Dans le monde, 2,6 milliards d’êtres humains ne sont toujours pas connectés à Internet. Face à cette fracture numérique mondiale persistante, l’Isoc (Internet Society) cofondée en 1992 par Vinton Cerf – devenu « évangéliste » chez Google – a du mal à lever des fonds à la hauteur de sa promesse d’un Internet « pour tous ».
L’Américain Vinton Cerf (photo), qui a co-inventé avec son compatriote Robert Kahn le protocole Internet TCP/IP (1) – après s’être inspiré en mars 1973, lors d’une visite à Louveciennes, des travaux du Français Louis Pouzin (2) sur le datagramme (commutation de paquets) –, a lancé le 24 novembre dernier un appel aux dons pour financer l’Internet Society (Isoc). Vinton Cerf a cofondé, avec Robert Kahn et Lyman Chapin cette organisation américaine à but non lucratif le 11 décembre 1992 – il y a 33 ans presque jour pour jour. L’informaticien « Vint » (82 ans) et l’électronicien « Rob » (86 ans), qui ont tous les deux travaillé dans les années 1970 autour du réseau Arpanet créé au sein du département de la Défense des Etats-Unis, sont considérés comme étant parmi les « pères d’Internet », avec le frenchie « Louis » (94 ans). L’Isoc est née avec Internet dans le but de « faciliter, soutenir et promouvoir l’évolution et la croissance d’Internet en tant qu’infrastructure mondiale de communication pour la recherche » (3). Mais c’est bien grâce à l’Europe et à l’invention du Web par le Britannique Tim Berners-Lee – travaillant alors au Cern en Suisse, dans le « Building 31 » situé à la frontière sur territoire français (4) – que cet Internet, d’accord très technique et académique, deviendra grand public à partir du milieu des années 1990. L’Isoc, organisation institutionnelle d’Internet, est dans le même temps devenue la « maison mère » des communautés techniques IETF (5) et IAB (6).
L’Isoc : grande mission, petits moyens
« Bonjour, je m’appelle Vint Cerf. J’ai été président fondateur de l’Internet Society en 1992. Et nous voilà en 2025, et l’[Isoc] poursuit sa mission. Je souhaite que vous compreniez que donner de votre temps, de votre énergie, et même un peu de votre argent à l’[Isoc] lui permettra d’accomplir sa mission principale : faire en sorte qu’Internet soit vraiment pour tout le monde », a déclaré le 24 novembre dans un appel aux dons – en vidéo diffusée sur YouTube – celui qui est non seulement le cofondateur de l’Internet Society, où il n’a plus de fonctions exécutives depuis les années 2000, mais aussi vice-président de Google où il a été recruté il y a 20 ans comme « Chief Internet Evangelist ». Et l’icône du Net d’ajouter : (suite) « J’espère donc que vous vous joindrez à moi pour soutenir cette cause. Je viens moi-même de contribuer à hauteur de 25.000 dollars, et je vous invite à envisager de faire de même. En attendant, à bientôt sur le Net ! ».
2,6 milliards d’humains non connectés
Vint Cerf a choisi de lancer cette campagne quelques jours avant le « Giving Tuesday », qui est la journée mondiale de la générosité arrivant chaque année le mardi suivant la fête de Thanksgiving aux Etats-Unis, soit le 2 décembre en 2025. « Faites un don dès maintenant et notre président fondateur, Vint Cerf, abondera du même montant les premiers 25.000 dollars de dons », a encouragé l’Isoc sur son compte LinkedIn (7). Au 5 décembre, la collecte dépassait à peine les 23.000 dollars sur les 50.000 dollars visés (8). Or ce modeste objectif semble minuscule et symbolique par rapport au positionnement historique de l’Isoc qui est de contribuer à résorber cette fracture numérique qui empêche encore aujourd’hui 2,6 milliards d’êtres humains de se connecter correctement à Internet. Si l’Isoc – dont le slogan est « Internet est pour tous » – mène cette campagne symbolique de quelques dizaines de milliers de dollars auprès du grand public, qu’elle sollicite ainsi sur des dons de petits montants (12 dollars, 40, 80, …), elle s’appuie aussi sur sa fondation – l’Internet Society Foundation, sa filiale créée en novembre 2019 (9) – pour « institutionnaliser » les levées de fonds (dons, adhésions, subventions, …) pour l’octroi à son tour de subventions (10) et la mise en place de partenariats pour des montants annuels de plusieurs millions de dollars. Sur l’année 2024, la fondation a ainsi financé 203 projets de connexion et d’inclusion numérique dans 111 pays pour un total de 16,2 millions de dollars (11) : réseaux communautaires dans des villages reculés, adoption d’outils numériques par des entrepreneurs, recherches sur la sécurité d’Internet, solutions résilientes dans des zones sujettes aux catastrophes naturelles, …
Mais le budget des deux entités – l’Isoc « canal historique » et l’Isoc Foundation, chacune ayant comme PDG Sally Wentworth (photo ci-dessus) – restent très limité au regard des enjeux planétaires, malgré 135 « chapitres » (antennes locales) dont l’Isoc France créée il y aura 30 ans l’année prochaine. Pour leur « Plan d’action 2026 » respectif, tous les deux publiés en novembre, l’Isoc historique disposera de 41,2 millions de dollars sur l’année prochaine (12) et l’Isoc Foundation de 28 millions de dollars seulement (13). Et encore, heureusement que les deux entités perçoivent chacune un gros pécule provenant de la vente de noms de domaine de premier niveau tels que « .org », à savoir 32 millions de dollars pour près de 80 % (77,7 % précisément) du « chiffre d’affaires » de l’Isoc historique et 28 millions de dollars pour la totalité du « chiffre d’affaires » 2026 de la fondation. Car l’organisation américaine à but non lucratif est aussi la maison mère d’une filiale « à but non lucratif » baptisée Public Interest Registry (PIR), qui, créée en 2002 à Reston dans l’Etat de Virginie, commercialise en exclusivité via des registrars dans le monde les noms de domaines se terminant par « .org » (plus de 11,7 millions actifs à ce jour (14)), mais aussi – depuis leur création il y a dix ans – les « .ong » (2.107 actifs (15)) et en anglais les « .ngo » (4.465 actifs (16)) pour les ONG dans le monde, les organisations non-gouvernementales. PIR a étendu ses activités de « registre d’intérêt public » à partir de 2019 en reprenant à l’Icann – la principale organisation américaine non-gouvernementale, dont Vinton Cerf a été président du conseil d’administration, chargée de gérer dans le monde les adresses de l’Internet (17) – les domaines de premier niveau « .charity », « .foundation », « .gives » et « .giving ». Autant de gTLD (Generic Top-Level Domain) qu’elle regroupe dans sa « famille de domaines .org » (18). Ainsi, PIR rapportera aux deux entités de l’Internet Society pas moins de 60 millions de dollars cumulés en 2026 – une manne en hausse.
Cette pépite PIR a d’ailleurs failli être vendue par l’Isoc, si avait abouti son projet – soutenu par Vinton Cerf (19) – de céder en 2019 ce « registre d’intérêt public » à la société de capital investissement Ethos Capital pour 1,135 milliard de dollars. Mais cette opération fit polémique en raison de son caractère financier et au regard des missions d’intérêt public de l’Isoc et de PIR. La justice s’en était mêlée, y voyant une violation des statuts à but non lucratif de ces organisations caritatives soumises aux lois californiennes. Sous pression, l’Icann avait rejeté le 30 avril 2020 la proposition de vente du PIR à Ethos Capital (20).
Une « réserve » de 1,7 million de dollars
Mais, dans l’hypothèse où les revenus PIR venaient à diminuer, le conseil d’administration de l’Isoc a choisi de placer une partie de ses recettes dans des « réserves » pour que l’organisation puisse tout de même survivre et remplir sa mission. C’est ainsi que l’Isoc a thésaurisé 1,7 million de dollars pour commencer 2026 avec ce qu’elle appelle le « fonds du conseil ». Cette somme est prévue pour différents projets à venir : dans la « transformation numérique » (478.500 dollars), les « technologies facilitatrices » (25.000 dollars), des « initiatives ESG » pour l’environnement, le social et la gouvernance (200.000 dollars), les « systèmes de gestion des ressources humaines » (626.000 dollars) et l’« accessibilité » (100.000 dollars). Là où il faudrait des milliards… @
Charles de Laubier