Protection de la création (piratage et cession) : avancées et enjeux du projet de loi audiovisuel

Alors que la directive européenne sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (DAVDSI) a vingt ans jour pour jour, la France est engagée dans une réforme de la protection de la création cinématographique et audiovisuelle française.

Par Anne-Marie Pecoraro*, avocate associée, UGGC Avocats

Le projet de loi visant à réguler et à protéger l’accès du public aux œuvres culturelles à l’ère numérique vient d’être adopté au Sénat en première lecture (séance publique du 20 mai 2021). Par rapport à l’ambition initiale de la réforme globale de l’audiovisuel portée par Franck Riester (1), ce texte apparaît relativement concis avec ses 21 articles (2). C’est pour cette raison notamment que la commission des affaires culturelles du Sénat avait amendé le projet de loi afin qu’il aille plus loin dans la protection de l’accès aux œuvres.

Haro sur les sites web pirates
Ce projet de loi cherche à renforcer la protection de la création, alors que, jusqu’en janvier 2021, ce volet de la réforme de l’audiovisuel paraissait avoir été mis de côté. Finalement, ce projet intervient – selon la règle du « en même temps » macronien – en parallèle non seulement de la transposition de la directive européenne de 2018 sur les services de médias audiovisuels, dite SMA, mais aussi des négociations pour réformer la chronologie des médias, ainsi que pour la révision du décret TNT – sur lesquelles le ministère de la Culture assure reprendre la main en raison du désaccord des acteurs du secteur ayant échoué à s’entendre dans la période de conciliation (3).
La version actuelle du projet reprend une partie des dispositions de l’ancien projet de loi de décembre 2019 relatif à la commu-nication audiovisuelle et à la souveraineté numérique. Le nouveau texte tient notamment compte des avis – pour partie favorables – rendus par le Conseil d’Etat et les autorités administratives indépendantes concernées (4). Sur le volet de la protection de la création française, les dispositions sont destinées à renforcer la lutte contre le piratage et les propositions visent à encadrer la cession de catalogues audiovisuels français.
• Protection légitime de la création par le renforcement de la lutte contre le piratage. Les textes fondateurs en droit français dédiés à la lutte contre la contrefaçon résultent pour l’essentiel de la transposition de l’article 8.3 de la directive européenne du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (5). Cette directive, dite « DADVSI », a été transposée en droit français dans la loi pour la confiance dans l’économie numérique, dite « LCEN » (6), et dans le code de la propriété intellectuelle, dit « CPI » (7). A notre connaissance, l’article L. 336-2 du CPI a été utilisé systématiquement comme fondement pour demander au président du tribunal judiciaire d’ordonner aux fournisseurs d’accès à internet (FAI) de bloquer l’accès à des sites Internet massivement contrefaisants de droits d’auteur et droits voisins, et demander à des moteurs de recherche de déréférencer ces sites web. Au-delà de leurs résultats tangibles, ce texte et la jurisprudence afférente soulèvent des questions, parmi lesquelles la réponse à donner à la réapparition de sites contrefaisants sous de nouveaux noms de domaine, en l’occurrence les « sites miroirs ».
Le droit comparé nous enseigne que certains systèmes juridiques étrangers ont choisi de consacrer les « injonctions dynamiques », c’est-à-dire des injonctions visant des sites web sur lesquels des atteintes sont constatées mais également applicables aux sites identiques (des clones) qui viendraient à être crées ou découverts après le prononcé de l’injonction initiale et sur lesquels les mêmes atteintes seraient constatées. Le législateur français, lui, n’a pour l’instant pas opté pour la consécration d’un tel système. Il n’est pas exclu cependant que les injonctions dynamiques soient finalement consacrées en droit positif. Un amendement notamment porté par la sénatrice Catherine Morin-Desailly et le sénateur Claude Kern va en effet dans ce sens (8), d’ailleurs similaire à celui de la sénatrice Laure Darcos (9). Il est censé permettre au tribunal judiciaire de prévoir – « dès sa décision initiale » – qu’en présence de la continuation de l’atteinte à un droit d’auteur ou à un droit voisin caractérisant l’activité illicite visée par ses mesures par un même service autrement accessible ou autrement localisé, le périmètre de sa décision puisse être étendu à l’ensemble des accès donnés ou à la localisation nouvelle de ce même service (10).

Procédure spéciale « sites miroirs »
Pour l’heure, alors que les deux amendements cités ont été le 4 mai dernier respectivement, « retiré » et « rejeté » (11), la lutte contre les sites miroirs est limitée – selon la « petite loi » adoptée le 20 mai – à l’introduction d’une procédure spécialement dédiée à la lutte contre les sites miroirs. Ainsi, dès lors qu’une décision judiciaire « passée en force de chose jugée » a ordonné toute mesure propre à empêcher l’accès à un service de communication au public en ligne en application du CPI, la future Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), saisie par un titulaire de droits – « partie à la décision judiciaire » – peut demander à toute personne visée par cette décision d’empêcher l’accès à tout service de communication au public en ligne reprenant en totalité ou de manière substantielle le contenu du service visé par ladite décision.
Dans les mêmes conditions, l’Arcom (issue de la fusion de l’Hadopi et du CSA) peut également demander à tout exploitant de moteur de recherche, annuaire ou autre service de référencement de faire cesser le référencement des adresses électroniques donnant accès à ces services de communication au public en ligne. Ces méca-nismes sont censés apporter une réponse à la problématique soulevée par les sites miroirs, et notamment l’actualisation rapide des décisions de justice.

En attendant l’« injonction dynamique »
Le projet de loi prévoit en outre que l’Arcom peut demander aux services de se justifier lorsqu’il n’est pas donné suite à sa saisine dans les conditions précitées. Sans préjudice d’une telle demande, l’autorité judiciaire peut être saisie, en référé ou sur requête, pour ordonner toute mesure destinée à faire cesser l’accès à ces services. Cette saisine s’effectue sans préjudice de la saisine prévue à l’article L. 336-2 (12). Ces évolutions peuvent être accueillies favorablement : ce dispositif est une première réponse aux limites du mode d’application actuel de l’article L. 336-2 du CPI – en attendant la reconnaissance par le droit positif de réelles injonctions dynamiques aux FAI.
De son côté, l’Arcep – chargée, en France, de veiller au respect du principe de neutralité d’Internet tel qu’il résulte du règlement européen « Internet ouvert » (13) de 2015 – met en garde contre « une obligation de surveillance disproportionnée » pour les FAI. Selon elle, les FAI pourraient en effet être soumis à une obligation de blocage de tout service de communication au public en ligne donnant accès aux contenus jugés illicites par une décision de justice (14). Cependant, l’arbitrage délicat fait par le législateur ne dit pas qu’un principe fondamental (droit d’auteur) prime sur un autre (droit d’accès à l’information). Il tente précisément de parvenir à un équilibre, qui semble ici justifié. Le volet « anti-piratage » prévoit en outre la possibilité pour l’Arcom de dresser une « liste noire » des sites Internet dont le modèle économique repose sur l’exploitation massive de la contrefaçon, ce qui est une manière de simplifier la consta-tation et la preuve du caractère massivement contrefaisant et des atteintes, conditions posées aux actions contre le piratage. Pour autant, il importe que les justiciables aient toujours le choix de recourir, soit aux moyens judiciaires connus, soit aux nouveaux moyens qui devraient s’ajouter, sans diminuer les précédents. La multiplication des voies pour lutter contre la contrefaçon – administratives s’additionnant au judiciaire – est, selon nous, une remarquable avancée dont il faudra accompagner l’efficacité pratique.
• Recherche d’une protection de la création française par l’encadrement de la cession des catalogues audiovisuels français. Le projet de loi instaure un nouveau dispositif de protection des catalogues d’œuvres audiovisuelles qui consiste à introduire un mécanisme de déclaration préalable auprès du ministère de la culture six mois avant la cession d’un catalogue d’œuvres cinématographiques ou audiovisuelles, pour « imposer aux acheteurs les mêmes obligations d’exploitation de suivi » que celles existant pour les producteurs – au titre de l’article L. 132-27 du CPI (15). Cependant, l’adage « l’enfer est pavé de bonnes intentions » pourrait assombrir ce projet. En effet, derrière cette disposition, il y a, d’une part, une intention louable qui est de préserver le patrimoine culturel français contre d’éventuelles atteintes à sa bonne conservation, son accessibilité et sa mise en valeur et, d’autre part, un frein éventuel, notamment pour des diffuseurs ou investisseurs. Par exemple, il est courant que les créanciers prennent des sûretés sur tout ou partie des œuvres d’un catalogue audiovisuel : est-ce que le nouveau dispositif pourrait impacter ou contrarier la mise en place de sûretés lorsque des garanties sont utiles ? En effet, un nantissement peut entraîner un changement direct ou indirect de propriétaire d’un catalogue audiovisuel – au fur et à mesure des évolutions du projet : comment ce changement serait-il articulé avec les formalités préalables ? Par ailleurs, une banque ou un autre créancier qui serait placé dans ce cas ne pourrait pas forcément justifier de sa capacité à assurer la valorisation et l’exploitation d’un catalogue audiovisuel qui lui a été donné en garantie d’une créance. En outre, malgré l’exception culturelle, les autorités européennes pourraient critiquer un tel dispositif contrôlant des opérations – en dehors du dispositif sur les investissements étrangers – comme une atteinte potentiellement « disproportionnée » au principe de libre circulation.
Par conséquent au stade actuel on retiendra la pertinence de préserver la bonne conservation, l’accessibilité et la mise en valeur du patrimoine, tout en misant peu sur le dispositif projeté de déclaration ou autorisation préalables du ministère.

Pas encore de réforme « anti-concentration »
Enfin, dans la lignée de la préservation de la pluralité culturelle, nous aurions pu penser que le dispositif anti-concentration spécifique au secteur de l’audiovisuel et inchangé depuis 1986 allait être amendé, afin de faciliter les restructurations – l’Autorité de la concurrence (16) et le CSA (17) s’étant d’ailleurs prononcés à de nombreuses reprises dans le sens d’une réforme de ce dernier. Mais le législateur, toujours dans la volonté de faire voter un texte rapidement, a restreint pour l’instant le texte aux questions qu’il a jugées prioritaires. @

Presse d’information politique et générale : le fragile statut IPG soulève des questions juridiques

Particulier à la France, le statut dit « IPG » – assez fragile – divise la presse et amène l’Etat à aider plus certains journaux que d’autres, imprimés et/ou en ligne. Ce statut, aux frontières floues, soulève au moins trois questions juridiques, tant au niveau national qu’européen.

Par Emmanuelle Mignon*, avocate associée, August Debouzy

Considérée comme une condition nécessaire à l’exercice des autres libertés (1) et au bon fonctionnement de la démocratie, la liberté d’expression et de communication justifie, depuis longtemps et dans presque tous les pays occidentaux, l’existence d’aides étatiques aux médias, et plus particulièrement à la presse écrite qui a été pionnière dans la conquête de la liberté par la diffusion de la pensée.

Aides d’Etat à la presse : avantage à l’« IPG »
Le régime français, lui, se caractérise par une addition de dispositifs qui, comme souvent, se superposent sans jamais que la création d’une aide nouvelle ne soit accompagnée de la disparition d’une aide existante. La raison en est politique, mais pas seulement. Les objectifs des aides à la presse écrite sont en effet multiples, depuis l’encouragement au lectorat jeune jusqu’à la préservation de l’emploi local, en passant par le pluralisme ou l’aide à la transition numérique.
Cette superposition entraîne des effets d’aubaine et de seuils, ainsi que de frottements anticoncurrentiels entre les différentes familles de presse, que les textes successifs s’efforcent de corriger au prix d’une complexification croissante du système. Selon la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP), qui délivre le numéro d’inscription permettant à une publication d’accéder au régime économique général de la presse (2), près de 7.000 publications bénéficient actuellement de ce dispositif (3), dont 50 % correspondent à des titres de la presse « éditeur » (4). Depuis 2009, les services de presse en ligne (SPEL) – aujourd’hui au nombre de 1.200 (pendants de journaux imprimés ou pure players) – ont eu progressivement accès eux aussi aux aides, en particulier au taux super réduit de TVA (2,10 % depuis 2014).
Mais, à l’intérieur de ce régime général de soutien, la presse d’information politique et générale (IPG) bénéficie d’aides supplémentaires : tarif postal encore plus favorable, aide au portage (presse sportive quotidienne aussi), avantages fiscaux (5), aides aux publications à faibles ressources, … Les critères à remplir pour bénéficier du statut IPG ne sont pas strictement identiques selon les différents dispositifs d’aides, mais généralement la condition principale est de consacrer la majorité de la surface rédactionnelle à des informations politiques et générales relatives à l’actualité dépassant les préoccupations d’une catégorie particulière de lecteurs (6). D’après la CPPAP, 412 titres imprimés relèvent du statut IPG (soit environ 6 % de tous les titres) mais son site web n’indique pas le nombre de SPEL (presse en ligne) bénéficiant de ce statut. Les grands quotidiens nationaux – presque tous d’IPG – étant en plus, depuis une quinzaine d’années, les principaux bénéficiaires des subventions à la réforme des imprimeries de presse et du réseau de distribution, il est clair que la presse IPG (incluant aussi les quotidiens régionaux ou locaux et certains magazines) est beaucoup plus aidée que les autres.
L’objectif poursuivi est le pluralisme et l’indépendance de la presse, mais au profit d’une information politique, afin que tous les Français puissent accéder régulièrement – dans des conditions de prix raisonnables, et malgré les difficultés économiques du secteur – à un contenu informatif et éditorial susceptible de les éclairer dans leurs choix de citoyens. Le statut IPG – dont la définition est consacrée législativement pour la première fois dans la loi de 2019 portant réforme de la distribution (7) – s’étend d’ailleurs au-delà des seuls avantages d’aides publiques renforcées. Dans le sens des contraintes, il comprend des limites à la concentration. Dans le sens des privilèges, il donne un droit absolu d’accès au réseau physique de distribution dans les quantités déterminées par les éditeurs. Pour autant, ce statut soulève plusieurs questions juridiques.

Le principe d’égalité mis à mal
• La première question juridique est la conformité du statut IPG au principe d’égalité dès lors que la frontière entre la presse dite IPG et celle non-IPG n’est pas toujours très nette et que la première bénéficie d’avantages concurrentiels susceptibles de pénaliser la seconde aussi bien sur le marché des lecteurs que sur celui de la publicité. Il a toutefois été jugé, et par le Conseil d’Etat (8) et par le Conseil constitutionnel (9), que l’objectif de pluralisme – auquel est parfois ajouté celui d’indépendance – de l’information politique et générale justifiait l’existence de ce statut particulier. On ne peut pas dire que ces décisions soient très motivées. Elles ramènent à la seule presse IPG les objectifs de pluralisme et d’indépendance, alors que la liberté d’expression et de communication vise toute sorte de pensée et d’opinion. Et ces décisions ne s’intéressent pas aux effets anticoncurrentiels concrets que ces publications dites IPG exercent sur les autres familles de presse. De même, il a été jugé que la préservation des équilibres économiques du réseau de distribution de la presse écrite, sans lequel les citoyens ne pourraient pas avoir accès à une presse IPG pluraliste et indépendante, justifiait que la résiliation d’un contrat librement conclu entre une société de messagerie de presse et un dépositaire central de presse puisse être imposée par un organisme tiers composé d’éditeurs (10). En d’autres termes, les objectifs qui s’attachent à la défense du pluralisme et de l’indépendance de la presse IPG peuvent conduire à assujettir les autres formes de presse à ses besoins.

Aides « IPG », toutes euroconformes ?
• La deuxième question juridique est celle de la conformité du statut de la presse IPG avec le droit de l’Union européenne (UE). Dans les autres Etats membres, les aides à la presse ne sont pas aussi segmentées au profit d’une catégorie de presse. Il y a d’ailleurs relativement peu de décisions de la Commission européenne sur des dispositifs d’aides à la presse (en tout cas s’agissant des grands pays), ce qui laisse penser que les régimes existants sont anciens, stables et relativement neutres. Les aides nouvelles, quand elles existent, sont toujours justifiées par l’objectif de pluralisme, mais appliqué à toutes les publications. Toutefois, la Suède et le Danemark ont récemment institué des aides – respectivement à la transformation numérique (11) et à la presse écrite (12) – subordonnées à des critères de contenu ou de cibles proches du statut IPG français. Les décisions de la Commission ne laissent guère planer de doute sur la compatibilité des aides françaises à la presse IPG avec le droit des aides d’Etat, dès lors qu’elles restent raisonnables dans leur ampleur.
Bien consciente des difficultés économiques de la presse, elle valide généralement les aides qui lui sont notifiées au nom du principe d’intérêt commun de pluralisme et d’indépendance de la presse. Si l’on ne peut exclure que ces aides affectent le commerce intra-communautaire dès lors que les publications des différents Etats membres sont en concurrence sur le marché des lecteurs, mais aussi de la publicité, de l’impression et de la distribution, la Commission européenne relève également que cet effet reste limité du fait que les publications éditées dans d’autres pays de l’UE ne sont que marginalement substituables aux titres nationaux. Et elle reconnaît que le pluralisme et l’indépendance de l’information politique destinée à l’édification des citoyens peut appeler des mesures particulières puisqu’elle a validé (13), outre les dispositifs suédois et danois, l’extension de l’aide française aux quotidiens à faibles recettes publicitaires aux titres de périodicité hebdomadaire à trimestrielle, alors que cette aide cible exclusivement la presse IPG. Ce qui est plus surprenant est que seuls deux dispositifs français d’aides à la presse IPG aient été notifiés à Bruxelles : le premier étant l’extension de l’aide mentionnée ci-dessus ; le second étant le crédit d’impôt pour premier abonnement à un titre IPG (14) créé par la loi de finances rectificative pour 2020, pour lequel une réponse de la Commission européenne est toujours en attente. En 1999, le Conseil d’Etat a jugé – non sans bénévolence – que l’aide postale ciblée à la presse IPG n’était pas soumise à l’exigence de notification dès lors qu’elle réaménageait un régime existant d’aides postales créé antérieurement à l’entrée en vigueur du Traité de Rome (15). De même, les dispositifs fiscaux relatifs aux provisions pour investissement et à la réduction de l’impôt sur les sociétés (IS) pour souscription au capital d’entreprises de presse sont couverts par le principe de dispense de notification des aides de minimis. Reste que d’autres aides à la presse IPG n’ont pas été notifiées, à commencer par l’aide aux quotidiens IPG à faibles ressources publicitaires créée en 1986 (seule son extension l’a été), laissant planer un doute sur leur légalité.
• La troisième question juridique soulevée est le caractère en grande partie réglementaire du statut de la presse IPG, alors que l’article 34 de la Constitution française confie au législateur (depuis la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008) le soin de fixer les règles relatives à la liberté, au pluralisme et à l’indépendance des médias. Bien sûr, on pourrait penser que l’introduction de cette disposition dans la Constitution n’avait pas d’autre vocation que de codifier l’état du droit antérieur, lequel a déjà reconnu que toute atteinte à la liberté d’expression et de communication ne peut résulter que de la loi (16). Or, instituer des d’aides, c’est a priori aider la presse et l’on voit mal pourquoi le recours à la loi serait nécessaire. Mais en aidant certaines familles de presse ou en posant des conditions à l’attribution des aides, on exclut nécessairement certaines publications de leur bénéfice, au risque de porter atteinte à leur indépendance (17) ou de faire des choix arbitraires, justifiant que seul le législateur puisse être autorisé à déterminer ces régimes.

Un fragile régime d’aides à réformer
La question s’est posée directement dans la requête contre le décret n°2015-1440 du 6 novembre 2015 étendant à tous les périodiques jusqu’aux trimestriels le bénéfice des aides aux publications IPG à faibles ressources publicitaires, auparavant réservées aux quotidiens. Malgré les conclusions du rapporteur public invitant le Conseil d’Etat à censurer ce décret intervenu dans le domaine de la loi, la haute assemblée a préféré censurer le décret sur le terrain du droit de l’UE (18). L’avantage est de ne pas avoir ébranlé tout d’un coup, et sans que personne ne s’y attende sans doute, une bonne partie du régime des aides à la presse ; l’inconvénient est que le système perdure et souffre d’une fragilité dont le gouvernement serait bien inspiré de se préoccuper. @

* Emmanuelle Mignon, ancienne conseiller d’Etat, est depuis
février 2015 avocate associée chez August Debouzy. Elle a été
directrice de cabinet à la présidence de la République
(sous Nicolas Sarkozy) et secrétaire générale d’EuropaCorp.

Réforme de l’audiovisuel et enchères 5G : reports

En fait. Le 18 mars, le gouvernement a présenté en conseil des ministres un projet de loi instaurant un « état d’urgence sanitaire » face au Covid-19 et un projet de loi de finances rectificatif pour 2020. Le calendrier législatif est chamboulé. Les enchères 5G, elles, ne se tiendront pas le 21 avril, nous confirme l’Arcep.

En clair. Le Covid-19 est le chamboule-toute de 2020. Les deux projets de loi (état d’urgence sanitaire et loi de finances rectificatif) sont en train d’être adoptés en procédure accélérée au Parlement. Résultat, « toutes les réformes en cours se[ont] suspendues » – dixit le président de la République lors de son allocution télévisée du 16 mars devant 35,3 millions de télé-spectateurs, selon Médiamétrie. Les deux plus importants projets de loi de son quinquennat sont déprogrammés sine die.
La réforme très contestée des retraites, pour laquelle le gouvernement avait décidé de recourir à l’article 49-3 à l’Assemblée nationale pour le « projet de loi ordinaire » (sans débat avec les députés (1)), est suspendue (alors que le texte devait arriver au Sénat en avril et que le « projet de loi organique » ne pouvait pas être, lui, soumis au 49-3). La réforme de l’audiovisuel, qui était le grand chantier d’Emmanuel Macron annoncé dès sa campagne présidentielle de 2017, est reportée. Ce projet de loi sur « la communication audiovisuelle et la souveraineté culturelle à l’ère numérique » a été examiné début mars par la commission commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale (lire p. 6 et 7), et devait être débattu en séances publiques à partir du 31 mars jusqu’au 10 avril. Mais l’urgence législative dans la « guerre » (dixit sept fois Emmanuel Macron) contre le Covid-19 a contraint le gouvernement d’annuler le calendrier des débats sur ce texte qui était pourtant lui-même en procédure accélérée depuis décembre (2).
Concernant par ailleurs les enchères des fréquences pour la 5G, dont l’Etat espère les vendre pour un minimum de 2,17 milliards d’euros (mise à prix), l’Arcep confirme à Edition Multimédi@ qu’elles ne se tiendront pas le 21 avril, mais qu’aucune nouvelle date n’a été fixée lors de la réunion de son collège le 19 mars. Des médias (Reuters, AFP, Les Echos, …) avaient annoncé dès le 17 mars le report de ces enchères. Mais le président du régulateur des télécoms, Sébastien Soriano, a dû aussitôt temporiser dans un tweet posté dans la soirée : « Calendrier #5G : aucun report n’est acté pour le moment. (…) Si un nouveau calendrier devait être défini, cela sera indiqué en temps utile » (3). @

Loi audiovisuelle : David Kessler était « sceptique »

En fait. Le 3 février, David Kessler – haut fonctionnaire et, depuis 2014, directeur général d’Orange Content – est décédé à l’âge de 60 ans. Sa dernière intervention publique remonte au 7 novembre 2019, aux 29es Rencontres cinématographiques de Dijon (RCD). Il exprimait des doutes sur la réforme audiovisuelle.

En clair. Aux Rencontres cinématographiques de Dijon (1), le 7 novembre dernier, il était « là par accident » (dixit), car c’est Maxime Saada, PDG de Canal+, qui devait intervenir dans le débat sur la loi audiovisuelle, mais qui n’est pas venu… David Kessler, à la tête d’Orange Content, avait dû le remplacer au pied levé. Sur le projet de loi, il a exprimé surprise, scepticisme et regret : « Que cela Canal+ ou Orange (OCS), nous avons été un peu surpris du fait que le projet de loi sur l’audiovisuel ne dit et ne fait quasiment rien en faveur de la télévision payante, a lancé celui qui fut conseiller culture et communication de François Hollande à l’Elysée (2012-2014). Je suis frappé de voir qu’on accroît les taxes sur la VOD (par la loi de Finances), ce qui défavorise les deux plateformes françaises qui restent, myCanal et Orange VOD. Et il n’y a pas de mesure majeure sur les télévisions payantes, qui sont quand même les concurrentes directes des plateformes : le choix du consommateur se fait entre Canal+ et OCS, d’une part, et Netflix, Amazon Prime Video, Apple TV+ ou demain Disney+, d’autre part ». L’ancien directeur du Conseil supérieur de l’audiovisuel (1996- 1997) s’est aussi dit « plus sceptique sur la mise en œuvre de cette loi sur l’audiovisuel » : « Je pense que les choses seront plus difficiles qu’on ne l’imagine. J’ai souvent le sentiment qu’en France on fait dire à la directive européenne (SMA (2)) un peu plus qu’elle ne dit. Elle fait des avancées majeures – quotas d’exposition des œuvres (sur les plateformes) et possibilité de contribution (des plateformes au financement des œuvres) pour le pays de destination. Mais la directive ne remet pas en cause l’architecture fondamentale sur laquelle l’Europe s’est bâtie, à savoir que le pays d’origine reste celui où les choses se décident. Je ne suis pas sûr que ce soit le régulateur français [futur CSA-Hadopi, ndlr] qui puissent vérifier tout ça [la conformité des plateformes]» . L’ancien directeur du Centre national du cinéma (2001-2004) a aussi regretté que la loi audiovisuelle n’obligera pas Netflix à préfinancer le cinéma français car cette plateforme de SVOD « ne fait pas de cinéma car il ne sort pas de films en salles ». Et le haut fonctionnaire et ancien conseiller culture du Premier ministre Lionel Jospin (1997-2001) a conclu : « Je ne suis donc pas sûr que l’on ait été jusqu’au bout pour réformer notre système ». @

Le ministre nouveau de la Culture est arrivé : Franck Riester est le 27e de la Ve République, et après ?

Le nouveau locataire de la rue de Valois a été nommé le 16 octobre. Franck Riester se retrouve face à une montagne de sollicitations et de revendications de la part des différentes industries culturelles. La musique, le cinéma, la télévision, la presse, la radio, les auteurs, … Tous l’attendent au tournant du quinquennat.

Ce fut la 26e passation de pouvoirs après André Malraux pour une 27e personnalité nommée à ce ministère qui fêtera ses 60 ans en 2019. Si Françoise Nyssen a provoqué de la déception (1) (*) (**) ; Franck Riester suscite, lui, de l’espoir de la part des industries culturelles. Les réactions des producteurs, des éditeurs, des médias ou encore des auteurs et des artistes ont été nombreuses après la nomination surprise du député (ex-UMP/LR) de Seine-et-Marne
et ancien rapporteur – il y aura dix ans l’an prochain – des deux lois « Hadopi » (2), instaurant la haute autorité éponyme dont il fut membre durant six ans – de fin 2009 à fin 2015 (3). Depuis six mois, Franck Riester (44 ans) ne cachait pas son ambition de remplacer Françoise Nyssen (67 ans) en difficulté politiquement et judiciairement. Mais il n’était bien sûr pas le seul pressenti à recevoir le maroquin de la Culture (4) (*) (**). Les attentes et les impatiences sont aussi à la mesure de l’accueil, voire de l’ovation, que
lui ont réservé les mondes de la culture et du divertissement. Le Syndicat national de l’édition phonographique (Snep) voit la nomination de Franck Riester comme « un signal positif ». Et s’en explique : « Son expertise reconnue de la filière musicale et des défis à relever dans le nouvel écosystème numérique constitue un atout indéniable (…), s’agissant notamment des enjeux de financement et de régulation contre les usages illicites », souligne le syndicat affilié au Medef.

Le nouveau ministre connaît bien la musique
Représentant les majors de la musique (Universal Music, Warner Music et Sony Music) – parmi une cinquantaine de producteurs ou fabricants membres –,
le Snep dit apprécier le nouveau ministre pour « son efficacité à protéger la propriété intellectuelle ». Sur la perspective d’un Centre national de la musique (CNM), qui s’inspirerait du CNC dans le cinéma, l’audiovisuel et le multimédia, le « Medef » de la musique ne tarit pas d’éloges en « salu[a]nt le volontarisme affiché par [Franck Riester] il y a sept ans déjà, à l’occasion du rapport ‘’Création musicale et diversité à l’ère numérique’’ (5) qui préfigurait le projet de CNM et dont il était le co-auteur » (6). Pour autant, les producteurs de musique s’inquiètent du fait que « les moyens et l’existence même d’un nouveau CNM ne sont pas assurés », mais ils s’en remettent au nouveau locataire de la rue de Valois, à « son expérience et sa détermination » pour
« permettr[e] d’entrer rapidement dans une phase opérationnelle, à la hauteur des ambitions et des besoins de la filière » (20 millions d’euros par an).

De la musique à la réforme audiovisuelle
Un rapport d’une «mission de préfiguration », confiée aux députés Pascal Bois et Emilie Cariou, devrait être remis fin novembre au Premier ministre (7). L’Union des producteurs phonographiques français indépendants (UPFI), qui compte 103 labels membres, se félicite elle aussi de l’arrivée de Franck Riester et estime que « sa participation en 2011 à la mission sur la création d’un Centre national de la musique
est de bon augure ». Son directeur général, Jérôme Roger, avait déclaré dans une interview à Edition Multimédi@ : « Il est urgent d’aider maintenant la filière musicale, avec la création du CNM » (8). C’était en juin 2012 ! L’UPFI demande au passage, projet de loi de Finances 2019 oblige, le prolongement pour encore trois ans du crédit d’impôt aux producteurs de musique et le renforcement de la dotation financière au Bureau export de la musique française (9). Jérôme Roger est également DG de la Société civile des producteurs de phonogrammes en France (SPPF). Ce bras « droit d’auteur » de l’UPFI en appelle au nouveau ministre de la Culture pour « une régulation des contenus sur le streaming », « une protection des droits des producteurs et des créateurs dans le domaine numérique », ou encore « une revalorisation des droits à rémunération équitable ». Du côté des 36.500 adhérents associés de la Société de gestion des droits des artistes interprètes (Spedidam), qui aura 60 ans l’an prochain,
on rappelle que « l’ancien président du Club de l’avenir de l’audiovisuel et des médias au sein de l’Assemblée nationale devra s’occuper de la réforme de l’audiovisuel souhaitée par Emmanuel Macron et son gouvernement ».
La réforme de l’audiovisuel est LE gros dossier pour Franck Riester, celle de la chronologie des médias aussi – au moment où Canal+ a rompu le 19 octobre ses négociations avec le cinéma (10). La Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), fondée il y a 241 ans (par Beaumarchais) et forte aujourd’hui de ses 60.000 membres, reconnaît à Franck Riester « une expertise des enjeux de la régulation audiovisuelle à l’ère numérique » et l’appelle à « refonder un pacte pour la culture qui permette de renforcer l’accès aux oeuvres, de favoriser le financement de la création
et de soutenir et de préserver les droits des créateurs ». Au niveau européen, selon la SACD, « la France doit maintenir sa position offensive en faveur du droit à rémunération proportionnelle pour les auteurs » (dans la directive sur le droit d’auteur). Le Bureau de liaison des organisations du cinéma (Bloc), qui regroupe une quinzaine d’organisations du 7e Art français (producteurs, réalisateurs, scénaristes, distributeurs, …), voit, lui, avec la prochaine loi audiovisuelle de nombreux défis « pour la défense de la création cinématographique indépendante : renforcement de la lutte contre la piraterie, contribution des services de VOD au financement de la création, renforcement du rôle et du financement du service public de télévision, modernisation des assiettes
et des taux de contribution au CNC ».
Le Syndicat des producteurs indépendants (SPI), un des membres du Bloc, ajoute que « par sa participation à la commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale et en tant que rapporteur des lois Hadopi, Franck Riester a prouvé sa fine connaissance des enjeux cinématographiques et audiovisuels ». Revendiquant 400 membres, producteurs de l’audiovisuel et du cinéma, « indépendants de tout opérateur de diffusion et de télécommunication », le SPI « ne dout[e] pas qu[e Franck Riester] défendra fortement le financement du service public ».
Egalement membre du Bloc, l’Union des producteurs de cinéma (UPC), qui représente 200 producteurs de films de long métrage et de films publicitaires, « se réjouit de la nomination de Franck Riester (…). Sa connaissance approfondie des enjeux (…),
ainsi que son engagement constant en faveur de la création (…) seront précieux ».
Les cinéastes de l’ARP (société des Auteurs-Réalisateurs- Producteurs) estiment,
eux, que la future loi audiovisuelle « devra notamment refonder notre régulation à l’ère numérique (…) au service de la diversité culturelle et d’un meilleur accès aux œuvres ». Aussi membre du Bloc, l’association des scénaristes de cinéma associés (SCA)
« espère vivement que le ministre saura accompagner et stimuler ce mouvement [en faveur des auteurs, de leur rémunération, ou de leur statut, ndlr] ». La Fédération des industries techniques du cinéma (Ficam) estime, elle, que Franck Riester devient ministre « dans une période charnière et déterminante pour le secteur du cinéma et
de l’audiovisuel ». Le Syndicat des radios indépendantes (Sirti), qui réunit 169 radios privées indépendantes, en appelle au ministre pour « l’accélération du déploiement du DAB+ » et « l’adaptation du dispositif des quotas francophones aux nouvelles réalités numériques ».

Franck Riester en froid avec le livre ?
Quant au Syndicat national des journaliste (SNJ), qui fêtait ses 100 ans le 18 octobre en présence du nouveau ministre, il lui a dit que « la fameuse loi ‘’Fake news’’ n’apporte aucune solution réaliste au problème posé, mais introduit une dose de censure, et élargit encore les prérogatives du CSA, qui n’est pas une instance indépendante du pouvoir politique ». Le Syndicat national de l’édition (SNE) est un des rares à ne pas avoir communiqué sur la nomination de Franck Riester… @

Charles de Laubier