Chrome, Safari, Edge, Firefox, … : les navigateurs Internet pourraient filtrer, voire censurer

Le projet de loi « Sécuriser et réguler l’espace numérique » sera examiné à l’Assemblée nationale par une « commission spéciale » qui se réunira du 19 au 22 septembre. Parmi les mesures controversées : obliger les navigateurs web à faire la chasse aux contenus illicites, par filtrage ou blocage.

Les navigateurs Chrome de Google, Safari d’Apple, Edge de Microsoft ou encore Firefox de Mozilla sont appelés à lutter contre les sites web et les contenus illicites, au risque de devenir des censeurs de l’Internet. L’article 6 du projet de loi – du gouvernement donc (1) – visant à sécuriser et réguler l’espace numérique (« SREN »). Le texte dans son ensemble a déjà été adopté en première lecture par le Sénat le 5 juillet dernier ; il doit maintenant passer par les fourches caudines d’une « commission spéciale » créée à l’Assemblée nationale. Les réunions pour l’examiner dans ce cadre se tiendront du 19 au 22 septembre (2).

Les navigateurs avertissent voire bloquent
« L’autorité administrative notifie l’adresse électronique du service concerné aux fournisseurs de navigateurs Internet […], aux fins de la mise en œuvre de mesures conservatoires » prévoit l’article 6 du projet SREN. Et de préciser : « La personne destinataire d’une notification prend sans délai, à titre conservatoire, toute mesure utile consistant à afficher un message avertissant l’utilisateur du risque de préjudice encouru en cas d’accès à cette adresse. Ce message est clair, lisible, unique et compréhensible et permet aux utilisateurs d’accéder au site Internet officiel du groupement d’intérêt public pour le dispositif national d’assistance aux victimes d’actes de cybermalveillance ».
Tout en fixant un délai durant lequel apparaîtra le message d’avertissement : « Cette mesure conservatoire est mise en œuvre pendant une durée de sept jours ». De deux choses l’une, alors : soit l’éditeur du service en cause cesse de mettre en ligne le contenu illicite, auquel cas il est mis fin à la mesure conservatoire, soit l’infraction en ligne continue, auquel cas « l’autorité administrative peut, par une décision motivée, enjoindre aux fournis-seurs de navigateurs Internet […], aux fournisseurs de services d’accès à internet ou aux fournisseurs de systèmes de résolution de noms de domaine [DNS, ndlr] de prendre sans délai toute mesure utile destinée à empêcher l’accès à l’adresse de ce service pour une durée maximale de trois mois ». Pendant ces trois mois de blocage, destiné à empêcher l’accès à l’adresse du service incriminé, les internautes seront redirigés vers « une page d’information de l’autorité administrative compétente indiquant les motifs de la mesure de blocage ». Mais le blocage peut être prolongée « de six mois au plus » sur avis conforme de la personnalité qualifiée désignée au sein de la Commission nationale pour l’informatique et les libertés (Cnil). Et si cela ne suffit pas, « une durée supplémentaire de six mois peut être prescrite selon la même procédure ». Il est en outre précisé que l’autorité administrative établit « une liste des adresses des services de communication au public en ligne dont l’accès a été empêché » et vérifie cette « liste noire » à l’approche de l’expiration de la durée des trois mois de blocage.
Dans son rapport daté du 27 juin 2023, la commission du Sénat fait remarquer que « le dispositif de filtrage proposé s’inspire à la fois des dispositifs de filtrage déjà existants, des dispositifs mis en œuvre à l’étranger, mais aussi des solutions gratuites déjà mises en œuvre par les principaux navigateurs sur Internet depuis plusieurs années, en particulier l’outil Safe Browsing de Google et Smart Screen de Microsoft, qui sont d’ailleurs utilisables sur d’autres navigateurs tels que Mozilla Firefox ». Pourtant, elle reconnaît que « le dispositif proposé va toutefois plus loin que ce que le marché offre actuellement, en permettant le blocage de l’accès aux sites frauduleux » (3).
Pour la fondation Mozilla justement, éditrice du navigateur Firefox, c’est là que le bât blesse selon elle. Ces mesures présentent un risque de censure pour Internet, non seulement en France mais aussi ailleurs. « Obliger les navigateurs à créer des fonctionnalités pour bloquer des sites web créera un précédent inquiétant à l’échelle mondiale », explique à Edition Multimédi@ Tasos Stampelos (photo ci-dessus), responsable des politiques publiques et des relations gouvernementales de Mozilla en Europe.

Le « filtre anti-arnaque » de Macron
« Car, poursuit-il, de telles fonctionnalités pourraient être utilisées par des régimes autoritaires pour restreindre les droits fondamentaux, les libertés publiques et imposer une censure sur les sites web auxquels les utilisateurs voudraient accéder ». La fondation Mozilla a en outre lancé en ligne, le 17 août dernier, une pétition (4) « pour empêcher la France d’obliger les navigateurs comme Mozilla Firefox à censurer des sites web ». Elle a déjà recueilli « plus de 50.000 signatures », nous indique Tasos Stampelos. Au Sénat, il était intervenu lors de la table ronde « Navigateurs Internet » réunie avant l’été par la commission sénatoriale, où était aussi présent Sylvestre Ledru, directeur de l’ingénierie et responsable de Mozilla en France. Google (Chrome) et Apple (Safari) y participaient également. Selon l’éditeur de Firefox, la loi poussée par le gouvernement français – lequel a engagé la procédure accélérée – « pourrait menacer la liberté sur Internet », en obligeant les navigateurs à bloquer des sites web directement au niveau du navigateur. « Cette mesure créerait un dangereux précédent et servirait de modèle à d’autres gouvernements pour, à leur tour, transformer les navigateurs en outils de censure gouvernementale », craint-elle.

Mozilla contre le risque de « dystopie »
L’article 6 est au cœur du « filtre anti-arnaque » promis par le président de la République au printemps 2022, lorsque Emmanuel Macron était candidat à sa propre succession : « Un filtre anti arnaques [qui] avertira en temps réel tous les usagers d’Internet avant qu’ils ne se rendent sur un site potentiellement piégé ». On y est. Dans un post sur le blog de Mozilla publié le 27 juin 2023, Sylvestre Ledru (photo ci-contre) estime que « la proposition française de bloquer les sites web via le navigateur nuira gravement à l’Internet ouvert mondial ». Ce texte de loi, s’il devait être adopté, « serait un désastre pour un Internet libre et serait disproportionnée par rapport aux objectifs du projet de loi, à savoir la lutte contre la fraude ». Pire, selon la fondation Mozilla : « La France s’apprête à obliger les créateurs de navigateurs à mettre en œuvre une fonctionnalité technique relevant de la dystopie », à savoir, d’après le Larousse, une « société imaginaire régie par un pouvoir totalitaire ou une idéologie néfaste ».
Mozilla affirme en outre que « cette mesure fournira aux gouvernements autoritaires un moyen de minimiser l’efficacité des outils qui peuvent être utilisés pour contourner la censure », comme les VPN (réseaux privés virtuels) ou les « proxy ». La France entre, selon la fondation de Firefox, dans « un terrain inconnu » et crée « un précédent mondial ». Sylvestre Ledru rappelle que « même les régimes les plus répressifs dans le monde préfèrent jusqu’à présent bloquer les sites web en amont du réseau (fournisseurs d’accès à Internet, etc.) » plutôt que d’ordonner aux éditeurs de navigateur du Net de bloquer ou censurer (c’est selon) les sites indésirables. Pour éviter d’en arriver là, « il serait plus judicieux de tirer parti des outils de protection existants contre les logiciels malveillants et l‘hameçonnage (phishing) plutôt que de les remplacer par des listes de blocage de sites web imposées par le gouvernement » (5). La fondation Mozilla rappelle que « les deux systèmes de protection contre les logiciels malveillants et l’hameçonnage les plus utilisés dans l’industrie sont Safe Browsing de Google et Smart Screen de Microsoft, Mozilla (ainsi qu’Apple, Brave et bien d’autres) utilisant Safe Browsing de Google ». Safe Browsing, qui couvre les logiciels malveillants, les logiciels indésirables et l’ingénierie sociale (hameçonnage et autres sites trompeurs), existe depuis au moins 2005 et protègerait actuellement près de la moitié de la population mondiale en ligne sur divers appareils et logiciels. Firefox utilise l’offre Safe Browsing de Google depuis 2007 et dispose d’une implémentation unique qui protège la vie privée des utilisateurs tout en les empêchant d’être victimes de logiciels malveillants et d’hameçonnage. Ce paramètre peut également être désactivé par les utilisateurs à tout moment, ce qui leur permet de garder le contrôle de leur expérience sur le Web. Dans le cadre de son audition pour le rapport du Sénat, Benoît Tabaka, secrétaire général de Google France, a expliqué que Safe Browsing utilise l’intelligence artificielle et se base sur les analyses menées par les équipes du géant du Net. « Cette interface de programmation d’application (API) affiche les informations dans les navigateurs comme Safari, Firefox ou Google Chrome, mais aussi dans les navigateurs internes de certaines applications. Nos équipes travaillent aujourd’hui sur l’articulation entre l’outil et le nouveau cadre juridique français, en sachant qu’un blocage via Safe Browsing serait par nature mondial », avait-il indiqué aux sénateurs.

La France outrepasse les DSA et DMA
Mettre à contribution obligatoire les navigateurs Internet dans la lutte contre les contenus illicites outrepasse les dispositions des deux règlements européens DSA et DMA, lesquels, assure Tasos Stampelos, « ne prévoient pas d’obligations pour les navigateurs web en matière de modération de contenu ». Selon lui, « l’article 6 du projet SREN va trop loin et crée directement une incohérence avec la législation européenne ». Le 2 août, le commissaire européen Thierry Breton, chargé du marché intérieur, a mis en garde la France : « L’effet direct des règlements de l’UE rend toute transposition nationale inutile et […] les Etats membres devraient s’abstenir d’adopter des législations nationales qui feraient double emploi » (6). Il a indiqué aussi que « les autorités françaises n’ont que partiellement notifié leur projet de loi » et « l’appréciation de sa compatibilité avec le droit de l’Union est en cours ». @

Charles de Laubier

Guerre de l’info : Russia Today et Sputnik contestent la décision de l’Union européenne de les censurer

Par un règlement et une décision, datés du 1er mars et signés par Jean-Yves Le Drian, l’Union européenne a interdit à tout opérateur télécoms, audiovisuel et plateforme numérique de diffuser ou référencer Russia Today (RT) et Sputnik. « Censure » et « atteinte grave à la liberté d’expression » dénoncent ces derniers.

« RT France a déposé un recours auprès du Tribunal de l’UE ; nous nous battrons jusqu’au bout pour ce que nous estimons être incontestablement une atteinte grave à la liberté d’expression », a écrit Xenia Fedorova, PDG de la filiale française de Russia Today, dans un tweet daté du 9 mars, soit le lendemain de l’annonce faite par le service de presse de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) sur ses comptes Twitter concernant cette saisine : « #RussiaToday (France) demande au #TribunalUE d’annuler la décision et le règlement du @EU_Council du 1er mars 2022 concernant les mesures restrictives liées aux actions de la #Russie déstabilisant la situation en #Ukraine (T-125/22) ».
L’Europe des Vingt-sept n’y est pas allée de main morte pour interdire deux groupes de médias, Russia Today (RT) et Sputnik. Dans la décision de politique étrangère et de sécurité commune (PESC) du Conseil de l’UE, assortie de son règlement, tous les deux datés du 1er mars 2022 et signés par le Jean-Yves Le Drian (photo), la sentence tombe : « Il est interdit aux opérateurs de diffuser ou de permettre, de faciliter ou de contribuer d’une autre manière à la diffusion de contenus provenant [de RT et Sputnik], y compris par la transmission ou la distribution par tout moyen tel que le câble, le satellite, la télévision sur IP, les fournisseurs de services Internet, les plateformes ou applications, nouvelles ou préexistantes, de partage de vidéos sur l’Internet ».

« Actes non législatifs » européens sans précédent
Pour justifier sa décision radicale et sans précédent, le Conseil de l’UE affirme qu’« en faussant et en manipulant gravement les faits (…) ces actions de propagande ont été menées par l’intermédiaire d’un certain nombre de médias placés sous le contrôle permanent, direct ou indirect, des dirigeants de la Fédération de Russie » (3) pour laquelle « ces médias sont essentiels et indispensables pour faire progresser et soutenir l’agression contre l’Ukraine et pour la déstabilisation des pays voisins » (4).
Les deux « actes non législatifs », que sont cette décision PESC (5) et ce règlement de l’UE (6) quasi identiques, ont été adoptés à l’encontre de RT et de Sputnik sans débat ni vote du Parlement européen. Ils sont contraignants et sont entrés en vigueur dès le 2 mars, jour de leur publication au Journal officiel de l’Union européenne (JOUE). Imposées sur toute l’Europe des Vingt-sept, ces mesures restrictives obligent GAFAM (dont certains ont devancé l’appel), opérateurs télécoms et diffuseurs audiovisuels à suspendre, à déréférencer et à bloquer les médias et sites web édités par, d’une part, les entreprises Russia Today English, Russia Today UK, Russia Today Germany, Russia Today France, Russia Today Spanish, ainsi que, d’autre part, Sputnik (ex-RIA Novosti), issue de la réorganisation de l’agence de presse russe Rossia Segodnia (Rossiya Segodnya).

Xenia Fedorova (RT France) s’insurge
Le ministre français de l’Europe et des Affaires étrangères en est le signataire car – la France présidant durant tout le premier semestre de cette année le Conseil de l’UE – ces deux « actes non législatifs » relèvent des affaires étrangères et de la politique de sécurité des Vingtsept. La réunion des ministres des Affaires étrangères de l’UE était donc présidée ce jour-là par Jean-Yves Le Drian. Mais c’est l’Espagnol Josep Borrell – vice-président de la Commission européenne et Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité (7) – qui a proposé cette sanction. A l’appui de l’interdiction faite à l’ensemble de l’écosystème numérique, télécoms et audiovisuel européen de diffuser les deux médias accusés de « désinformation » et de « propagande », les deux textes décrètent en outre que « toute licence ou autorisation de diffusion, tout accord de transmission et de distribution conclu avec [RT et Sputnik] sont suspendus ». Cette censure européenne devrait être maintenue « jusqu’à ce que l’agression contre l’Ukraine prenne fin et jusqu’à ce que la Fédération de Russie et ses médias associés cessent de mener des actions de propagande » (8).
Contactée par Edition Multimédi@, la direction de la filiale française de Russia Today n’a pas mâché ses mots : « La décision de bannir RT France est arbitraire et ne repose sur aucune faute précise. RT France n’a jamais été sanctionnée par l’Arcom [Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, ex-CSA, ndlr] en plus de quatre ans à l’antenne et sa convention de diffusion avait été renouvelée pour quatre ans fin 2020 [et] sans qu’aucun manquement ne soit constaté ou même notifié ». Et d’ajouter : « Nous considérons que cette décision n’est pas fondée juridiquement et contrevient au principe de la liberté d’expression. Nous travaillons avec nos avocats sur les possibles recours ». Le média russe saisira-t-il aussi le Conseil d’Etat contre l’« application directe et immédiate » par l’Arcom en France – sans mise en demeure – de cette décision européenne ? Le régulateur français a en effet tiré sur le champ les conséquences des sanctions européennes, « qui ont notamment pour effet de suspendre la convention et la distribution de RT France », dit-il dans un bref communiqué (9). Depuis fin 2021, la France était le seul Etat membre de l’UE où Russia Today dispose d’une filiale employant 150 personnes, RT France, dont Xenia Fedorova (photo ci-dessous) est la PDG depuis plus de cinq ans. Elle vit désormais sous protection et une plainte a été déposée pour menace de mort. Outre le site web francais.rt.com (alias rtfrance.tv), la chaîne sur YouTube et le compte sur Facebook, la chaîne française de RT était diffusée jusqu’au 2mars sur les box d’Orange (canal 841), de Free (canal 362, ex-359) et sur le décodeur de Canal+ (canal 176 ou 180). RT France était également accessible sur le bouquet par satellite Fransat d’Eutelsat (canal 55) et d’autres opérateurs de satellite (SES, Astra), ainsi que sur les plateformes de chaînes Molotov et Watch-it, ou encore en streaming sur MyCanal de Canal+. Le média Sputnik News, lui, ne disposait pas d’une convention avec l’ex- CSA et n’était diffusé que sur Internet (fr.sputniknews.com) et les réseaux sociaux, dont ceux du groupe Meta (Facebook et Instagram). Sputnik a été lancé en France en 2014 en remplacement de la chaîne ProRussia, soit avant RT France qui fut créé en 2017. En réaction à l’annonce faite le 27 février par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen (UVDL), sur l’interdiction en Europe de « la machine médiatique du Kremlin » accusée de « mensonges pour justifier la guerre de Poutine » et de « désinformation toxiques et nuisibles » (10), Sputnik (Rossia Segodnia) lui avait répondu : « Nous suggérons à l’Union européenne de ne pas s’arrêter à des demi-mesures mais d’interdire purement et simplement Internet » (11). Des internautes contournent le blocage de RT et Sputnik en recourant à des VPN (12) pour se connecter via une adresse IP située en dehors de l’UE.
L’Allemagne, elle, a suspendu dès le début de février toute distribution de RT en plus d’avoir obtenu en décembre dernier d’Eutelsat d’interrompre le signal de la chaîne russe diffusée à partir de la Serbie en profitant d’une convention européenne transfrontalière. Prenant acte de ces sanctions le jour de leur promulgation, l’Erga – le groupe des régulateurs européens des services de médias audiovisuels, dont fait partie l’Arcom pour la France – s’est dit « unie » et s’est engagée à « contribuer à la mise en œuvre rapide et efficace des mesures » (13). Avant même le 27 février, jour de l’annonce des sanctions par UVDL, les régulateurs des médias de Lettonie, de Lituanie, de Pologne, de l’Estonie et de Bulgarie avaient déjà pris les devants en retreignant la transmission de « certains services de médias russes » sur leurs territoires respectifs.

FIJ et FEJ dénoncent « la spirale de la censure »
La Fédération internationale des journalistes (FIJ), basée à Bruxelles, et son pendant la Fédération européenne des journalistes (FEJ) ont le 4 mars dernier « déplor[é] la spirale de la censure dans le paysage médiatique européen ». D’autant que, en représailles, « les autorités russes ferment les médias indépendants en Russie » (14). Et le secrétaire général de la FIJ, de déclarer : « L’Union européenne, qui a contribué à cette nouvelle vague de répression en interdisant RT et Sputnik, a la responsabilité d’aider les médias et les journalistes russes indépendants ». En France, le SNJ – membre de la FIJ – avait lancé le 28 février : « On ne défend jamais la liberté en attaquant les journalistes » (15). @

Charles de Laubier

Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique, le CSPLA a vingt ans et veut étendre son influence

Méconnu du grand public, le CSPLA conseille – depuis l’année 2000 – le ministère de la Culture, dont il dépend, sur le droit d’auteur et les droits voisins à l’ère du numérique. Cette instance consultative atteint cette année les 100 membres et veut se faire entendre en Europe. Sa séance plénière du 15 décembre est la 40e !

Le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA), présidé depuis deux ans par Olivier Japiot (photo), veut passer à la vitesse supérieure et étendre son influence, y compris au niveau européen. Evoluant dans l’ombre de la direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC) du ministère de la Culture, avec laquelle il occupe les locaux de l’immeuble des Bons enfants, rue Saint-Honoré à Paris (1), cette instance consultative sur le droit d’auteur et les droits voisins à l’ère de l’Internet entend donner un coup de projecteur sur ses travaux et rapports qui sont publiés à un rythme soutenu. Rien que pour sa prochaine séance plénière, la 40e, qui se tient ce 15 décembre, sont présentés pas moins de quatre rapports : celui sur les outils de reconnaissance des contenus et des œuvres sur Internet, au regard de la transposition de la directive européenne de 2019 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique ; celui sur l’exception au droit d’auteur pour les fouilles de textes et de données, ou text and data mining, à des fins de recherche scientifique voire d’intelligence artificielle ; celui sur le contrat de commande rémunérant en droit d’auteur le temps de travail lié à l’activité créatrice des artistes auteurs ; celui enfin sur la preuve de l’originalité de l’oeuvre pour que celle-ci puisse bénéficier de la protection légale pendant la durée de son « monopole ».

Piratage en ligne et article 17 européen : le CSPLA est aux avant-postes
« Nous publierons donc cinq rapports cette année, en comptant celui sur la réalité virtuelle et la réalité augmentée publié cet été », indique Olivier Japiot à Edition Multimédi@. L’an dernier, le CSPLA avait aussi été productif, avec pas moins de quatre rapports : les ventes passives, l’intelligence artificielle, les outils de reconnaissance des contenus (premier rapport précédant le second présenté ce 15 décembre, tous deux réalisés avec l’Hadopi et le CNC), et les services de référencement automatique d’images sur Internet. Ce dernier rapport avait, lui, débouché sur un projet de taxe « Google Image » (7) qui cherche encore son véhicule législatif. « Parmi mes priorités pour 2021, il y a la poursuite des études prospectives concernant l’impact des nouvelles technologies sur le droit d’auteur, comme l’illustre la mission que je viens de lancer sur les systèmes de recommandation d’œuvres sur les plateformes en ligne », explique le conseiller d’Etat. Pour autant, certains s’interrogent sur l’existence même du CSPLA : la sénatrice centriste Françoise Férat a demandé à la ministre de la Culture Roselyne Bachelot – dont elle attend la réponse (9) – s’il ne fallait pas le supprimer « dans un souci de rationalisation des dépenses publiques et de simplification administrative ». Selon elle, l’Hadopi (dont la fusion avec le CSA est prévue) et le Conseil national du numérique (CNNum) « couvrent une partie de ses compétences ».

Influencer la Commission européenne et d’autres
Le CSPLA, dont le budget est pris en charge par l’Etat et la rue de Valois, a atteint cette année les 100 membres exactement (dont 38 suppléants), à la suite d’un arrêté aoûtien (10) qui élargit le champ de compétences des « personnalités qualifiées » (PQ) et crée une nouvelle catégorie de « membres d’honneur » afin de mettre à des PQ comme l’avocate Josée-Anne Bénazéraf, son confrère Jean Martin et au professeur Pierre Sirinelli de continuer à collaborer aux travaux. A part cette faveur, pas d’évolution. La recommandation du rapport Racine de renforcer la représentation des auteurs (artistes auteurs) n’a pas été suivie d’effet, relève ActuaLitté (11). S’il n’y a aucun salarié au CSPLA, son président, lui, touche une indemnité, laquelle – depuis un décret pris en plein confinement (12) – ne sera plus forfaitaire mais« ajustée en fonction de la complexité et du temps requis par la fonction ».
C’est qu’Olivier Japiot entend bien continuer à faire exister plus que jamais le CPLA jusqu’à la fin de son mandat présidentiel de trois ans qui s’achèvera en novembre 2021, nous disant d’ailleurs disposé à être renouvelé. Il compte développer des coopérations avec d’autres organismes, comme avec l’Hadopi – dont est membre du collège Alexandra Bensamoun, une des PQ du CSPLA – et le CNC sur la reconnaissance des contenus protégés sur Internet. Par exemple, «un travail commun sur l’impression 3D a également pu être conduit avec l’Institut national de la propriété industrielle (INPI) ». Il a en outre opéré des « rapprochements » avec, cette fois, le CNNum. Il s’agit aussi de rayonner à l’international. « La plupart des nouveaux rapports sont désormais traduits en anglais afin de mieux faire connaître nos analyses et propositions novatrices à nos partenaires à l’étranger », comme avec l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) et la Commission européenne.
Hasard du calendrier : c’est justement ce 15 décembre que la Commission européenne présente son paquet législatif pour mieux réguler l’économie numérique, composé du Digital Services Act (DSA) et du Digital Market Act (DMA). En ligne de mire : les géants du numérique en général et les GAFA en particulier, qui, en tant que « plateformes structurantes », seront soumis à de nouvelles règles et « responsabilités systémiques ». Ces propositions DSA et DMA, qui doivent être encore débattues courant 2021 par le Parlement européen, remettent notamment en cause pour les plateformes numériques leur statut protecteur d’hébergeur – que leur octroie depuis vingt ans la directive européenne « E-commerce » – et pour les acteurs dominants leurs pratiques non-transparentes et anticoncurrentielles. C’est dans ce contexte de réglementation accrue du marché unique numérique que le CSPLA enchaîne missions et rapports sur des questions liées au « copyright », et notamment au moment crucial où la Commission européenne s’apprête à publier ses lignes directrices (guidance) sur les modalités de mise en œuvre du blocage de contenus – dans la lutte contre le piratage sur Internet – que prévoit l’article 17 controversé de la directive européenne sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique. « L’élaboration de cette directive a été inspirée (…) par les travaux du CSPLA, en particulier notre rapport sur les outils de reconnaissance automatique d’œuvres protégées sur les plateformes de partage, celui sur l’exploration et la fouille de données ou encore ceux sur le droit voisin des éditeurs de presse », se félicite Olivier Japiot dans l’introduction du rapport d’activité 2019 du CSPLA, mis en ligne le 7 décembre dernier (13). Cette directive « Copyright » (14) doit être transposée au plus tard le 7 juin 2021. La France est le premier Etat membre à le faire, par ordonnance et via un nouveau « projet de loi sur l’audiovisuel et la lutte contre le piratage » annoncé pour 2021. Publié l’été dernier par la Commission européenne, le projet de guidance (15) sur l’article 17 a provoqué une levée de boucliers des industries culturelles sur la question du blocage des contenus. Le 10 septembre dernier, les autorités françaises (16) et l’Hadopi (17) ont critiqué l’approche de la Commission européenne, laquelle est soucieuse d’éviter un filtrage automatique et généralisé des contenus sur Internet en instaurant un distinguo entre contenus « vraisemblablement contrefaisants » et ceux « vraisemblablement légitimes ».

Lignes directrices « préoccupantes », selon le CSPLA
Il s’agit pour la Commission européenne de trouver un point d’équilibre et des exceptions au droit d’auteur pour ne pas sacrifier la liberté d’expression, de création et d’information – dont la citation, la critique, la revue, la caricature, la parodie ou le pastiche (dixit l’article 17) – sur l’autel de la propriété intellectuelle. Travaillant en amont pour le gouvernement, le CSPLA a, lui, a regretté dans une note préparatoire – révélée par Next Inpact le 2 décembre dernier (18) – que la Commission européenne « esquiss[e] des lignes directrices qui réserveraient les blocages aux seuls cas de certitude de contrefaçon, et en donnant à la protection des exceptions […] une place centrale au détriment de l’effectivité des droits ». Ce que nous confirme Olivier Japiot : « Certaines orientations paraissent en effet préoccupantes ». Le rapport du CSPLA sur les outils de reconnaissance des contenus au regard de l’article 17, réalisé avec l’Hadopi et le CNC et présenté ce 15 décembre en séance plénière, servira aussi à mettre en garde la Commission européenne avant qu’elle ne mette un point final à ses lignes directrices. @

Charles de Laubier

Tout en justifiant son soutien à la directive « Copyright », Qwant prépare une grosse levée de fonds et vise la Bourse

Slogan de Qwant : « Le moteur de recherche qui respecte votre vie privée » – … « et le droit d’auteur », rajouteraiton depuis que son PDG Eric Léandri soutient la directive « Droit d’auteur » – adoptée le 26 mars. Mais il se dit opposé au filtrage du Net. Côté finances, le moteur de recherche veut lever 100 millions d’euros et vise la Bourse.

Qwant, société franco-allemande dont le capital est détenu majoritairement par son PDG fondateur Eric Léandri (photo), à 20 % par la CDC et à 18,4 % par le groupe de médias allemand Axel Springer (1), cherche d’abord à lever 30 millions d’euros de cash dans les deux mois. Objectif : accélérer le développement de ses plateformes. « Nous sollicitons des investisseurs, tandis que nos actionnaires CDC et Axel Springer nous suivent. Ensuite, nous irons vers une vraie belle augmentation de capital d’ici la fin de l’année ou début 2020, avec une levée de fonds à 100 millions d’euros », indique Eric Léandri à Edition Multimédi@. Avec une introduction en Bourse à cette occasion ? « Allez savoir… Rien n’est fermé ! Pour cela, vous avez des obligations d’être propre au niveau comptable », nous a-t-il confié. Concernant le financement de 25 millions d’euros consenti par la Banque européenne d’investissement (BEI) en octobre 2015, le solde a finalement été entièrement versé en 2018. Le renforcement financier de Qwant prend du temps, l’explication de son soutien à la directive européenne « Droit d’auteur dans le marché unique numérique » aussi ! Eric Léandri ne cesse de devoir justifier son choix – mais en assurant qu’il est contre les robots de filtrage automatisé que permet l’article 13 (devenu 17) de cette directive adoptée le 26 mars.

Liberté de l’Internet versus presse indépendante ?
 « Il fallait que la directive “Droit d’auteur” soit votée pour que la presse finisse par être indépendante et libre. Sinon, d’ici trois ans, il n’y aura plus de journaux, sauf quelques-uns financés par des géants et des journalistes payés au lance-pierre. Et sans presse, un moteur de recherche n’est pas capable de vous donner autre chose que les résultats de l’Internet », nous explique-t-il. D’un côté, il est salué par le ministre de la Culture, Franck Riester, pour « a[voir]annoncé le 20 mars son engagement en faveur de la directive “Droit d’auteur” ». De l’autre, il est critiqué pour avoir appelé à voter pour un texte qui déroule le tapis rouge aux robots filtreurs au profit des  ayants droits mais – potentiellement – au détriment de la liberté d’expression et des droits fondamentaux.
« Je ne mets pas en balance la liberté de l’Internet contre la liberté des auteurs et ayants droit, nous assure Eric Léandri. Je dis que ce n’est pas des robots filtreurs qu’il faut mettre devant les sites web ».

« Précédent démocratiquement redoutable »
Et le PDG de Qwant de mettre en garde les industries culturelles : « Si c’est le filtrage généralisé que veulent nos amis les ayants droits, ils vont se retrouver en conflit avec d’autres dispositions européennes qui l’interdisent (4) ». Pour un moteur de recherche européen « qui protège les libertés de ses utilisateurs », mais qui ouvre la boîte de Pandore à la légalisation du filtrage généralisé sur « un Internet libre » dont il se revendique pourtant comme un de ses fervents « défenseurs », c’est pour le moins troublant. Le paradoxe de Qwant a de quoi désorienter les internautes qui, à raison
de 70 millions de visites par mois atteintes à ce jour par cet « anti- Google », ont généré en 2018 plus de 18 milliards de requêtes, contre 9,8 milliards en 2017. Le moteur de recherche franco-allemande ne cesse de vanter son modèle avec « zéro traceur publicitaire », son PDG allant jusqu’à présenter son moteur de recherche comme « la Suisse de l’Internet ». Cela ne l’empêche pas d’aller dans le sens du risque énorme pour le Web – 30 ans cette année (5) – de voir se généraliser les robots pour surveiller les contenus de ses utilisateurs.
Pour éviter d’en arriver là, tout va maintenant se jouer lors de la transposition dans chaque pays européen de cette directive « Droit d’auteur » et de son article 13 (devenu 17), lequel (6), concède Eric Léandri, « est écrit avec les pieds » ! « Battons-nous pour mettre en place un site web, totalement open source de base de données globale partagée des auteurs, interrogeable à tout moment, qui est le contraire d’un filtre. Car si l’on généralise par exemple Content ID de YouTube, qui récupérera alors les adresses IP des internautes, cela entre là aussi en contradiction avec toutes les lois européennes – dont le RGPD (7) exigeant le consentement préalable des visiteurs. Cela ne passera pas », prévient-il. Le PDG de Qwant affirme n’être ni « anti-droit d’auteur » ni « pro-GAFA ». Dans un droit de réponse en juillet 2018, sa société mettait tout de même
en garde : « L’article 13 [le 17] créerait de notre point de vue un précédent démocratiquement redoutable » (8). Guillaume Champeau (photo de droite), l’ancien journaliste fondateur et dirigeant de Numerama, devenu il y a deux ans et demi directeur « Ethique et Affaires juridiques » de Qwant, ne disait pas autre chose sur le blog de l’entreprise en juin 2018 : « [L’article 13 devenu 17]exigera des plateformes qu’elles implémentent des méthodes de filtrage automatisées. (…) Ceci aura un impact sur la liberté d’expression » (9). Et il sait de quoi il parle, lui qui fut l’auteur d’un mémoire universitaire en 2015 intitulé « Les intermédiaires de l’Internet face aux droits de l’homme : de l’obligation de respecter à la responsabilité de protéger ». Tristan Nitot, ancien dirigeant de Mozilla Europe devenu il y a près d’un an vice-président
« Advocacy, Open Source & Privacy » de Qwant, se retrouve lui-aussi en porte-à-faux après l’adoption de la directive « Copyright ». Ces deux dirigeants ont forgé ces dernières années leur réputation sur la défense des droits fondamentaux sur un Internet ouvert et neutre. Vont-ils démissionner pour autant ? « Démissions ? Non, il y a aucune démission en perspective, nous répond Eric Léandri. Ils veulent maintenant trouver des solutions. Il n’est pas question de démissionner devant des lois qui ne me conviennent pas vraiment, mais qui empêchent les uns (grands) d’écrabouiller les autres (petits) ». Dans un tweet posté juste après le vote des eurodéputés en faveur de la directive
« Copyright » (lire p.3), le directeur « Ethique et Affaires juridiques » de Qwant ne s’avoue pas vaincu pour autant : « Maintenant que la #CopyrightDirective a été adoptée, nous devons travailler ensemble pour créer les outils libres et ouverts dont nous aurons besoin (y compris une base de données ouverte de signatures d’oeuvres protégées). L’article 13 [le 17] ne devrait pas être appliqué sans ceux-ci ! ». Ce projet de serveur centralisé en laisse perplexes plus d’un (10) (*). Cette solution de la dernière chance a pour but d’éviter non seulement les robots filtreurs mais aussi de recourir aux technologies propriétaires d’identification des œuvres, telles que Content ID (11) ou à Rights Manager de Facebook. Et le PDG de Qwant d’assurer à Edition Multimédi@ :
« Ma proposition règle tous les problèmes et n’entre en conflit avec aucun autre règlement. Qwant financera cette plateforme, non exclusive, que l’on mettra à disposition courant avril. Ce site aura une capacité à gérer des milliards de photos [y compris vidéos, musiques et textes, ndlr]. Nous mettrons aussi les technologies open source à disposition pour que cette base puisse être dupliquée partout en Europe ».

« Mission d’étude » Hadopi-CNC-CSPLA
Mais quid du reste du monde au regard de l’Internet sans frontières ? Reste à savoir
s’il ne s’agira pas d’une usine à gaz. Qwant n’ira pas voir lui-même tous les éditeurs de contenus ; ce sont eux qui les déposeront dans la base d’indexation pour les protéger. L’Hadopi, le CNC et le CSPLA ont lancé le 1er avril « une mission conjointe d’étude et de propositions sur les outils de reconnaissance des contenus protégés sur les plateformes ». @

Charles de Laubier

Pourquoi le géo-blocage est l’un des points de… blocage pour le marché unique européen

La Commission européenne a confirmé le 6 mai vouloir réformer le droit d’auteur afin de mettre un terme aux géo-blocages qui empêchent l’émergence d’acteurs européens capables de rivaliser avec les sociétés américaines. La France, elle, défend son « exception culturelle ».

Par Katia Duhamel, expert en droit et régulation des TICs, et David Guitton, avocat au barreau de Paris

La Commission européenne veut mettre fin au géo-blocage, perçu comme un frein au développement du marché unique numérique, et concrétiser ainsi une promesse de son président Jean-Claude Juncker qui avait affirmé vouloir
« briser les barrières nationales en matière de réglementation (…) du droit d’auteur » (1) (*). Il est soutenu dans ce combat par le vice-président chargé du Marché unique du numérique, Andrus Ansip, et le commissaire européen au Numérique, Günther Oettinger.

Le géo-blocage agace les internautes
Pour atteindre ses objectifs, la Commission européenne souhaite « donner un caractère moderne et plus européen » (2) au droit d’auteur, notamment en vue de garantir que les utilisateurs qui achètent des films, de la musique ou des articles chez eux puissent également en profiter lorsqu’ils voyagent à travers l’Europe. En parallèle, elle a également ouvert une enquête sectorielle sur le commerce électronique afin d’identifier d’éventuels problèmes de concurrence, tels que des obstacles au e-commerce transfrontalier qui seraient érigés par les entreprises elles-mêmes dans les secteurs
où le e-commerce est le plus répandu (restrictions contractuelles insérées dans les accords de distribution). Cette enquête permettra de recueillir des informations sur le marché et d’évaluer les pratiques en cours à l’aune des règles de concurrence de l’UE (3). Si les partisans de réformer le droit d’auteur sont nombreux, notamment Julia Reda, députée européenne et membre du Parti Pirate, qui a élaboré un projet de rapport sur sujet (4), les détracteurs ne sont pas moins nombreux, à commencer par la France, opposée par principe à toute réforme perçue comme allant à l’encontre de son
« exception culturelle ». L’un des points de crispation porte sur le géo-blocage (geoblocking en anglais) qui regroupe l’ensemble des pratiques dont l’objet est de limiter l’accès à un bien ou un service sur certains territoires (ou de fournir ces biens
ou services dans des conditions différentes, notamment tarifaires, en fonction de la zone territoriale considérée). En pratique, les internautes sont souvent confrontés à
des mesures de blocage géographique, par exemple lorsqu’ils souhaitent visionner une vidéo dont la diffusion n’est pas autorisée dans le pays où ils se trouvent. Il peut s’agir aussi de blocage géographique au sens « physique » du terme (par exemple lorsqu’un bien disponible en ligne ne peut être livré dans l’Etat dans lequel se trouve l’internaute), mais également de formes atténuées de géo-blocages (lorsque les biens et services sont disponibles, mais à des conditions, notamment tarifaires, différentes) (5). Initialement focalisées sur les contenus audiovisuels, les mesures envisagées par la Commission européenne concernent également le géo-blocage des biens et autres services dont la livraison est impossible dans certains pays.

Il n’en demeure pas moins que le géo-blocage des contenus audiovisuels est particulièrement frustrant pour les consommateurs car il repose sur des frontières qui n’ont plus cours dans le monde numérique. Ces mesures créent des situations incompréhensibles pour les citoyens européens, touristes ou expatriés, qui, une fois la frontière franchie, ne peuvent plus visionner les contenus disponibles dans leur pays. Plus encore, elles peuvent impacter des Français vivant en Outre-Mer, dont l’adresse IP peut être discriminée car associée à une adresse IP étrangère, et qui ne peuvent alors accéder à certains contenus accessibles depuis la France métropolitaine. En effet, si les techniques de géo-blocages sont légions, elles impliquent toutes l’identification de la zone géographique dans laquelle se trouve l’internaute : identification de l’adresse IP, géolocalisation du terminal, nationalité du fournisseur d’accès à Internet (FAI), adresse de livraison, carte de crédit, etc.

De la frustration au piratage
Il est parfois possible de contourner ces mesures, par exemple en utilisant des serveurs proxy ou une connexion VPN (Virtual Private Network) afin d’utiliser l’adresse IP d’un pays dans lequel le bien ou le service est disponible, mais cela n’est pas toujours le cas. Le géo-blocage présente également des enjeux en matière de piratage puisque des consommateurs frustrés de ne pouvoir accéder aux contenus qu’ils affectionnent sont plus enclins à les télécharger illégalement qu’à attendre le moment, parfois hypothétique, où ces contenus seront légalement disponibles dans leur pays de résidence.
Afin de maximiser les profits, les détenteurs de droits fragmentent artificiellement le marché par pays, ce qui rend l’acquisition des droits de diffusion des œuvres pour l’ensemble des pays membre de l’Union européenne très onéreuse. Et ce, sans garantie suffisante de rentabilité pour chaque pays pris séparément, ne serait-ce
que pour des raisons de barrières culturelles et linguistiques.

La logique économique des DRM
C’est pourquoi les diffuseurs acquièrent généralement les droits de diffusion pour un nombre limité de pays, voire pour un seul pays. Dans ce cas, ils doivent s’assurer que les oeuvres concernées ne sont pas accessibles depuis les pays dans lesquels ils n’ont pas obtenus les droits de diffusion. Ceci se matérialise de façon contractuelle au travers des DRM (Digital Rights Management). La Commission européenne ne s’y est d’ailleurs pas trompée, qui a choisi de profiter de la réforme prochaine de la directive « DADVSI » de 2001 sur le droit d’auteur (6) afin de tenter de mettre fin au géo-blocage.
Cette initiative s’inscrit dans un ensemble de 16 mesures – que la Commission européenne a rendu publiques le 6 mai dernier – destinées à faire du marché unique européen une réalité. Il s’agit de mesures visant à améliorer l’accès aux biens et services numériques dans toutes l’Europe pour les consommateurs et les entreprises (7). Comparés aux diffuseurs européens, les grands acteurs numériques américains, par exemple Netflix, ne sont pas soumis aux mêmes contraintes économiques.
En effet, s’il leur est tout autant nécessaire de rentabiliser leurs investissements, ils bénéficient en amont d’un marché homogène de plusieurs centaines de millions de consommateurs partageant la même langue en Amérique du nord.
Tandis que les acteurs européens, eux, doivent d’emblée « jongler » avec la diversité culturelle et linguistique de l’ensemble des États membres (28 pays et 24 langues différentes). La question qui se pose est donc de savoir si les acteurs américains ne seraient pas les premiers bénéficiaires des mesures qui favoriseraient l’acquisition de droits à l’échelle européenne. Julia Reda s’en défend et affirme qu’« [elle] ne souhaite pas favoriser les sociétés américaines du numérique ». Elle ajoute : « Les évolutions que nous proposons bénéficieront avant tout aux sociétés européennes qui souhaiteraient se lancer » (8). Pour mettre fin aux pratiques de blocage géographique, la Commission européenne envisage une série de mesures, parmi lesquelles la création d’un titre européen du droit d’auteur, la réduction de la durée de protection
des droits, la généralisation obligatoire de l’ensemble des exceptions de la directive
« DADVSI » ou encore l’adoption d’une norme ouverte introduisant une souplesse
dans l’interprétation des exceptions et limitation.
Toutefois, les opposants à la réforme sont nombreux, et en premier lieu la France,
qui est vent debout contre ce qui est perçue comme une tentative de déstabilisation
de « l’exception culturelle » française. Ainsi, dans une note du 23 février 2015 (9), le Secrétariat général aux affaires européennes (SGAE) refuse de « remettre en cause le principe du cadre territorial dans lequel sont délivrées les licences » et estime qu’il faut se concentrer « sur la portabilité des services et non sur une remise à plat du principe de territorialité qui aurait pour conséquence un appauvrissement de la culture européenne ».
En d’autres termes, la France serait prête à soutenir une réforme a minima qui permettrait aux résidents d’un Etat membre de pouvoir accéder aux contenus disponibles dans son pays d’origine lorsqu’il est à l’étranger (portabilité des droits),
mais elle estime que la réforme générale du droit d’auteur envisagée par la Commission européenne remettra en cause la diversité culturelle française. La position de la France présente une dimension fataliste puisque le gouvernement précise : « Il ne faut pas être naïf ; le grand marché numérique européen ne sera jamais comparable
à ce qui peut exister outre-Atlantique pour une raison de langue. Raison de plus pour protéger la culture européenne, en limitant la réforme de la territorialité du droit d’auteur à la question de la portabilité des droits » (10).

« La bataille sera difficile » (Ansip)
Les organismes de gestion collective des droits sont également opposés à la réforme. Ainsi, en France, Hervé Rony, directeur général de la Société civile des auteurs multimédias (Scam), a souligné dans un tweet du 23 février 2015 que les DRM sont un aspect clé du financement de l’industrie culturelle. Or, selon les ayants droits, remettre en cause ce financement reviendrait à mettre à terre la sacro-sainte exception culturelle française. Dès lors, pour le collège de commissaires européens, le combat est loin d’être gagné. Andrus Ansip affirme ainsi : « Je ne me fais pas d’illusions, ce sera une bataille difficile » (11). @