Avant même sa présentation par la Commission européenne, le Digital Networks Act divise

Le futur Digital Networks Act (DNA) en Europe n’est pas du goût des associations de consommateurs ni des opérateurs télécoms concurrents des anciens monopoles publics. Sous prétexte de favoriser des « champions européens », le marché et les prix risquent d’en pâtir.

Le Bureau européen des unions de consommateurs (Beuc), dont font partie en France UFC-Que choisir et l’association CLCV parmi plus d’une quarantaine d’autres organisations de consommateurs dans les Vingt-sept (1), et l’Ecta, association européenne des opérateurs télécoms alternatifs (2), où l’on retrouve notamment Bouygues Telecom et Iliad/Free, ont publié le 9 novembre dernier une déclaration commune pour faire part de leurs « préoccupations » sur le futur Digital Networks Act (DNA).

« Quelques heureux champions européens » ?
« Nous sommes préoccupés par les déclarations faites par la présidence du Conseil de l’Union européenne et la Commission européenne à la suite du conseil informel des télécoms des 23 et 24 octobre 2023, qui appelle à “un réexamen et une mise à jour du paradigme de la réglementation et de la politique de la concurrence” dans le secteur des communications électroniques », ont écrit les deux organisations européennes, Beuc et Ecta, toutes deux basées à Bruxelles. Présidées par respectivement le Néerlandais Arnold Koopmans (photo de gauche) et le Bulgare Neven Dilkov (photo de droite), elles s’inquiètent de la proposition de loi sur les réseaux numériques – le futur Digital Networks Act. « Ces déclarations, combinées aux appels lancés par d’anciens monopoles des télécoms [via leurs lobbys Etno et GSMA (3) basés eux-aussi à Bruxelles, ndlr] pour réduire la concurrence et aux suggestions de créer quelques “champions européens”, sont un signal d’alarme pour le marché européen des télécoms », préviennent-elles dans leur joint statement (4).
Cette réunion informelle des ministres des télécoms de l’Union européenne, à laquelle elles font référence, s’est tenue fin octobre en Espagne, pays qui préside le Conseil de l’Union européenne depuis le 1er juillet et jusqu’au 31 décembre 2023. Les propos tenus par Thierry Breton, commissaire européen en charge du Marché intérieur, et par Nadia Calviño, première vice-présidente du gouvernement espagnol et ministre des Affaires économiques et de la Transformation numérique, n’ont rassuré ni les associations de consommateurs ni les opérateurs télécoms alternatifs. « Les objectifs annoncés d’une “loi sur les réseaux numériques” pour permettre la création de “quelques heureux champions européens” seraient contraires aux réalisations des dernières décennies », pointent le Beuc et l’Ecta. Les deux fédérations professionnelles rappellent que depuis trente ans la réglementation européenne des télécoms a permis d’avoir « des marchés équitables et concurrentiels » qui ont été « le moteur des investissements, de l’innovation positive et des avantages pour les consommateurs dans les télécoms ». L’abolition des monopoles publics des télécoms a finalement été bénéfique aux utilisateurs et aux entreprises utilisatrices, en termes de qualité, de choix et de prix abordables. Le Beuc et l’Ecta assurent que la diversité des acteurs du marché, grands et petits, est primordiale pour encourager l’innovation à un moment où l’économie de l’UE se numérise.
Selon les deux organisations bruxelloises, cette diversité est essentielle pour répondre aux besoins des consommateurs, des entreprises et des administrations publiques. Alors pourquoi remettre en cause un cadre qui fonctionne ? « Le “changement de paradigme” suggéré [le paradigm shift que prône Thierry Breton, ndlr] aurait des effets néfastes sur la concurrence, sur le marché intérieur de l’UE et sur les intérêts des consommateurs. Il porterait également atteinte aux principes inscrits dans le code européen des communications électroniques (5) », préviennent-elles, tout en craignant un renforcement des opérateurs télécoms historiques que sont Orange, Deutsche Telekom ou encore Telefonica. Le Vieux Continent n’est pas le Nouveau Monde : « Les Etats-Unis accusent un retard par rapport à l’UE en raison de la concurrence réduite, du choix limité des consommateurs et des prix de détail élevés », rappellent elles en appelant la Commission européenne à la prudence avant qu’elle ne présente officiellement le contenu de ce fameux projet de règlement DNA.

Le discours de Thierry Breton en question
Ensemble et sans attendre, le Beuc et l’Ecta mettent en garde contre le discours des anciens monopole publics des télécoms. « Nous rejetons fermement le discours employé par les opérateurs de télécoms historiques, et apparemment appuyé par le Conseil de l’UE, selon lequel la fragmentation du marché “les freine” et qu’il faut déréglementer le marché et réduire la concurrence ». Il est fait notamment référence à la déclaration faite par Thierry Breton le 10 octobre dernier, dans un post sur le réseau social professionnel LinkedIn et intitulé (en jouant sur le sigle DNA) : « A “Digital Networks Act” to redefine the DNA of our telecoms regulation » (6). Le commissaire européen au marché intérieur, qui fut lui-même un ancien président de France Télécom devenu Orange (octobre 2002-février 2005), y écrit : « Les opérateurs de télécommunications ont besoin d’échelle et d’agilité pour s’adapter à cette révolution technologique, mais la fragmentation du marché les freine ».

Pas confondre concurrence et « fragmentation »
Ce à quoi le Beuc et l’Ecta s’inscrivent en faux : « La concurrence loyale ne doit pas être confondue avec la fragmentation du marché. Promouvoir l’émergence de “champions de l’UE”, issus des plus grands monopoles [des télécoms, ndlr], se fera au détriment d’une concurrence efficace et durable et est contraire aux principes fondamentaux du droit de la concurrence de l’UE. L’expérience de nos membres montre que moins de concurrence entraîne moins d’investissements et moins de bien-être pour les consommateurs, et non le contraire ».
Contacté par Edition Multimédi@, Agustín Reyna, directeur des affaires juridiques et économiques du BEUC, indique que la déclaration commune du 9 novembre dit en substance que « la soidisant “consultation” que la Commission européenne a organisée [du 23 février au 19 mai 2023, ndlr] ne pourrait jamais servir de base à une proposition législative réelle ». Cette « consultation exploratoire sur l’avenir du secteur des communications électroniques et de ses infrastructures » (7), dont les résultats ont été publiés le 10 octobre dernier (8), portait notamment sur la question sensible de savoir si l’idée d’une « contribution équitable » (fair share ou network fees, c’est selon) des grandes plateformes numériques telles que les GAFAM au financement des infrastructures réseaux serait justifiée. Mais sans que la Commission européenne, prudente, ne prenne partie pour les opérateurs télécoms, contrairement à son commissaire européenne Thierry Breton (photo ci-dessus), pro-télécoms (9).
Surtout que la grande majorité des contributeurs à cette consultation s’opposent à l’introduction de redevances de réseau. Membre de l’Ecta, l’Association des opérateurs télécoms alternatifs (Aota) était, elle aussi, montée au créneau le 17 novembre 2022 pour défendre la neutralité de l’Internet qu’elle estime menacée par le projet de cet « Internet à péage ». Tandis que le mois précédent, le 7 octobre 2022, le Groupement européen des régulateurs des télécoms – réunissant les « Arcep » européennes et placé sous la houlette de la Commission européenne – avait conclu qu’il « n’a pas de preuve que ce mécanisme [de “compensation directe” susceptible d’être payée par les plateformes aux opérateurs, ndlr] soit justifié » (10). Ainsi, dans leur déclaration commune, le Beuc et l’Ecta estiment que la « consultation exploratoire » ne peut servir de base à la Commission européenne pour élaborer un éventuel Digital Networks Act : « Si la Commission européenne souhaite procéder à toute modification structurelle du cadre réglementaire européen, nos organisations rappellent que toute intervention réglementaire doit être strictement fondée sur des preuves et sur la nécessité, conformément aux principes d’amélioration de la réglementation de la Commission européenne, y compris une évaluation d’impact complète et une consultation publique inclusive sur toute proposition de politique ».
Le droit de la concurrence et l’intérêt des consommateurs depuis l’ouverture du marché des télécoms le 1er janvier 1998 (il y a un quart de siècle) ne sauraient donc être mis à mal par une révision du cadre réglementaire. « Toute nouvelle mesure politique ou législative, telle que la “loi sur les réseaux numériques”, ne doit pas remettre en question les objectifs principaux du cadre juridique de l’UE pour les communications électroniques inscrit dans le code européen des communications électroniques : “promouvoir la concurrence, le marché intérieur et la sauvegarde des intérêts des utilisateurs finaux” », mettent en garde les deux organisations.
Le Beuc et l’Ecta en appellent à la Commission européenne pour qu’aboutisse en revanche la proposition de règlement « Infrastructure Gigabit Act » (11), qui vise à stimuler le déploiement de réseaux « à très haute capacité », moins coûteux et plus efficaces. Il va remplacer la directive européenne « Réseaux haut débit » de 2014, tout en continuant à réduire les coûts de déploiement et à favoriser la concurrence (12).

Commission « von der Leyen » : exit le DNA ?
De leur côté, huit organisations représentatives en Europe des acteurs de l’Internet – dont les GAFAM représentés par la CCIA Europe, l’Asic en France ou encore Dot Europe – ont cosigné le 20 octobre dernier une déclaration commune pour s’opposer à tout « mécanisme de paiement obligatoire » (network fees), notamment parce que « les consommateurs et les entreprises européens (…) paient déjà par le biais de leurs abonnements ». Dans ce joint statement (13), elles s’inquiètent aussi pour la neutralité d’Internet. Il est donc peu probable que la Commission « von der Leyen », dont le mandat va s’achever en novembre 2024 et après les élections des eurodéputés en juin (14), présente un Digital Networks Act avec un péage sur Internet. @

Charles de Laubier

 

OpenSea, l’ex-1ère plateforme d’échanges de NFT, dévalorisée, licencie mais prépare sa version 2.0

Son cofondateur Devin Finzer l’a confirmé : la société Ozone Networks (alias OpenSea), valorisée début 2022 plus de 13 milliards de dollars, licencie. Mais la première plateforme d’échange de NFT va tenter rebondir, sur un marché baissier et face à son nouveau rival Blur, grâce à « OpenSea 2.0 ».

« Nous avons pris du recul et repensé notre culture opérationnelle, notre produit et notre technologie, à partir de zéro. Et aujourd’hui, nous réorientons l’équipe autour d’OpenSea 2.0, une grande mise à niveau de notre plateforme – y compris la technologie sous-jacente, la fiabilité, la vitesse, la qualité et l’expérience. Nous aurons bientôt des expériences à partager avec vous. Aujourd’hui, nous disons au revoir à un certain nombre de coéquipiers d’OpenSea. C’est la partie la plus difficile de ce changement », a annoncé le 3 novembre Devin Finzer (photo), cofondateur et directeur général d’Ozone Networks, opérant la place de marché OpenSea (1).

Son actionnaire Coatue se désengage
Les premières plateformes d’échanges de NFT ont eu leur heure de gloire : OpenSea, Rarible ou encore Objkt. Mais plus encore pour OpenSea, dont la société éponyme a été créée par Devin Finzer et Alex Atallah à New York en décembre 2017. Elle deviendra rapidement la principale place de marché pour les jetons non-fongibles (NFT), assurant à elle seule près de 90 % des transactions au meilleur de sa forme en janvier 2022 – d’après Dune Analytics et Binance Research. A cette date, il y a près de deux ans maintenant, la valorisation d’OpenSea en tant que licorne atteignait son pic, à 13,3 milliards de dollars, après avoir levé 300 millions de dollars pour son financement lors d’un tour de table mené par les capital-risqueurs Paradigm Capital et Coatue Management auprès de plusieurs investisseurs (parmi lesquels Animaco Brands, A16z Crypto/ Andreessen Horowitz, …). Mais sous l’effet conjugué de l’effondrement du marché mondial des NFT l’an dernier (2) et de la remise en cause de sa position dominante par le challenger Blur lancé avec succès il y a un an, OpenSea a perdu de sa superbe.
La société newyorkaise Ozone Networks a confirmé le 3 novembre au site spécialisé Decrypt qu’il supprimait la moitié de ses effectifs, passant de 200 à 100 employés (3). De plus, le 7 novembre, le site The Information a révélé que Coatue Management a réduit de près de 90 % sa participation dans le capital d’OpenSea (4). La valorisation de cette ex-« crypto-trésor » (5) ne dépasserait pas 1,4 milliard de dollars, soit environ neuf fois moins qu’en janvier 2022. Le fonds newyorkais Coatue s’est aussi massivement désengagé de la société MoonPay, une fintech dédiée à la crypto et partenaire d’OpenSea. Le marché baissier – bear market, disent les investisseurs – l’est depuis l’éclatement des bulles « NFT » et « Crypto » fin 2021. Au premier trimestre 2022, le tracker canadien NonFungible constatait alors les dégâts sur un an : le nombre des ventes de NFT sur l’ensemble de la blockchain Ethereum – sur laquelle s’appuient de nombreuses plateformes (OpenSea, Rarible, Sorare, Polygon, The Sandbox, Cryptokitties, Audius, Shiba Inu, …) – avait chuté de presque moitié (47 %) à 7,4 millions et le nombre de d’acquéreurs de près d’un tiers (31 %) à un peu plus 1,1 million (6). L’année 2021 restera l’année de tous les records pour les NFT : 27,4 millions de ventes pour 17,7 milliards de dollars, impliquant plus de 2,3 millions d’acquéreurs. Les collections Bored Apes et Cryptopunks ont défrayé la chronique, sans parler de l’œuvre numérique « Everydays: the First 5.000 Days », adjugée aux enchères chez Christie’s le 11 mars 2021 plus de 69,3 millions de dollars (7).
Il faut dire que le « krach » du marché des jetons non fongibles (8) s’inscrivait dans un contexte d’inflation, de remontée des taux d’intérêt obligataires et de guerre, impactant aussi le Nasdaq (la Bourse newyorkaise de valeur technologique à forte croissance) et les cryptomonnaies (au premier rang desquelles le bitcoin). En valeur, le record journalier avait été atteint le 24 septembre 2021 avec 224.768 ventes ce jour-là pour une valorisation totale de 78,3 millions de dollars. Quant au nombre de vendeurs ou d’acquéreurs actifs de ces tokens de propriété, c’està-dire les utilisateurs détenteurs de portefeuilles actifs (active wallets), il s’était réduit à beau de chagrin : 12.000 au 26 mai 2022 comparés aux quelque 120.000 de l’automne 2021. Aujourd’hui, le marché mondial des NFT est toujours loin d’être au mieux de sa forme.

Son rival Blur prend la tête du marché
Cela n’a pas empêché une nouvelle place de marché, Blur, apparue en octobre 2022, de déloger OpenSea de la première place en s’arrogeant – d’après Dune à début novembre (9) – près de 70 % des transactions de jetons non-fongibles. OpenSea a été relégué à moins de 20 % de parts de marché en volume. Parmi les atouts de Blur : une faible commission de 0,5 % prélevée sur les opérations, contre 2,5 % pour OpenSea. Et – d’après The Block – la cryptomonnaie Blur, elle, a bondi après l’annonce des licenciements d’OpenSea pour atteindre une capitalisation de 402,5 millions de dollars (10). En attendant que le marché des NFT rebondisse. @

Charles de Laubier

Accessibilité : freins pour les livres numériques ?

En fait. Le 28 novembre prochain, les 24ès Assises du livre numérique, organisées à Paris par le SNE, auront pour thème cette année : « Pour des livres numériques nativement accessibles ». Elles mettront en lumière les contraintes qui pèseront à partir de 2025 sur le marché des ebooks – déjà à la peine.

En clair. Les obligations d’« accessibilité » qui pèseront à partir du 28 juin 2025 sur les maisons d’édition – pour que leurs livres numériques soient utilisables aussi par des lecteurs présentant des handicaps visuels, auditifs ou cognitifs – ne vont-elles pas… handicaper le marché des ebooks en France ? Si l’on peut se féliciter de cette perspective pour les lecteurs concernés, cela n’empêche pas de se demander si ces contraintes techniques, et donc financières, ne vont pas pénaliser les éditeurs sur un marché français du livre numérique qui peine toujours à décoller dans l’Hexagone.
Lors de son assemblée générale annuelle le 29 juin dernier, le Syndicat national de l’édition (SNE) – qui a créé il y a 25 ans les Assises du livre numérique et les organise chaque année – a fait état pour l’année 2022 d’une hausse de seulement 4,4 % du marché français des ebooks. Avec 285,2 millions d’euros de chiffre d’affaires l’an dernier, l’édition numérique pèse encore moins de 10 % du marché global de l’édition en France (9,8 % précisément), soit sur un total de 2,9 milliards d’euros (1) en recul, lui, de -5,4 %. Toujours est-il que la directive européenne « Accessibilité applicables aux produits et services » de 2019 doit entrer en vigueur dans les Vingt-sept, au plus tôt le 28 juin 2025 pour les nouveaux livres numériques publiés à partir de cette date, et au plus tard le 28 juin 2030 pour les titres parus avant ce 28 juin 2025 (2). Sont concernés par cette obligation d’accessibilité des ebooks aux personnes handicapées de nombreux autres appareils électroniques grand public et logiciels d’exploitation (3). Pour les ebooks : le titre, le logiciel d’exploitation associé ainsi que les liseuses numériques devront être nativement « accessibles » aux personnes empêchées de lire. Et dans près d’un an et demi pour les nouveautés. En France, la transposition de la directive s’est faite par un décret daté du 14 août 2023 paru au JORF (4).
La Bibliothèque nationale de France (BnF) a, elle, mis en place la Plateforme de transfert des ouvrages numériques : Platon (5). Au niveau européen, l’ABE Lab (Accessible Backlist Ebooks Laboratory) est une plateforme collaborative aidant les éditeurs sur les solutions et les coûts pour adapter leurs ebooks (6). Bien que la directive ne précise pas de format de fichier, le standard ouvert Epub3 de l’International Digital Publishing Forum (IDPF) fait consensus. @

Etat de la « Décennie numérique » : le premier rapport illustre l’échec européen face aux GAFAM

La Commission européenne a publié le 27 septembre son premier rapport sur l’état d’avancement de « la décennie numérique ». Le constat est sévère : « lacunes », « retard », « insuffisance », « écart d’investissement », … Les champions européens du digital se font rares, les licornes aussi.

Lors de son tout premier discours annuel sur l’état de l’Union européenne (exercice renouvelé chaque année), le 16 septembre 2020 devant les eurodéputés, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, avait déclaré qu’il était grand temps de réagir face à la domination des GAFAM et de faire des années 2020 « la décennie numérique » de l’Europe qui doit « montrer la voie à suivre dans le domaine du numérique, sinon elle sera contrainte de s’aligner sur d’autres acteurs qui fixeront ces normes pour nous ». Trois ans après, force est de constater que les acteurs américains dominent encore et toujours Internet.

Champions européens du numérique ?
Dans son premier rapport sur l’état d’avancement de « la décennie numérique » 2020-2030, présenté le 27 septembre par les commissaires européens Véra Jourová (photo de gauche), vice-présidente chargée des valeurs et de la transparence, et Thierry Breton (photo de droite), commissaire au marché intérieur, la Commission européenne n’y trouve pas son compte. Le spectre des GAFAM plane sur l’Europe numérique, même s’ils ne sont pas nommés dans ce rapport. Aucun européen n’apparaît d’ailleurs parmi les six très grands acteurs du Net (les « gatekeepers ») désignés le 6 septembre dernier par la Commission européenne (1). Les américains Alphabet (Google Search/Maps/Play/ Shopping /YouTube/Android/Chrome), Amazon (Marketplace), Apple (iOS/App Store/Safari), Meta (Instagram/Facebook/ WhatsApp/Messenger) et Microsoft (Windows/LinkedIn), ainsi que le chinois ByteDance (TikTok), devront à partir du 6 mars 2024 se conformer tous aux obligations du Digital Market Act (DMA).
Auparavant, le 25 avril dernier, la Commission européenne avait publié la liste des très grandes plateformes grand public (2) tenues de se conformer, cette fois, au Digital Services Act (DSA) : sur les dix-neuf acteurs du Net ainsi désignés, seulement deux d’entre eux émanent de l’Union européenne, à savoir le néerlandais Booking, et l’allemand Zalando. Tous les autres sont soit américains : Google retenu avec cinq plateformes (Google Play, Google Search, YouTube, Google Maps et Google Shopping), Meta avec deux (Facebook et Instagram), Microsoft avec deux (Bing et LinkedIn). Amazon avec Amazon Store, Apple avec App Store, ainsi que Pinterest, Snap avec Snapchat, ByteDance avec TikTok, Twitter (devenu X) et Wikipedia. Le chinois Alibaba avec AliExpress complète ce « Big 19 » (3).
Autant dire que l’Union européenne reste colonisée, surtout par les géants américains du numérique et dans une moindre mesure par des géants chinois. Ce premier rapport du « Digital Decade » (4) ne dit mot sur la quasi-absence de champions européens du digital au sein des Vingt-sept, du moins explicitement. « Il est essentiel de progresser (…) pour favoriser la montée en puissance des acteurs numériques mondiaux européens, qui concevront les modèles économiques de demain et façonneront les technologies et applications numériques qui intègrent les valeurs européennes et contribuent aux intérêts de l’UE », est-il toujours fixé comme ambition à l’horizon 2030. Entre mars 2021 – date de la publication de la communication de la Commission européenne intitulée « Une boussole numérique pour 2030 : l’Europe balise la décennie numérique » (5) – et septembre 2023, les géants européens du Net tardent à émerger. Il y a deux ans et demi, le constat était déjà sans appel : « La position des acteurs européens est loin d’être en rapport avec le poids économique mondial de l’UE dans des secteurs technologiques clés tels que ceux des processeurs, des plateformes web et des infrastructures du nuage : par exemple, 90 % des données de l’UE sont gérées par des entreprises américaines, moins de 4 % des principales plateformes en ligne sont européennes et les puces électroniques européennes représentent moins de 10 % du marché européen ». Une autre préoccupation majeure pour la Commission européenne réside dans le secteur des fournisseurs de services de données sur le marché du cloud (services infonuagiques), « de plus en plus dominé par des acteurs non européens »malgré un contexte de forte croissance de ce marché.

Consortium EDIC, censé accélérer vers 2030
Aujourd’hui, à défaut de champions européens du numérique, et encore moins de taille mondiale capables de rivaliser avec les GAFAM et les BATX, le rapport « Digital Decade » recommande de faciliter la croissance des entreprises innovantes et d’améliore leur accès au financement, « ce qui entraîne au moins le doublement du nombre de licornes ». Et face à la déferlante de l’intelligence artificielle, popularisée par les IA génératives (ChatGPT en tête de l’américain OpenAI), elle craint aussi que les acteurs européens soient aux abonnés absents. « Les Etats membres devraient prendre des mesures politiques et affecter des ressources pour soutenir l’adoption de solutions fiables et souveraines basées sur l’IA par les entreprises européennes », recommande-t-elle. Les Vingtsept sont aussi invités à s’unir au sein du consortium EDIC (European Digital Infrastructure Consortium), créé dans le cadre du programme « Digital Decade 2030 » pour accélérer dans l’IA, le cloud et le Big Data (6).

Licornes européennes à défaut de Big Tech
La Commission européenne estime en outre que les Vingtsept peuvent mieux faire en matière de licornes, ces entreprises non cotées en Bourse mais valorisées au moins 1 milliard d’euros. « Au début de 2023, seules 249 licornes étaient basées dans l’UE contre 1.444 aux Etats-Unis et 330 en Chine. Des efforts supplémentaires importants sont […] nécessaires pour stimuler l’écosystème à grande échelle. En effet, il n’existe actuellement aucun écosystème de start-up de l’UE dans le Top 10 mondial. Le meilleur écosystème de l’UE – Berlin – s’est classé au 13e rang mondial, suivi d’Amsterdam (14e) et de Paris (18e). La situation est encore plus critique dans les technologies de pointe, y compris l’IA, où le capital-risque de l’UE est encore loin derrière les EtatsUnis ».
Mais le rapport « Digital Decade » ne désespère pas puisqu’il constate que l’Union européenne semble avoir bien progressé en ce qui concerne l’objectif « Licornes » qui table sur 498 licornes basées dans l’UE d’ici 2030. Seulement la moitié du chemin a été fait, et il reste beaucoup à faire pour faire naître un géant mondial du numérique d’origine européenne : « Si cette tendance se poursuit, l’UE devrait atteindre l’objectif de la décennie numérique concernant le nombre de licornes dans deux ans. Malgré cela, des efforts supplémentaires sont nécessaires pour atteindre une position de leader sur la scène mondiale, en facilitant la croissance des entreprises innovantes de l’Union [européenne] et en améliorant leur accès au financement ». Les Etats membres sont donc encouragés à créer de nouvelles opportunités de financement telles que des fonds pour boucler des tours de table d’investisseurs (late-growth funding ou late stage, comme les fonds de fonds) afin de propulser la croissance de la start-up pour la transformer en licorne, et peut-être ensuite en Big Tech européenne. Cela peut passer par des fonds publics pour attirer des capitaux privés dans des start-up et des scale-up de haute technologie (deep tech), notamment par le biais de l’initiative européenne ETCI (European Tech Champions Initiative), qui est un fonds de fonds doté de 3,7 milliards d’euros grâce à l’implication financière de la Banque européenne d’investissement (EIB), l’Espagne, l’Allemagne, l’Italie, la Belgique et la France (7).
L’« Union » fait la force. Encore faut-il qu’émergent de tous ces financements public-privé des « GAFAM » européens capables de concurrencer les géants américains et chinois du numérique. Il reste sept ans et demi pour y parvenir d’ici 2030. La commission « von der Leyen » (2019-2024) a pris du retard (8) ; la prochaine Commission européenne (2024-2029) devra relever le défi. @

Charles de Laubier

Les majors de la musique déplorent la « trop lente » croissance du streaming par abonnement

Est-ce une « anomalie » du marché français de la musique en ligne, comme le dit le Syndicat national de l’édition phonographique (Snep) qui représente entre autres les majors ? Le streaming financé par la publicité, porté par TikTok, est moins rémunérateur pour les producteurs.

« La croissance du streaming par abonnement en France reste trop lente, comparée à l’adoption massive du modèle payant dans les autres grands marchés historiques de la musique enregistrée », regrette le Syndicat national de l’édition phonographique (Snep), dont sont notamment membres les majors Universal Music, Sony Music et Warner Music. « Avec 11 millions d’abonnements payants, soit 1 million de plus que l’an passé, l’usage réunit désormais 16 millions d’utilisateurs premium, grâce aux offres famille et duo », indique à Edition Multimédi@ son directeur général, Alexandre Lasch (photo).

TikTok participerait à l’« anomalie »
Rien que sur le premier semestre 2023, le streaming musical par abonnement génère près de 232 millions d’euros, plus que jamais première source de revenu des producteurs (58,3 % du total, numérique et physique confondus). Pour autant, d’après le Snep, le compte n’y est pas. La croissance des abonnements reste bien en deçà de celle du streaming gratuit financé par la publicité, même si celui-ci est loin derrière en termes de chiffre d’affaires. Ainsi, pour les six premiers mois de 2023, la hausse des revenus des abonnements est de 10 % sur un an (35,8 millions d’euros), alors que celle du streaming financé par la publicité est de 28,1 % (35,4 millions d’euros). « L’anomalie vient du fait que le streaming audio freemium et vidéo, qui réalise désormais près de 20 % du marché, contribue davantage à la progression des revenus du streaming que les offres payantes », explique Alexandre Lasch.
Au streaming gratuit avec pub vient s’ajouter à cette « anomalie » le streaming vidéo musical, même si ce dernier segment stagne au premier semestre après une période de hausse. Résultat, souligne le syndicat des majors : « Le marché français se caractérise par l’évolution et le poids plus important qu’ailleurs du chiffre d’affaires des services de streaming financés par la publicité, qu’il s’agisse de streaming audio ou vidéo. Or ce sont les segments qui contribuent le plus faiblement à la rémunération des artistes et des producteurs, tout en captant – spécialement pour des services vidéo comme TikTok – un maximum d’utilisateurs et de temps d’écoute de musique ». La filiale du chinois ByteDance accentuerait cette tendance, perçue comme défavorable à l’abonnement musical. Le Snep se réfère à l’étude 2022 de l’IFPI (1) sur la consommation de musique pour signaler que « toutes applications de vidéos courtes confondues, la musique est au cœur de 64 % des vidéos consommées » et que « ces nouveaux usages très populaires se déploient à grande vitesse dans le monde entier». Tous ceux qui se sont engouffrés dans la brèche des nouveaux usages de vidéos courtes musicales en imitant le chinois sans toutefois l’égaler – Meta (Reels sur Instagram), Snap (Spotlight sur Snapchat) ou encore Google (Shorts sur YouTube) – sont pointés du doigt par le Snep : « Ils empêchent ainsi le modèle vertueux de l’abonnement de se développer en détournant de ces offres un public fortement engagé dans la musique, mais qui finalement se contente d’extraits de quelques secondes sans aller découvrir et écouter les morceaux dans leur intégralité viades services de streaming payants ». A ceci près que TiTok commence à marcher sur les platebandes des Spotify, Amazon Music et autres Deezer en testant la version bêtaTikTok Music (2) depuis cet été dans certains pays et avec l’accord des… majors. Pour l’heure, la progression des abonnements est jugée « insuffisante du fait d’un taux de conversion encore trop faible dans notre pays » et inquiète les producteurs, « alors que l’usage même du streaming s’est très largement installé et que nous devrions observer une phase de croissance plus rapide pour rattraper le niveau des grands marchés occidentaux ».
Alexandre Lasch indique à Edition Multimédi@ qu’« aux EtatsUnis, le nombre d’abonnements progresse cette année encore de 10 % pour atteindre un taux de pénétration de 29 %, alors qu’en France, et malgré une progression similaire, le poids des abonnements rapporté à la population de plus de 10 ans reste 11 points derrière, soit 18 % à fin 2022 ». A cet handicap de la France en abonnements, s’ajoute la crainte d’une « taxe streaming » souhaitée par le président de la République. Emmanuel Macron a donné jusqu’au 30 septembre à la filière musicale et aux plateformes de streaming pour se mettre d’accord sur une « contribution obligatoire » – de 1,75 % ? (3) – afin de financer le Centre national de la musique (CNM).

Hausse des tarifs d’abonnement en cause ?
« Un nouvel impôt de production ciblant l’abonnement en France ne peut pas être une option », rejette le Snep, vent debout contre cette « taxe streaming ». La filière est divisée. Et si le problème venait des récentes hausses des tarifs mensuels ? En France, Spotify a augmenté les siens le 24 juillet 2023 de 10 % à 20 % (4). Deezer en avait fait de même en janvier 2022 et songe aujourd’hui à augmenter à nouveau son prix en cas de « taxe streaming ». Aux Etats-Unis, les prix augmentent aussi (5). @

Charles de Laubier