La future Commission européenne est appelée à faciliter la consolidation du marché unique des télécoms

Après le livre blanc publié le 21 février par la Commission européenne pointant la fragmentation du marché unique des télécoms, le rapport « Letta » du Conseil de l’UE – présenté le 17 avril – va dans le sens de la consolidation des opérateurs télécoms en Europe. Au détriment des consommateurs ?

Les précédentes Commission européenne (« Prodi », « Barroso », « Juncker ») et l’actuelle « von der Leyen », en fin de mandat, étaient plutôt favorables aux consommateurs en encourageant la concurrence et la baisse des prix. La prochaine Commission européenne, qui s’installera en novembre 2024, sera-t-elle plus à l’écoute des grands opérateurs télécoms en facilitant la consolidation des acteurs du marché avec le risque de hausses tarifaires ?
Le livre blanc « Infrastructures numériques » (1), que la Commission européenne a soumis le 21 février à consultation publique jusqu’au 30 juin prochain, prépare les esprits à un changement de doctrine, au nom de la « défragmentation » du marché unique des télécoms. Et présenté le 17 avril dernier, le rapport « Avenir du marché unique » (2) – commandité par le Conseil de l’Union européenne, présidé par Charles Michel (photo de gauche), auprès de l’Italien francophile Enrico Letta (photo de droite) – va dans le sens de ce livre blanc. Il va même plus loin dans la future intégration des télécoms dans les Vingt-sept. Les télécommunications – autrement dit les communications électroniques – font partie des trois secteurs, avec l’énergie et les services financiers, qui sont mis en avant par Enrico Letta, et sur lesquels il préconise de travailler pour créer plus d’intégration dans l’Union européenne.

« Le secteur des télécoms de l’UE menacé si… »
Objectif : défragmenter le marché unique européen pour encourager les investissements paneuropéens sur ces « trois piliers », et, en particulier, favoriser la consolidation du marché des télécoms en faveur d’opérateurs télécoms d’envergure européenne. « Je propose des feuilles de route concrètes pour accélérer l’intégration dans les domaines de la finance, de l’énergie et des télécommunications, en mettant l’accent sur la nécessité de réaliser des progrès au cours de la prochaine législature (2024-2029) », écrit-il, tout en tirant la sonnette d’alarme : « La viabilité économique de l’ensemble du secteur des télécommunications de l’Union est menacée si aucune mesure immédiate n’est prise ». Dévoilé le 17 avril lors d’une conférence de presse de Charles Michel et d’Enrico Letta, ce rapport « Future of the single market » de 147 pages (3) a été formellement remis le 18 avril aux chefs d’Etat et de gouvernements européens. Enrico Letta (ancien Premier ministre italien) estime que les télécoms sont l’une des principales causes de la baisse de compétitivité de l’UE.

Rationaliser le nombre d’opérateurs télécoms
« De nouveaux entrants ont remis en question les opérateurs historiques ; les prix de détail ont chuté ; le passage à un réseau en fibre optique a progressé et l’évolution des réseaux 3G vers des réseaux 5G se poursuit, bien que lentement. Mais, en raison des différences importantes entre les Etats membres y compris en matière d’investissement, nous sommes loin d’atteindre les objectifs de la stratégie de l’Union pour 2030 qui vise à répondre de manière adéquate aux besoins en matière de connectivité », souligne-t-il à l’attention du Conseil de l’UE. Entre d’« importantes disparités » et la « fragmentation des règles », le marché unique des télécoms est, d’après lui, « entravé ». Le rapport « Letta » constate qu’un opérateur européen moyen ne dessert que 5 millions d’abonnés, contre 107 millions aux Etats-Unis et 467 millions en Chine. En outre, une comparaison en termes d’investissement montre des niveaux ajustés au PIB par habitant de 104 euros en Europe en 2021, contre 260 euros au Japon, 150 euros aux Etats-Unis et 110 euros en Chine.
En creux, Enrico Letta regrette que les Commission européenne successives aient fait la part belle aux consommateurs des Vingtsept par une politique de concurrence et de baisse des tarifs sur fond de neutralité des réseaux : « Malgré la mise en œuvre du “règlement sur le marché unique des télécommunications”, qui a introduit le “paradigme de l’Internet ouvert” [en référence à la neutralité du Net du règlement européen du 25 novembre 2015, ndlr (4)] dans l’acquis communautaire, dans le secteur, l’Union compte toujours 27 marchés nationaux distincts. Cette fragmentation entrave la croissance des opérateurs paneuropéens, limitant leur capacité à investir, à innover et à rivaliser avec leurs homologues mondiaux ». Selon lui, les télécoms doivent passer à une dimension européenne pour être mieux à même de faire face à la concurrence des géants américains, chinois voire indiens. Et que, à l’instar de l’énergie et des services financiers, « il est urgent de rattraper le retard et de renforcer la dimension du marché unique pour les communications électroniques ». Pour les opérateurs télécoms, le marché pertinent devrait être plus européen (transfrontalier) par consolidation (concentration). Enrico Letta considère d’ailleurs que le livre blanc « Infrastructures numériques » va dans le sens d’une intégration des télécoms dans les Vingt-sept. La Commission européenne y dresse d’ailleurs le constat suivant : « La fragmentation réglementaire se reflète dans la structure du marché. Alors qu’il y a environ 50 opérateurs mobiles et plus de 100 opérateurs fixes dans l’UE, seuls quelques opérateurs européens (par ex. Deutsche Telekom, Vodafone, Orange, Iliad et Telefonica) sont présents sur plusieurs marchés nationaux. En ce qui concerne les marchés mobiles, au niveau des services, 16 Etats membres ont trois opérateurs de réseaux mobiles, neuf Etats membres en ont quatre et deux Etats membres en ont cinq ». Autre constat que souligne la Commission européenne : « Les prix du haut débit mobile et fixe sont généralement plus bas dans l’UE qu’aux Etats-Unis pour la grande majorité des tarifs, ce qui apporte d’importants avantages à court terme aux consommateurs ». De son côté, le rapport « Letta » ne développe pas plus avant ce que pourrait être cette consolidation que les opérateurs télécoms historiques en Europe appellent de leurs vœux – via notamment l’Etno, leur lobby bruxellois. En France, par exemple, le débat d’un passage à trois opérateurs télécoms au lieu de quatre perdure depuis des années, avec Orange et SFR (Altice) qui en rêvent (5). En février 2024, en Espagne, la Commission européenne a autorisé sous condition la fusion d’Orange et de MásMóvil (6). Un signe de changement de doctrine ?
Quoi qu’il advienne, Enrico Letta apporte de l’eau au moulin « pro-telcos » du commissaire européen Thierry Breton (photo ci-contre) qui milite pour un « Telecom Act » (7). Désormais appelé Digital Networks Act (DNA), ce projet de règlement télécoms envisage – à la demande de l’Etno – une « contribution équitable » (network fees ou fair share) que verseraient les Gafam aux opérateurs télécoms pour emprunter leurs réseaux. Enrico Letta, lui, n’évoque pas explicitement le sujet sensible des network fees, mais il veut remédier à « la relation déséquilibrée entre les [telcos] et les grandes plateformes en ligne ». Les géants du Net, eux, contestent cet Internet à péage (8). Thierry Breton, lui, compte bien rendre le DNA « incontournable pour le prochain mandat » de la Commission européenne, l’ancien PDG de l’ex-France Télécom (octobre 2002- février 2005) l’ayant assuré le 1er mars à Paris (9) devant l’Association des journalistes économiques et financiers (Ajef). « Je suis pour la concurrence, mais il faut avoir une concurrence que l’on appelle dans notre jargon level-playing field (10) avec une vision mondiale en permanence, parce que nos concurrents sont mondiaux et pas seulement intra-communautaires », avait-il justifié.

Telcos et Gafam : « droits et obligations équivalents »
Parmi les douze scénarios du livre blanc soumis à consultation jusqu’au 30 juin, il est aussi question de « changer de paradigme réglementaire » en allégeant les charges qui pèsent sur les opérateurs de réseaux et en leur permettant de fournir leurs services de façon « plus efficace ». Le livre blanc prône aussi de « garantir des règles du jeu équitables et des droits et obligations équivalents pour tous les acteurs et les utilisateurs des réseaux numériques ». Le rapport « Letta » et le livre blanc se rejoignent pour créer les conditions pour qu’émergent des « opérateurs [télécoms] paneuropéens » à « grande capacité d’investissement ». Ils comptent aussi sur le Gigabit Infrastructure Act (GIA), adopté le 23 avril dernier en première lecture au Parlement européen (avant un vote le 29 avril), pour faciliter le déploiement des réseaux. @

Charles de Laubier

Quand l’Europe va-t-elle obliger les réseaux sociaux à l’interopérabilité et à l’ouverture ?

Le Conseil national du numérique (CNNum), dont les membres sont nommés par le Premier ministre, s’est rendu fin février à la DG Cnect de la Commission européenne pour l’appeler à faire évoluer la régulation afin d’ouvrir les réseaux sociaux à la concurrence et à l’interopérabilité. Et après ?

Le secrétaire général du Conseil national du numérique (CNNum), Jean Cattan (photo), accompagné de Marie Bernhard, rapporteure au sein de ce même CNNum, s’est rendu le 27 février à la Commission européenne pour exposer une certaine « vision ouverte » pour « nous permettre de reprendre la main sur la construction de nos architectures sociales et les fonctionnalités essentielles des réseaux sociaux ». Objectif : « sortir de la mainmise des Big Tech sur notre attention». Cela passe par l’«interconnexion ouverte », un « réseau ouvert ». Il s’agit de « renverser l’ordre établi par les Big Tech sur nos infrastructures sociales » (1).

Chaque réseau social, un monopole en soi
Contacté par Edition Multimédi@ après son entrevue à la DG Cnect (2) à Bruxelles, Jean Cattan nous explique que « l’ouverture [des réseaux sociaux] dépend aujourd’hui des conditions technico-économiques que nous pourrons imposer dans le cadre d’une régulation qui reste à construire ». Pour que des applications et des fonctionnalités alternatives – à celles proposées par le réseau social – puissent être proposées par des tiers (nouveaux entrants et concurrents), il faudrait, selon lui, « penser encore plus loin que l’interopérabilité pour envisager les réseaux sociaux non plus comme des plateformes mais comme des protocoles ». Ce serait un remède au fait que ces marchés sont aujourd’hui « sous monopole de chaque réseau social ». Mais passer de la plateformisation à la protocolisation des réseaux sociaux suppose non seulement une interopérabilité mais aussi une ouverture des Facebook/Instagram (Meta), Twitter et autres TikTok.
Or, force est de constater que l’Union européenne s’est arrêtée au milieu du gué en matière d’interopérabilité des plateformes numériques, ainsi que sur les questions de portabilité des données entre elles. Le Digital Services Act (DSA) – le règlement européen sur les services numériques (3) – ne se préoccupe pas de l’ouverture du marché. Et le Digital Markets Act (DMA) – le règlement européen sur les marchés numériques (4) – est une occasion manquée dans l’ouverture des plateformes numériques devenues des « contrôleurs d’accès » en situation de monopoles. Concernant les obligations d’interopérabilité, le DMA fait le service minimum : son article 7 s’en tient uniquement aux « obligations incombant aux contrôleurs d’accès concernant l’interopérabilité des services de communications interpersonnelles », à savoir l’interopérabilité des messageries instantanées comme WhatsApp (Meta), Instagram (Meta), Messenger (Meta) ou Snapchat (Snap). Les gatekeepers que sont les réseaux sociaux et les plateformes de partages gardent donc la main monopolistique sur leur propre écosystème fermé (applications, fonctionnalités, modération, recommandation, hébergement, …). Réviser les règlements s’imposerait. La prochaine Commission européenne (issue des élections européennes à venir) devra réexaminer le DMA d’ici le 3 mai 2026 et le DSA d’ici le 17 novembre 2027. « La Commission européenne ne pense pas plus loin que les dispositions existantes à ce jour et sait qu’elle devra se pencher sur l’extension de l’article 7 [du DMA, ndlr] au-delà des messageries pour penser l’interopérabilité des réseaux sociaux. Néanmoins, elle n’a absolument pas pensé les possibilités du réseau social au-delà de sa forme centralisée entre les mains d’une plateforme », relève le secrétaire général du CNNum. Et pour le DSA, l’article 35 (risques systémiques, modération, recommandation, algorithmes, …) pourrait être étendu à d’autres remèdes.
Et Jean Cattan de regretter : « La Commission européenne n’a pas encore compris pour les réseaux sociaux ce qu’elle a pourtant compris dans les années 2000 pour les réseaux télécoms : l’innovation dépend de l’ouverture et l’ouverture se construit par la régulation ». En effet, pourquoi l’Union européenne ne procèderait-t-elle pas au « dégroupage » des réseaux sociaux et des grandes plateformes numériques, comme elle l’a fait il y a un quart de siècle pour les boucles locales des réseaux des opérateurs télécoms historiques ? L’idée de « dégrouper » les Big Tech avait été avancée en 2019 par un ancien président de l’Arcep, Sébastien Soriano (5). C’est ce que défend aujourd’hui Maria Luisa Stasi, directrice Droit et Politique des marchés numériques de l’ONG Article 19 qui défend la liberté d’expression.