Quand l’Europe va-t-elle obliger les réseaux sociaux à l’interopérabilité et à l’ouverture ?

Le Conseil national du numérique (CNNum), dont les membres sont nommés par le Premier ministre, s’est rendu fin février à la DG Cnect de la Commission européenne pour l’appeler à faire évoluer la régulation afin d’ouvrir les réseaux sociaux à la concurrence et à l’interopérabilité. Et après ?

Le secrétaire général du Conseil national du numérique (CNNum), Jean Cattan (photo), accompagné de Marie Bernhard, rapporteure au sein de ce même CNNum, s’est rendu le 27 février à la Commission européenne pour exposer une certaine « vision ouverte » pour « nous permettre de reprendre la main sur la construction de nos architectures sociales et les fonctionnalités essentielles des réseaux sociaux ». Objectif : « sortir de la mainmise des Big Tech sur notre attention». Cela passe par l’«interconnexion ouverte », un « réseau ouvert ». Il s’agit de « renverser l’ordre établi par les Big Tech sur nos infrastructures sociales » (1).

Chaque réseau social, un monopole en soi
Contacté par Edition Multimédi@ après son entrevue à la DG Cnect (2) à Bruxelles, Jean Cattan nous explique que « l’ouverture [des réseaux sociaux] dépend aujourd’hui des conditions technico-économiques que nous pourrons imposer dans le cadre d’une régulation qui reste à construire ». Pour que des applications et des fonctionnalités alternatives – à celles proposées par le réseau social – puissent être proposées par des tiers (nouveaux entrants et concurrents), il faudrait, selon lui, « penser encore plus loin que l’interopérabilité pour envisager les réseaux sociaux non plus comme des plateformes mais comme des protocoles ». Ce serait un remède au fait que ces marchés sont aujourd’hui « sous monopole de chaque réseau social ». Mais passer de la plateformisation à la protocolisation des réseaux sociaux suppose non seulement une interopérabilité mais aussi une ouverture des Facebook/Instagram (Meta), Twitter et autres TikTok.
Or, force est de constater que l’Union européenne s’est arrêtée au milieu du gué en matière d’interopérabilité des plateformes numériques, ainsi que sur les questions de portabilité des données entre elles. Le Digital Services Act (DSA) – le règlement européen sur les services numériques (3) – ne se préoccupe pas de l’ouverture du marché. Et le Digital Markets Act (DMA) – le règlement européen sur les marchés numériques (4) – est une occasion manquée dans l’ouverture des plateformes numériques devenues des « contrôleurs d’accès » en situation de monopoles. Concernant les obligations d’interopérabilité, le DMA fait le service minimum : son article 7 s’en tient uniquement aux « obligations incombant aux contrôleurs d’accès concernant l’interopérabilité des services de communications interpersonnelles », à savoir l’interopérabilité des messageries instantanées comme WhatsApp (Meta), Instagram (Meta), Messenger (Meta) ou Snapchat (Snap). Les gatekeepers que sont les réseaux sociaux et les plateformes de partages gardent donc la main monopolistique sur leur propre écosystème fermé (applications, fonctionnalités, modération, recommandation, hébergement, …). Réviser les règlements s’imposerait. La prochaine Commission européenne (issue des élections européennes à venir) devra réexaminer le DMA d’ici le 3 mai 2026 et le DSA d’ici le 17 novembre 2027. « La Commission européenne ne pense pas plus loin que les dispositions existantes à ce jour et sait qu’elle devra se pencher sur l’extension de l’article 7 [du DMA, ndlr] au-delà des messageries pour penser l’interopérabilité des réseaux sociaux. Néanmoins, elle n’a absolument pas pensé les possibilités du réseau social au-delà de sa forme centralisée entre les mains d’une plateforme », relève le secrétaire général du CNNum. Et pour le DSA, l’article 35 (risques systémiques, modération, recommandation, algorithmes, …) pourrait être étendu à d’autres remèdes.
Et Jean Cattan de regretter : « La Commission européenne n’a pas encore compris pour les réseaux sociaux ce qu’elle a pourtant compris dans les années 2000 pour les réseaux télécoms : l’innovation dépend de l’ouverture et l’ouverture se construit par la régulation ». En effet, pourquoi l’Union européenne ne procèderait-t-elle pas au « dégroupage » des réseaux sociaux et des grandes plateformes numériques, comme elle l’a fait il y a un quart de siècle pour les boucles locales des réseaux des opérateurs télécoms historiques ? L’idée de « dégrouper » les Big Tech avait été avancée en 2019 par un ancien président de l’Arcep, Sébastien Soriano (5). C’est ce que défend aujourd’hui Maria Luisa Stasi, directrice Droit et Politique des marchés numériques de l’ONG Article 19 qui défend la liberté d’expression.

Livre : l’Arcep veut ménager libraires et Amazon

En fait. Le 27 mai, se termine la consultation publique de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) sur sa proposition de « tarif minimum » pour la livraison de livres vendus en e-commerce. Fini les 0,01 euro TTC d’Amazon ? Pas vraiment. En clair. Etant déjà régulateur des télécoms et, depuis octobre 2019, de la distribution de la presse, l’Arcep est en plus depuis décembre 2021 celui des tarifs d’expédition des livres. A ce titre, elle va proposer aux ministres de la Culture et de l’Economie « un montant minimal de tarification » de livraison du livre qui sera rendu obligatoire par arrêté aux plateformes de e-commerce – Amazon en tête – et aux librairies. Le but de la loi « Economie du livre » du 30 décembre 2021 (1) à l’origine de ce projet est d’empêcher la pratique de livraison de livres à 0,01 euro TTC, initiée par le géant américain du e-commerce, avec lequel les librairies physiques ne peuvent rivaliser. Dans sa proposition de « tarif minimum pour la livraison des livres » soumise à consultation publique jusqu’au 27 mai (2), l’Arcep ménage la chèvre (Amazon) et le chou (le libraire) en avançant deux prix de livraison de livres. Le premier – « le tarif minimum d’expédition des livres neufs » – est proposé à « 3 euros TTC ». Ce qui devrait être accueilli favorablement par les librairies. Le second – « le tarif minimum d’envoi des livres à partir d’un seuil d’achat de livres neufs » – devrait rencontrer en revanche plus d’opposition, étant proposé à « 0,01 euro TTC » à partir d’un seuil « aux alentours de 25 euros d’achat ». Contactée par Edition Multimédi@, la sénatrice (LR) Laure Darcos à l’origine de la loi « Economie du livre » se dit « totalement défavorable à cette proposition ». Selon elle, « le point d’équilibre consisterait, d’une part à fixer un tarif minimal de livraison entre 3 euros et 4,50 euros, d’autre part à fixer le seuil de déclenchement de la quasi-gratuité des frais de port à 50 ou 60 euros ». L’Arcep justifie ce « seuil de quasi-gratuité » par le fait qu’il est déjà pratiqué par les acteurs du e-commerce pour inciter les acheteurs à « commander plus de livres ». Ces deux tarifs s’appliqueront aussi pour les abonnements de type Amazon Prime ou Fnac+. L’Arcep prévoit en outre 0 euro de frais de port « si le livre est retiré dans un commerce de vente au détail de livres » (3). Le gouvernement pourrait notifier cet été le projet d’arrêté à la Commission européenne. S’il y avait feu vert au bout de trois mois de « statu quo », l’arrêté pourra être publié au J.O. et les vendeurs de livres auront six mois pour se mettre en conformité, soit pas avant 2023. @

Quid au juste du Brexit numérique et audiovisuel ?

En fait. Le 31 janvier, à minuit, le Royaume-Uni a quitté l’Union européenne (UE) et ne fait donc plus partie des Etats membres, lesquels sont désormais vingt-sept. Une période transitoire s’est ouverte jusqu’au 31 décembre 2020, durant laquelle le droit de l’UE continuera de s’appliquer au Royaume-Uni. Et après ?

« Roaming audiovisuel » sans surcoût en Europe

En fait. Depuis le 1er avril, les Européens peuvent accéder – où qu’ils soient dans l’Union européenne (UE) – aux services de contenu en ligne auxquels ils sont abonnés dans leur pays. Au moins 29 millions d’entre eux, soit 5,7 % des consommateurs de l’UE, vont bénéficier de cette portabilité transfrontière.

Démanteler Google ? L’Arcep est pour, mais pas le gouvernement qui préfère la portabilité des données

« Je ne suis pas sûr qu’il faille démanteler les géants du numérique », a lancé Manour Mahjoubi, secrétaire d’Etat au Numérique, le 16 novembre au DigiWorld Summit à Montpellier. Il contredisait ainsi la position du président de l’Arcep, au contraire favorable au démantèlement de Google.

« La question n’est pas “Fautil démanteler Google ?” mais “Comment démanteler Google ?” » , a déclaré Sébastien Soriano (photo de gauche) dans une interview à Acteurs Publics titrée « Taxer les géants du Web ne suffira pas à mettre à bas leur domination » (1). Et d’en expliquer la démarche : « Il faut déterminer quels sont les leviers de régulation à mettre en place pour rouvrir le jeu, faire émerger des alternatives aux GAFAM (2), respectueuses des droits humains et des valeurs qui sont les nôtres ».

Coup de bluff des eurodéputés et de l’Arcep ?
Le démantèlement de la firme de Mountain View est donc avancé très sérieusement par le gendarme français des télécoms, lequel marche sur les pas des eurodéputés qui avaient adopté il y a trois ans une « résolution du Parlement européen du 27 novembre 2014 sur le renforcement des droits des consommateurs au sein du marché unique numérique ». Dans cette résolution non contraignante (3) votée à une large majorité, les eurodéputés avaient – sans le nommer – appelé à démanteler Google pour restaurer la concurrence en Europe. Ils demandaient alors « à la Commission européenne d’envisager de (…) séparer les moteurs de recherche des autres services commerciaux comme l’un des éventuels moyens à long terme permettant
de réaliser les objectifs [concurrentiels]». Coup de bluff ou pas (4) de la part des eurodéputés pour mettre la pression sur la Commission européenne dans son enquête au long cours sur le numéro un des moteurs de recherche accusé d’abus de position dominante, le fait est que Sébastien Soriano a fait sienne cette menace de démantèlement.
La Commission européenne, elle, a déjà infligé l’été dernier une amende record de 2,4 milliards d’euros contre laquelle Google a fait appel (5). « Il existe des acteurs qui (…) ne parviennent pas à se développer suffisamment, les GAFAM dressant devant eux une barrière incommensurable. A la puissance publique, donc, de définir des outils juridiques permettant d’accompagner ces start-up alternatives pour qu’elles rattrapent vite les effets d’échelle qui leur échappent », a expliqué celui qui préside sur 2017 l’Organe des régulateurs européens des communications électroniques (Berec).
La Commission européenne enquête par ailleurs sur l’écosystème mobile Android
de Google, qui devrait faire l’objet d’une décision en décembre (6). Intervenant au DigiWorld Summit, le président de l’Arcep n’est pas revenu sur la question du démantèlement. Mais le secrétaire d’Etat au Numérique, qui a lui aussi pris la parole
à Montpellier, a quand même répondu en se disant peu convaincu par cette mesure.
« Je ne suis pas sûr qu’il faille démanteler les géants du numérique. En revanche, a poursuivi Manour Mahjoubi (photo de droite), je suis certain qu’il peut y avoir une meilleure concurrence et que tout le monde joue au même niveau ». Selon lui, cette régulation doit passer par la portabilité de données personnelles telle que prévue dans le règlement européen du 27 avril 2016 prévoyant leur « libre circulation » – applicable à partir du 25 mai 2018 en Europe et adopté par l’article 48 de loi « République numérique » (7).
« Mais ce qui m’intéresse le plus, a poursuivi le secrétaire d’Etat auprès du Premier ministre,c’est la concurrence entre ces plateformes. Moi, ce que je souhaite – ce dont je rêve – pour 2022, c’est que les citoyens consommateurs aient une maîtrise complète de leur écosystème numérique. J’adore utiliser Google et Gmail mais, si dans trois ou quatre mois ou années j’ai envie de changer, il faut que cela soit simple techniquement de récupérer tous mes contacts, tous mes historiques et l’intégralité de mes données. Aujourd’hui, c’est long et compliqué. Je veux que cela soit facile d’aller chez un autre prestataire et de continuer à vivre sa vie, que cela soit chez Google, Facebook, Uber ou encore Blablacar. Il faut que je puisse créer moi-même mon “real estate’ numérique”, mon capital digital. Ce n’est pas forcément de la propriété, mais en tout cas une maîtrise. Tout cela créera de la fluidité et plus de concurrence ».

Les GAFAM ? « Comme des prisons » (Mahjoubi)
Pour l’heure, le « M. Digital » du gouvernement assimile les GAFAM à des prisons :
« Ces grands acteurs du numérique se comportent comme des prisons. Ce sont des prisons qui monnayent l’accès à leurs prisonniers, des prisons avec une entrée très charmante et très attirante (…). Une fois dedans, elles nous monnayent à tous, aux entreprises qui veulent travailler avec nous, à ceux qui veulent entrer en contact avec nous, ou nous regarder nous comporter entre nous en prison. Et puis, lorsque l’on veut en sortir, c’est très dur. Il est très difficile de reprendre avec moi tout ce que j’ai construit dans cette prison, toutes mes données dans cette prison, et de les remettre ailleurs ». Démantèlement, non (8). Portabilité, oui. @

Charles de Laubier