Neutralité du Net, Bruxelles prêt à suivre Washington

En fait. Le 3 mars, Andrus Ansip, vice-président de la Commission européenne, en charge du Marché unique numérique, a rencontré à Barcelone Tom Wheeler, président de la FCC, le régulateur des télécoms américain, lequel a adopté le 26 février des règles « strictes » en faveur de la neutralité de l’Internet.

En clair. « La Commission européenne suit avec grand intérêt les développements
sur la neutralité de l’Internet aux Etats- Unis. La neutralité du Net est un pilier-clé du marché unique numérique qui est une priorité majeure de la Commission Juncker, laquelle s’est engagée à transformer le principe de la neutralité d’Internet en une loi européenne dans le cadre du paquet du marché unique des télécoms », a indiqué Mina Andreeva, porte-parole en cheffe adjointe de l’exécutif européen, à Edition Multimédi@. Mais les ministres des télécoms des Etats membres, qui étaient réunis le lendemain à Bruxelles, ont prévu des « exceptions » à la neutralité du Net et des « trafic privilégiées ». Autrement dit, des assouplissements au principe. Mina Andreev nous a confirmé
que Andrus Ansip, vice-président de la Commission européenne, en charge du Marché unique numérique, et Tom Wheeler, président de la FCC (1), se sont rencontrés à Barcelone lors du Mobile World Congress. Le régulateur américain des télécoms a adopté le 26 février dernier une neutralité « stricte » de l’Internet (lire notre article ci-dessous). La Commission européenne nous explique être sur la même longueur d’ondes que la FCC et que le président des Etats-Unis, Barack Obama. « Il y a une volonté politique forte, des deux côtés de l’Atlantique, pour sauvegarder l’Internet ouvert. Les propositions vont dans la même direction, notamment pour garantir que
les consommateurs ne seront pas injustement bloqués ou ralentis sur l’Internet ouvert, et que les fournisseurs de contenus et d’applications pourront les rendre disponibles sans discrimination », nous a encore assuré Mina Andreeva. Elle nous a rappelé qu’Andrus Ansip et Günther Oettinger, commissaire en charge de l’Economie numérique, étaient décidés à «éviter la fragmentation du marché avec vingthuit approches et incertitudes juridiques différentes pour les entreprises ». Pour ce faire,
« ils ont demandé aux ministres de l’Union européenne d’arriver à un accord sur des règles de neutralité de l’Internet, de façon à ce que les négociations avec le Parlement européen puissent commencer le plus rapidement possible [à partir de fin mars, ndlr]». Reste à savoir si l’exécutif européen et les eurodéputés résisteront au lobbying des opérateurs télécoms européens, exigeant notamment – à travers leur organisation ETNO (2) basée à Bruxelles – des règles « souples et flexibles » et non celles
« strictes » des Etats-Unis. @

Adblockers : quand la Cnil conseillait de les utiliser…

En fait. Le 16 décembre prochain, cela fera un an que la Commission nationale
de l’informatique et des libertés (Cnil) a publié ses recommandations sur les cookies. Elle conseillait notamment aux internautes de « bloquer toutes les publicités avec un bloqueur de publicité (adblocker) ». Ce conseil a disparu…

En clair. La Cnil conseille aux internautes l’utilisation de adblockers, ces logiciels qui bloquent la publicité en ligne, au grand dam des publicitaires, des annonceurs et des éditeurs de sites web. Mais selon nos constatations, le site web de la Cnil ne développe plus ce conseil, qui a été supprimé – bien que le libellé y soit encore : « Conseil n°6 : comment bloquer toutes les publicités avec un bloqueur de publicité (adblocker) ».
Ce conseil en faveur des adblockers avait été publié le 16 décembre 2013 à la suite de la délibération sur les cookies, laquelle ne parle cependant pas de logiciel de blocage publicitaire ni de adblockers, mais seulement de l’option « Do Not Track » (1) proposée par certains navigateurs web. Nous avons voulu savoir pourquoi auprès de la Cnil, sans résultat.
L’explication est sans doute à aller chercher du côté de l’Union française du marketing direct et digital (UFMD) qui a adressé cette année un courrier à la Cnil pour regretter ce conseil prodigué aux internautes et par la même occasion lui « rappeler l’utilité de la publicité dans le développement de l’économie numérique ». L’UFMD, qui regroupe plusieurs organisations de la publicité ou du e-commerce (UDA, AACC, Fevad, SNCD, IAB France, SRI, MMA, ARPP, …), aurait donc eu gain de cause auprès de la Cnil.
Les membres de l’UFMD font par exemple savoir à la Cnil que le bloqueur Adblock Plus n’est pas neutre : les sites web qui le paient – Google en ferait partie – verraient les publicités d’afficher (2). Le Syndicat des régies Internet (SRI), l’Union des annonceurs (UDA), l’IAB, l’Udecam, et le Groupement des éditeurs de contenus et de services en ligne (Geste) ont constitué un groupe de travail pour trouver des alternatives. Pour l’heure, entre 15 % et 30 % des « impressions » (affichage d’e-pubs) sont bloquées.

Mais la bataille n’est pas terminée. « Nous avons commandé à un cabinet [d’avocats] une note juridique et nous déciderons après l’avoir étudiée », nous a indiqué Laure de Lataillade, DG du Geste, sans plus de précision.
Selon nos informations, le Geste n’exclut pas de porter plainte devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) contre la société Eyeo GmbH, éditeur d’Adblock Plus.
Et ce, en s’inspirant d’une action en justice lancée en Allemagne – le 17 juin dernier – par les groupes Axel Springer, ProSiebenSat.1 et RTL contre cette même start-up allemande. @

Atteinte aux droits d’auteurs : un FAI peut bloquer un site web, comme bon lui semble

Dans un arrêt du 27 mars 2014, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) donne aux juridictions nationales les moyens de mieux combattre les atteintes
en ligne aux droits d’auteurs et aux droits voisins. Mais elle a dû trouver un compromis avec les libertés d’entreprendre et d’information.

Par Rémy Fekete, avocat associé, Gide Loyrette Nouel

Rémy FeketePour la première fois, la CJUE autorise les injonctions adressées aux fournisseurs d’accès à Internet (FAI) leur ordonnant de bloquer l’accès aux sites proposant des contenus illicites, tout en rappelant les limites posées par le principe du « juste équilibre » entre les différents droits de l’Union européenne (UE).
Le principe ne peut qu’être salué même si sa mise en oeuvre est lourde de préoccupations.

Interprétation de la directive « DADVSI »
Dans cette affaire, deux entreprises, l’une allemande (1), l’autre autrichienne (2), titulaires de droits sur des films comme « Vic le Viking » ou « Le ruban blanc », après avoir constaté que leurs films étaient illégalement visionnés en streaming ou téléchargés depuis un site Internet, ont saisi les juridictions autrichiennes pour que ces dernières ordonnent au FAI établi en Autriche, UPC Telekabel, de bloquer l’accès au site web litigieux.
Les tribunaux autrichiens ont prononcé des injonctions dans ce sens en précisant les mesures à prendre, à savoir : bloquer le nom de domaine et l’adresse IP du site litigieux. Ce jugement est vivement contesté par le FAI qui interjette appel. L’Oberlandesgericht Wien, en tant que juridiction d’appel, conservant l’essence du jugement, laisse au FAI la liberté de choix concernant les mesures à prendre pour parvenir au blocage du site web. L’Oberster Gerichtshof, la Cour suprême d’Autriche, saisie du litige, pose alors des questions préjudicielles à la CJUE afin d’interpréter la directive européenne « DADVSI » (3) ci-après et de clarifier la nécessaire mise en balance des droits de l’UE. La question préjudicielle posée par la Cour suprême autrichienne porte sur la qualification d’intermédiaire du FAI et sur les conditions dans lesquelles un FAI peut se voir ordonner de bloquer l’accès à un site web. Aux termes du considérant 59 de la directive, est qualifié d’intermédiaire « toute personne qui transmet dans un réseau une contrefaçon commise par un tiers d’une oeuvre protégée ou d’un autre objet protégé » (4). Constatant qu’une personne mettant à la disposition du public des oeuvres protégées sans l’accord du titulaire des droits utilise obligatoirement les services d’un FAI, sans lequel il serait impossible de consulter son site donc les objets exposés de manière illicite, la CJUE
a retenu la qualification d’intermédiaire pour les FAI.
Cette position adoptée par la CJUE permet de conserver la lettre de l’article 8.3 de la directive qui dispose que les titulaires de droits d’auteur ou voisins doivent pouvoir
« demander qu’une ordonnance sur requête soit rendue à l’encontre des intermédiaires dont les services sont utilisés par un tiers pour porter atteinte à un droit d’auteur ou à un droit voisin », puisque « ces intermédiaires sont les mieux à même de mettre fin à ces atteintes ». Pour échapper à la notion d’intermédiaire, UPC Telekabel invoquait l’absence de lien contractuel liant le site web et son entreprise. Le FAI espérait démontrer qu’il ne pouvait être considéré comme un intermédiaire n’ayant aucun lien avec le site litigieux – contrairement aux hébergeurs.
Déjà en 2005, les FAI français arguaient que les hébergeurs devaient être mis en cause préalablement aux FAI. Le TGI de Paris a retenu à plusieurs reprises (5) que la mise en cause des hébergeurs n’est pas une exigence de l’article 6-I-8 de la loi « Confiance dans l’économie numérique » (LCEN) de 2004 puisque la procédure permettant d’ordonner
« toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne », a pour objectif la rapidité et doit pallier l’inertie des hébergeurs étrangers.

Hébergeurs et FAI : cas en France
Ce qui a été confirmé pour bloquer l’accès à un site révisionniste par la Cour de cassation en 2008 (6). Cette solution n’a pas évolué, même si le TGI de Paris a estimé en 2011 qu’il était possible de déclarer une action irrecevable si le demandeur n’effectuait pas quelques diligences auprès de l’hébergeur avant de mettre en cause un FAI.
Rejoignant la position de la Cour de cassation et infirmant celle du TGI de Paris de 2011, la CJUE retient qu’il est inutile de mettre en avant une relation particulière entre l’intermédiaire et la personne qui porte atteinte aux droits d’auteurs, comme il n’est pas nécessaire de rapporter la preuve de l’utilisation du site litigieux par les clients du FAI puisque l’objectif de la directive consiste à faire cesser les atteintes au droit d’auteur
ou aux droits voisins mais également à les prévenir.

Droits d’auteurs et libertés : risques
En novembre 2011, dans l’arrêt « Scarlett » (7), la CJUE s’opposait à la mise en place d’un système généralisé de filtrage des communications électroniques aux moyens d’injonctions. Elle laissait entendre que de telles injonctions n’étaient toutefois pas exclues si elles respectaient certaines conditions, notamment celle du « juste équilibre » entre tous les droits de l’UE. La CJUE réitéra quelques semaines plus tard, dans l’arrêt « Sabam » (8), sa position, cette fois-ci à l’égard des hébergeurs. Dans son arrêt de 2014, la CJUE estime que le cas d’espèce respecte le nécessaire équilibre entre, d’une part, le droit d’auteur protégé au titre de l’article 17.2 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, et, d’autre part, la liberté d’entreprendre et la liberté d’information protégées respectivement par l’article 16 et l’article 11 de la Charte. La CJUE retient ainsi qu’une injonction de blocage d’un site n’est pas contraire à la liberté d’entreprendre des opérateurs économiques tant que l’ordonnance ne prescrit pas de mesures spécifiques aux intermédiaires mais une obligation de résultat. Cette logique rappelle celle retenue en France par la Cour de cassation (9) dès 2008, puis par le TGI de Paris en 2011 dans deux ordonnances de référés (10) concernant les jeux en ligne. Les juges français ont imposé aux FAI de « faire toutes diligences utiles » pour permettre l’arrêt de l’accès au service en cause sans apporter de précision. La CJUE souligne en revanche que cette obligation de résultat n’est pas absolue puisque l’intermédiaire doit rendre au minimum difficile, mais non impossible, la consultation non autorisée des objets protégés par le droit d’auteur. Le FAI ne peut pas être tenu pour responsable, s’il rapporte la preuve qu’il a raisonnablement tout mis en oeuvre pour bloquer l’accès au site. La CJUE décide que les FAI doivent prendre toutes « mesures raisonnables », cela sans aucune précision ni sur le contenu de telles mesures ni sur la façon dont la preuve peut être rapportée. Le FAI a donc le choix des mesures à prendre et de la manière d’en rapporter la preuve, ce qui lui permettra de choisir entre des procédés plus ou moins coûteux sans véritablement se soucier de leur efficacité. En souhaitant respecter la liberté d’entreprendre des FAI, la CJUE prend le risque de limiter l’efficacité de sa décision. La CJUE reste également vague sur le sujet
du paiement des mesures. Les FAI pourraient, à juste titre, exiger que le demandeur prenne à sa charge les mesures de blocages.Les FAI ne sont, comme le précise l’arrêt, que des intermédiaires qui ne devraient par conséquent aucunement supporter les atteintes aux droits d’auteurs effectuées par d’autres. En France, le TGI de Paris (11)
a déjà décidé en 2011 que les mesures devaient être à la charge du demandeur – en l’espèce le ministre de l’Intérieur –, puisque les FAI n’étaient pour rien dans les contenus illicites. Cette position adoptée par la CJUE laisse donc les FAI dans l’incertitude car les juges nationaux auront à trancher ces questions, sans qu’aucune indication ne leur soit donnée.
Cette liberté consentie aux FAI risque d’engager leurs responsabilités s’ils décident de prendre une mesure portant atteinte aux droits de leurs clients (12). C’est pourquoi la CJUE autorise les injonctions de blocage seulement si ces dernières sont ciblées, c’est-à-dire uniquement si elles servent à mettre fin à l’atteinte au droit d’auteur ou aux droits voisins évoquée dans l’ordonnance, afin de ne pas priver les internautes d’accéder aux informations licites. Le juste équilibre est respecté mais, une fois encore, la pratique semble difficile.
Un site possédant des contenus illicites propose généralement aussi des contenus licites. Comment un FAI va-t-il faire concrètement pour bloquer les seuls contenus illicites ?
La liberté des internautes parait ici en partie sacrifiée au profit du droit d’auteur. Reste que la CJUE a pris soin d’imposer aux juridictions nationales de prévoir la possibilité pour les internautes d’attaquer l’injonction de blocage réduisant ainsi le risque d’atteinte à leur droit.

Un équilibre difficile à concilier
Reste que l’équilibre est difficile à trouver entre le principe de neutralité du Net et la protection de droits sur internet. La commissaire européenne chargée de l’Agenda numérique, Neelie Kroes, qualifiait, le 21 mars dernier, de « lâche » et d’« inutile » la décision des juridictions turques de bloquer l’accès à Twitter pour empêcher la diffusion d’une vidéo impliquant le Premier ministre dans un scandale lié à la corruption. Ce n’est qu’une semaine plus tard que la CJUE autorise le blocage de sites Internet mais, cette fois-ci, sur le terrain des droits d’auteurs et des droits voisins… @

Le cinéma obtient le blocage d’un site de piratage de films

En Grande-Bretagne, BT est obligé de bloquer le site web Newzbin avec Cleanfeed, déjà utilisé pour les sites pédo-pornographiques. Les Etats-Unis, eux, veulent faire coopérer non seulement les FAI mais aussi moteurs de recherche, systèmes de paiement et réseaux publicitaires.

Par Winston Maxwell, avocat associé, Hogan Lovells

Le 26 octobre 2011 la Haute cour de Justice en Angleterre a ordonné à l’opérateur télécoms BT de bloquer l’accès au site web Newzbin2 (1). Cette décision fait suite à plusieurs autres antérieures rendues contre ce site de type Usenet qui facilite le partage de fichiers.
La première décision, rendue en mars 2010 (2), a constaté que
la partie premium du site Newzbin était destinée presque exclusivement à permettre le partage illicite de films protégés
par le droit d’auteur et l’a condamné.

Une version “light” du DPI
Un mois après, la société anglaise Newzbin Ltd. a déposé son bilan. Et un nouveau
site jumeau nommé Newzbin2 a vu le jour presque aussitôt, identique au premier,
mais hébergé cette fois-ci en Suède afin d’échapper au pouvoir des tribunaux anglais.
Le nouveau site visait néanmoins un public anglais, exigeant un paiement en livres.
Les studios de cinéma ont de nouveau attaqué en justice, demandant cette fois une ordonnance obligeant BT, le fournisseur d’accès à Internet, à bloquer l’accès au site Newzbin2.
Les producteurs de films ont mis en avant le fait que BT disposait déjà d’un système dénommé Cleanfeed pour bloquer l’accès à des sites pédo-pornographiques identifiés par l’Internet Watch Foundation (IWF), et qu’il serait facile et peu coûteux pour BT d’ajouter Newzbin à la liste des sites bloqués par son système. De plus, les studios ont souligné qu’il n’existait aucun doute quant au caractère illicite de Newzbin2, car l’illégalité de celui-ci a déjà été constatée par le tribunal. Malgré les protestations de BT, la Haute cour a donné raison aux studios de cinéma par une décision datée du 28 juillet 2011 (3). Mais la cour a demandé des informations supplémentaires pour fixer les détails de l’ordonnance. La décision finale de la cour a été rendue le 26 octobre
dernier : elle ordonne à BT d’utiliser son outil Cleanfeed pour bloquer l’accès au site Newzbin2, comme s’il s’agissait d’un site pédo-pornographique notifié par l’organisation IWF. La technologie déployée pour Cleanfeed comprend un volet DPI (Deep Packet Inspection), mais il s’agit d’une version light du DPI qui se contente de lire en détail l’adresse URL demandée et non le contenu des paquets. Cette technologie DPI
« légère » permet un blocage plus fin qu’un blocage par adresse IP, lequel aurait l’inconvénient de bloquer par erreur d’autres sites innocents qui partageraient la
même adresse IP que le site Newzbin. BT a objecté que la demande de blocage était contraire à l’avis de l’avocat général rendu dans l’affaire Scarlet contre Sabam (4).
Mais la cour a indiqué que contrairement à l’ordonnance rendue par le tribunal belge dans l’affaire « Scarlet », l’ordonnance rendue dans l’affaire Newzbin visait un site bien défini qui a déjà été jugé illégal par un tribunal.
En France, la Cour de Cassation a admis en 2008 une mesure similaire dans l’affaire
du site antisémite et révisionniste AAARGH (5). Le blocage d’un site web peut s’avérer justifié si le caractère illégal du site a déjà été décidé par un tribunal. De telles mesures
ont été appliquées en Italie (6), et plus récemment en Finlande (7) à l’égard du site The Pirate Bay.
Les débats dans l’affaire Newzbin soulignent le caractère imparfait des mesures
de blocage. Ces mesures sont contournables et donc partiellement inefficaces. Le régulateur britannique Ofcom a publié cet été un rapport (8) sur les techniques de blocage et leur efficacité relative : soit la mesure technique peut conduire au blocage inopiné de sites innocents, ce qui est particulièrement préjudiciable à la liberté d’expression, soit la mesure est facilement contournable et encouragerait la prolifération d’outils de contournement.

Un blocage inefficace ?
Paradoxalement, la technique qui réduit le risque de « sur-blocage » est le DPI.
Mais le DPI est également la technique qui soulève le plus de questions en matière
de protection des données personnelles. L’Ofcom conclut que le blocage n’est pas la panacée dans la lutte contre les activités illicites en ligne et préconise l’utilisation en parallèle d’autres mesures, comme le déréférencement des sites dans les moteurs de recherche, ou l’interdiction d’utiliser des moyens de paiement pour payer ces sites.
Ces conclusions de l’Ofcom ont été reprises par le ministre britannique de la Culture, Jeremy Hunt: il a déclaré le 14 septembre 2011 (9) que d’autres intermédiaires techniques, dont les moteurs de recherche et les établissements financiers, devaient également coopérer dans la lutte contre des sites illicites. Il a indiqué que de nouvelles dispositions seraient proposées dans le cadre d’une future loi sur les communications.

Etats-Unis : entre loi et volontariat
Des dispositions législatives de ce type sont déjà proposées aux Etats-Unis. Une
version de la proposition de loi – Protect IP Act – est débattue devant le Sénat (10)
et une proposition similaire – Stop Online Piracy Act – vient d’être déposée devant la Chambre des Représentants (11). Ces deux propositions sont controversées car elles permettraient au procureur fédéral de demander au tribunal des ordonnances pour
« geler » des outils techniques utilisés sur le territoire américain pour accéder à des
sites étrangers illicites (« rogue sites »). Les autorités américaines utilisent déjà leur pouvoir pour saisir certains noms de domaine dont le registre est situé aux Etats-Unis (par exemple, les « .com »). L’approche est de traiter un nom de domaine comme s’il s’agissait d’un objet physique, et d’appliquer des mesures de saisie comme si le nom
de domaine était un bateau impliqué dans un trafic de drogue.
Les nouvelles propositions de loi étendraient ce pouvoir à d’autres outils situés sur le territoire national : les serveurs DNS des FAI, les moteurs de recherche, les banques
et autres entreprises fournissant des moyens de paiement, ou encore les entreprises fournissant des services de publicité. Le procureur pourrait ainsi obtenir une ordonnance déclarant un certain site étranger illégal, et envoyer une notification aux différents intermédiaires techniques américains (banques, moteurs de recherche, FAI, réseaux de publicité) pour qu’ils gèlent tout lien avec ce site. La procédure serait entourée de précautions : premièrement, le procureur devra démontrer qu’il s’agit d’un site utilisant un nom de domaine émis par un registre situé en dehors des Etats-Unis, car sinon la méthode classique de saisie de nom de domaine pourrait être utilisé ; deuxièmement, il devra démontrer que le site vise spécifiquement le public américain, en exigeant par exemple le paiement en dollars lars ; troisièmement, le procureur devra démontrer qu’il a notifié le propriétaire du nom de domaine étranger, afin que celui-ci puisse se défendre dans la procédure ; quatrièmement, le procureur devra enfin démontrer que le site en question n’a aucune activité sérieuse autre que la fourniture
de biens ou services contrefaits.
Un site comme Newzbin serait couvert, car il n’a aucune activité légitime. En revanche,
un site de partage de vidéos tel que Dailymotion ne serait pas couvert, même si le site avait de temps à autre une vidéo contrefaisante. Si le procureur remplit ces exigences,
le tribunal ordonnera le gel de moyens techniques utilisés pour accéder à ce site (12).
Ces propositions législatives sont soutenues à la fois par des parlementaires démocrates et républicains au Congrès américain, mais elles restent vivement contestées notamment par les défenseurs de la neutralité du Net. L’administration Obama reste prudente à l’égard de ces propositions législatives, car elles peuvent sembler en contradiction avec la politique étrangère de l’administration en matière d’Internet ouvert. La Maison Blanche
est beaucoup plus enthousiaste (13) à l’égard de mesures volontaires mises en place
par les acteurs du secteur, tel que l’accord de juillet 2011 conclu entre FAI et ayants droits américains, et qui vise à créer une sorte d’Hadopi à l’américaine (14). Les intermédiaires techniques préfèrent eux aussi des solutions sur la base du volontariat. Face à la déclaration du ministre britannique Jeremy Hunt, Google a mis en avant le fait qu’il appliquait déjà des mesures de notification et de retrait (« notice and take down »)
à l’égard de contenus illicites, et que ces mesures s’appliquaient non seulement à la plateforme YouTube, mais aussi au moteur de recherche (15).

Déréférencer un site ou suspendre un domaine
C’est apparemment à la suite d’une notification « DMCA » de ce type que Google a déréférencé le site AlloStreaming (16). De nombreux acteurs s’aménagent la possibilité, dans leurs conditions générales d’utilisation (CGU), de couper les liens avec des sites illicites. Verisign, le registre central pour les noms de domaine « .com », a proposé une modification dans ses CGU qui permettrait à la société de suspendre un nom de domaine impliqué dans une activité illicite. Controversée, cette proposition de Verisign
a été retirée quelques semaines plus tard (17). En revanche, le registre britannique Nominet semble maintenir sa proposition de se doter de pouvoirs similaires. @

Injonction de blocage sous astreinte : les FAI estiment que « ce n’est pas du jeu »

Par une ordonnance du 28 avril 2011, le président du TGI de Paris a réaffirmé sa détermination à impliquer les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) dans la lutte contre les sites de paris et jeux en ligne non agréés. Après deux premiers cas, l’Arjel en a transmis trois autres.

Par Christophe Clarenc, associé, Renaud Christol, counsel, et Elsa Pinon, collaboratrice, August & Debouzy

Jusqu’au 12 mai 2010, il y a un peu plus d’un an
maintenant, l’organisation des jeux d’argent et de hasard dans l’Hexagone était confiée de manière exclusive à la Française des Jeux (FDJ) pour les loteries et les jeux de pronostics sportifs, au Pari Mutuel Urbain (PMU) pour les paris hippiques, ainsi qu’aux casinos pour les machines à sous et les jeux de table.
Agrément ou sanction de l’Arjel
La loi du 12 mai 2010 a mis fin à ces monopoles pour les paris sportifs, les paris hippiques et les jeux de cercle (jeux de cartes) en ligne. Seuls les paris et jeux de hasard – se déroulant dans les points de vente physiques – demeurent l’exclusivité de la FDJ, du PMU et des casinos. En raison notamment des enjeux d’ordre public et de protection des mineurs, cette loi du 12 mai 2010 – promulguée le 13 mai 2010 et suivie d’une douzaine de décrets d’application – a instauré un cadre réglementaire qui soumet l’activité des offreurs de jeux en ligne à un pouvoir d’autorisation et de contrôle de l’Autorité de régulation des jeux en ligne (Arjel) (1). Le rôle principal de cette autorité administrative indépendante est d’agréer les opérateurs avant qu’ils ne proposent en ligne des offres de paris et de jeux de hasard. Pour obtenir cet agrément, les opérateurs doivent s’engager à respecter de nombreuses obligations, afin de garantir
la protection du joueur et les droits de propriété des organisateurs de manifestations sportives. Les articles 15 et suivants de la loi énumèrent ces obligations qui tiennent non seulement aux modalités d’exploitation du site web et aux processus de traitement des données pour chaque jeu proposé, mais également aux modalités d’inscription des joueurs pour s’assurer qu’elles garantissent l’ouverture d’un compte joueur avant tout pari sur le site et permettent de vérifier que le joueur a plus de 18 ans. En outre, dans
le cadre de la lutte contre le blanchiment d’argent, l’Arjel contrôle les processus d’encaissement et de paiement des mises et des gains. Si postérieurement à la délivrance de l’agrément ces conditions ne sont plus respectées, l’Arjel dispose d’un pouvoir de sanction pouvant aller jusqu’au retrait de l’agrément.
Par ailleurs, le fait de proposer en ligne une offre de paris ou de jeux d’argent et de hasard sans être titulaire d’un agrément, est puni d’une peine de trois ans d’emprisonnement et 90.000 euros d’amende et de cinq ans d’interdiction d’agrément (2), sans compter la possibilité dont l’Arjel dispose de bloquer l’accès au site Internet de l’opérateur exerçant son activité illégalement (3). Jusqu’à présent, l’ARJEL a favorisé l’application de cette dernière sanction. Le mécanisme est le suivant : l’ARJEL adresse à l’opérateur « illégal » une mise en demeure lui enjoignant de mettre fin aux activités contrevenantes dans un délai de huit jours. Passé ce délai, si l’opérateur concerné n’obtempère pas, le président de l’ARJEL « peut saisir le président du tribunal de grande instance (TGI) de Paris aux fins d’ordonner, en la forme des référés, l’arrêt de l’accès à ce service » aux hébergeurs du site concerné et/ou aux FAI. En pratique, cela signifie qu’il peut être enjoint à l’hébergeur de cesser de mettre le site à disposition du public, et/ou aux FAI d’empêcher l’accès des consommateurs à ce site (4). De façon complémentaire, le président du TGI peut également imposer la cessation du référencement du site par les moteurs de recherche.

Injonction de blocage sous astreinte
Ces mesures de blocage poursuivent un double objectif : d’une part protéger les consommateurs contre les sites de jeux qui ne respectent pas les obligations prescrites par la loi, et d’autre part, protéger contre la concurrence déloyale (5) les sites qui se soumettent au cadre réglementaire en obtenant l’agrément et en respectant les conditions de cet agrément. Dans les deux cas qui ont été soumis à ce jour au président du TGI de Paris – ordonnances du du 6 août 2010 et du 28 avril 2011 –, l’assignation de l’Arjel visait à la fois les hébergeurs des sites Internet « illégaux » (Stan Gibraltar limited domiciliée à Gibraltar, et 5Dimes domiciliée au Costa Rica), et différents FAI (Numericable, France Télécom/Orange, SFR, Iliad/Free, Bouygues Telecom, Darty Telecom et Auchan Telecom). Trois autres demandes de l’Arjel sont en cours d’examen par le président du TGI de Paris (6). Dans les deux cas, faute de pouvoir entraîner les hébergeurs dans la procédure, le juge s’est rabattu sur les FAI.
Le magistrat a ainsi enjoint aux FAI « de mettre en oeuvre ou de faire mettre en oeuvre, sans délai, toutes mesures propres à empêcher l’accès, à partir du territoire français et/ou par leurs abonnés situés sur ce territoire, au contenu du service de communication en ligne » accessibles aux adresses des sites Internet des opérateurs
« illégaux ». Et ce, dans un délai de deux mois pour la première affaire et de 15 jours pour la seconde. Il a assorti son injonction d’une astreinte de 10.000 euros par jour pour chaque FAI, tout en précisant que cette période d’astreinte ne pourrait excéder un mois.

Les multiples objections des FAI
Ces deux exemples démontrent que l’alternative offerte par la loi du 12 mai 2010, se résume dans les faits à une seule possibilité : si l’hébergeur ne peut pas être, ou peut difficilement être contraint (par exemple, dès lors qu’il est situé en dehors de l’Union européenne), le magistrat choisit, par souci d’effectivité, de prononcer l’injonction sous astreinte à l’encontre des FAI. Ainsi, ce qui apparaissait comme un outil exceptionnel, devient la mesure privilégiée pour punir les opérateurs « illégaux ». Les FAI ont publiquement regretté ce recours systématique et ont interjeté appel de la première ordonnance. Ils estiment en effet que l’injonction qui leur est faite ne devrait être qu’une mesure de secours, dans l’hypothèse où l’injonction faite à l’hébergeur serait sans effet. L’hébergeur est selon eux mieux placé pour agir efficacement et les mesures de blocage comportent des coûts qu’il serait inéquitable de laisser à leur charge. L’article 61 in fine de la loi du 12 mai 2010 prévoit bien l’adoption d’un décret fixant les modalités de compensation des surcoûts que représente ce blocage pour les FAI. Mais à ce jour, le décret n’a toujours pas été adopté… Surtout, ils dénoncent l’inefficacité des mesures de blocage. Comme ils l’avaient fait valoir lors des travaux préparatoires de la loi du 12 mai 2010, le contournement par les opérateurs eux-mêmes de ce blocage est aisé, par exemple en changeant d’adresse IP.

Les objections des FAI
Au surplus, il peut être impossible de mettre en oeuvre un quelconque blocage dès lors que les adresses IP des sites « illégaux » sont mutualisées ou que ceux-ci sont hébergés par des hébergeurs dont l’activité va bien au-delà des jeux et paris en ligne. Bloquer l’accès à ces adresses ou à ces hébergeurs pourrait ainsi, selon les FAI, entraîner des dommages collatéraux importants. Le risque est alors de bloquer tous les sites hébergés à la même adresse IP (7). D’ailleurs, à ce jour, des deux sites objets d’une injonction de blocage, seul le site de Stan Gibraltar est effectivement bloqué.
Le site 5Dimes reste, quant à lui, accessible en France.
Malgré ces contestations, le principe du blocage de sites Internet par les FAI sous astreinte a de beaux jours devant lui. En effet, la loi dite « Loppsi 2 » sur la sécurité intérieure (8) prévoit également ce mécanisme pour faire filtrer les sites pédopornographiques par les FAI, lesquels coopèrent par ailleurs avec l’AFA et la police judiciaire (voir encadré). Même à leur insu, les internautes seront donc protégés. @

ZOOM

Comment les membres de l’AFA collaborent avec la Police judiciaire
L’Association des fournisseurs d’accès et de services Internet (AFA) regroupant FAI, hébergeurs et responsables de sites communautaires*, s’attache par ailleurs – depuis
sa création en 1998 – à débusquer les sites Internet à contenu « odieux » (sites faisant
la promotion de la violence, sites pédopornographiques, racistes et xénophobes) et
à les signaler à l’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication (OCLCTIC) à la Direction centrale de la Police judiciaire (DCPJ) pour que celui-ci fasse procéder à leur fermeture. L’AFA a justement organisé le 26 mai dernier toute une matinée sur le thème « Vers un Internet plus responsable : quels outils pour quels enjeux ? ». L’AFA, qui est en outre membre fondateur de la fédération internationale des hotlines Inhope, est à l’origine de Pointdecontact, un service d’assistance en ligne permettant à tous de signaler
– de façon anonyme – tout contenu choquant rencontré sur Internet.
Lors de la conférence, Pierre-Yves Lebeau, capitaine de police et chef de la section de traitement des signalements DCPJ/OCLCTIC a expliqué la coopération entre les sites web Internet-signalement.gouv.fr et Pointdecontact.net. @

* Parmi les membres de l’AFA : Bouygues
Telecom, Darty Télécom, Google France,
Orange (France Télécom), SFR et Numericable.