Les métavers et la propriété intellectuelle : quelle protection pour les titulaires de marques ?

Deux principes fondamentaux régissent, dans le monde réel, le droit des marques : la spécialité et la territorialité. Mais qu’en est-il dans les mondes virtuels à l’ère des métavers ? Entre vide juridique et absence de jurisprudence, les titulaires de ces marques doivent s’y aventurer prudemment.

Par Véronique Dahan (photo), avocate associée, Joffe & Associés.

Le métavers – ou metaverse en anglais – est l’une des tendances les plus en vogues depuis la fin de l’année 2021. Cet intérêt soudain pour les espaces virtuels s’est fortement développé suite à l’annonce, faite par Mark Zuckerberg en octobre 2021, du changement de la dénomination du réseau social le plus populaire du monde (2,8 milliards d’utilisateurs mensuels). Facebook est ainsi devenu Meta (1), et le géant américain a promis « de donner vie au métavers et d’aider les gens à se connecter, à trouver des communautés et à développer des entreprises » (2).

Principes de spécialité et de territorialité
Il est aujourd’hui possible de rattacher un métavers à une blockchain, une chaîne de blocs (voir encadré page suivante). Les métavers fonctionnant grâce elle permettent à leurs utilisateurs de devenir propriétaires de tous les biens virtuels qui y sont créés : parcelles de terrains, bâtiments, œuvres d’art, vêtements, etc. On peut citer comme exemple « The Sandbox Game » qui est un métavers décentralisé fonctionnant sur la blockchain Ethereum et qui offre aux utilisateurs la possibilité de créer, utiliser, acheter ou vendre toute sorte d’items numériques associés chacun à un jeton non-fongible dit NFT (Non-Fungible Token). Ces deux révolutions – métavers et blockchain – sont le signe d’une « hyperconvergence technologique » (3) propice au métavers. Internet bascule d’un web 2.0 purement collaboratif, où les utilisateurs peuvent créer et diffuser du contenu, à un web 3.0 (ou Web3) immersif et appropriable. Ce basculement permet d’affirmer que le métavers n’a jamais été aussi proche du monde réel.
C’est la raison pour laquelle divers secteurs économiques – luxe, sport, mode, musique, art, … – s’intéressent aux possibilités offertes par le métavers et construisent leurs projets en conséquence. Les marques investissent d’ores et déjà dans le métavers, à l’image de Nike qui a lancé sont propres métavers sur la plateforme Roblox : Nikeland (4). La plateforme Decentraland a, quant à elle, organisé fin mars 2022 la toute première « Metaverse Fashion Week » (5). L’événement comprenait des défilés, des expositions de pièces de luxe, des concerts, des discussions et toutes sortes d’expériences virtuelles. Les marques prenant part à cet événement dans le métavers ont donc eu l’occasion de présenter leurs produits numériques sous forme de NFT, que les utilisateurs pouvaient acquérir dans le but de vêtir leur avatar de parures uniques et exclusives. Parmi ces marques, les visiteurs ont retrouvé Philipp Plein, Forever 21, Karl Lagarfeld ou encore Vogue & Hype. Beaucoup d’entreprises s’interrogent sur la stratégie à adopter pour protéger leurs marques dans le métavers. Les problématiques juridiques rencontrées dans le monde physique tendent à se transposer au métavers, que ce soit en matière de données personnelles, de droit de la consommation et évidemment de droit de la propriété intellectuelle. A ce jour, il n’existe aucune réglementation propre au métavers. A ce titre, la question de la stratégie à adopter afin d’obtenir une protection optimale de ses marques dans le métavers est cruciale. Le droit des marques est un droit monopolistique, en ce sens que la protection découlant de la marque permet à son titulaire d’évincer tous ses concurrents de l’utilisation à des fins commerciales d’un signe distinctif identique ou similaire.
Le droit des marques est régi par deux principes fondamentaux, dont l’extension au monde virtuel peut sembler épineuse : le principe de spécialité, d’une part, et le principe de territorialité, d’autre part.
Est-ce nécessaire de protéger sa marque pour les produits et services liés spécifiquement au métavers ?
Le code de la propriété intellectuelle (CPI) dispose que « l’enregistrement de la marque confère à son titulaire un droit de propriété sur cette marque pour les produits ou services qu’il a désignés » (6). En vertu du principe de spécialité, une marque n’est protégée que pour les produits et services visés lors du dépôt (sauf pour les marques de renommées qui bénéficient d’une protection juridique élargie au-delà des produits et services pour lesquels elles ont été enregistrées). Toute la question est donc de savoir si un bien ou un service du monde réel pourrait être considéré comme identique ou similaire à son équivalent virtuel et générer un risque de confusion dans l’esprit du public.

Réel et virtuel : risque de confusion
De prime abord, nous pourrions penser qu’un bien ou un service réel et son équivalent virtuel sont différents dans la mesure où ils ne rempliraient pas la même fonction. Si nous prenons l’exemple d’un sac : un sac virtuel n’est autre que des données informatiques représentées sur un écran. Il ne remplit pas sa fonction première qui est d’y ranger ses affaires. Toutefois, cette fonction première n’est pas la seule et unique fonction d’un sac. Comme dans le monde réel, le sac acheté dans le métavers, pour des avatars par exemple, le sera pour des considérations esthétiques et pas seulement pratiques, ainsi que pour des considérations d’image. Est-ce qu’en achetant un bien virtuel de telle ou telle marque dans le métavers, le consommateur fera-t-il le lien avec la marque/l’entreprise du monde réel ? La détermination du risque de confusion est évidemment subjective et dépend de chaque cas d’espèce. L’analyse ne se fait pas uniquement au regard des produits et services.

Déposer une marque : penser au virtuel
L’examen des signes en cause et des produits/services ne se fait pas de façon hermétique : il existe une interdépendance entre ces deux éléments. Ainsi, la faible similitude entre les produits peut être compensée par la haute ressemblance entre les signes, et vice versa. De même, si le signe revêt un caractère distinctif fort ou une certaine notoriété, le risque de confusion est augmenté. Il semble donc qu’une marque pourrait a priori être suffisamment protégée contre des usages dans le métavers, et ce même si elle n’est enregistrée que pour désigner des produits et services « classiques ».
Pour éviter tout débat et dans la mesure où il n’y pas encore de jurisprudence en la matière, il est toutefois recommandé aux titulaires de marques de déposer leurs marques en visant également des produits et services liés au métavers : biens virtuels téléchargeables, services de divertissement, à savoir la fourniture de vêtements (…) virtuels en ligne et non téléchargeables, destinés à être utilisés dans des environnements virtuels.
Est-il possible d’assurer la protection territoriale de la marque, produits et services, à l’ère du métavers ?
La marque est un droit territorial en ce sens que le monopole que détient le titulaire sur sa marque ne peut être opposé aux tiers que sur le territoire duquel l’enregistrement a été obtenu. Il peut dès lors sembler délicat de concilier le principe de territorialité de la marque avec le métavers. Par définition, le métavers est détaché de tout territoire puisqu’il prend la forme d’un univers à part entière.
On peut également estimer que le métavers a un caractère mondial, accessible à des utilisateurs établis aux quatre coins du globe. Se pose alors la question de savoir si une marque enregistrée uniquement en France peut bénéficier d’une protection efficace contre des actes de contrefaçon commis dans le métavers. Le simple accès au métavers par des utilisateurs français permettrait-il de considérer qu’il y a contrefaçon ?
La solution qui pourrait être adoptée serait celle communément admise s’agissant des atteintes aux marques sur Internet (7). La jurisprudence a établi la théorie de la focalisation en matière de contrefaçon sur Internet, en vertu de laquelle l’acte de contrefaçon d’une marque française est constitué dès lors qu’un faisceau d’indices permet de démontrer que l’internaute français est la cible du site web étranger (accessibilité du site, utilisation de la langue française, livraison en France, etc.). Toutefois, contrairement aux sites Internet dont il est possible de démontrer qu’ils ont un public ciblé géographiquement, le métavers est quant à lui global, ne faisant pas a priori de différences en fonction de la géolocalisation des utilisateurs. @

FOCUS
C’est quoi exactement le métavers et pourquoi un tel engouement ?
Contraction des mots « meta » (« au-delà de » en grec ancien) et « univers » (« universum » en latin), le métavers peut se définir comme un monde virtuel dans lequel des individus peuvent se retrouver pour interagir avec d’autres. Il n’existe pas qu’un seul et unique métavers. Les métavers sont innombrables et peuvent prendre des formes diverses et variées en fonction de leur objet.
Tandis que certains métavers prennent la forme de jeux vidéo, d’autres apparaissent comme des réseaux sociaux immersifs, ou des environnements virtuels de travail (8). Les plus optimistes imaginent déjà une interopérabilité entre les métavers permettant d’aboutir à un univers virtuel unique.
Le début d’année 2022 est particulièrement marqué par l’enthousiasme de nombreux secteurs économiques pour le métavers. Pourtant, l’idée d’un monde parallèle et entièrement dématérialisé n’est pas nouvelle. Les prémices du métavers sont apparues en 1992, dans le roman « Snow Crash » écrit par Neal Stephenson, à une époque où Internet n’était encore qu’un sujet de niche. Visionnaire et précurseur, l’auteur décrit la vie de Hiro, un hacker vivant dans un conteneur qui, pour oublier son quotidien de misère, se plonge dans un univers virtuel haut de gamme : le metaverse. La première matérialisation du métavers surgit au début des années 2000 avec la création du jeu « Second Life » qui, comme son nom l’indique, propose à ses utilisateurs d’avoir une vie parallèle à celle du monde réel (9). Aujourd’hui, il y a aussi « Roblox », « Minecraft » (10) ou encore « GTA Online » que l’on qualifie communément de « sandbox » (bac-àsable), c’est-à-dire des jeux en monde ouvert au sein desquels les joueurs peuvent communiquer, créer et échanger tout type de biens virtuels.

L’effervescence actuelle autour du métavers semble être la conséquence de deux révolutions technologiques plus ou moins récentes : les casques de réalité virtuelle et la blockchain.
D’une part, casques de réalité virtuelle, dont la commercialisation auprès du grand public des premiers modèles à partir de 2016, a eu pour effet de changer notre rapport avec le numérique. Le virtuel ne se trouve plus derrière notre écran d’ordinateur ou de portable ; il se vit, se contemple et devient quasi palpable. Le métavers vécu au travers de cette nouvelle technologie prend alors tout son sens. Les casques de réalité virtuelle permettent une immersion pleine et entière dans des environnements textuels riches et en trois dimensions. Le passage du monde physique à un monde immatériel est alors rendu possible.

D’autre part, la technologie blockchain a occasionné le développement d’un phénomène nouveau : la propriété digitale. La blockchain est une technologie de stockage et de transmission d’information. Autrement dit, c’est un registre public et décentralisé permettant d’enregistrer, d’horodater, de conserver et de rendre accessible aux utilisateurs toute information qui y est inscrite (11). La blockchain apparaît donc comme une garantie de l’authenticité d’une information, d’un document ou d’une transaction. @

Création d’une œuvre ou d’une invention par une IA : la justice commence à faire bouger les lignes

C’est un peu le paradoxe de l’oeuf et de la poule : qui est apparu le premier ? Dans le cas d’une création ou d’une invention par une intelligence artificielle, qui est l’auteur : la personne humaine ou la technologie créatrice ? Cette question existentielle commence à trouver des réponses, en justice.

Par Boriana Guimberteau (photo), avocatE associéE, cabinet Stephenson Harwood

L’intelligence artificielle (IA) fait l’objet de développements exponentiels dans des domaines aussi variés que les voitures autonomes (et les données générées par celle-ci), la rédaction d’articles ou la création de musiques. Au-delà de la compréhension de son fonctionnement, l’intelligence artificielle soulève la question de la paternité et de la titularité des œuvres créées ou des inventions générées par elle.

Vers un « Artificial Intelligence Act »
Avant d’explorer plus en amont cette question, il convient de fournir une définition de l’intelligence artificielle. Selon l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), l’intelligence artificielle désigne une branche de l’informatique qui a pour objet de concevoir des machines et des systèmes à même d’accomplir des tâches faisant appel à l’intelligence humaine, avec un intervention humaine limitée ou nulle. Cette notion équivaut généralement à l’intelligence artificielle spécialisée, c’est-à-dire aux techniques et applications programmées pour exécuter des tâches individuelles. L’apprentissage automatique (machine learning) et l’apprentissage profond (deep learning) font tous deux parties des applications de l’intelligence artificielle (1).
L’IA peut ainsi produire différents résultats dont certains pourraient être qualifiés de créations ou d’inventions, les premières protégeables par le droit d’auteur et les secondes par le droit des brevets d’invention. La question est alors de savoir qui sera titulaire des créations ou des inventions générées par l’IA, et si l’IA pourrait être qualifiée d’auteur ou d’inventeur par le droit positif français.
En matière de droit d’auteur tout d’abord, de nombreux auteurs se sont penchés sur la question de savoir si l’intelligence artificielle pouvait bénéficier de la qualité d’auteur. La majorité d’entre eux reconnaissent la conception personnaliste et humaniste du droit français qui considère comme auteur la personne qui crée une œuvre. Par définition, un fait créatif est un fait matériellement imputable à une personne humaine. Cette conception s’impose également par le seul critère d’admission à la protection des œuvres de l’esprit qu’est l’originalité, laquelle se caractérise par l’empreinte de la personnalité de l’auteur (2). Eu égard à la personne de l’auteur, le professeur Christophe Caron a pu affirmer que « le duo formé par la notion de création et de personne physique est indissociable » et donc que « le créateur est forcément une personne physique ». Si la définition de l’auteur est absente du code de propriété intellectuelle (CPI), on y retrouve néanmoins diverses références : « Est dite de collaboration l’œuvre à la création de laquelle ont concouru plusieurs personnes physiques » (3) ; « Ont la qualité d’auteur d’une œuvre audiovisuelle la ou les personnes physiques qui réalisent la création intellectuelle de cette œuvre » (4). Dans le cadre de l’œuvre radiophonique, « ont la qualité d’auteur d’une œuvre radiophonique la ou les personnes physiques qui assurent la création intellectuelle de cette œuvre » (5). La seule exception à la naissance ab initio du droit d’auteur sur la tête d’une personne physique : l’œuvre collective (6).
De plus, la nécessité d’une intervention consciente de l’homme implique qu’un animal ou une machine ne peuvent être considérés comme auteurs. L’intelligence artificielle ne peut alors être qu’un outil de création supplémentaire.

L’approche « création intellectuelle »
Dans le cadre du projet de réglementation européenne sur les droits de propriété intellectuelle pour le développement des technologies liées à l’intelligence artificielle – l’« Artificial Intelligence Act » actuellement en cours d’examen en commissions au sein du Parlement européen (7) –, une résolution du 20 octobre 2020 du Parlement européen précisait sa teneur en affirmant ceci : « Les œuvres produites de manière autonome par des agents artificiels et des robots pourraient ne pas bénéficier de la protection par le droit d’auteur, afin de respecter le principe d’originalité, qui est lié à une personne physique, et étant donné que la notion de “création intellectuelle” porte sur la personnalité de l’auteur » (8). Cette approche se retrouve également dans les pays du système juridique dit Common Law. En 2012, la cour fédérale d’Australie affirmait la nécessité d’une intervention humaine en jugeant qu’une base de données générée automatiquement par un système d’intelligence artificielle n’est pas protégeable par le copyright dans la mesure où l’effort d’extraction des données n’était pas le fait d’une personne ou d’un groupe de personnes (9). Aux Etats-Unis, une position identique ressortait de l’affaire médiatisée du macaque Naruto ayant pris un selfie. La cour américaine n’a pas manqué de rappeler qu’une photographie prise par un animal n’est pas susceptible de protection eu égard à l’absence d’intervention humaine (10).

L’IA créatrice demande protection
L’AIPPI – association Internationale pour la protection de la propriété intellectuelle (11) – s’est également penchée sur cette question et a adopté, après d’âpres discussions, une résolution (12) lors de son congrès de septembre 2019. Selon cette résolution, les œuvres générées par une IA pourraient bénéficier de la protection par le droit d’auteur à condition qu’une intervention humaine ait lieu lors de leur création. Néanmoins, pour la première fois, le tribunal de Shenzhen en Chine a jugé qu’un article financier écrit par Dreamwriter, un algorithme conçu par Tencent, avait été reproduit sans autorisation reconnaissant ainsi que la création d’une intelligence artificielle peut bénéficier de la protection du droit d’auteur (13). Si diverses réflexions sont en cours pour faire émerger de nouveaux concepts juridiques appréhendant l’IA dans le cadre de la propriété intellectuelle, nulles n’ont connu de réels aboutissements législatifs jusqu’à présent. La protection des réalisations de l’IA s’opère ainsi notamment par la voie contractuelle. A titre illustratif, l’entreprise Aiva Technologies, connue pour son IA capable de composer de la musique, offre le choix entre une utilisation gratuite pour une exploitation privée des résultats créatifs et une utilisation payante pour une exploitation commerciale de ceux-ci.
Parallèlement, la problématique de l’IA-inventeur se pose également dans le cadre du droit des brevets. En effet, en France, le CPI prévoit que le droit au titre de propriété industrielle « appartient à l’inventeur ou à son ayant cause. Si plusieurs personnes ont réalisé l’invention indépendamment l’une de l’autre, le droit au titre de propriété industrielle appartient à celle qui justifie de la date de dépôt la plus ancienne » (14).
Ainsi, l’on retrouve en matière de brevets la même dimension humaniste dont est empreint le droit d’auteur. La question a néanmoins été posée aux offices et aux juridictions de savoir si une IA pouvait être l’inventeur d’un brevet. Les demandes déposées par « Dabus » ont ainsi pu illustrer cette problématique et les solutions retenues actuellement. Dabus est un réseau de neurones artificiel développé par le chercheur américain Stephen Thaler qui (l’IA neuronale) a notamment conçu, de manière autonome, un récipient pour boissons basé sur la géométrie fractale et un dispositif embarquant une lumière vacillante pour attirer l’attention pendant des opérations de recherche et de sauvetage. Depuis, l’équipe de « The Artificial Inventor Project » a amorcé une quête visant à faire reconnaître Dabus comme inventeur d’un brevet dans divers pays.
En décembre 2019, l’Office européen des brevets (EPO) a refusé deux demandes d’enregistrement de brevets européens (15) soumises au nom de Dabus dans la mesure où seule une personne physique peut être inventeur d’un brevet européen (16).
Le bureau américain des brevets et des marques de commerce (USPTO) a, lui, rejeté le 22 avril 2020 la demande de brevet indiquant Dabus comme inventeur pour les mêmes motifs (17). Le 2 septembre 2021, le tribunal du district Est de Virginie statuait lui aussi « qu’un système d’intelligence artificielle (IA) ne peut pas déposer de brevet » (18).
De l’autre côté de l’Atlantique, la cour d’appel de Londres suivit l’office des brevets britanniques (IPO) qui avait rejeté une même demande, le 21 septembre 2021. La juge Elisabeth Laing affirma ainsi que « seule une personne peut avoir des droits. Pas une machine » (19).
Néanmoins, au mois de juillet 2021, l’office des brevets sud-africain (CIPC) a reconnu Dabus comme inventeur lors d’un dépôt de brevet pour la première fois (20), suivi de près par la Cour fédérale australienne qui jugea que « Dabus pouvait être un inventeur au sens de la loi australienne » (21).

Vers des règles ad hoc ?
En conclusion, la question de l’intelligence artificielle et de la titularité des droits de propriété intellectuelle demeure globalement dominée par le principe de prééminence de l’humain, le droit français ne se démarquant pas tant de ses voisins européens et anglo-saxons. Toutefois, les développements de l’IA sont encore à un stade peu avancé et il faudrait suivre son évolution pour apprécier la nécessité d’une adaptation des règles juridiques en conséquence, notamment celles relatives à la protection des investissements ayant abouti à l’IA. @

* Boriana Guimberteau est avocate experte en
propriété intellectuelle, que cela soit dans les
domaines des marques de commerce, du droit
d’auteur, des dessins et modèles et des brevets. Elle
vient d’intégrer le cabinet Stephenson Harwood en tant
que partner, après dix ans chez FTPA Avocats.

Live streaming et covid-19 en France : les enjeux juridiques du direct sans frontières sur Internet

La retransmission en direct sur Internet d’événements culturels, qu’ils soient spectacles vivants, concerts ou encore festivals, a explosé à l’ère des confinements. Si le live streaming ne date cependant pas d’hier, son avenir pourrait être mieux encadré par une réglementation et une jurisprudence.

Par Anne-Marie Pecoraro*, avocate associée, UGGC Avocats

La crise sanitaire a bouleversé l’industrie audiovisuelle et établi de nouvelles façons d’accéder aux biens culturels, lesquelles sont susceptibles de perdurer, dont le live streaming. Son exploitation financière se heurte à une complexité juridique qui en fait encore un outil promotionnel avant tout, sans pourtant empêcher les innovations de se multiplier.

OVNI juridique et usages multiples
Piètre millésime que l’année 2020 : interdiction en France des rassemblements de plus de mille, cent, puis six personnes pour lutter contre la propagation du covid-19. Les mesures sanitaires qui s’imposent alors (respectivement les 8 mars, 15 mars et 14 octobre 2020 (1)) empêcheront la tenue de spectacles vivants, privant les acteurs concernés de la quasi-totalité des revenus tirés des spectacles en « présentiel ». Au pied du mur, le monde du spectacle vivant, déjà fragilisé, s’inquiète. C’était toutefois sans compter sur l’existence d’un pis-aller au développement fulgurant. Le concert est mort… vive le live streaming. Ne nous y trompons pas, le « live streaming », ou « diffusion en direct », préexistait à la crise sanitaire mondiale actuelle (2).
« L’exploitation secondaire du spectacle vivant qui connaît la plus forte croissance sur Internet reste la diffusion de concerts en direct – financée par les marques, le sponsoring et la publicité, ou grâce au paiement à l’acte », constate dès 2015 l’ancien think tank Proscenium qui avait été créé par le Prodiss, syndicat national des producteurs, diffuseurs, festivals et salles de spectacle musical et de variété (3). Les festivals de musique font d’ailleurs figures de précurseurs en la matière : à l’international, dès 2012, l’américain Coachella optait pour le spectacle vivant hybride, réunissant 80.000 festivaliers face à la scène et 4.000.000 d’autres face à leur écran, venus assister à la retransmission diffusée en temps réel sur la plateforme de partage de vidéos en ligne YouTube. La diffusion en live sur YouTube est rendue disponible dès 2011. Néanmoins, si l’ère du covid n’a pas fait naître le live stream, elle en a été le tremplin (4) et commence à constituer une alternative crédible aux directs des chaînes de télévision traditionnelles (5). La réalité du live streaming est telle qu’à ce jour sa définition n’a d’ancrage dans aucune source textuelle ou jurisprudentielle, ni ne fait consensus auprès notamment des acteurs de la filière musicale (6). En matière musicale justement, suppléant l’absence de définition unique, le Centre national de la musique (CNM) propose celle de « mode de diffusion sur des canaux numériques d’une captation de spectacle, selon des modalités souvent très différentes, en direct ou en différé, gratuite ou payante, sur des sites Internet dédiés, sur les sites d’institutions ou de médias et sur les réseaux sociaux » (7).
Cette définition reflète une réalité pratique protéiforme, où d’importants paramètres sont susceptibles de varier : modes de production (artiste seul/producteur), d’accès (gratuit/ possibilité de don/payant), jauge de public, zone de diffusion, durée de la diffusion (éphémère/avec replay pour une durée déterminée), moment de la diffusion (en temps réel/en différé mais avec accès simultané des spectateurs à un moment préalablement défini, à la manière d’un rendezvous), mode d’interaction entre le public et l’artiste (simple spectateur/chat, don, merchandising…). A ce sujet, le CNM a publié en février 2021 un « état des lieux exploratoire du live streammusical » (8).
Cependant, en l’absence de droit spécial spécifique consacré au live streaming, les mécanismes de droit commun du droit de la propriété intellectuelle s’appliquent. Du point de vue du droit d’auteur, la diffusion d’un live stream constitue selon le Code de la propriété intellectuelle (CPI) : un acte de représentation (9) et un acte de reproduction (10). Les droits d’auteurs et droits voisins octroyant un droit exclusif à leurs titulaires au titre duquel ceux-ci peuvent autoriser ou interdire tout acte d’exploitation s’appliquent, ainsi que les droits d’exclusivité contractuels.

Un potentiel millefeuille de droits
Qu’il s’agisse de l’artiste lui-même ou de son producteur phonographique, audiovisuel, ou de spectacle, avec lequel il aura conclu, le responsable du live stream – qui prévoit de communiquer un objet protégé – doit s’assurer d’avoir préalablement obtenu l’autorisation de tous les ayants droits. Or ce procédé est avant tout une captation, fixation sonore ou audiovisuelle d’une prestation conçue pour être retransmise en ligne en direct, à un public présent ou non au lieu de sa réalisation. Elle est un potentiel millefeuille de droits, correspondant à ceux – d’autant de contributeurs ou leurs ayants droits – qui devront en autoriser l’utilisation et qu’il faudra rémunérer pour chaque mode d’exploitation, sauf à constituer un acte de contrefaçon : droits des auteurs du spectacle et de la captation (compositeur, adaptateur…) (11), des artistes-interprètes (comédien, musicien…) (12) y compris leur droit à l’image (13), des producteurs de phonogrammes ou vidéogrammes (14), du producteur de spectacle vivant, des exploitants du lieu où le spectacle est capté pour l’exploitation de l’image du lieu, …

Rémunération spécifique des artistes
Parallèlement, l’artiste-interprète engagé par un producteur pour l’enregistrement d’une captation de spectacle pourra l’être au titre d’un contrat de travail à durée déterminée (15) ; un contrat spécifique au titre des droits voisins devra être conclu par écrit (16). Les organismes de gestion collective, comme la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem), ont accompagné les titulaires de droits dans la mutation de l’industrie musicale en gratifiant les artistes qui ont privilégié le live streaming d’une « rémunération spécifique exceptionnelle de droits d’auteur adaptée à la diffusion des live stream » pour pallier l’absence de concerts ou de festivals (17). Les droits d’auteurs sont calculés selon des conditions précises, dont la durée de la performance live et le nombre de vues.
Le live stream ne se limite pas au domaine musical, loin s’en faut : l’e-sport occuperait la première place du podium avec 54 % des contenus proposés (18). Ces industries rappellent que parmi les modes possibles de création de valeur appliqués au live streaming (paiement à l’acte/billetterie, abonnement, don, publicité, placements de produits…), les revenus issus des licences, sponsoring et communications commerciales audiovisuelles sont essentiels, dans le respect des exigences de transparence applicables aux publicités en ligne (19). Les parrainages, sponsorships, y auraient générés 641 millions de dollars de revenus en 2021, loin devant les autres sources de revenus. Quid de la régulation des contenus et de la responsabilité des plateformes ? Le groupe des régulateurs européens des services de médias audiovisuels, appelé ERGA, a récemment rendu un avis favorable concernant le Digital Services Act (DSA). Encore à l’état de projet législatif, ce dernier vise à instaurer un tronc commun de règles relatives aux obligations et à la responsabilité des intermédiaires au sein du marché unique (services intermédiaires, services d’hébergement, plateformes en ligne et très grandes plateformes en ligne).
L’ERGA préconise de le renforcer en incluant dans son champ tous les acteurs qui appliquent une politique de modération, y compris les services de live streaming (20). En effet, l’ERGA constate que leurs fonctionnalités et leurs modalités permettent aux services de live streaming d’entrer dans la définition des plateformes de partage de vidéos donnée par la directive européenne sur les service de médias audiovisuels (SMA) (21), mais pas dans la définition des plateformes en ligne, ni des services d’hébergement donnée par le DSA s’ils n’impliquent pas de capacités de stockage, ce qui les exclut du régime d’obligations correspondant (22). De ce fait, il est nécessaire que le champ d’application matériel de la SMA et du DSA soient accordés.

Le live streaming survivra au covid
Quinze mois après l’interdiction de la tenue des concerts et festivals, la mesure est levée au 30 juin 2021. Mais si le coronavirus n’est que temporaire, il y a à parier que le live streaming lui survivra. Sur le plan créatif, il permet de créer un lien avec le public via une utilisation innovante des nouvelles technologies ; en termes d’influence, il permet une retransmission transfrontière et d’atteindre un public plus large. Il en a été ainsi, pour ne citer que deux exemples, du concert en réalité virtuelle agrémenté d’effets visuels donné par Billie Eillish en octobre 2020, à partir d’un studio à Los Angeles et une production à Montréal, ou de celui de Jean- Michel Jarre à la cathédrale Notre-Dame de Paris en janvier 2021. Le covid est mort… vive le live streaming ? @

* Anne-Marie Pecoraro est avocate spécialisée en droit de
la propriété intellectuelle, des marques, des nouvelles
technologies et de l’exploitation des données personnelles.

ZOOM

Le cadre réglementaire du live stream : vide juridique ?
Du point de vue juridique, d’après une fiche pratique* publiée en février 2021 par le Centre national de la musique (CNM), le live stream suppose à la fois :
un acte de représentation : la diffusion numérique en direct/instantanée de la représentation à partir de la mémoire vive de l’ordinateur de l’internaute, ce qui constitue une exécution publique ;
un acte de reproduction : le stockage de la captation sur le serveur d’hébergement du média (intermédiaire) proposant sa diffusion à l’internaute (consommateur final). La mise à disposition d’une performance/ de la représentation d’un spectacle en live stream nécessite donc d’avoir acquis au préalable auprès de l’ensemble des contributeurs et ayants droit concernés l’autorisation expresse de :
numériser la représentation afin qu’elle puisse être stockée sur le site source de la plateforme de diffusion en ligne ;
et communiquer en instantanée aux internautes connectés la représentation du spectacle ainsi numérisée. @

* Auteur de la fiche du CNM :
l’avocat Pierre Emaille :
https://lc.cx/CNM-captation

Copyright : les limitations à l’article 17 déplaisent

En fait. Le 14 juin, dix-huit organisations des industries créatives – dont l’IFPI (musique), Eurocinema (cinéma), l’ACT (télévisions privées), la Fep (livre) ou encore l’EPC (presse) – ont écrit aux Etats membres pour leur demander de ne pas tenir compte des lignes directrices que la Commission européenne a publiées le 4 juin.

En clair. « Nous demandons aux Etats membres de continuer à se laisser guider par le texte de la directive [sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique, ou directive Copyright, ndlr] tel qu’adopté (…) et d’assurer une mise en œuvre fidèle qui garantirait l’équilibre nécessaire entre tous les droits fondamentaux et les intérêts légitimes en jeu [droits d’auteur et droits voisins, d’une part, et liberté d’expression et de création, d’autre part, ndlr]. Il est impératif que le droit fondamental des ayants droit à la propriété reste protégé et qu’ils puissent obtenir un juste retour pour leurs efforts, afin de continuer à contribuer à la riche diversité culturelle qui définit l’Union européenne », ont déclaré une vingtaine d’organisations de la culture et des médias dans une lettre datée du 14 juin, adressée aux Etats membres (1). Cette missive est une réaction hostile aux lignes directrices (2) publiées dix jours plus tôt par la Commission européenne pour donner des orientations non-contraignantes sur la manière d’interpréter le fameux article 17 toujours controversé de la directive Copyright. Celui-ci renforce la responsabilité des fournisseurs de contenus en ligne dans la lutte contre le piratage, mais sans les pousser à faire du filtrage et du blocage généralisés au détriment de l’« utilisation légitime » (legitimate use) de contenus relevant des « exceptions et limitations » aux droits d’auteur. Par exemple, prévient la Commission européenne, « les utilisateurs légitimes [legitimate users] doivent être respectés, (…) notamment si les “nouveaux” fournisseurs de services utilisent des outils automatisés de reconnaissance de contenu ». C’est cette utilisation légitime, ressemblant au « faire use » américain, qui effraie les industries culturelles et créatives.
Pour la Commission européenne, qui vise à une harmonisation de la directive Copyright (censée être transposée par les Vingt-sept depuis le 7 juin 2021), il s’agit de ne pas sacrifier la liberté d’expression, de création et d’information (dont font partie la citation, la critique, la revue, la caricature, la parodie ou le pastiche) sur l’autel du droit de propriété intellectuelle (3). Bloquer des contenus, oui, mais seulement en cas de contrefaçon certaine, tout en permettant à chaque utilisateur – dans le cadre d’un «mécanisme de recours » – de contester le blocage d’un contenu qu’il estimerait, lui, légitime. @

Les « NFT » ne sont pas encadrés mais ces jetons non-fongibles sont assimilés à des actifs numériques

Un jeton non-fongible, ou NFT, est un titre de propriété rattaché à un actif immatériel ou matériel. Il est émis et géré sur une blockchain et fait l’objet de transactions. Mais que disent au juste le code de propriété intellectuelle, le code monétaire et financier ainsi que le code général des impôts ?

Par Boriana Guimberteau*, avocat associée, FTPA

Les NFT – Non-Fungible Tokens – sont des jetons numériques uniques émis et gérés sur une blockchain ; ils permettent la vérification de propriété d’un actif numérique. Par chose fongible, il faut entendre une chose qui est équivalente à une autre. Selon la formule du professeur Gérard Cornu, il s’agit d’« une chose qui appartenant au même genre qu’une autre peut être considérée comme équivalente (sur un marché, pour un paiement) si elle est de même qualité et quantité » (1). En revanche, les choses non fongibles se définissent par leur caractéristique propre et qui ne sont donc pas, pour cette raison, interchangeables – par exemple une œuvre d’art. Les choses non fongibles sont susceptibles d’être individualisées

Droit de propriété et droit de suite
Contrairement aux crypto-monnaies, qui sont des actifs fongibles, les NFT ne peuvent pas être négociés ou échangés par équivalence. Un jeton non-fongible n’est ainsi pas une œuvre en tant que telle mais un titre de propriété rattaché à un actif immatériel ou matériel tel que des œuvres d’art digitales, des cartes à collectionner virtuelles, des tweets ou même des objets physiques. Les NFT contiennent en fait un identifiant du jeton (« token ID »), l’identification du propriétaire actuel de l’actif, ainsi que des données relatives à l’actif (adresse de l’œuvre digitale, le nombre d’exemplaires dans lequel elle a été éditée, informations permettant d’identifier l’œuvre). Les jetons non-fongibles permettent un vrai essor de l’art digital puisqu’elles permettent l’authentification et l’appropriation des œuvres numériques.
Ainsi, même si une œuvre peut être disponible et visible sur Internet, une seule personne – détentrice du NFT – en sera propriétaire. L’auteur d’un NFT peut décider librement des droits de propriété intellectuelle qu’il consent à transférer à l’acheteur du NFT. Néanmoins, par défaut, la vente d’un NFT n’entraîne aucun transfert des droits de propriété intellectuelle afférents. Il s’agira simplement d’un droit d’usage à des fins personnelles accordé à l’acheteur par l’auteur. Ainsi, l’acheteur pourra céder à son tour le NFT sur le marché secondaire. En revanche, les NFT créent des opportunités intéressantes pour les auteurs d’œuvres digitales. Ils pourraient bénéficier du droit de suite qui est prévu en droit français à l’article L. 122-8 du code de propriété intellectuelle. Il s’agit d’un droit de participation pour l’auteur au produit de toute revente de son œuvre lorsqu’intervient un professionnel du marché de l’art, la vente étant effectuée sur le territoire français et assujettie à la TVA. Ce droit de suite n’existant pas dans toutes les législations, les NFT permettent de le prévoir contractuellement en l’incluant dans les données accompagnant le NFT. Ainsi, les artistes pourront bénéficier de manière beaucoup plus large des retombées financières des reventes successives, pour l’instant particulièrement rentables, de leurs œuvres.
Le NFT étant unique et inscrit sur la blockchain, il ne peut être dupliqué. En revanche, le lien avec l’actif qu’il représente peut disparaître soit temporairement soit définitivement, ou être faussé. Dans la plupart des cas, l’œuvre digitale liée à un NFT n’est pas directement stockée dans le jeton inscrit sur la blockchain puisqu’elle est trop volumineuse. Aussi, la majeure partie des NFT voient leurs œuvres stockées hors de la blockchain. Ainsi, l’œuvre digitale pourrait être rendue indisponible par le site sur lequel elle a été téléchargée. Elle peut même être supprimée définitivement des serveurs qui la stockent. En outre, si l’actif lié au NFT est une œuvre matérielle, le lien avec le monde réel peut également présenter des risques. Ainsi, un faux peut être présenté comme une œuvre originale. Il est donc important de coupler le système des NFT/blockchain avec un système d’authentification de l’œuvre originale : scan de l’œuvre originale et émission de certificat, par exemple.
En l’absence de réglementation spécifique, la relation entre les places de marché de NFT et leurs utilisateurs, d’une part, et les artistes, d’autre part, est essentiellement contractuelle. Certaines plateformes ont d’ores et déjà mis en place des conditions générales d’utilisation prévoyant des suppressions d’œuvres contrefaisantes après notification (2).

NFT, vigilance, KYC et AML
Néanmoins, la plupart des places de marché de NFT n’intègrent pas de contrôle KYC de leurs utilisateurs, à savoir le « Know Your Customer » (3) pour vérifier l’identité et l’intégrité du clients (comme le font les établissements bancaires notamment). Ainsi, derrière un acheteur anonyme peut se cacher une autre personne ne permettant pas d’identifier clairement les acheteurs. Dans ce contexte non réglementé, il appartiendra aux acheteurs d’être particulièrement vigilants lorsqu’ils vont enchérir et acquérir un NFT sur une place de marché. Les plateformes de négociation de jetons non-fongibles seront probablement tenues de mettre en œuvre les mêmes mesures (4) que celles des autres fournisseurs de services d’actifs virtuels (VASP, pour Virtual Asset Service Provider) : identification-authentification du client (KYC), lutte contre le blanchiment d’argent (AML, pour Anti-Money Laundering) et lutte contre le terrorisme et le financement de la prolifération (CTF/PF, pour Counter Terrorist and Proliferation Financing). Un règlement dit « MiCa » sur les crypto-actifs est actuellement en cours d’élaboration au sein de l’Union européenne (5).

Entre vide juridique et « Deep »
En France, à défaut de règles spécifiques applicables aux NFT, la loi dite « Pacte » – plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises (6) – a complété l’ordonnance de 2014 sur le financement participatif (7) en consacrant l’utilisation de la blockchain via le dispositif d’enregistrement électronique partagée (Deep) : « Constitue un jeton tout bien incorporel représentant, sous forme numérique, un ou plusieurs droits pouvant être émis, inscrits, conservés ou transférés au moyen d’un dispositif d’enregis-trement électronique partagé permettant d’identifier, directement ou indirectement, le propriétaire dudit bien », stipule l’article 85 de la loi Pacte qui modifie le code monétaire et financier (en son article L. 552-2).
Bien qu’il ne soit pas question explicitement de NFT dans la loi Pacte, les jetons non-fongibles pourraient néanmoins être assimilés, à l’article suivant de cette même loi (et donc le code monétaire et financier), à des « actifs numériques » qui comprennent : les jetons mentionnés, à l’exclusion de ceux remplissant les caractéristiques des instruments financiers et des bons de caisse mentionnés, et « toute représentation numérique d’une valeur qui n’est pas émise ou garantie par une banque centrale ou par une autorité publique, qui n’est pas nécessairement attachée à une monnaie ayant cours légal et qui ne possède pas le statut juridique d’une monnaie, mais qui est acceptée par des personnes physiques ou morales comme un moyen d’échange et qui peut être transférée, stockée ou échangée électroniquement ». Quant à l’article 552-2 du code monétaire et financier, il définit que « constitue un jeton tout bien incorporel représentant, sous forme numérique, un ou plusieurs droits pouvant être émis, inscrits, conservés ou transférés au moyen d’un dispositif d’enregistrement électronique partagé permettant d’identifier, directement ou indirectement, le propriétaire dudit bien ».
Entre les notions de NFT et de jeton numérique, le lien semble établi. D’autant que les « tokens » sont créés par le Deep, le fameux dispositif d’enregistrement électronique partagée. Cette analyse semble confirmée par la proposition de règlement « MiCa ». Si un NFT est un actif numérique, il reste à savoir quelle fiscalité* lui est appliquée. Toujours en France, le code général des impôts prend en considération des actifs numériques. C’est son article 150 VH bis : « Les plus-values réalisées par les personnes physiques domiciliées fiscalement en France (…), lors d’une cession à titre onéreux d’actifs numériques mentionnés à l’article L. 54-10-1 du code monétaire et financier ou de droits s’y rapportant, sont passibles de l’impôt sur le revenu » (8). Les tokens et a priori les NFT sont donc soumis à l’impôt sur les plus-values (les cessions dont la somme des prix n’excède pas 305 euros au cours de l’année d’imposition sont exonérées). Cependant, des NFT sont liés à des œuvres d’art : comme les autres œuvres d’art, échappent-ils à l’impôt, eux ?
Dans une question écrite publiée dans le Journal Officiel du Chambre haute le 14 avril dernier, le sénateur Jérôme Bascher interpelle Bruno Le Maire, ministre de l’Economie, des Finances et de la Relance, en ces termes : « Il reste cependant très difficile de les inclure ou exclure dans le champ d’application de l’œuvre de l’esprit, tel que prévu par les articles L. 111 et suivants du code de la propriété intellectuelle. Difficile de les inclure, car les NFT sont clairement dans une autre catégorie que les œuvres énumérées (L. 112-1). Mais aussi difficile de les exclure, car le droit évolue et la définition d’une œuvre demeure très subjective. Au regard de l’importance croissante de ce phénomène de NFT, et de la complexité de sa catégorisation en vue de l’application d’un régime fiscal spécifique, [Jérôme Bascher] demande [à Bruno Le Maire] de bien vouloir lui préciser la position du Gouvernement sur ce sujet » (9). La réponse est à l’heure où nous écrivons ces lignes toujours en suspens. La « sécurité juridique » des NFT est en devenir. La technologie des jetons non-fongibles est encore jeune.

La finance décentralisée et sécurisée
Les premiers NFT apparaissent en novembre 2017 avec les CryptoKitties, c’est-à-dire des « cryptochatons » virtuels à acheter et revendre, permettant ainsi aux acheteurs de les collectionner et de jouer avec.
Quant à la blockchain ou « chaîne de blocs », elle est apparue pour la première fois en 2008. Selon Blockchain Partners (KPMG), il s’agit d’« une technologie de stockage et de transmission d’informations, transparente, sécurisée, et fonctionnant sans organe central de contrôle ni aucun intermédiaire ». Autrement dit, elle est « la technologie au cœur du Web décentralisé et de son corollaire, la finance décentralisée ». La blockchain permet la constitution de registre répliqué et distribué, sécurisé grâce à la cryptographie. Le registre ainsi constitué est transparent et immuable. @

* Boriana Guimberteau est l’auteure de cet article,
excepté pour la partie fiscale rédigée par Charles de Laubier.