Tout en restant hyperlocal face aux GAFAM, Ouest-France veut devenir un média national

Toujours premier quotidien papier en France, Ouest-France – qui fêtera ses 80 ans l’an prochain – est aussi la première plateforme numérique média. Son indépendance est assurée depuis 33 ans, mais ses défis à relever se multiplient : maintenir sa rentabilité, se développer au niveau national, faire face aux GAFAM et à l’IA.

« On est confronté à la pression du marché. Après les GAFAM qui se sont mis dans notre nid par la stratégie du coucou, il y a l’IA. Comment tracer [identifier, ndlr] ce qui est produit par de l’intelligence artificielle ? Comment relever le défi du droit d’auteur qui va être un chantier majeur. Il y a aussi un défi de la vitesse : l’IA va accélérer la machine. Avec les réseaux sociaux, on a eu une industrialisation de la distribution. Avec l’IA, on va avoir une industrialisation des contenus », a expliqué David Guiraud (photo) devant l’Association des journalistes médias (AJM) le 5 octobre dernier à Paris. Depuis près de dix ans, il est président du conseil de surveillance de la société Ouest-France, et a été élu en 2020 président de l’Association pour le soutien des principes de la démocratie humaniste (ASPDH), laquelle contrôle la holding Sipa (Société d’investissements participations) – communément appelée Sipa Ouest-France. « On se retrouve déjà avec un flot de contenus et face à une concurrence énorme. Par exemple, le projet “Autonews” (1) propose avec de l’IA de générer rapidement un journal sur mesure selon différentes options (actualités, tons d’écritures, images, …). Le risque est que l’on soit pris dans cet sorte de tsunami qui nous empêche de faire notre travail », s’inquiète celui qui a dirigé les groupes Le Monde (2008-2011) et Les Echos (1994-2008).

L’ASPDH, l’antidote aux « médias anti-sociaux »
David Guiraud (68 ans) va même plus loin dans son diagnostic : « La tension est très forte dans notre métier face à ce que j’appelle les médias anti-sociaux que sont les plateformes – Facebook et autres – qui créent cette dépendance addictive et qui ont hacké le cerveau des gens. Faut lire l’”Apocalypse cognitive” (2) : on comprend ce qui se passe ; c’est ça le sujet. A l’ASPDH, on réfléchit à comment continuer à faire un journal profitable, de qualité, face à ce monde là ». Cela commence par la charte d’Ouest-France où le groupe demande à chacun de ses 1.000 journalistes, dont 702 (équivalent temps plein) au quotidien Ouest-France de « dire sans nuire, montrer sans choquer, témoigner sans agresser, dénoncer sans condamner ». « Ce qui est à l’inverse de ce que les GAFAM nous poussent à faire en mettant des titres chocs qui aboutissent à une fatigue informationnelle et une déconnexion. Lorsqu’un journaliste est embauché à Ouest-France, on lui demande de signer la charte », précise David Guiraud (3).

Ouest-France se renforce à Paris et bientôt à Bruxelles
Présent à ses côtés devant l’AJM, François-Xavier Lefranc (photo ci-contre) – officiellement président depuis le 7 octobre du directoire de la société Ouest-France (vaisseau amiral de la holding Sipa) et directeur de la publication du quotidien régional – formule aussi des griefs envers les géants du Net : « La grande réussite des GAFAM est de nous avoir fait perdre confiance en nous. Alors que c’est hypermoderne le territoire », a-t-il assuré. Il s’en est pris aussi au système médiatique français très parisien et jacobin : « Ce qui m’a toujours insupporté, a confié François-Xavier Lefranc, c’est l’histoire de la PQN (4) et de la PQR (5) qui laissait entendre que les vrais et grands journaux étaient à Paris et donc nationaux, et que tous les autres étaient… – souvent dit avec [condescendance, ndlr].Et il faut se battre contre ça. […] Cette phrase “La presse nationale ne sait pas tout mais dit ce qu’elle sait et la presse locale sait tout mais ne dit rien” est scandaleuse ». OuestFrance assure prouver le contraire, le quotidien régional étant toujours – avec ses 610.000 tirages papier par numéro en moyenne, selon l’APCM (ex-OJD) – l’incontesté premier quotidien en France, loin devant Le Monde (482.754) et Le Figaro (354.163). « Bien qu’en baisse [- 2,52 % sur un an, ndlr], le papier n’est pas déjà mort et garde un rôle important. Le print (6) pèse encore plus de 83 % de notre chiffre d’affaires [sur 317 millions d’euros en 2022 pour le seul quotidien, ndlr] et nous sommes la première plateforme numérique française en audience. Le pari est quand même compliqué », a indiqué François-Xavier Lefranc (« FXL »).
Sipa possède cinq quotidiens imprimés : Ouest-France, PresseOcéan, Le Maine Libre, Le Courrier de l’Ouest (7) et La Presse de la Manche. Le groupe a réalisé 560 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2022, en dégageant une marge brute d’exploitation de 30 millions d’euros. Le paradoxe de Ouest-France, comme pour la plupart des médias, est que son avenir dépend des GAFAM, lesquels contribuent massivement à son audience numérique – générée sur les moteurs de recherche, les réseaux sociaux et les agrégateurs d’actualités (8). Sur Google News, Edition Multimédi@ a d’ailleurs constaté que Ouest-France publie non seulement des articles de sa rédaction mais aussi – sous sa rubrique « Ouest-France Shopping » – des articles publicitaires auxquels « la rédaction n’a pas participé » (9). Grâce en grande partie aux GAFAM, Ouest-france.fr peut ainsi se targuer d’être la première plateforme numérique en France avec 150,1 millions de visites (fixes et mobiles) au mois de septembre, selon l’APCM. Et ce, devant Leboncoin, Franceinfo, Le Figaro, BFMTV, et Le Monde. Comme 75 % de cette audience en ligne se fait hors de l’Ouest, cela propulse Ouest-France au niveau national. « Notre identité est en train de changer, confirme FXL. OuestFrance reste un journal régional, de territoires, mais l’on sera bientôt davantage lu par des gens situés hors de l’Ouest. Nous nous développons sur les questions de maritime, de climat, d’alimentation, de santé, d’économie du numérique, et d’Europe où nous devons faire plus. Je rêve que l’on ait une rédaction à Bruxelles. A terme, il le faudra. Nous venons de renforcer notre rédaction de Paris avec Cyril Petit ». Cet ancien du Journal du Dimanche(JDD) a été nommé en mai « rédacteur en chef délégué chargé du développement éditorial national de Ouest-France ». De là à ce que Ouest-France concurrence Le Monde, Le Figaro ou Le Parisien à l’échelon national, il n’y a qu’un pas. Cyril Petit a pour mission de positionner encore plus Ouest-France comme « un média incontournable au niveau national », avec aussi un traitement européen et international renforcé. « De Paris, on se rend rapidement auprès des institutions européennes. Et Outre-mer, nous avons des correspondants dans chaque territoire ultramarin où nous doublerons notre force en 2024, y compris à Mayotte », annonce FXL.
Le groupe Ouest-France a déjà une dimension nationale avec deux sites web nationaux gratuits :
Actu.fr, qui s’appuie sur les 90 hebdomadaires de Publi hebdos, filiale de Sipa et premier éditeur de la presse hebdomadaire française. « C’est une filiale très profitable, se félicite David Guiraud. Elle a créé Actu.fr qui cartonne, avec une audience qui est dans le “Top 10” des audiences numériques de la presse ». Selon l’APCM, tout médias confondus, Actu.fr est en effet en 10e position du classement des plateformes en ligne en France avec 100,2 millions de visites en septembre.
20minutes.fr, qui est édité par 20 Minutes France, société détenue à parts égales (50 %) par Sipa et par Rossel, groupe de presse belge éditeur des quotidiens Le Soir et La Voix du Nord. « C’est un laboratoire très intéressant pour nous. 20 minutes est très puissant, notamment auprès des jeunes, se félicite David Guiraud. 20minutes.fr affiche 81,1 millions de visites en septembre au compteur « APCM », soit la 12e positions, dépassé par… Actu.fr.

Objectif : pourquoi pas les 300.000 abonnés numériques
« Comment faire du gratuit, comme 20 Minutes, qui ne soit de la recherche du clic à tout prix : la voie est étroite, convient David Guiraud. Sur le numérique, on va continuer à mettre le paquet pour qu’il y ait un engagement du lecteur pour le prix payé. Sinon, la valeur perçue disparaît comme sur les sites gratuits. Je suis d’ailleurs opposé à être présent sur les kiosques numériques, à part ePresse (10) ». Et FXL d’abonder : « Notre modèle économique, c’est l’abonnement, pas l’audience ». Ouest-France totalise à ce jour 240.000 abonnés numériques toutes formules confondues, dont près de 55.000 à la version numérique du journal (11). Mais pour la direction, ce n’est « pas suffisant ». Et FXL d’ajouter : « C’est une bataille de long terme. L’objectif, c’est 300.000, 400.000 voire 500.000 abonnés numériques ». @

Charles de Laubier

Au Web Citoyens ! Le confinement a boosté les activités à distance, accélérant la révolution digitale

Télétravail, visioconférences, téléconsultations, téléadministration, votes ou signatures électroniques, … Les outils numériques ont permis de sauver la face durant le confinement. Il faut maintenant accélérer dans le déploiement du très haut débit et établir une charte des droits numériques.

Par Mahasti Razavi et Vincent Brenot, avocats associés, August Debouzy

Alors que nous vivons les premières semaines de déconfinement, une grande partie de la France gardera le souvenir d’une période au cours de laquelle une nouvelle forme de vie s’est développée et dont le cœur est technologique, digital. Cette bascule numérique a été renforcée par les positions gouvernementales reflétées dans les ordonnances des mois de mars et d’avril 2020 prises sur le fondement de la loi du 23 mars 2020 dite « d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 » (1) pour permettre la poursuite minimale des activités essentielles de la société française.

Accélérer notre mue vers le numérique
Ainsi, des tribunaux ont pu organiser des audiences par télé ou visio-conférence. Des procédures administratives, comme des enquêtes publiques, ont pu être diligentées par voie dématérialisée. Des assemblées générales d’actionnaires ont pu se tenir par voie électronique, permettant d’éviter la paralysie de la vie des sociétés. Les signatures électroniques ont pu continuer à se généraliser ; les facturations ont pu se faire en ligne, et l’on a vu même naître un dialogue social virtuel. Même si chacun a certainement conscience du mal qu’un enfermement digital extrême pourrait entraîner pour les individus, force est de constater que cette expérimentation en taille réelle d’une accélération de la dématérialisation de certaines de nos activités a sans doute permis de limiter, un peu, les conséquences économiques, sociales et sociétales de la crise sanitaire. Cela permet aussi la mise en œuvre d’un déconfinement par étape. S’il n’est évidemment pas question de pérenniser de façon systématique la digitalisation de tout ce qui nous entoure, et de réduire le lien humain et social à une forme d’exception, à l’inverse, ne pas tirer les leçons de cette expérience reviendrait à gâcher l’un des rares effets collatéraux positifs qui résulteront de la crise sanitaire. Les personnes éprouvant des difficultés à se déplacer devront pouvoir, une fois l’état d’urgence sanitaire disparu – bien au-delà d’une phase transitoire de déconfinement – continuer à ester en justice, faire valoir leurs observations auprès de l’administration ou interroger les administrateurs des sociétés dont ils détiennent des actions. Il n’existe aucune raison valable pour revenir en arrière et ne pas profiter de cette opportunité historique d’accélérer notre mue collective vers le numérique. Le seul obstacle qui demeure pour une généralisation de ces systèmes serait l’éventuelle atteinte à l’égalité entre les citoyens qu’elle pourrait générer. En effet, il existe encore de trop nombreuses régions où l’accès à Internet est d’une qualité très faible, voire inexistant, qui ne permet pas à l’ensemble des usagers de bénéficier des facilités que la généralisation des digitalisations expérimentées pendant la pandémie permettrait. La fracture numérique – héritière de la fracture sociale – se résorbe quantitativement mais condamne chaque jour un peu plus le nombre résiduel de ses victimes. A cet égard, en France, le Premier ministre soulignait, lors de sa conférence de presse du 26 avril 2020, que l’existence de ces inégalités technologiques et territoriales présente un grand danger pour la France d’aujourd’hui mais également pour celle de demain.
La crise sanitaire que nous traversons a donc mis en lumière l’importance vitale des réseaux numériques pour le fonctionnement de notre économie, ainsi que la nécessité de faire de l’aménagement numérique du territoire (2) une de nos vraies priorités. Bien avant cette crise sanitaire, le gouvernement français avait pris la mesure de l’urgence de cette tâche en adoptant, en 2013, le plan « France Très haut débit » (plan France THD), dont l’objectif est de couvrir l’intégralité du territoire français en très haut débit d’ici 2022. Dans la continuité de cette initiative, le président de la République (dont le portefeuille à Bercy incluait le numérique sous le précédent quinquennat) a ajouté en 2017 un objectif de cohésion numérique des territoires visant à garantir à un accès au « bon » haut débit à tous d’ici 2020.

Objectifs incertains du plan France THD
Destiné à concrétiser la stratégie française de croissance en matière numérique, le plan France THD s’était fixé des objectifs très clairs. En effet, il a pour ambition de garantir à tous un accès au bon haut débit (à savoir supérieur à 8Mbits/s) ou au très haut débit, de généraliser la couverture mobile de qualité, permettant ainsi l’ensemble des usages de la 4G et, dès cette année 2020, de doter tous les territoires d’infrastructures numériques de pointe en donnant accès à tous au très haut débit (supérieur à 30 Mbits/s). Enfin, le plan France THD prévoit, d’ici 2025, la généralisation de la fibre optique jusqu’à l’abonné sur l’ensemble du territoire national (3). De manière plus concrète, le plan France THD implique opérateurs télécoms privés et collectivités territoriales, et prévoit la signature d’une convention nationale type dont l’objectif est de garantir les engagements pris par les opérateurs de réseaux, de manière homogène sur tout le territoire français. Pour atteindre ses objectifs et assurer une bonne articulation entre investissements publics et investissements privés, le plan France THD divise le territoire en deux zones et mobilise un investissement de 20 milliards d’euros sur dix ans, dont 3,3 milliards d’euros de l’Etat.

Engagements des opérateurs télécoms
S’agissant des territoires urbains, les opérateurs télécoms privés – au premier rang desquels Orange, SFR, Bouygues Telecom et Free – se sont engagés à réaliser ces déploiements avant la fin de cette année dans le cadre de conventions signées avec les collectivités territoriales concernées et l’Etat. Ces zones dites « conventionnées » concernent 3.600 communes et plus de la moitié de la population française (57 %). Les opérateurs télécoms privés, qui investissent entre 6 et 7 milliards d’euros, assurent le déploiement de réseaux FTTH sur l’ensemble des communes concernées. Le réseau « Fiber-To-The-Home » correspond au déploiement de la fibre optique jusque dans les logements ou locaux à usage professionnel.
Selon l’Arcep, le régulateur des télécoms, le FTTH se distingue d’autres types de déploiement qui combinent l’utilisation de la fibre optique avec des réseaux en câble ou en cuivre (VDSL2). En dehors des zones d’agglomérations, les collectivités territoriales ont la responsabilité d’apporter du très haut débit dans les territoires ruraux, lesquels couvrent 45 % des logements et locaux professionnels. Et ce, dans le cadre de réseaux d’initiative publique – les « RIP » – soutenus financièrement par l’Etat à hauteur de 3,3 milliards d’euros et par la Banque européenne d’Investissement (BEI). En effet, ces zones rurales sont isolées, moins rentables pour les fournisseurs d’accès privés et souffrent d’une carence d’investissement.
C’est pour cette raison que dans le cadre du plan France THD, les collectivités territoriales ont pour mission de proposer des RIP destinés à développer l’Internet à très haut débit. Ce plan France THD apparaît comme un moyen pour le gouvernement de renforcer la compétitivité de l’économie française, de moderniser les services publics sur l’ensemble du territoire, y compris dans les zones rurales et de montagnes, tout en donnant accès au numérique à tous les citoyens. Néanmoins, alors que le plan France THD prévoyait que 94 % des foyers français pourraient percevoir un « bon » haut début d’ici 2020 et que pour les 6 % restants le gouvernement s’engageait à soutenir financièrement et directement les foyers dans l’obtention de technologie sans fil grâce à une aide pouvant aller jusqu’à 150 euros, il n’y a actuellement que 56 % du territoire national couvert en très haut débit et 25 % du territoire français qui ne l’est pas par ce « bon » haut débit. Au-delà de la couverture géographique, c’est également un plan d’accès à la culture digitale qui devra être mis en œuvre, afin que l’ensemble des administrés disposent d’un accès aux outils numériques et à Internet. Dès 2012, l’Organisation des Nations Unies (ONU) reconnaissait qu’accéder à Internet est un droit fondamental, au même titre que d’autres droits de l’homme. Dans la même ligne de pensée, un groupe de parlementaires a ouvert en 2018 un débat visant à adjoindre à la Constitution, une « Charte des droits et libertés numériques » (4), sur le modèle de la Charte de l’environ-nement de 2004 qui imposerait notamment que « la loi [garantisse] à toute personne un droit d’accès aux réseaux numériques libre, égal et sans discrimination » (5). L’objectif de cette charte du numérique était d’insérer dans le bloc de constitutionnalité des droits fondamentaux inspirés par des directives européennes en matière de libertés numériques et de protection des données personnelles. En particulier, telle qu’elle a été proposée, cette charte se penchait sur cinq thématiques : la protection des données personnelles ; la neutralité des réseaux ; le droit d’accès aux réseaux numériques, libre, égal et sans discrimination ; le droit à l’information ; le droit à l’éducation et à la formation au numérique. On peut cependant regretter que le texte (6) ait été rejeté à l’Assemblée nationale en juin 2018 au motif que ses conséquences et implications étaient trop hasardeuses et qu’il pourrait être dangereux de « multiplier les chartes adossées à notre Constitution », selon les termes du Garde des Sceaux. Celui-ci, en l’occurrence Nicole Belloubet (actuelle ministre de la Justice), avait pourtant bien accueilli cette initiative lors des débats parlementaires : « Vous proposez différents amendements pour instituer une charte des droits numériques. D’emblée, je tiens à saluer les travaux réalisés en ce sens parce qu’ils ont le mérite de poser une question essentielle. Ce sujet renvoie à des enjeux contemporains très déterminants » (7).

Relancer le projet « Charte du numérique »
Mais la Garde des Sceaux, s’exprimant pour donner l’avis du gouvernement, a aussitôt douché les espoirs des porteurs du projet, la députée Paula Forteza (ex-LREM) et le sénateur (LR) Christophe-André Frassa : « Il faut être conscients que nous ne sommes pas aujourd’hui en mesure d’évaluer parfaitement les conséquences qu’entraînerait l’introduction dans la Constitution de principes relatifs aux droits numériques. Or, on ne révise pas la Constitution sans évaluer précisément les conséquences d’une telle révision ». Aujourd’hui, il nous semble urgent, au titre de la cohésion des territoires et de l’égalité entre les citoyens de relancer ce sujet, plus que nécessaire. Nous tenons là une ressource de la compétitivité française. @

Vers un droit fondamental de l’accès à l’Internet dans la Constitution de 1958 ?

Comme il existe une Charte de l’environnement adossée à la Constitution française depuis 2004, une « Charte du numérique » faisant de l’accès à Internet un droit-liberté serait historique après une décennie de débats. Le 11 juillet, le projet a été rejeté. Mais la réflexion continue.

Par Christiane Féral-Schuhl*, avocate associée, cabinet Féral-Schuhl/Sainte-Marie

Un groupe de parlementaires de tous horizons politiques a proposé d’adosser à la Constitution de 1958 une « Charte du numérique », comme il y a une Charte de l’environnement adoptée, elle, en 2004 (1). Cette charte du numérique – qui comprend sept articles (2) – vise à consolider les grands principes du numérique en garantissant des droits et libertés numériques qui pourront alors faire l’objet d’un contrôle de constitutionnalité.

Droit d’accès aux réseaux numériques
La Charte du numérique, telle que proposée le 21 juin dernier par le groupe de travail informel commun à l’Assemblée nationale et au Sénat en vue de
« réfléchir à l’inclusion des droits et libertés numériques dans la Constitution », prévoit notamment que « la loi garantit à toute personne un droit d’accès aux réseaux numériques libre, égal et sans discrimination »
et que les réseaux numériques « respectent le principe de neutralité qui implique un trafic libre et l’égalité de traitement ». Ces propositions font écho à la déclaration commune signée le 28 septembre 2015 (3) par le président de l’Assemblée nationale (Claude Bartolone) et la présidente de
la Chambre des députés italienne (Laura Boldrini). Ce texte franco-italien
« sur les droits et devoirs numériques du citoyen » (4) devait être adressé
au Parlement européen pour inviter les Etats de l’Union européenne à y adhérer. Si l’on peut regretter que la Charte du numérique ait été aussitôt rejetée par la commission des lois, le 27 juin 2018 à l’Assemblée nationale, lors de l’étude du projet de loi constitutionnelle au motif que ses conséquences et implications étaient trop hasardeuses, on note qu’elle pourrait être reprise sous forme d’amendements au projet de loi constitutionnelle (5). Le sujet est d’importance. Il suffit, pour s’en convaincre, de constater que l’accès à l’Internet n’est pas libre dans tous
les pays, certains Etats limitant l’accès au réseau des réseaux en utilisant diverses techniques : blocage d’adresses IP de noms de domaine, censure
de certains mots-clés sur les moteurs de recherche ou encore filtrage des sites web contenants ces mots-clés (6). Il suffit également de rappeler que
le Saoudien Raif Badawi a été cruellement sanctionné pour avoir voulu ouvrir un blog afin d’inviter à un débat sur l’influence religieuse dans le Royaume d’Arabie saoudite. Cette initiative a été sévèrement sanctionnée : une peine de prison de dix ans, 1.000 coups de fouet et une amende. Son avocat, Waleed Abu al-Khair a également été condamné, à quinze ans de prison, pour l’avoir défendu et avoir prôné la liberté d’expression. De même, le blogueur mauritanien Cheikh Ould Mohamed Ould Mkheitir a été condamné à mort pour un billet jugé blasphématoire (7). Sa peine de mort avait été confirmée par la cour d’appel de Nouadhibou, tout en requalifiant les faits en « mécréance », mais annulée par la Cour suprême (8) avant de
se voir transformée en une condamnation à deux ans, toujours pour les mêmes faits (9). Il aura été incarcéré durant quatre ans. Quant au chinois Liu Xiaobo, il a également été déclaré coupable d’« avoir participé à la rédaction de la Charte 08, manifeste politique qui défendait une réforme démocratique pacifique et demandait un plus grand respect des droits humains fondamentaux en Chine, ainsi que la fin du système de parti unique ». Il avait été condamné à onze ans de prison pour ce manifeste signé par 303 intellectuels qui a circulé sous forme de pétition sur Internet. Récipiendaire du prix Nobel de la Paix en 2010, il est décédé en juillet 2017 alors qu’il venait de bénéficier d’une mise en liberté conditionnelle à raison de son état de santé très dégradé. Certains, à l’instar de Vinton Cerf (10) – l’un des pères fondateurs de l’Internet – considère que l’Internet est une
« technologie (…) facilitateur de droits, pas un droit en lui-même ».

Un nouveau droit-liberté fondamental
C’est en ce sens également que s’exprime Michaël Bardin, docteur en droit public, lequel considère que si « les juges, par cette décision [Hadopi de 2009, ndlr (11)], confirment bien qu’il est nécessaire de reconnaître l’importance contemporaine du droit d’accès à internet (…), pour autant,
le droit d’accès à internet n’est ni “un droit de l’homme” ni un “droit fondamental” en lui-même ». Et d’ajouter : « Il n’est et n’existe que comme moyen de concrétisation de la liberté d’expression et de communication.
En définitive, le droit d’accès à internet vient prendre sa juste place dans les moyens déjà connus et protégés que sont la presse, la radio ou encore la télévision » (12). Tel n’est pas l’avis du Conseil d’Etat qui qualifie le droit d’accès à l’Internet de droit fondamental (13). En ce sens également, la professeure universitaire Laure Marino observe que le Conseil constitutionnel a élevé la liberté d’accès à Internet au rang de nouveau droit fondamental : « Pour ce faire, le Conseil constitutionnel utilise la méthode d’annexion qu’il affectionne. Il décide que la liberté de communication et d’expression “implique” désormais la liberté d’accès
à Internet. Comme dans un jeu de poupées russes, cela signifie qu’elle l’intègre et l’enveloppe ou, mieux encore, qu’elle l’annexe. On peut se réjouir de cette création d’un nouveau droit-liberté : le droit d’accès à Internet. L’accès à Internet devient ainsi, en lui-même, un droit-liberté, en empruntant par capillarité la nature de son tuteur, la liberté d’expression. Ainsi inventé par le Conseil, le droit d’être connecté à Internet est donc un droit constitutionnel dérivé de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 » (14).

La coupure de l’accès Internet
C’est également la position exprimée en 2015 par la commission de réflexion et de propositions sur le droit et les libertés à l’âge du numérique (ComNum) de l’Assemblée nationale dans son rapport (15). Elle observe que plusieurs décisions prises au plan européen militent en ce sens. Ainsi, à titre d’exemple, dès 2009, et en plein débat sur la loi « Hadopi » que devait adopter la France quelques semaines plus tard, le Parlement européen s’est symboliquement opposé, par une recommandation (16), à la riposte graduée et à l’hypothèse de la coupure de l’accès Internet. Dans le même esprit, la directive européenne 2009/140/CE du 25 novembre 2009, composante du troisième « Paquet télécom » (17), prévoit que « les mesures prises par les Etats membres concernant l’accès des utilisateurs finals aux services et applications, et leur utilisation, via les réseaux de communications électroniques respectent les libertés et droits fondamentaux des personnes physiques tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et les principes généraux du droit communautaire ». Cette directive impose par conséquent le respect de la présomption d’innocence et la mise en place d’une procédure « préalable, équitable et impartiale » avant toute restriction de l’accès ; elle estime en conséquence que le droit d’accès à Internet comporte des enjeux qui dépassent largement ceux de l’accès à la presse, la radio ou la télévision (18). Plus encore, « l’accès à internet est indispensable non seulement à l’exercice du droit à la liberté d’expression, mais aussi à celui d’autres droits, dont le droit à l’éducation, le droit de s’associer librement avec d’autres et le droit de réunion, le droit de participer pleinement à la vie sociale, culturelle et politique et le droit au développement économique et social » (19). Comme l’indique le Conseil d’Etat dans son étude annuelle de 2014, la liberté d’entreprendre – qui découle de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – implique le droit pour les entreprises de développer des activités à caractère numérique. « La loi et la jurisprudence présentent aujourd’hui plusieurs garanties de ce que l’on pourrait qualifier de ‘’droit à une existence numérique’’ de l’entreprise, qui implique différents attributs : droit à un nom de domaine, droit à fournir des services sur Internet, droit d’utiliser certains instruments tels que la publicité, la cryptographie ou les contrats conclus par voie électronique ». Il va sans dire que la liberté d’entreprendre et le droit à une existence numérique impliquent également le droit d’accéder à Internet. On rappellera que la peine de suspension de l’accès à Internet n’a été prononcée qu’une seule fois par la justice française et jamais appliquée. Elle a été supprimée par le décret du 8 juillet 2013 (le rapport Robert de 2014 a émis une proposition de rétablissement de cette peine de suspension en la généralisant aux infractions qui mettent en péril un mineur).
Dans ce contexte, il convient d’acter que le droit fondamental d’accès à Internet doit être assuré dans ses fondements substantiels et pas seulement comme possibilité de connexion à la toile. L’accès comprend le libre choix des systèmes d’exploitation, des logiciels et des applications. La protection effective du droit d’accès exige des interventions publiques adéquates pour surmonter toute forme de fracture numérique – culturelle, infrastructurelle, économique – en ce qui concerne notamment l’accessibilité de la part des personnes handicapées.

A l’instar de la Charte de l’environnement
C’est donc dans cet objectif que le groupe parlementaire transpartisan a proposé d’adosser à la Constitution de 1958 la « Charte du numérique »,
à l’instar de la Charte de l’environnement adoptée en 2004. Les débats du
11 juillet 2018 à l’Assemblée nationale sur le projet de loi constitutionnelle
« pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace » ont finalement abouti au rejet de cette charte.
Mais la réflexion, elle, va se poursuivre, d’autant que l’Internet Society (Isoc) soutient l’initiative française après avoir lancé une pétition « pour la consécration constitutionnelle des droits fondamentaux des utilisateurs du numérique ». @

* Ancien bâtonnier du Barreau de Paris,
et auteure de « Cyberdroit », dont la 7e édition
(2018-2019) est parue aux éditions Dalloz

Le Web fête ses 25 ans, mais redevient-il une utopie ?

En fait. Le 12 mars, le World Wide Web a fêté ses 25 ans. C’est en effet le 12 mars 1989 que le Britannique Tim Berners-Lee – travaillant au Cern (ex-Conseil européen pour la recherche nucléaire) – publie un article fondateur (1) du Web. Mais les principes de gratuité et de neutralité relèvent désormais du passé.

En clair. « Nous avons besoin d’une constitution mondiale – une charte. A moins d’avoir un Internet libre, neutre, sur lequel nous pouvons nous appuyer sans nous demander ce qui se passe en coulisse, nous ne pouvons pas avoir de gouvernement libre, de bonne démocratie, de bon système de santé, des communautés connectées et la diversité des cultures. Ce n’est pas naïf de croire qu’on peut avoir cela, mais c’est naïf de croire qu’on peut rester les bras croisés et l’obtenir ». Ainsi s’est exprimé Tim Berners-Lee le 12 mars dernier dans le quotidien britannique The Guardian, à l’occasion du lancement de la campagne en ligne – Webwewant.org – auprès des internautes du monde entier. Aujourd’hui, selon les statistiques de Netcraft, à mars 2014, le Web compte près de 920 millions de sites – dont un peu moins de 180 millions d’actifs.

Trois ans plus tôt, toujours dans le Guardian qui organisait le 16 mars 2011 un débat sur la neutralité du Net, il déclarait : « Chaque consommateur devrait avoir accès à
tous les services, et chaque service devrait avoir accès à tous les consommateurs…
Si le Web a grandi si vite, c’est justement parce que nous avions deux marchés indépendants, l’un pour la connexion au réseau, l’autre pour les contenus et les applications. Les meilleures pratiques devraient aussi inclurent la neutralité de l’Internet ». Il mettait en garde les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) tentés d’instaurer un Internet à deux vitesses (2).

Six mois auparavant, il s’en prenait cette fois aux lois instaurant la coupure d’accès à Internet, telles que la loi Hadopi en France, qu’il a considéré comme « nouveau fléau » :
« Qu’on puisse suspendre l’accès à l’Internet à une famille française parce que l’un des enfants a téléchargé illégalement un contenu, sans jugement, je crois que c’est une punition inopportune. (…) Si l’accès m’est coupé, pour une raison ou une autre, en ce
qui me concerne ma vie sociale serait totalement dégradée ». Plus récemment, le 19 avril 2012 à Lyon, celui qui est devenu président du W3C et professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT) a à nouveau critiqué la loi Hadopi : « Couper l’accès à Internet de tout un foyer pour téléchargement illégal d’un individu est une punition disproportionnée ». Il semble avoir été écouté : la coupure de l’accès a été supprimée
par décret du 8 juillet 2013. @