IA génératives, contrefaçons, exceptions au droit d’auteur et opt out : où se situent les limites ?

Adopté par les eurodéputés le 13 mars 2024, l’AI Act – approuvé par les Etats membres en décembre 2023 – va être définitivement voté en plénière par le Parlement européen. Mais des questions demeurent, notamment sur les limites du droit d’auteur face aux intelligences artificielles génératives.

Par Vanessa Bouchara, avocate associée, et Claire Benassar, avocate collaboratrice, Bouchara & Avocats.

Si l’utilisation des intelligences artificielles (1) est désormais largement répandue, ces techniques et technologies capables de simuler l’intelligence humaine restent au cœur de nombreux questionnements – tant éthiques que juridiques. Alors même que le projet de règlement européen visant à encadrer l’usage et la commercialisation des intelligences artificielles au sein de l’Union européenne, dit AI Act (2), a été adopté en première lecture le 13 mars 2024 par le Parlement européen (3), c’est l’intelligence artificielle générative – IAg, AIG ou GenAI – qui est aujourd’hui sujette à controverse.

Droit d’auteur et procès en contrefaçon
A l’origine du débat les concernant, il importe de rappeler que les systèmes d’IAg ont pour particularité de générer du contenu (textes, images, vidéos, musiques, graphiques, etc.) sur la base, d’une part, des informations directement renseignées dans l’outil par son utilisateur, et, d’autre part et surtout, des données absorbées en amont par l’outil pour enrichir et entraîner son système. Les systèmes d’intelligence artificielle générative sont ainsi accusés d’être à l’origine d’actes de contrefaçon, et pour cause : l’ensemble des données entrantes dont ils se nourrissent peuvent potentiellement être protégées par des droits de propriété intellectuelle. Où se situe donc la limite entre l’utilisation licite de ces données et la caractérisation d’un acte de contrefaçon ? Si, par principe, la reproduction de telles données est interdite, le droit européen semble désormais entrouvrir la possibilité d’utiliser celles-ci dans le seul cadre de l’apprentissage de l’IAg.

Le Monde en France, El País en Espagne, Die Welt en Allemagne : OpenAI séduit la presse au cas par cas

OpenAI a réussi à convaincre de grands titres de presse en Europe – Le Monde, El País et Die Welt – et, aux Etats-Unis, l’agence de presse AP et l’American Journalism Project pour que son IA générative ChatGPT soit plus au fait de l’actualité dans des langues différentes. Le New York Times, lui, a préféré un procès.

Le directeur des opérations d’OpenAI, Brad Lightcap (photo), n’est pas peu fier d’avoir décroché des accords pluriannuels avec les grands quotidiens européens Le Monde en France, El País en Espagne et Die Welt en Allemagne. « En partenariat avec Le Monde et Prisa Media [éditeur d’El País], notre objectif est de permettre aux utilisateurs de ChatGPT du monde entier de se connecter à l’actualité de façon interactive et pertinente », s’est-il félicité le 13 mars dernier lors de l’annonce des deux accords noués pour plusieurs années avec respectivement le groupe français Le Monde pour son quotidien éponyme et le groupe espagnol Prisa Media pour son quotidien El País, de même que pour son quotidien économique et financier Cinco Días et son site d’actualités El Huffpost (1). Trois mois auparavant, ce même Brad Lightcap annonçait un premier partenariat avec le groupe allemand Axel Springer pour son quotidien Die Welt, et son tabloïd Bild, ainsi que pour ses sites d’information Politico (édition européenne) et Business Insider (économie et finances). « Ce partenariat avec Axel Springer aidera à offrir aux gens de nouvelles façons d’accéder à du contenu de qualité, en temps réel, grâce à nos outils d’IA. Nous sommes profondément engagés à nous assurer que les éditeurs et les créateurs du monde entier bénéficient de la technologie avancée de l’IA et de nouveaux modèles de revenus », avait alors assuré le directeur des opérations d’OpenAI (2).

ChatGPT, polyglotte et informé : merci la presse
Ces « partenariats mondiaux d’information » permettent à ChatGPT d’européaniser un peu plus ses capacités d’informer en mettant à contribution trois premiers quotidiens du Vieux Continent, de trois langues différentes (français, espagnol et allemand). Et ce, après avoir largement entraîné en anglais ses grands modèles de langage « Generative Pre-trained Transformer » (GPT, GPT-2, GPT-3 et l’actuel GPT-4, en attendant GPT-5 en cours de développement). Avant les groupes européens Le Monde, Prisa Media et Axel Springer, OpenAI avait conclu aux Etats-Unis deux partenariats signés en juillets 2023 avec respectivement l’agence de presse américaine Associated Press (AP) et l’association de soutien à l’information locale American Journalism Project (AJP).

Sur fond de plainte du New York Times
« Nous sommes impatients d’apprendre d’AP [et de savoir] comment nos modèles d’IA peuvent avoir un impact positif sur l’industrie de l’information. L’accès à ses archives de textes factuels de haute qualité, aideront à améliorer les capacités et l’utilité des systèmes d’OpenAI », avait alors dit Brad Lightcap, lors de l’annonce le 13 juillet 2023 du partenariat avec l’agence de presse américaine (3). Depuis près d’une décennie, AP utilise la technologie de l’IA pour automatiser certaines tâches routinières et libérer les journalistes pour faire des reportages plus fouillés. Elle va même jusqu’à publier des dépêches automatisées prévisualisant et récapitulant certains événements sportifs, élargissant ainsi son offre de contenu.
Cinq jours après, le 18 juillet 2023, OpenAI nouait un premier accord journalistique avec cette fois l’American Journalism Project (AJP). Pour l’occasion, ce n’est pas Brad Lightcap qui avait fait une déclaration mais le cofondateur PDG d’OpenAI Sam Altman lui-même : « Nous sommes fiers de soutenir la mission de l’AJP consistant à renforcer notre démocratie en reconstruisant le secteur de l’information locale du pays. Cette collaboration souligne notre conviction que l’IA doit profiter à tous et être utilisée comme un outil pour améliorer le travail. Nous sommes impatients […] d’explorer les façons dont la technologie de l’IA peut renforcer le travail du journalisme local », avait-il expliqué (4). La société californienne (basée à San Francisco) a versé un crédit de 5 millions de dollars à cette association à but non lucratif soutenant l’information locale aux Etats-Unis pour aider des éditeurs et agences de presse locaux « à évaluer et à déployer les technologies émergentes d’IA au sein de leurs organisations », ainsi qu’« à développer des outils qui pourraient [les] aider ».
Par ailleurs, le 8 août 2023, OpenAI a versé 395.000 dollars pour la « Ethics and Journalism Initiative » de l’institut de journalisme Arthur L. Carter Journalism de l’Université de New York (5). La licorne OpenAI, cornaquée par Microsoft qui en est devenu actionnaire et investisseur à hauteur de 13 milliards de dollars, veut ainsi montrer patte blanche vis-à-vis des médias du monde entier avec son robot textuel présenté comme un partenaire du journalisme et respectueux du droit d’auteur. Et ce, au moment où GPT-4 est accusé de pirater les journaux – et, comme l’a montré le 6 mars dernier la société d’évaluation Patronus AI, les livres (6) – pour s’entraîner et apprendre automatiquement. Le New York Times, lui, n’a pas souhaité signer un accord « ChatGPT », préférant croiser le fer judiciaire en portant plainte le 27 décembre 2023 contre OpenAI devant le tribunal de New York. « Microsoft et OpenAI utilisent illégalement le travail du Times [le New York Times, ndlr] pour créer des produits d’intelligence artificielle qui lui font concurrence et menacent la capacité du Times à fournir ce service. Leurs outils d’IA générative (GenAI) reposent sur des grands modèles de langage (LLM, ou Large Language Model) qui ont été créés en copiant et en utilisant des millions d’articles de presse protégés par le droit d’auteur du Times, des enquêtes approfondies, des articles d’opinion, des critiques, des guides pratiques, etc », a dénoncé The New York Times Company dans sa plainte de 69 pages (7). Et d’accuser Microsoft et OpenAI d’avoir opéré un piratage d’ampleur sur son quotidien de référence : « Bien que Microsoft et OpenAI aient effectué des copies à grande échelle à partir de nombreuses sources, ils ont accordé une importance particulière au contenu du Times lors de la construction de leurs LLM, révélant une préférence qui reconnaît la valeur de ses œuvres. Grâce au Bing Chat de Microsoft (récemment rebaptisé Copilot) et au ChatGPT d’OpenAI, ces derniers cherchent à profiter de l’investissement massif du Times dans son journalisme en l’utilisant pour créer des produits de substitution sans autorisation ni paiement ».
OpenAI s’est inscrit en faut contre les allégations du New York Times, en assurant « travaill[er] dur dans [son] processus de conception technologique pour soutenir les organisations de presse ». Le labo-start-up de Sam Altman a aussi indiqué avoir discuté avec « des dizaines de personnes » (8), dont la News Media Alliance (exNewspaper Association of America) qui a « applaudi » le procès intenté par le NYT (9).

« Source significative de revenus » (Le Monde)
Malgré ses approches au cas par cas avec la presse et ses premiers accords de partenariat, OpenAI n’échappera pas – à l’instar de Google et Facebook en leur temps – à rendre des comptes devant la justice. La presse, le livre ou encore le cinéma hésitent entre accord et procès. En Europe, Le Monde, El País et Die Welt ont préféré signer avec « ChatGPT » plutôt que de trouver un accord-cadre collectif via, par exemple en France, l’Alliance de la presse d’information générale (Apig). Le groupe Le Monde se dit satisfait de cet accord qui, selon ses dirigeants Louis Dreyfus et Jérôme Fenoglio (10), a « l’avantage de consolider [son] modèle économique en apportant une source significative de revenus supplémentaires ». @

Charles de Laubier

Le géant français du logiciel Dassault Systèmes a manqué l’occasion de se mesurer aux Gafam

Alors qu’un changement de gouvernance approche pour sa maison mère Dassault, la filiale Dassault Systèmes – numéro un français du logiciel de conception 3D – reste méconnue. « 3DS » (son surnom) est un rare géant européen qui aurait pu rivaliser avec les Gafam en s’adressant aussi au grand public.

Au 23 février 2024, la capitalisation boursière de l’éditeur français de logiciels Dassault Systèmes dépasse à peine les 57,8 milliards d’euros. La pépite du CAC40 est très loin des 1.000 à 3.000 milliards de dollars de capitalisation boursière de chacun des Gafam (Alphabet/Google, Meta/Facebook, Amazon, Apple et Microsoft). Quant aux cours de son action à la Bourse de Paris, elle a chuté de plus de 13 % à la suite de l’annonce, le 1er février, de prévisions décevantes du chiffre d’affaires attendu pour cette année 2024 : entre 6,35 et 6,42 milliards d’euros, en hausse de 8 % à 10 % par rapport à l’an dernier.

Une Big Tech méconnue des Français
Les analystes financiers s’attendaient à mieux. Depuis cette déconvenue, le cours de Bourse de Dassault Système a repris un peu du poil de la bête, mais a rechuté à partir du 9 février (1). Le fleuron français du numérique semble avoir du mal à convaincre les investisseurs, alors qu’il s’agit pourtant d’une entreprise en forte croissance et très rentable : près de 1 milliard d’euros de bénéfice net en 2022 (931,5 millions d’euros précisément), pour un chiffre d’affaires celle année-là de 5,66 milliards d’euros.
Dassault Systèmes est dirigé par Pascal Daloz depuis le 1er janvier, date à laquelle Bernard Charlès (photo)lui a confié la direction générale qu’il occupait depuis 2002 pour s’en tenir à la fonction de président du conseil d’administration après en avoir été PDG – DG de 1995 à 2023 et président du conseil d’administration depuis qu’il a remplacé en 2022 Charles Edelstenne (86 ans). Celui-ci est le fondateur de Dassault Systèmes en 1981, dont il est encore aujourd’hui le président d’honneur, tout en étant par ailleurs président de la holding de la famille Dassault GIMD (2) – sixième plus grande fortune de France, selon Challenges (3) – et président d’honneur et administrateur de Dassault Aviation, dont il fut le PDG (2000- 2013). En quatre décennies, Dassault Systèmes – surnommé « 3DS » – est devenu un géant du numérique en étant pionnier de la conception en trois dimensions (3D) avec son logiciel Catia conçu à la fin des années 1970 chez Dassault Aviation pour la conception assistée par ordinateur d’aéronefs. Depuis, 3DS a déployé dans de nombreux secteurs industriels (aéronautique, défense, automobile, construction, énergie, biens de consommation, architecture, santé, …) ses logiciels de maquette numérique et de modélisation 3D, de gestion 3D du cycle de vie des produits (4), de prototypage virtuel et de « jumeaux numériques », appelés aussi « jumeaux virtuels ». Mais avec ses plus de 22.500 employés répartis dans plus de 130 pays, au service de plus de 300.000 clients dans une douzaine d’industries, force est de constater que la doyenne de la French Tech est méconnue du grand public. Autant les géants américains du Net ont acquis une notoriété auprès de tous les publics, autant Dassault Systèmes reste inconnu pour les particuliers. Avec l’ouverture de la réalité virtuelle au plus grand nombre, bien avant l’avènement des métavers que Meta Platforms (Facebook) tente de populariser depuis l’automne 2021, 3DS n’a pas saisi l’occasion d’adresser directement l’utilisateur final (5). Il y a bien de rares incursions auprès du public comme avec HomeByMe, une application d’aménagement intérieur en 3D pour particuliers – gratuite sur iOS (6) – et architectes (par abonnement, également utilisée par Ikea) pour créer des jumeaux virtuels associant vision à 360° et réalité augmentée. « La version web supporte un mode immersif basé sur webXR qui permet de concevoir l’aménagement en VR avec un casque », indique à Edition Multimédi@ David Nahon, le responsable de l’expérience immersive chez 3DS.
En plein engouement pour la réalité mixte (réalité virtuelle et réalité augmentée), que démocratisent Meta, HTC ou plus récemment Apple avec leurs casques respectifs Quest, Vive et Vision Pro, Dassault Systèmes reste éloigné de ces innovations grand public. Certes, le groupe fournit des briques logiciels 3D aux acteurs de la réalité virtuelle. Mais cela ne se voit pas. De plus, comme « les jumeaux virtuels sont une représentation du monde qui combine modélisation, simulation, données du monde réel et intelligence artificielle » (dixit 3DS), pourquoi ne verrait-on pas Dassault Systèmes s’emparer de l’IA générative pour développer un grand modèle de langage de type LLM (7) pour tous, comme les ChatGPT, Midjourney et autres Gemini ?

Marina Ferrari, nouvelle secrétaire d’Etat chargée du Numérique : entre souveraineté numérique et Gafam

Secrétaire d’Etat chargée du Numérique depuis le 12 février, Marina Ferrari doit défendre la « souveraineté numérique » que porte son ministre de tutelle Bruno Le Maire, ministre de l’Economie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique. Mais, « en même temps », la France ne peut se passer des Gafam.

(Le 26 février 2024, date de la publication de cet article dans le n°316 de EM@, la licorne française Mistral AI annonçait son « partenariat » avec… Microsoft

Jean-Noël Barrot, qui aura été ministre délégué chargé du Numérique à peine plus d’un an et demi (y compris jusqu’au 20 juillet 2023 en tant que ministre délégué chargé de la Transition numérique et des Télécommunications), est depuis le 8 février dernier ministre délégué chargé de l’Europe. Sa successeure Marina Ferrari (photo), secrétaire d’Etat chargée du Numérique depuis le 12 février, a saisi l’occasion – lors de leur passation de pouvoirs – pour notamment insister sur la « souveraineté numérique » : « Ce passage de relai nous permettra d’agir main dans la main, en confiance et de jouer collectif dans l’intérêt de la souveraineté numérique française et européenne. […] J’entends conduire mon action autour de deux piliers : résilience et souveraineté. […] Je m’engagerai pour accompagner la naissance d’une vraie souveraineté numérique européenne en veillant à l’application rigoureuse du DMA et du DSA. », a-t-elle déclaré ce jour-là (1). Lors de son discours de prise de fonction à Bercy, celle qui reste aussi députée (Modem) depuis juin 2022 (après avoir été conseillère départementale de la Savoie d’où elle est originaire), a enfoncé le clou sur la « souveraineté numérique » : « Notre pays doit réussir le virage des deeptech et des greentech : c’est tout à la fois une question de souveraineté […]. Je m’impliquerai personnellement pour […] renforcer notre souveraineté et notre indépendance ».

Tapis rouge français pour l’IA américaine
Bref, la « souveraine numérique » est plus que jamais le mot d’ordre au ministère de l’Economie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, dénommé ainsi depuis mai 2022, Bruno Le Maire étant locataire de Bercy depuis mai 2017 (2). Artisant de la « Start-up Nation », le président de la République Emmanuel Macron impulse cette « volonté de construire la souveraineté de la France et de l’Europe dans le domaine numérique », que cela soit lors de ses prises de parole au salon Viva Tech à Paris ou à la Commission européenne à Bruxelles. Pour autant, trois jours après la passation de pouvoirs de Jean-Noël Barrot à Marina Ferrari, il n’a plus été question de « souveraineté numérique ». La secrétaire d’Etat chargée du Numérique accompagnait son ministre de tutelle rue d’Amsterdam à Paris pour inaugurer le 15 février le hub de Google dédié à l’intelligence artificielle (IA), « qui va être, s’est réjoui Bruno Le Maire, une chance pour notre pays, et nous permettre d’attirer des talents, des savoirs, de mélanger ces talents et ces savoirs et faire le meilleur en matière d’IA ».

La « souveraineté numérique » sacrifiée ?
Le nouveau labo parisien de Google – deuxième après le centre de recherche et développement inauguré en 2011 – accueillera quelque 300 chercheurs et ingénieurs de Google, provenant de DeepMind, Google Research, Chrome et YouTube. Lors son discours, le patron de Bercy n’a pas prononcé les mots « souveraineté numérique » en présence de Sundar Pichai, PDG d’Alphabet et de son vaisseau-amiral Google. Comme si, cette fois, ce n’était pas le moment face à un des géants du Net américains qui est déjà en position dominante en France et dans toute l’Europe avec son moteur de recherche – pour ne pas dire en quasi-situation de monopole, l’initiative franco-allemande Qwant pouvant en témoigner (3) – et avec son écosystème Android/Google Play, en quasi-duopole avec iOS/App Store d’Apple. Et de l’aveu même de Bruno Le Maire, « les Etats-Unis ont un temps d’avance ». Alors dérouler le tapis rouge français voire européen au rouleau compresseur de l’IA américaine ne reviendrait-il pas à sacrifier la « souveraineté numérique » du pays voire de l’Union européenne ?
La réponse est sans doute dans le « en même temps » macronien : « Nous pensons qu’avoir un hub ici à Paris, pouvoir travailler avec Google est une chance pour réussir nous-mêmes. Pour donner à la France [surtout à Google en fait, ndlr] la possibilité d’exercer son leadership sur l’intelligence artificielle en Europe. Nous voulons être les premiers en matière d’intelligence artificielle en Europe et nous nous battrons pour ça », a expliqué Bruno Le Maire à Sundar Pichai. Tout en prévenant quand même l’IndoAméricain, à défaut de lui parler explicitement de « souveraineté numérique » : « Et j’aime la compétition, cher Sundar, et nous aimons la compétition » (4).
En fait, cet « hub IA » aux allures de campus – implanté sur 6.000 mètres carrés dans le 9e arrondissement de Paris – avait déjà été annoncé en 2018 par Sundar Pichai lors de sa précédente visite à Paris le 22 janvier 2018 pour rencontrer Emmanuel Macron à Versailles, où le chef de l’Etat recevait 140 dirigeants de grands groupes étrangers pour un sommet baptisé « Choose France » (5). Six ans après, rebelote (si l’on peut dire), le même Emmanuel Macron a reçu le 15 février dernier Sundar Pichai, cette fois à l’Elysée. Mais de « souveraineté numérique » de la France, il n’en a pas été question non plus. Google n’est pas le premier Gafam à installer son laboratoire de recherche et développement en IA à Paris, grâce notamment au crédit d’impôt recherche (CIR) offert par la France. En 2015, sous la présidence de François Hollande, le groupe Facebook – rebaptisé Meta Platforms – a choisi la capitale française pour y mettre son deuxième laboratoire d’IA baptisé « Fair » (Facebook Artificial Intelligence Research), créé et dirigé par un Français basé chez Meta à New-York, Yann Le Cun, pionnier des réseaux de neurones artificiels, embauché par Mark Zuckerberg il y a un peu plus de dix ans (6).
Ironie de l’histoire, le jour même de la consécration du labo IA parisien de Google par Bercy et l’Elysée, le ministère de l’Economie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique annonçait que la France venait de signer avec les Etats Unis, l’Autriche, l’Espagne, l’Italie et le Royaume-Uni la prorogation jusqu’au 31 juin 2024 de la taxe « Gafam » (7). Paris avait été le premier à instaurer, en 2019, une telle taxe sur les grandes plateformes numériques. Cette « taxe sur les services numériques » (TSN) de 3 % sur leur chiffre d’affaires vise non seulement Google, mais aussi les autres géants du Net dont les revenus mondiaux dépassent les 750 millions d’euros, dont plus de 25 millions d’euros « au titre des services fournis en France » (8). Mais il est convenu au niveau international – dans le cadre de l’accord historique de l’OCDE le 8 octobre 2021, notamment de son « pilier 1 » (9), que ces taxes nationales « Gafam » devront être supprimées au profit d’une taxe de 25 % de leur bénéfice taxable (au-delà d’un seuil des 10 % de profits). Mais cette réaffectation de l’impôt collecté auprès des géants mondiaux du numérique nécessite pour chacun des 138 pays favorables de signer une « convention multilatérale » (10). D’ici l’été prochain ?

Pas d’« IA souveraine » ni de « cloud souverain »
Google voit dans la France un formidable potentiel avec « ses 500.000 chercheurs et des institutions de premier plan tels que le CNRS, Inria, Paris Saclay, l’Institut Curie, ou encore l’Université PSL » qui pourront utiliser ses interfaces de programmation (API). La firme de Mountain View prévoit de former 100.000 professionnels français aux outils de l’IA d’ici la fin de l’année 2025.
L’IA n’est pas le seul domaine où la « souveraineté numérique » sonne creux. Dans le cloud, par exemple, la désignation de « cloud souverain » a laissé place à « cloud de confiance » (11), en partenariat avec les hyperscalers américains Amazon Web Services (AWS), Microsoft Azure et Google Cloud. @

Charles de Laubier

Boosté par le cloud et l’IA, Microsoft conteste à Apple sa première place mondiale des capitalisations boursières

Le capitalisme a ses icônes, et la seconde est Microsoft. La valorisation boursière de la firme de Redmond, que dirige Satya Nadella depuis près de dix ans, atteint – au 1er décembre 2023 – les 2.816 milliards de dollars et pourrait bientôt détrôner Apple de la première place mondiale. Merci aux nuages et à l’IA. (Cet article est paru le lundi 4 décembre 2023 dans Edition Multimédi@. L’AG annuelle des actionnaires de Microsoft s’est déroulée comme prévu le 7 décembre) La prochaine assemblée générale annuelle des actionnaires de Microsoft, qui se tiendra le 7 décembre et cette année en visioconférence (1), se présente sous les meilleurs auspices. L’année fiscale 2022/2023 s’est achevée le 30 juin avec un chiffre d’affaires de 211,9 milliards de dollars, en augmentation sur un an (+ 7 %). Le bénéfice net a été de 72,4 milliards de dollars, en légère diminution (- 1 %). Et les résultats du premier trimestre de l’année 2023/2024, annoncé en fanfare le 24 octobre dernier, ont encore tiré à des records historiques le cours de Bourse de Microsoft – coté depuis plus de 37 ans. A l’heure où nous bouclons ce numéro de Edition Multimédi@, vendredi 1er décembre, la capitalisation boursière du titre « MSFT » – actuelle deuxième mondiale – affiche 2.816 milliards de dollars (2) et talonne celle du titre « AAPL » d’Apple dont la première place, avec ses 2.954 milliards de dollars (3), est plus que jamais contestée. Depuis la nomination il y a près de dix ans de Satya Nadella (photo) comme directeur général (4) pour succéder à Steve Ballmer, Microsoft a ainsi vu sa capitalisation boursière multiplié par presque dix. Les actionnaires de la firme de Redmond (Etat de Washington, près de Seattle) en ont pour leur argent (voir graphique), depuis vingt ans qu’elle s’est résolue à leur distribuer des dividendes – ce qui n’était pas le cas avec son cofondateur et premier PDG Bill Gates. Assemblée générale annuelle le 7 décembre Après avoir mis Microsoft sur les rails du cloud en faisant d’Azure – dont il était vice-président avant de devenir directeur général du groupe (5) – sa première vache à lait (87,9 milliards de dollars de chiffre d’affaires lors du dernier exercice annuel), Satya Nadella a commencé à faire de l’IA générative le moteur de tous ses produits et services. « Avec les copilotes, nous rendons l’ère de l’IA réelle pour les gens et les entreprises du monde entier. Nous insufflons rapidement l’IA dans chaque couche de la pile technologique et pour chaque rôle et processus métier afin de générer des gains de productivité pour nos clients », a déclaré fin octobre cet Indo-américain (né à Hyderabad en Inde), qui est aussi président de Microsoft depuis près de deux ans et demi (6). « Copilotes » (copilots) est le terme qu’il emploie volontiers pour désigner les outils alimentés par l’IA destinés à être intégrés à tous les produits et services de l’éditeur du système d’exploitation Windows, des logiciels Office 365, du cloud Azure et des serveurs associés, du navigateur Edge, du moteur de recherche Bing, de la console de jeux vidéo Xbox et de son Cloud Gaming, ou encore du réseau social professionnel LinkedIn. La Française Catherine MacGregor Bref, Microsoft mise plus que jamais sur l’IA générative, directement issue de son partenariat à quelque 13 milliards de dollars (49 % du capital inclus) avec la société californienne OpenAI que redirige à nouveau Sam Altman depuis le 22 novembre (7), grâce aux interventions intéressées de Satya Nadella (8). Ces « copilotes » sont appelés à devenir la nouvelle interface des utilisateurs, particuliers ou entreprises. A 56 ans, le PDG de Microsoft présidera le 7 décembre une assemblée générale annuelle des actionnaires qui s’annonce la plus révolutionnaire et « intelligente » en termes technologique pour l’entreprise, laquelle fêtera son demi-siècle d’existence en avril 2025. Mais Satya Nadella devra aussi donner des gages à ses actionnaires sur la bonne utilisation de l’IA déployées tous azimuts. « Nous reconnaissons également [notre] responsabilité de veiller à ce que cette technologie[de l’IA] qui change le monde soit utilisée de façon responsable. Le travail de Microsoft sur l’IA est guidé par un ensemble de principes fondamentaux : l’équité, la fiabilité et la sécurité, la confidentialité et la sécurité, l’inclusion, la transparence et la responsabilité », ont déclaré les membres du conseil d’administration dans une lettre aux actionnaires datée du 19 octobre (9), en prévision de la prochaine assemblée générale. D’ailleurs, quatre jours avant d’évincer – le 17 novembre et à la surprise générale – son patron Sam Altman (10), l’ancien conseil d’administration d’OpenAI avait reçu une lettre de chercheurs l’avertissant que « l’IA pouvait menacer l’humanité » (11), alors que son patron (réintégré le 22 novembre) développe un projet de super-IA baptisé « Q* » (prononcez « Q-Star ») et relevant de la catégorie des surpuissantes AGI (Artificial General Intelligence). Quoi qu’il en soit, OpenAI aura plus que jamais besoin des superordinateurs de Microsoft accessibles dans le cloud pour lui apporter la puissance de calcul nécessaire. Plus largement, la gouvernance de Microsoft joue la carte de la diversité des activités et des profils. Sur les 12 membres du conseil d’administration, la plupart candidats au renouvellement de leur mandat, 11 sont indépendants. Parmi les deux nouveaux administrateurs indépendants soumis au vote des actionnaires le 7 décembre : une Française, en la personne de Catherine MacGregor (51 ans), née Catherine Fiamma au Maroc, directrice générale de l’énergéticien français Engie, ex-GDF Suez (dans le capital duquel l’Etat français détient toujours une golden share et compte deux administrateurs). Ingénieure CentraleSupélec, elle a passé onze ans chez Schlumberger (devenu SLB). « [Catherine MacGregor] apportera à Microsoft des informations importantes et une expérience mondiale », se félicite déjà le conseil d’administration. C’est la première personnalité française qui entre au conseil d’administration du « M » de GAFAM. Mais elle n’aura pas de rôle opérationnel au sein de la firme de Redmond, dont le seul « Frenchie » à avoir atteint le plus haut niveau de direction chez Microsoft est JeanPhilippe Courtois (près de 40 ans de maison), actuel viceprésident en charge des partenariats nationaux de transformation et membre du comité exécutif. Il fut le deuxième dirigeant le mieux payé de Microsoft (12) Les actionnaires de Microsoft auront, le 7 décembre, un tout premier bilan de la stratégie IA de Microsoft depuis l’accord financier et technologiques avec OpenAI annoncé en janvier dernier (13). Du « ChatGPT » a été injecté partout dans les produits Microsoft, y compris avec l’offre « OpenAI Service ». Avec l’IA, Satya Nadella pense pouvoir atteindre son objectif de «faire d’Azure “l’ordinateur du monde” », le chiffre d’affaires de l’activité cloud ayant dépassé les 110 milliards de dollars sur l’exercice 2022/2023 et Azure représentant plus de 50 % du total. @

Charles de Laubier