre de la FIJ – avait lancé le 28 février : « On ne défend jamais la liberté en attaquant les journalistes » (15). @

Charles de Laubier