Le règlement européen « Internet ouvert » a presque dix ans : la neutralité du Net est en danger

Entre les IA génératives qui rêvent de remplacer les moteurs de recherche et les opérateurs télécoms qui militent pour une taxe sur les Gafam utilisant leurs réseaux, la neutralité d’Internet est plus que jamais menacée. Les régulateurs résisteront-ils à la pression des « telcos » et des « big tech » ?

La neutralité d’Internet est prise en étaux entre l’intelligence artificielle et les opérateurs télécoms. Il y a dix ans, la notion de « neutralité de l’Internet » était adoptée pour la première fois en séance plénière, lors d’un vote en première lecture de la proposition de règlement établissant des mesures sur le marché unique européen des communications électroniques. Deux amendements retenus introduisaient la définition de « neutralité de l’Internet [comme étant] le principe selon lequel l’ensemble du trafic Internet est traité de façon égale, sans discrimination, limitation ni interférence, indépendamment de l’expéditeur, du destinataire, du type, du contenu, de l’appareil, du service ou de l’application » (1).

A l’Internet ouvert, un « Internet fermé »
Après des années de tabou puis de débats voire de polémiques sur le sujet (2), le principe de la neutralité d’Internet était enfin sur le point d’être gravée dans le marbre de la législation européenne. Mais finalement, alors même que le lobby des opérateurs télécoms était vent debout contre cette obligation de « neutralité du Net » et défendant becs et ongles leur droit à pratiquer la « gestion de trafic » et à proposer des « services gérés » (3), cette proposition de règlement n’avait pu être votée avant les élections européennes de mai 2014. C’était il y a dix ans. Là où la Commission européenne de Jean-Claude Juncker s’apprêtait à consacrer la neutralité de l’Internet, ce fut celle de Ursula von der Leyen (photo) – chrétienne-démocrate conservatrice, plutôt hostile à Internet (4) – qui proposera un règlement. Mais celui-ci ne parlera pas explicitement de « neutralité » d’Internet mais d’un Internet « ouvert ».
Ce règlement « Internet ouvert » (ou Open Internet), daté du 25 novembre 2015, sera promulgué au Journal Officier de l’Union européenne le 26 novembre suivant (5) et est censé être appliqué depuis 2016 par les Etats membres. Le mot « neutralité » n’apparaît qu’une fois, et encore est-ce pour évoquer dans un considérant de deux lignes la « neutralité technologique », mais en aucun cas la neutralité des réseaux. Or la « garantie d’accès à un Internet ouvert » n’est qu’un succédané du principe de neutralité d’Internet. Certes, l’article 3 du règlement de 2015 garanti cet accès à un « Internet ouvert » : « Les utilisateurs finals ont le droit d’accéder aux informations et aux contenus et de les diffuser, d’utiliser et de fournir des applications et des services et d’utiliser les équipements terminaux de leur choix, quel que soit le lieu où se trouve l’utilisateur final ou le fournisseur, et quels que soient le lieu, l’origine ou la destination de l’information, du contenu, de l’application ou du service, par l’intermédiaire de leur service d’accès à l’Internet ». Mais ce même article permet aux opérateurs télécoms et fournisseurs d’accès à Internet (FAI) de « mettre en œuvre des mesures raisonnables de gestion du trafic ».
Le lobby des « telcos » a obtenu gain de cause : la neutralité du Net n’apparaît pas du tout dans le règlement et ils peuvent « gérer le trafic » de leurs réseaux comme ils l’entendent, pour peu que cela soit perçu comme « raisonnable ». Raisonnable ? « Pour être réputées raisonnables, les mesures sont transparentes, non discriminatoires et proportionnées, et elles ne sont pas fondées sur des considérations commerciales, mais sur des différences objectives entre les exigences techniques en matière de qualité de service de certaines catégories spécifiques de trafic » (6). Les FAI doivent « s’abstiennent de bloquer, de ralentir, de modifier, de restreindre, de perturber, de dégrader ou de traiter de manière discriminatoire des contenus, des applications ou des services spécifiques ou des catégories spécifiques de contenus, d’applications ou de services, sauf si nécessaire et seulement le temps nécessaire ».
Mais en même temps, ces mêmes acteurs du Net « sont libres de proposer des services […] qui sont optimisés pour des contenus, des applications ou des services spécifiques […] correspondant à un niveau de qualité spécifique ». La notion d’Internet ouvert a en réalité réservé une voie à un Internet fermé. Ces services optimisés ne doivent cependant pas empêcher d’accéder à tous les services de l’Internet, ni les remplacer, ni dégrader la qualité générale des services d’accès à l’Internet pour les internautes (7).

Droits fondamentaux et Net Neutrality
Si le règlement européen de 2015 a troqué « la neutralité d’Internet » par la notion plus vague de « l’Internet ouvert », il n’en a pas été de même pour l’Organe des régulateurs européens des communications électroniques (Orece, ou Berec en anglais). En publiant le 30 août 2016 ses lignes directrices pour la mise en œuvre du règlement « Internet ouvert », il parle bien de « Net Neutrality » (8). La « Déclaration européenne sur les droits et principes numériques pour la décennie numérique », publiée le 23 janvier 2023 à l’initiative de l’Union européenne (9), consacre clairement, elle aussi, « la neutralité technologique et de l’Internet » (technological and Net Neutrality). Trois mois après, la Commission européenne publie son rapport sur « la mise en œuvre des dispositions du règlement [de 2015 concernant] l’accès à un Internet ouvert » (10), où il est clairement écrit noir sur blanc que « [le règlement] consacre le principe de la neutralité de l’Internet : le trafic Internet devrait être traité sans discrimination, blocage, limitation ou priorité ».

Arcep et CSNP veillent à la « neutralité »
Des pays ont réhabilité l’expression de « neutralité d’Internet » que le règlement de 2015 a passé sous silence, comme l’a fait la France en transposant le règlement « Internet ouvert » dans la loi « République numérique » du 7 octobre 2016, où elle associe explicitement le principe de neutralité d’Internet à celui d’Internet ouvert, depuis lors inscrit dans le code des postes et des communications électroniques : « La neutralité de l’Internet […] consiste à garantir l’accès à l’Internet ouvert régi par le règlement [de 2015] », précise son article 40 qui charge aussi l’Arcep d’« assurer le respect de la neutralité de l’Internet ».
Quant à la Commission supérieure du numérique et des postes (CSNP), instance bicamérale et transpartisane en interaction avec Bercy, « elle étudie les questions relatives à la neutralité de l’Internet » (11). Or, selon les constatations de Edition Multimédi@, la CSNP n’a pas publié d’étude ni d’avis sur la neutralité du Net depuis près de huit ans que la loi lui a confié le soin d’étudier cette question. Contactée, sa secrétaire générale Valérie Montané nous a cependant indiqué que « le sujet de la neutralité d’Internet a été abordé en auditions mais sans donner lieu à un avis ».
L’Arcep, elle, a réexprimé haut et fort le 4 juillet dernier son attachement à la neutralité du Net, à l’occasion de la publication de son rapport annuel sur « l’état de l’Internet en France » (12). Dans cette édition 2024, sa présidente de Laure de La Raudière (photo ci-dessus) a consacré son édito à ce sujet en l’intitulant « L’ouverture de l’Internet : le combat continue ». Il y est question explicitement de la « neutralité du Net » qu’il faut « continuer à défendre » pour avoir « la garantie que tous les contenus p[uissent] circuler librement sur les réseaux des opérateurs télécoms, sans discrimination ». Et d’ajouter : « Il n’y a pas de contenus “VIP” et tant mieux ! ». Alors que « certains acteurs imaginent pouvoir la supprimer là où elle existe, pendant que d’autres cherchent à l’imposer, comme le montre la récente décision [Safeguarding and Securing the Open Internet, ndlr] de la Federal Communications Commission aux Etats-Unis (13) ». Présidente de l’Arcep depuis fin janvier 2021, Laure de La Raudière – alors députée – avait remis en avril 2011 un rapport réalisé avec sa consoeur Corinne Erhel sur « la neutralité d’Internet et des réseaux » (14), à l’issue de la mission d’information de la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale. Ce rapport fera date dans la mesure où il veut éviter de sacrifier la neutralité de l’Internet sur l’autel de l’intérêt économique des opérateurs télécoms, en donnant une portée juridique à ce principe. Même La Quadrature du Net applaudit les propositions des deux députées qui ont « fait le choix pertinent de décorréler » la question de la neutralité du Net de celle des investissements des opérateurs télécoms (15). Treize après ce rapport jugé « courageux », Laure de La Raudière continue de faire de la neutralité du Net son cheval de bataille. Dans une tribune publiée le 2 juillet dans Le Monde, soit deux jours avant la publication du rapport sur « l’état de l’Internet en France », la présidente de l’Arcep a mis en garde contre cette fois « les IA génératives [qui] menacent notre liberté de choix dans l’accès aux contenus en ligne » (16). Comment ? « En contrôlant directement l’accès au savoir et son partage au cœur du modèle d’Internet, les IA génératives menacent donc notre liberté de choix dans l’accès aux contenus en ligne ainsi que notre liberté d’expression. Il s’agit d’une remise en cause fondamentale du principe d’ouverture d’Internet », alerte-t-elle, comme l’Arcep l’a fait en mars dans sa réponse (17) à la consultation publique de la Commission européenne sur la concurrence sur le marché des IA génératives.
On remarquera au passage que sa tribune dans Le Monde emploie l’expression « Internet ouvert » mais, cette fois, pas du tout « neutralité d’Internet », peut-être pour ne pas fâcher les opérateurs télécoms arc-boutés contre ce principe de neutralité du Net…

Autre danger : taxe « Gafam » sur les réseaux
Un autre péril menace la neutralité de l’Internet. Il se situe dans le futur règlement européen sur les réseaux numériques – le Digital Networks Act (DNA) – qui pourrait être une des priorités de la prochaine Commission européenne qui s’installera en novembre 2024 avec Ursula von der Leyen reconduite à sa tête. Porté jusquelà par le commissaire au marché intérieur, Thierry Breton, ce DNA envisage – à la demande du lobby grands opérateurs télécoms historiques, l’Etno – une « contribution équitable » (network fees ou fair share) que seraient obligés de verser les Gafam aux « telcos » pour emprunter leurs réseaux (18). Cet « Internet à péage » (19) pourrait être le premier clou dans le cercueil de la neutralité du Net. @

Charles de Laubier

L’encrage à l’extrême droite du Parlementeuropéen hypothèque la réforme des télécoms

Les dernières élections européennes, donnant la part belle aux nationalistes, rendent incertaine la prochaine déréglementation des télécoms dans les Vingt-sept, alors que la Commission européenne doit réviser le code européen des communications électroniques d’ici décembre 2025.

Au plus tard le 21 décembre 2025, et tous les cinq ans par la suite, la Commission européenne est tenue de réexamine le fonctionnement de la directive de 2018 établissant le code des communications électroniques européen (CCEE). De même, d’ici cette même échéance, et tous les cinq ans là aussi, elle doit aussi réexaminer la portée du service universel, en vue de proposer la modification ou la redéfinition du champ d’application.

Déréglementer le marché des télécoms ?
A cela s’ajoute le projet de règlement télécoms, le Digital Networks Act (DNA) que pousse l’actuel commissaire européen au Marché intérieur, Thierry Breton (photo), pour la prochaine mandature. Autant dire que la prochaine Commission européenne, qui prendra ses fonctions fin 2024 en tenant compte de l’extrême-droitisation du Parlement européen depuis juin, pourrait faire de la réforme des télécoms l’un de ses priorités. Rappelons que le code des communications électroniques européen, adopté en 2018 (1), a modifié et regroupé quatre directives préexistantes adoptées en 2002 et modifiées en 2009, à savoir les directives « cadre », « autorisation », « accès » et « service universel ». Cette directive du code des télécoms est censée avoir été transposée par chacun des Vingt-sept au plus tard le 21 décembre 2020.
Or, selon les constatations de Edition Multimédi@, il y a encore à mi-2024 des trous dans la « raquette » européenne des télécoms : l’Italie, le Luxembourg, la Grèce et la Bulgarie sont les quatre Etats membres qui n’ont quasiment pas transposé la directive du code des communications électroniques européen, avec respectivement seulement deux, deux, deux et une mesure(s) prise(s) en compte au niveau national (2). En plus de ces mauvais élèves européens, force est aussi de constater que bon nombre d’autres Etats membres n’ont que partiellement transposé la directive du code des télécoms. Dès le 4 février 2021, la Commission européenne avait engagé une procédure d’infraction contre 24 Etats membres, dont la France pour défaut de transposition du code des communications électroniques (3), suivie le 23 septembre 2021 d’un avis motivé adressé à 18 d’entre eux (4). Puis, le 6 avril 2022, la Commission européenne a saisi la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) d’un recours contre dix Etats membres pour défaut de transposition complète dans le droit national du code des communications électroniques (5).

Ecoconception numérique : et quid des fabricants ?

En fait. Le 17 mai, l’Arcep et l’Arcom, en lien avec l’Ademe, ont publié le « référentiel général de l’écoconception des services numériques » destiné à leurs écoconcepteurs : sites web, plateformes vidéo, applications, logiciels/API, outils d’IA ou blockchain. Mais il ne s’adresse pas aux fabricants de terminaux.

En clair. Le référentiel général de l’écoconception des services numériques (RGESN) publié le 17 mai, soit deux ans et demi après la promulgation de la loi dite « Reen » du 15 novembre 2021 visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique en France (1), n’a pas de caractère contraignant. C’est-à-dire que ses 78 critères présentés sous forme de questions posées à tous les écoconcepteurs de « services numériques » – sites web, plateformes vidéo, applications logiciels/API, outils d’IA ou encore blockchain – n’ont pas à être obligatoirement respectés.
En revanche, le RGESN permet à ces professionnels du design digital de voir si leurs projets de services numériques sont conformes à des « critères de conception durable » afin d’en réduire l’empreinte environnementale. En plus des critères prévus par la directive européenne « Ecodesign » de 2009 (2), la France a précisé dans sa loi Reen que « ces critères concernent notamment l’affichage et la lecture des contenus multimédias pour permettre de limiter le recours aux stratégies de captation de l’attention des utilisateurs des services numériques ». Le paradoxe de ce référentiel général de l’écoconception est qu’il s’adresse seulement aux écoconcepteurs de services numériques et non pas aussi directement aux fabricants de terminaux numériques tels que smartphones, téléviseurs, ordinateurs ou encore tablettes. Or, comme le soulignent les promoteurs du RGESN que sont l’Arcep, l’Arcom, l’Ademe, la Cnil, la Dinum et l’Inria, « les terminaux, en particulier leur fabrication, représentent la majeure partie de l’empreinte environnementale du numérique », soit de 65 % à 92 % selon une étude Ademe-Arcep.

La régulation veille à ce que les opérateurs télécoms intègrent des principes RSE/ESG

Alors que vient tout juste d’être publié le 3e volet de l’étude menée par l’Arcep et l’Ademe sur l’impact environnemental du numérique en France, les opérateurs télécoms intègrent de plus en plus des principes « RSE » et « ESG » pour notamment être éco-responsables.

Par Marta Lahuerta Escolano, avocate of counsel, Jones Day

L’empreinte environnementale des réseaux de télécommunications suscite un intérêt croissant dans le paysage numérique, compte tenu de la pénétration croissante des technologies de l’information et des communications dans notre société. Alors que ces réseaux sont vitaux pour assurer les besoins en connectivité de nos différentes activités, leur déploiement et leur utilisation génèrent des répercussions significatives sur l’environnement.

Emission CO2 du numérique en hausse
Les centres de données, les câbles sous-marins et les pylônes requièrent une alimentation électrique constante pour assurer la transmission des données. Ce qui a des conséquences en termes d’émissions de gaz à effet de serre (GES). Selon une étude de l’Agence de la transition écologique (Ademe) et l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep), publiée en 2023 (1), l’empreinte carbone du numérique pourrait tripler entre 2020 et 2050 si aucune action n’était prise pour limiter la croissance de l’impact environnemental du numérique (2). Face aux enjeux environnementaux et sociaux croissants et l’essor de la régulation européenne en matière de durabilité, l’intégration des principes dits de « responsabilité sociale des entreprises » (RSE) est devenue une priorité pour les opérateurs télécoms qui sont désormais tenus de répondre à des normes plus strictes pour réduire leur impact environnemental. Le secteur numérique représente de 3 % à 4 % des émissions mondiales de GES, soit environ deux fois plus que l’aviation civile, selon le « Telco Sustainability Index » du cabinet de conseil américain BCG (3), et, selon cette fois l’Ademe, il contribue à hauteur de 2,5 % à l’empreinte carbone en France (4).

Digital Markets Act (DMA) : mais que fait l’Arcep ?

En fait. Le 26 mars, l’Organe des régulateurs européens des télécoms (Berec) – que vice-préside Laure de La Raudière (Arcep) – tiendra à Bruxelles son 12e Forum annuel pour y rencontrer opérateurs télécoms, plateformes numériques et industriels. Objectif : harmoniser l’applications des règles européennes.

En clair. Avec le Digital Markets Act (DMA), entré en vigueur le 2 mai 2023 pour réguler les activités des grandes plateformes numériques en général (1) et des six « gatekeepers » (Alphabet/Google, Amazon, Apple, ByteDance/TikTok, Meta et Microsoft) en particulier (2), l’Organe des régulateurs européens des télécoms (Berec) entre dans une nouvelle ère de la régulation numérique. L’Arcep, qui fait partie des 37 régulateurs des télécoms membres (seuls ceux des Vingt-sept ont un droit de vote), a largement contribué à l’élaboration du DMA comme sur les aspects de l’interopérabilité des services de messagerie en ligne.
C’est le cas pour les « contrôleurs d’accès » tels que Meta. Ses messageries WhatsApp et Messenger sont justement des « services de plateforme essentiels » au sens du DMA. De ce fait, la firme de Mark Zuckerberg est obligée depuis le 7 mars 2024 de garantir dans l’UE l’interopérabilité de ses deux « services de communications interpersonnelles non fondés sur la numérotation » avec ceux de « tout autre fournisseur qui propose ou a l’intention de proposer de tels services dans l’UE ». Et ce, « en fournissant sur demande et gratuitement les interfaces techniques nécessaires ou des solutions similaires qui facilitent l’interopérabilité » (3).