Jeux d’argent et de hasard : la France est appelée à lever la prohibition des casinos en ligne, d’ici 2025 ?

L’Autorité nationale des jeux (ANJ) a publié début décembre une étude sur l’offre illégale en France de jeux d’argent et de hasard en ligne, afin de lutter contre de manière plus efficace. Mais en creux, l’ouverture des casinos en ligne – déjà autorisés dans la plupart des pays européens – est en réflexion.

Quinze ans après l’ouverture à la concurrence – en 2010 – du marché des jeux d’argent et de hasard, soit en 2025, la France légalisera-t-elle enfin les casinos en ligne comme la plupart de ses voisins européens ? A défaut de pouvoir miser légalement en ligne à la roulette, au jeu de dés, au baccara, au blackjack ou encore aux machines à sous sur l’Hexagone, les spéculations vont bon train sur le moment où leur prohibition sera levée. Et ce, avec ou sans l’abolition du monopole français des « casinotiers » physiques (Barrière, Partouche, Joa, Tranchant, Cogit, …).
Leurs syndicats Casinos de France et ACIF (1) militent pour obtenir l’exclusivité d’opérer les casinos en ligne qui seraient le pendant digital de leurs établissements en dur. Casinos de France porte ainsi depuis 2019 – et plus encore depuis la pandémie de covid durant laquelle les casinotiers ont dû fermer neuf mois au total – un projet que ce syndicat appelle « Jade », pour « Jeu à distance expérimental ». « La solution qui consisterait à ouvrir à la concurrence les jeux de casino en ligne serait toxique pour les casinos terrestres. Pour éviter cela, il faut relier les casinos en ligne aux casinos physiques », explique à Edition Multimédi@ Philippe Bon, délégué général de Casinos de France. Ses vœux seront-ils exhaussés le 25 janvier prochain lors de la présentation du plan stratégique 2024- 2026 de l’Autorité nationale des jeux (ANJ) ?

Des tentatives législatives sans résultat
Cette idée de régulation expérimentale des casinos en ligne « réservés » aux seuls casinotiers fait son chemin, depuis que le projet Jade a été présenté à l’ANJ, régulateur français des jeux d’argent et de hasard en ligne ouverts à la concurrence, que préside depuis juin 2020 Isabelle Falque-Pierrotin (photo). Pas moins de quatre amendements ont d’ailleurs été déposés dans ce sens au Sénat dans le cadre du projet de loi visant à « sécuriser et réguler l’espace numérique » (SREN), mais ils ont été déclarés « irrecevables » début juillet. A l’Assemblée nationale, une proposition de loi « Autoriser les exploitants de casinos à proposer des jeux de casino en ligne » a aussi été déposée le 23 mai 2023 mais elle est toujours en attente à la commission des lois (2). De plus, deux amendements ont été adoptés par les députés le 13 octobre pour maintenir les casinos en ligne dans l’illégalité.

La balle dans le camp du gouvernement
« Nous n’avons pas été saisis pour avis sur la question de la légalisation des jeux de casinos en ligne », nous indique l’ANJ. Dans le cas d’une ouverture, trois options se présenteraient au ministère de l’Intérieur, la tutelle des casinotiers : soit les casinos terrestres obtiennent l’exclusivité des casinos en ligne, soit les jeux de casino en ligne sont ouverts à la concurrence – comme le souhaitent l’Afjel (3) en France et, dans son communiqué du 5 décembre (4), l’EGBA (5) en Europe –, soit la Française des Jeux (FDJ) en obtient le monopole (un de plus). La balle est dans le camp du gouvernement.
C’est en septembre 2022 que l’ANJ se décide à faire réaliser une étude sur l’audience de l’offre illégale des casinos en ligne en France, mesurer l’impact de la fraude et évaluer les effets d’une « levée de leur prohibition ». Car seuls sont ouverts à la concurrence en France : les paris sportifs en ligne, le poker en ligne et les paris hippiques en ligne. Les casinos en ligne, eux, restent interdits. Trois monopoles perdurent sur l’Hexagone : les loteries en dur et en ligne ainsi que les paris sportifs en dur proposés uniquement par la FDJ ; les paris hippiques en dur réservés exclusivement au PMU (Paris mutuel urbain) ; les jeux de casino et les machines à sous autorisés uniquement dans l’un des plus de 200 casinos physiques tenus par des sociétés privées délégataires de service public communal.
Si la France décidait d’ouvrir le marché aux casinos en ligne, « un système de licences pourrait être ouvert (comme en Suède et au Danemark) ou réservé aux opérateurs disposant déjà d’un établissement physique (comme en Suisse, en Belgique et en Slovénie), voire à un opérateur de droits exclusifs (Autriche, Luxembourg, et Norvège) », a considéré en septembre dernier la Cour des comptes dans son rapport sur les jeux d’argent et de hasard (6). La France et Chypre sont les seuls pays de l’Union européenne à interdire les casinos en ligne. Tous les autres Etats membres ont franchi le pas sous différents régimes. Un vrai patchwork, bien loin de l’idée que l’on se fait du marché unique numérique…
La Cour des comptes avait relevé que « selon l’ANJ, [la libéralisation des casinos en ligne] pourrait assécher une partie de l’offre illégale, à l’instar de l’ouverture à la concurrence en 2010 ». En publiant le 4 décembre 2023 son « étude sur l’offre illégale de jeux d’argent et de hasard en ligne accessible en France », réalisée par le cabinet britannique PwC (7), le régulateur français des jeux d’argent se met implicitement dans la perspective d’une autorisation à terme des casinos en ligne. L’ANJ a voulu savoir si cette ouverture du marché français aux casinos en ligne pourrait porter préjudice aux établissements physiques des casinotiers. Car les Barrière, Partouche (8) et autres Joa craignent les conséquences économiques de cette ouverture possible sur l’emploi dans leurs casinos en dur et sur le financement des communes (via une fiscalité locale) où ils sont établis sous forme de monopole. Ce qui constitue pour les villes à casino « une rente de situation », selon la Cour des comptes (9).
Or l’étude « PwC » de l’ANJ tend à démontrer que les inquiétudes des casinotiers sont non-fondées : « En cas de légalisation des casinos en ligne en France, la majorité des joueurs interrogés déclare qu’elle garderait ses habitudes de consommation dans les casinos terrestres ». Ainsi, les joueurs de casino terrestre sont 60 % à déclarer qu’ils continueront à aller jouer dans des casinos terrestres sans changer leur habitude de consommation, et même 16 % disent qu’ils iront plus souvent jouer dans ces casinos terrestres. Seulement 8 % des joueurs arrêteraient de jouer dans des casinos physiques.
Reste à savoir si l’ANJ suggèrera au gouvernement et au législateur d’aller dans le sens des casinotiers, en leur accordant une exclusivité sur les casinos en ligne, ou estce qu’elle ira dans le sens de l’ouverture à la concurrence des casinos en ligne – à l’instar de ce qui a été fait il y a treize ans avec les paris sportifs en ligne, le poker en ligne et les paris hippiques en ligne (10).
Légaliser les casinos en ligne, et éventuellement les ouvrir à la concurrence, aurait deux avantages :
Donner un coup de frein au marché illégal. En France, sur les 1.241 sites Internet illégaux identifiés en 2023 de jeux d’argent et de hasard en ligne, les casinos en ligne en représentent près de la moitié : 45 %, selon l’étude PwC pour l’ANJ. Les consommateurs de jeux illégaux sont principalement des hommes de moins de 35 ans privilégiant les jeux de casino en ligne. Au total, les jeux de casino en ligne illégaux génèrent sur Internet 5 % du trafic de l’ensemble des jeux d’argent en ligne. Et sur les 106 applications mobiles de jeux d’argent et de hasard en ligne, les casinos en ligne dominent l’offre illégale : 65 %.

Les casinos en ligne, relais de croissance
Accélérer la croissance des jeux d’argent en ligne.
Dans les six pays étudiés par l’étude PwC (Belgique, Suède, Espagne, Irlande, Italie et Norvège), la croissance de leur marché des jeux d’argent et de hasard en ligne est portée, au cours de ces dernières années, par le segment des jeux de casino en ligne – intégrant les machines à sous en ligne. Par exemple, en Belgique, le casino en ligne arrive en tête des jeux d’argent et de hasard en ligne. @

Charles de Laubier

«Jeux web3» : vers un nouveau cadre de régulation dédié aux jeux à objets numériques monétisables

Les jeux en ligne sont de plus en plus nombreux à utiliser des NFT et/ou des modèles P2E (play-toearn) en guise de monétisation. L’article 15 du projet de loi « SREN » – surnommé « article Sorare » (du nom de la société française pionnière dans le domaine sportif) – vise à encadrer ces pratiques.

Par Emma Hanoun et Jade Griffaton, avocates, DJS Avocats

Le législateur français a récemment accompli un progrès notable dans la sécurisation et la régulation de son espace numérique, avec l’adoption en première lecture, par l’Assemblée nationale le 17 octobre 2023, du projet de loi dite « SREN » (1). Cette initiative gouvernementale (2) est d’une importance capitale, car elle cible notamment un domaine spécifique et en pleine croissance : celui des jeux d’argent en ligne s’appuyant sur la technologie de la blockchain. Appelés « jeux à objet numérique monétisable » (Jonum), ou « jeux web3 », ils sont susceptibles d’aboutir à l’introduction d’un régime dédié en droit français.

Instaurer « un cadre protecteur »
Ce projet de loi SREN, qui vise à sécuriser et réguler l’espace numérique en France, avait été présenté au conseil des ministres du 10 mai 2023 par Bruno Le Maire, ministre de l’Economie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, et par Jean-Noël Barrot, ministre délégué chargé du Numérique, et adopté en première lecture, avec modifications et à l’unanimité, par le Sénat le 5 juillet 2023. Le gouvernement a engagé la procédure accélérée sur ce texte. Son titre IV vise à « assurer le développement en France de l’économie des objets de jeux numériques monétisables dans un cadre protecteur ». Et ce, par l’« encadrement des jeux à objet numérique monétisable ». Quel est l’état des lieux de ces « Jonum » ? La troisième génération d’Internet communément appelé Web3, et son organisation décentralisée reposant sur la blockchain (chaîne de blocs), a permis l’émergence de nombreuses évolutions numériques et constitue un levier de développement pour le secteur des jeux vidéo et des jeux en ligne. Les Jonum, nouveau type de jeu en ligne se fondant sur la blockchain et les NFT (3), se sont développés et ont la particularité de soumettre la participation et la progression dans le jeu à l’achat d’objets numériques monétisables identifiés par un certificat attestant de leur authenticité, d’où l’appellation « jeux à objets numérique monétisable ». Les objets numériques monétisables confèrent aux joueurs des droits associés au jeu et sont cessibles – a contrario des jeux vidéo comportant des objets numériques évoluant dans une « boucle fermée » sans possibilité d’être monétisés à l’extérieur du jeu. L’article 15 du projet de loi SREN définit les « Onum », ces objets dans les jeux en ligne : « Constituent des objets numériques monétisables (…) les éléments de jeu qui confèrent aux seuls joueurs un ou plusieurs droits associés au jeu et qui sont susceptibles d’être cédés, directement ou indirectement, à titre onéreux à des tiers » (4). En d’autres termes, les Jonum sont une forme de divertissement en ligne qui combine le jeu avec des éléments financiers et technologiques. Ces jeux offrent aux participants la possibilité de faire un investissement financier initial dans l’espoir d’obtenir, par le biais du hasard, des objets numériques. Ces objets ont la particularité d’être monétisables, c’est-à-dire qu’ils peuvent être vendus ou échangés sur diverses plateformes d’échanges ou places de marché, souvent pour de l’argent réel. Un exemple emblématique de cette industrie est la société française Sorare, qui est devenue une référence dans le domaine des NFT et des fans de compétitions sportives (basée initialement sur le football, puis étendue au baseball et au basket-ball). La notoriété de Sorare est telle que l’article 15 du projet de loi, qui se rapporte spécifiquement à ce type de jeux, est fréquemment désigné sous le nom de « article Sorare ». Cette appellation trouve tout son sens quand on sait que la licorne Sorare est l’une des principales concernées par cette réglementation.
Aussi dénommés « play-to-earn » ou P2E (jouer pour gagner de l’argent), les Jonum présentent des caractéristiques à la croisée des jeux de loisirs («gaming»), relevant du code général des impôts (5), et des jeux d’argent et de hasard (« gambling »), relevant, eux, du code de la sécurité intérieure (6). Or les Jonum ne sont pour le moment pas définis juridiquement et ne font l’objet d’aucune régulation spécifique en droit français ni européen.

Jeux d’argent et de hasard en ligne ?
En effet, la réglementation existante en matière de jeux d’argent et de hasard en ligne n’est pas adaptée au fonctionnement des jeux web3. Et son application aux Jonum aboutirait à une interdiction de facto disproportionnée, compte tenu de l’enjeu considérable en termes d’économie et d’innovation que représentent ces jeux à objet numérique monétisable. Surtout que les Jonum présentent des risques identifiés moindres pour l’ordre public, la santé et les mineurs que les jeux d’argent et de hasard en ligne. Le nouveau cadre règlementaire introduit par la future loi SREN impliquerait alors l’introduction, par voie d’ordonnance, d’une exception à la prohibition des jeux d’argent sous certaines conditions. Quels sont donc les enjeux et objectifs de cette règlementation ? Le premier enjeu est de favoriser l’innovation d’un secteur particulièrement dynamique en France. Le contexte actuel, caractérisé par une prolifération des jeux de type play-to-earn, souligne l’importance et la nécessité de mettre en place un régime spécifique à ce type de technologie.

Vers une expérimentation de trois ans
Un rapport sénatorial déposé le 27 juin 2023 sur le texte SREN met en lumière l’estimation de l’Autorité nationale des jeux (ANJ), qui indique qu’entre 1.200 et 2.500 jeux play-to-earn sont actuellement en développement. Ces jeux ont suscité un engouement financier considérable, avec des investissements estimés à 12 milliards de dollars pour l’année 2022 (7). En second lieu, le rapport sénatorial met en garde contre les risques inhérents à ces jeux, qui incluent des problématiques d’addiction similaires à celles rencontrées avec les jeux d’argent traditionnels, ainsi que des risques de fraude et de contournement des cadres réglementaires en place. En effet, les jeux à objets numériques monétisables (Jonum) offrent la possibilité de revendre ces objets à des tiers, sur la plateforme de l’éditeur du jeu ou sur une place de marché secondaire. Le nouveau cadre réglementaire se focalise sur les éléments de jeu susceptibles d’être monétisés, ou cédés à des tiers, mettant ainsi notamment en lumière une volonté de prévenir la transformation des jeux web3 en casinos non régulés. A ce sujet, le secteur des casinos craint que les Jonum ne représentent une porte d’entrée sur le marché national pour les opérateurs de casinos en ligne illégaux qui prolifèrent ces dernières années, comme l’ont souligné dans un communiqué commun (8) les syndicats professionnels Casinos de France – lequel compte parmi ses adhérents les géants du secteur Barrière et Partouche (9) – et l’Association des casinos indépendants français (ACIF).
Quelles sont les mesures principales de cette future règlementation ? Le cadre énoncé dans le projet de loi SREN autorise les Jonum à titre expérimental pour une durée de trois ans à compter de la promulgation du projet de loi. Les Jonum sont définis, à l’article 15, comme « des jeux proposés par l’intermédiaire d’un service de communication au public en ligne qui permettent l’obtention, reposant sur un mécanisme faisant appel au hasard, par les joueurs [majeurs (10)] ayant consenti un sacrifice financier, d’objets numériques monétisables, à l’exclusion de tout gain monétaire ayant cours légal[…] ». On retrouve ici trois des quatre critères de définition d’un jeu d’argent et de hasard : le sacrifice financier, l’offre au public, et la présence d’un mécanisme faisant appel au hasard. Un certain nombre de conditions sont posées :
Une obligation de déclaration préalable auprès de l’ANJ : l’autorité disposera d’un droit d’opposition à la commercialisation du jeu si elle estime que les conditions applicables ne sont pas respectées. Cette volonté d’exclure un régime d’autorisation vise à ne pas faire peser sur ce secteur innovant des contraintes règlementaires trop lourdes.
Le maintien de la prohibition des jeux de casinos en ligne : afin d’éviter un contournement des interdictions des jeux de casino en ligne, la définition précise que les objets numériques monétisables ne peuvent être cédés, directement ou indirectement à toute entreprise de jeu, et ne peuvent constituer des cryptoactifs, c’est-à-dire des cryptomonnaies au sens du code monétaire et financier (11).
La protection des mineurs : la protection des mineurs est l’une des principales préoccupations de cette nouvelle loi. Les plateformes concernées devront mettre en place un système permettant de vérifier l’âge de leurs utilisateurs afin d’écarter les mineurs des risques induits aux jeux d’argent. Dans la même optique, les influenceurs ne pourront plus faire la promotion des Jonum si leur audience comporte des mineurs.
La lutte contre les risques d’addiction : les publicités de ces jeux devront être encadrées et comprendre certaines mentions obligatoires afin de mettre en garde leurs utilisateurs contre les risques de jeu excessif ou pathologique.
Lutte contre le blanchiment d’argent et le financement d’organisations illégales : ces activités illicites représentent un risque significatif dans le secteur des jeux en ligne, en particulier ceux qui impliquent des transactions financières complexes et transfrontalières. Les plateformes qui ne se conformeront pas aux exigences de la nouvelle loi pourront être sanctionnées par l’ANJ, laquelle disposera alors de pouvoirs accrus pour intervenir et imposer des mesures correctives. L’identité des joueurs devra être vérifiée lorsque ceux-ci souhaiteront retirer leurs gains.
Cette nouvelle législation française vise à trouver un juste milieu entre le soutien à l’innovation technologique et la mise en place de mesures de protection efficaces pour les citoyens. Il est essentiel de surveiller l’évolution du paysage numérique pour évaluer l’impact de ces changements réglementaires et leur efficacité dans la réalisation des objectifs fixés. L’adoption du projet de loi SREN par l’Assemblée nationale française constitue une avancée législative majeure dans le domaine des jeux d’argent en ligne. Elle reflète la volonté de la France de se positionner en tant que leader dans l’établissement d’un cadre législatif qui répond aux défis posés par les innovations numériques, tout en veillant à la protection de ses citoyens contre les risques associés à ces nouvelles formes de jeux.

Prochaine étape : réunion en CMP
Députés et sénateurs doivent désormais se réunir en commission mixte paritaire (CMP) pour s’accorder sur une version finale du projet de loi. Parallèlement, les éditeurs et opérateurs proposant des jeux susceptibles d’être régis par cette nouvelle règlementation, doivent impérativement se préparer à mettre en œuvre leur conformité réglementaire pour anticiper l’arrivée de ce régime spécifique. @

Accessibilité : freins pour les livres numériques ?

En fait. Le 28 novembre prochain, les 24ès Assises du livre numérique, organisées à Paris par le SNE, auront pour thème cette année : « Pour des livres numériques nativement accessibles ». Elles mettront en lumière les contraintes qui pèseront à partir de 2025 sur le marché des ebooks – déjà à la peine.

En clair. Les obligations d’« accessibilité » qui pèseront à partir du 28 juin 2025 sur les maisons d’édition – pour que leurs livres numériques soient utilisables aussi par des lecteurs présentant des handicaps visuels, auditifs ou cognitifs – ne vont-elles pas… handicaper le marché des ebooks en France ? Si l’on peut se féliciter de cette perspective pour les lecteurs concernés, cela n’empêche pas de se demander si ces contraintes techniques, et donc financières, ne vont pas pénaliser les éditeurs sur un marché français du livre numérique qui peine toujours à décoller dans l’Hexagone.
Lors de son assemblée générale annuelle le 29 juin dernier, le Syndicat national de l’édition (SNE) – qui a créé il y a 25 ans les Assises du livre numérique et les organise chaque année – a fait état pour l’année 2022 d’une hausse de seulement 4,4 % du marché français des ebooks. Avec 285,2 millions d’euros de chiffre d’affaires l’an dernier, l’édition numérique pèse encore moins de 10 % du marché global de l’édition en France (9,8 % précisément), soit sur un total de 2,9 milliards d’euros (1) en recul, lui, de -5,4 %. Toujours est-il que la directive européenne « Accessibilité applicables aux produits et services » de 2019 doit entrer en vigueur dans les Vingt-sept, au plus tôt le 28 juin 2025 pour les nouveaux livres numériques publiés à partir de cette date, et au plus tard le 28 juin 2030 pour les titres parus avant ce 28 juin 2025 (2). Sont concernés par cette obligation d’accessibilité des ebooks aux personnes handicapées de nombreux autres appareils électroniques grand public et logiciels d’exploitation (3). Pour les ebooks : le titre, le logiciel d’exploitation associé ainsi que les liseuses numériques devront être nativement « accessibles » aux personnes empêchées de lire. Et dans près d’un an et demi pour les nouveautés. En France, la transposition de la directive s’est faite par un décret daté du 14 août 2023 paru au JORF (4).
La Bibliothèque nationale de France (BnF) a, elle, mis en place la Plateforme de transfert des ouvrages numériques : Platon (5). Au niveau européen, l’ABE Lab (Accessible Backlist Ebooks Laboratory) est une plateforme collaborative aidant les éditeurs sur les solutions et les coûts pour adapter leurs ebooks (6). Bien que la directive ne précise pas de format de fichier, le standard ouvert Epub3 de l’International Digital Publishing Forum (IDPF) fait consensus. @

Faut-il appliquer le prix unique du livre aux mangas et webtoons vendus en ligne contre des coins ?

Le Médiateur du livre, Jean-Philippe Mochon, a lancé jusqu’au 14 novembre 2023 une consultation publique sur un projet d’avis concernant l’utilisation de jetons numériques (coins) pour commercialiser des livres (mangas, webtoons, webnovels) sur les plateformes numériques de lecture.

Durant deux mois et jusqu’au 14 novembre, un projet d’avis du Médiateur du livre « sur l’utilisation de jetons numériques (« coins ») pour commercialiser des livres sur les plateformes numériques de lecture (mangas, webtoons, …) » est soumis à consultation publique. Il contient dix recommandations pour que la loi de 2011 sur le prix du livre numérique (1) s’applique à la vente en ligne des mangas numériques, voire des webtoons, lorsque les plateformes Internet (Webtoon/Naver (2), Mangas.io, Piccoma/Kakao, Ducktoon/UHM (3), Ono/Média-Participations, …) les vendent contre de la monnaie numérique de type coin.

Trois « questions délicates » se posent
Pour Jean-Philippe Mochon (photo), Médiateur du livre, les jetons numériques sont compatibles avec la loi sur le prix unique du livre numérique mais cela pose des « questions juridiques délicates » – au nombre de trois :
Prix de vente en coins fixé par l’éditeur ? L’article 2 de la loi «Prix unique du livre numérique» dispose que «toute personne établie en France qui édite un livre numérique dans le but de sa diffusion commerciale en France est tenue de fixer un prix de vente au public pour tout type d’offre à l’unité ou groupée (…) ». Si les contrats conclus entre éditeur et plateforme établissent un prix fixe en euros du chapitre ou du tome versé à l’éditeur ainsi qu’un prix fixe du jeton, l’éditeur qui fixe ainsi le prix de vente au public (conformément à la loi de 2011) peut perdre la maîtrise de ce prix en euros lorsque le prix du livre acquitté par le lecteur est déterminé par la plateforme en termes de prix du jeton et d’attributions gratuites de jetons. Cette perte de maîtrise du prix unique numérique des mangas, webtoons et autres webnovels contreviendrait à la loi.
Comment respecter le « prix unique » numérique ? Bien que la loi « Prix unique du livre numérique » n’utilise pas l’expression « prix unique », elle parle de « prix de vente qui s’impose ». Or le recours aux jetons est censé respecter non seulement le prix fixé par l’éditeur mais aussi le prix unique. Mais si le prix affiché en coins est le même pour tous les clients d’une plateforme, il n’en va pas de même du prix en euros, qui dépendra du prix auquel chaque client aura luimême acquis ses jetons numériques, à savoir en fonction de son historique d’achats de jetons et du nombre de jetons attribués gratuitement. Quant à la notion de prix unique, elle renvoie à l’idée de prix identique d’un même livre sur toutes les plateformes. Cependant, le prix de vente au public acquitté sur chacune d’entre elles dépendra de ses pratiques commerciales en matière de prix du jeton et d’attribution gratuite de jetons.
Y a-t-il transparence du prix pour l’acheteur ? Toujours dans cet article 2 de la loi de 2011, il y a une obligation de transparence tarifaire : « toute personne établie en France qui édite un livre numérique dans le but de sa diffusion commerciale en France est tenue de fixer un prix de vente au public pour tout type d’offre à l’unité ou groupée. Ce prix est porté à la connaissance du public ». Or, constate le Médiateur du livre, l’acheteur – a priori – ne reçoit d’information explicite de la plateforme que sur le prix en jetons et celui-ci ne se traduit pas de façon immédiate en un prix en euros (cela dépend encore une fois de la manière dont les coins ont été achetés ou reçus gratuitement). Donc, l’obligation de transparence du prix pour l’acheteur ne serait pas remplie, tout comme les barèmes de prix de ces offres fixés par l’éditeur et – comme l’indique un décret d’application de 2011 – figurant dans « une base de données rendue accessible » à tout détaillants (4).
Il y a donc matière à « insécurité juridique » pour les plateformes numériques au regard de l’usage qu’elles font des coins (ou tokens) dans le paiement de leur offre de livres numériques. Pour le Médiateur du livre, « seul un juge, s’il en était saisi, pourrait trancher » ces trois questions délicates, auxquelles s’ajoute le problème de la TVA applicable à la vente de jetons utilisés pour acheter des livres numériques : appliquer le taux réduit 5,5 % (livre en métropole) ou bien 20 % (services rendus par voie électronique) ? « Si une incertitude juridique subsistait, elle pourrait mériter d’être levée », estime le Médiateur du livre.

Risque d’obstacle à l’innovation ?
Pour ne pas laisser les plateformes désemparées face à tant d’incertitudes, le projet d’avis du Médiateur du livre – susceptible d’être amendé et complété en fonction des contributions à la consultation publique (5) – fait dix recommandations « pour pleinement assurer le respect de la loi » ou tout du moins afin d’« assurer la conformité à la loi des pratiques de l’ensemble des acteurs sur la base de l’interprétation que celle-ci semble pouvoir appeler, en l’état de l’information du Médiateur du livre ». Pour autant, assure Jean-Philippe Mochon, il ne s’agit pas – avec cette loi « Prix unique du livre numérique » – de faire obstacle à l’innovation ou à la concurrence mais de mettre celles-ci au service du livre, de la lecture et des lecteurs. Objectif : assurer la compatibilité des pratiques de jetons numériques avec la loi sur le prix unique, notamment « en donnant toute la maîtrise du prix à l’éditeur, en évitant les pratiques d’exploitation exclusive par une plateforme ou encore en assurant la transparence des prix pour les lecteurs ».

Dix recommandations pour respecter la loi
Recommandation 1 : veiller à la maîtrise du prix des livres numériques. La fixation d’un prix de vente au public exprimé en jetons ne peut être conforme à la loi que si les modalités de fixation du prix du jeton applicable à chaque offre de livres numériques sont suffisamment maîtrisées par l’éditeur dans le contrat qui le lie à la plateforme. Les caractéristiques de l’offre (à l’unité ou groupée) doivent être précisément fixées par le contrat. « La détermination d’un prix du jeton en euros, d’une part, et d’un prix de l’offre de livres en jetons, d’autre part, est à cet égard un minimum qui doit être complété par des éléments sur les pratiques de la plateforme en matière d’attribution de jetons ». Des prix identiques pourront alors être imposés par les éditeurs pour la commercialisation d’offres identiques sur plusieurs plateformes.
Recommandation 2 : encadrer la distribution des jetons gratuits. L’exercice par les éditeurs de leur prérogative de fixation du prix doit s’accompagner – contractuellement – d’un encadrement des pratiques de distribution gratuite de jetons par les plateformes. « Il n’est pas envisageable qu’une plateforme puisse sans limite attribuer des jetons gratuits qui ont pour effet de diminuer le prix du livre pour le lecteur ». En baissant le prix effectif pris en charge par la plateforme, celle-ci peut ainsi se constituer une clientèle « au risque d’évincer les autres plateformes ». Ce que le Médiateur du livre considère comme « l’aspect le plus nettement problématique de l’usage des jetons au regard de la loi sur le prix du livre numérique ». Car cela ne contribue pas à un prix identique sur toutes les plateformes.
Recommandation 3 : éviter les pratiques d’exclusivité. La loi de 2011 prohibe – a priori – toute pratique de commercialisation exclusive de livres numériques sur une plateforme. Sans préjudice des négociations commerciales, « tout éditeur établi en France est tenu de proposer à la vente les livres numériques qu’il édite à l’ensemble des plateformes qui devront pratiquer le prix qu’il fixe pour l’offre de livres numériques correspondante ». Et aucune partie ne saurait être tenue par une obligation de résultats.
Recommandation 4 : encadrer les offres gratuites et payantes. La gratuité, qui est un prix égal à zéro, doit être fixée par l’éditeur et proposée par celui-ci de façon uniforme pour toutes les offres identiques. Les contrats doivent encadrer aussi bien les offres de lecture gratuite de livres numériques que celles de lecture payante.
Recommandation 5 : assurer la transparence des prix publics. Le prix de vente au public doit être porté à la connaissance des lecteurs. Chaque plateforme assure à chaque lecteur « une information de manière non équivoque, visible et lisible sur le prix de vente qu’il acquitte », en lui indiquant le prix effectif payé pour chaque épisode en fonction du prix auquel il a acquis les jetons utilisés à cet effet.
Recommandation 6 : fixer les mêmes prix sur les plateformes. La description de chaque offre et le prix ou le barème (en cas d’usage collectif) fixé par l’éditeur figure dans une base de données accessible à tous les détaillants (telle que prévue par le décret de 2011). « C’est seulement sur cette base que chaque plateforme pourra s’assurer qu’est bien appliqué, pour toute offre de livres numérique, le prix qui s’impose à elle ».
Recommandation 7 : préciser s’il s’agit de livres homothétiques. La loi de 2011 ne s’applique qu’aux « livres homothétiques ». Le livre est « à la fois commercialisé sous sa forme numérique et publié sous forme imprimée ou [qui] est, par son contenu et sa composition, susceptible d’être imprimé ». Si les mangas peuvent être considérés comme tels, il n’en va pas forcément des webtoons « susceptibles d’être imprimés qu’au prix d’une adaptation plus importante ».
Recommandation 8 : clarifier les règles fiscales applicables. Même si des plateformes pratiquent le paiement en jetons pour les webtoons, mangas ou webnovels en appliquant le taux réduit de TVA à 5,5 % applicable au livre numérique (6), il y a une « incertitude sur le point de savoir si ce taux réduit est bien applicable lorsque la transaction porte sur des jetons qui servent pour acquérir ces services fournis par voie électronique ».
Recommandation 9 : préciser le champ et la portée de la loi. Les deux caractéristiques du champ d’application de la loi de 2011 sont : qu’elle ne s’applique pas à des livres numériques non publiés par des éditeurs établis en France ; que des éditeurs établis en France peuvent céder les droits d’exploitation secondaires à une plateforme, qui devient alors éditrice.
Recommandation 10 : inscrire cette régulation dans la durée. « Les présentes recommandations, rédigées en l’état des informations disponibles et au regard des enjeux d’un marché en rapide mutation, n’épuisent probablement pas le sujet », prévient le Médiateur du livre, qui se dit « prêt en tant que de besoin à accompagner les acteurs du marché dans leur mise en œuvre ».

Un précédent avis similaire en 2015
Quoi qu’il en soit, ce n’est pas la première fois que le Médiateur du livre doit se prononcer sur les plateformes de lecture en ligne (7). Sur l’abonnement illimité et le prix unique du livre numérique, un avis du 9 février 2015 émis par Laurence Engel (photo ci-dessus), Médiatrice du livre à l’époque, avait conclu (8) que « le prix des livres numériques est fixé par les éditeurs ». Les plateformes s’étaient alors mises en conformité avec la loi. @

Charles de Laubier

Chrome, Safari, Edge, Firefox, … : les navigateurs Internet pourraient filtrer, voire censurer

Le projet de loi « Sécuriser et réguler l’espace numérique » sera examiné à l’Assemblée nationale par une « commission spéciale » qui se réunira du 19 au 22 septembre. Parmi les mesures controversées : obliger les navigateurs web à faire la chasse aux contenus illicites, par filtrage ou blocage.

Les navigateurs Chrome de Google, Safari d’Apple, Edge de Microsoft ou encore Firefox de Mozilla sont appelés à lutter contre les sites web et les contenus illicites, au risque de devenir des censeurs de l’Internet. L’article 6 du projet de loi – du gouvernement donc (1) – visant à sécuriser et réguler l’espace numérique (« SREN »). Le texte dans son ensemble a déjà été adopté en première lecture par le Sénat le 5 juillet dernier ; il doit maintenant passer par les fourches caudines d’une « commission spéciale » créée à l’Assemblée nationale. Les réunions pour l’examiner dans ce cadre se tiendront du 19 au 22 septembre (2).

Les navigateurs avertissent voire bloquent
« L’autorité administrative notifie l’adresse électronique du service concerné aux fournisseurs de navigateurs Internet […], aux fins de la mise en œuvre de mesures conservatoires » prévoit l’article 6 du projet SREN. Et de préciser : « La personne destinataire d’une notification prend sans délai, à titre conservatoire, toute mesure utile consistant à afficher un message avertissant l’utilisateur du risque de préjudice encouru en cas d’accès à cette adresse. Ce message est clair, lisible, unique et compréhensible et permet aux utilisateurs d’accéder au site Internet officiel du groupement d’intérêt public pour le dispositif national d’assistance aux victimes d’actes de cyber malveillance ».
Tout en fixant un délai durant lequel apparaîtra le message d’avertissement : « Cette mesure conservatoire est mise en œuvre pendant une durée de sept jours ». De deux choses l’une, alors : soit l’éditeur du service en cause cesse de mettre en ligne le contenu illicite, auquel cas il est mis fin à la mesure conservatoire, soit l’infraction en ligne continue, auquel cas « l’autorité administrative peut, par une décision motivée, enjoindre aux fournisseurs de navigateurs Internet […], aux fournisseurs de services d’accès à internet ou aux fournisseurs de systèmes de résolution de noms de domaine [DNS, ndlr] de prendre sans délai toute mesure utile destinée à empêcher l’accès à l’adresse de ce service pour une durée maximale de trois mois ». Pendant ces trois mois de blocage, destiné à empêcher l’accès à l’adresse du service incriminé, les internautes seront redirigés vers « une page d’information de l’autorité administrative compétente indiquant les motifs de la mesure de blocage ». Mais le blocage peut être prolongée « de six mois au plus » sur avis conforme de la personnalité qualifiée désignée au sein de la Commission nationale pour l’informatique et les libertés (Cnil). Et si cela ne suffit pas, « une durée supplémentaire de six mois peut être prescrite selon la même procédure ». Il est en outre précisé que l’autorité administrative établit « une liste des adresses des services de communication au public en ligne dont l’accès a été empêché » et vérifie cette « liste noire » à l’approche de l’expiration de la durée des trois mois de blocage.
Dans son rapport daté du 27 juin 2023, la commission du Sénat fait remarquer que « le dispositif de filtrage proposé s’inspire à la fois des dispositifs de filtrage déjà existants, des dispositifs mis en œuvre à l’étranger, mais aussi des solutions gratuites déjà mises en œuvre par les principaux navigateurs sur Internet depuis plusieurs années, en particulier l’outil Safe Browsing de Google et Smart Screen de Microsoft, qui sont d’ailleurs utilisables sur d’autres navigateurs tels que Mozilla Firefox ». Pourtant, elle reconnaît que « le dispositif proposé va toutefois plus loin que ce que le marché offre actuellement, en permettant le blocage de l’accès aux sites frauduleux » (3).
Pour la fondation Mozilla justement, éditrice du navigateur Firefox, c’est là que le bât blesse selon elle. Ces mesures présentent un risque de censure pour Internet, non seulement en France mais aussi ailleurs. « Obliger les navigateurs à créer des fonctionnalités pour bloquer des sites web créera un précédent inquiétant à l’échelle mondiale », explique à Edition Multimédi@ Tasos Stampelos (photo ci-dessus), responsable des politiques publiques et des relations gouvernementales de Mozilla en Europe.

Le « filtre anti-arnaque » de Macron
« Car, poursuit-il, de telles fonctionnalités pourraient être utilisées par des régimes autoritaires pour restreindre les droits fondamentaux, les libertés publiques et imposer une censure sur les sites web auxquels les utilisateurs voudraient accéder ». La fondation Mozilla a en outre lancé en ligne, le 17 août dernier, une pétition (4) « pour empêcher la France d’obliger les navigateurs comme Mozilla Firefox à censurer des sites web ». Elle a déjà recueilli « plus de 50.000 signatures », nous indique Tasos Stampelos. Au Sénat, il était intervenu lors de la table ronde « Navigateurs Internet » réunie avant l’été par la commission sénatoriale, où était aussi présent Sylvestre Ledru, directeur de l’ingénierie et responsable de Mozilla en France. Google (Chrome) et Apple (Safari) y participaient également. Selon l’éditeur de Firefox, la loi poussée par le gouvernement français – lequel a engagé la procédure accélérée – « pourrait menacer la liberté sur Internet », en obligeant les navigateurs à bloquer des sites web directement au niveau du navigateur. « Cette mesure créerait un dangereux précédent et servirait de modèle à d’autres gouvernements pour, à leur tour, transformer les navigateurs en outils de censure gouvernementale », craint-elle.

Mozilla contre le risque de « dystopie »
L’article 6 est au cœur du « filtre anti-arnaque » promis par le président de la République au printemps 2022, lorsque Emmanuel Macron était candidat à sa propre succession : « Un filtre anti arnaques [qui] avertira en temps réel tous les usagers d’Internet avant qu’ils ne se rendent sur un site potentiellement piégé ». On y est. Dans un post sur le blog de Mozilla publié le 27 juin 2023, Sylvestre Ledru (photo ci-contre) estime que « la proposition française de bloquer les sites web via le navigateur nuira gravement à l’Internet ouvert mondial ». Ce texte de loi, s’il devait être adopté, « serait un désastre pour un Internet libre et serait disproportionnée par rapport aux objectifs du projet de loi, à savoir la lutte contre la fraude ». Pire, selon la fondation Mozilla : « La France s’apprête à obliger les créateurs de navigateurs à mettre en œuvre une fonctionnalité technique relevant de la dystopie », à savoir, d’après le Larousse, une « société imaginaire régie par un pouvoir totalitaire ou une idéologie néfaste ».
Mozilla affirme en outre que « cette mesure fournira aux gouvernements autoritaires un moyen de minimiser l’efficacité des outils qui peuvent être utilisés pour contourner la censure », comme les VPN (réseaux privés virtuels) ou les « proxy ». La France entre, selon la fondation de Firefox, dans « un terrain inconnu » et crée « un précédent mondial ». Sylvestre Ledru rappelle que « même les régimes les plus répressifs dans le monde préfèrent jusqu’à présent bloquer les sites web en amont du réseau (fournisseurs d’accès à Internet, etc.) » plutôt que d’ordonner aux éditeurs de navigateur du Net de bloquer ou censurer (c’est selon) les sites indésirables. Pour éviter d’en arriver là, « il serait plus judicieux de tirer parti des outils de protection existants contre les logiciels malveillants et l‘hameçonnage (phishing) plutôt que de les remplacer par des listes de blocage de sites web imposées par le gouvernement » (5). La fondation Mozilla rappelle que « les deux systèmes de protection contre les logiciels malveillants et l’hameçonnage les plus utilisés dans l’industrie sont Safe Browsing de Google et Smart Screen de Microsoft, Mozilla (ainsi qu’Apple, Brave et bien d’autres) utilisant Safe Browsing de Google ». Safe Browsing, qui couvre les logiciels malveillants, les logiciels indésirables et l’ingénierie sociale (hameçonnage et autres sites trompeurs), existe depuis au moins 2005 et protègerait actuellement près de la moitié de la population mondiale en ligne sur divers appareils et logiciels. Firefox utilise l’offre Safe Browsing de Google depuis 2007 et dispose d’une implémentation unique qui protège la vie privée des utilisateurs tout en les empêchant d’être victimes de logiciels malveillants et d’hameçonnage. Ce paramètre peut également être désactivé par les utilisateurs à tout moment, ce qui leur permet de garder le contrôle de leur expérience sur le Web. Dans le cadre de son audition pour le rapport du Sénat, Benoît Tabaka, secrétaire général de Google France, a expliqué que Safe Browsing utilise l’intelligence artificielle et se base sur les analyses menées par les équipes du géant du Net. « Cette interface de programmation d’application (API) affiche les informations dans les navigateurs comme Safari, Firefox ou Google Chrome, mais aussi dans les navigateurs internes de certaines applications. Nos équipes travaillent aujourd’hui sur l’articulation entre l’outil et le nouveau cadre juridique français, en sachant qu’un blocage via Safe Browsing serait par nature mondial », avait-il indiqué aux sénateurs.

La France outrepasse les DSA et DMA
Mettre à contribution obligatoire les navigateurs Internet dans la lutte contre les contenus illicites outrepasse les dispositions des deux règlements européens DSA et DMA, lesquels, assure Tasos Stampelos, « ne prévoient pas d’obligations pour les navigateurs web en matière de modération de contenu ». Selon lui, « l’article 6 du projet SREN va trop loin et crée directement une incohérence avec la législation européenne ». Le 2 août, le commissaire européen Thierry Breton, chargé du marché intérieur, a mis en garde la France : « L’effet direct des règlements de l’UE rend toute transposition nationale inutile et […] les Etats membres devraient s’abstenir d’adopter des législations nationales qui feraient double emploi » (6). Il a indiqué aussi que « les autorités françaises n’ont que partiellement notifié leur projet de loi » et « l’appréciation de sa compatibilité avec le droit de l’Union est en cours ». @

Charles de Laubier