Protection de la création (piratage et cession) : avancées et enjeux du projet de loi audiovisuel

Alors que la directive européenne sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (DAVDSI) a vingt ans jour pour jour, la France est engagée dans une réforme de la protection de la création cinématographique et audiovisuelle française.

Par Anne-Marie Pecoraro*, avocate associée, UGGC Avocats

Le projet de loi visant à réguler et à protéger l’accès du public aux œuvres culturelles à l’ère numérique vient d’être adopté au Sénat en première lecture (séance publique du 20 mai 2021). Par rapport à l’ambition initiale de la réforme globale de l’audiovisuel portée par Franck Riester (1), ce texte apparaît relativement concis avec ses 21 articles (2). C’est pour cette raison notamment que la commission des affaires culturelles du Sénat avait amendé le projet de loi afin qu’il aille plus loin dans la protection de l’accès aux œuvres.

Haro sur les sites web pirates
Ce projet de loi cherche à renforcer la protection de la création, alors que, jusqu’en janvier 2021, ce volet de la réforme de l’audiovisuel paraissait avoir été mis de côté. Finalement, ce projet intervient – selon la règle du « en même temps » macronien – en parallèle non seulement de la transposition de la directive européenne de 2018 sur les services de médias audiovisuels, dite SMA, mais aussi des négociations pour réformer la chronologie des médias, ainsi que pour la révision du décret TNT – sur lesquelles le ministère de la Culture assure reprendre la main en raison du désaccord des acteurs du secteur ayant échoué à s’entendre dans la période de conciliation (3).
La version actuelle du projet reprend une partie des dispositions de l’ancien projet de loi de décembre 2019 relatif à la commu-nication audiovisuelle et à la souveraineté numérique. Le nouveau texte tient notamment compte des avis – pour partie favorables – rendus par le Conseil d’Etat et les autorités administratives indépendantes concernées (4). Sur le volet de la protection de la création française, les dispositions sont destinées à renforcer la lutte contre le piratage et les propositions visent à encadrer la cession de catalogues audiovisuels français.
• Protection légitime de la création par le renforcement de la lutte contre le piratage. Les textes fondateurs en droit français dédiés à la lutte contre la contrefaçon résultent pour l’essentiel de la transposition de l’article 8.3 de la directive européenne du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (5). Cette directive, dite « DADVSI », a été transposée en droit français dans la loi pour la confiance dans l’économie numérique, dite « LCEN » (6), et dans le code de la propriété intellectuelle, dit « CPI » (7). A notre connaissance, l’article L. 336-2 du CPI a été utilisé systématiquement comme fondement pour demander au président du tribunal judiciaire d’ordonner aux fournisseurs d’accès à internet (FAI) de bloquer l’accès à des sites Internet massivement contrefaisants de droits d’auteur et droits voisins, et demander à des moteurs de recherche de déréférencer ces sites web. Au-delà de leurs résultats tangibles, ce texte et la jurisprudence afférente soulèvent des questions, parmi lesquelles la réponse à donner à la réapparition de sites contrefaisants sous de nouveaux noms de domaine, en l’occurrence les « sites miroirs ».
Le droit comparé nous enseigne que certains systèmes juridiques étrangers ont choisi de consacrer les « injonctions dynamiques », c’est-à-dire des injonctions visant des sites web sur lesquels des atteintes sont constatées mais également applicables aux sites identiques (des clones) qui viendraient à être crées ou découverts après le prononcé de l’injonction initiale et sur lesquels les mêmes atteintes seraient constatées. Le législateur français, lui, n’a pour l’instant pas opté pour la consécration d’un tel système. Il n’est pas exclu cependant que les injonctions dynamiques soient finalement consacrées en droit positif. Un amendement notamment porté par la sénatrice Catherine Morin-Desailly et le sénateur Claude Kern va en effet dans ce sens (8), d’ailleurs similaire à celui de la sénatrice Laure Darcos (9). Il est censé permettre au tribunal judiciaire de prévoir – « dès sa décision initiale » – qu’en présence de la continuation de l’atteinte à un droit d’auteur ou à un droit voisin caractérisant l’activité illicite visée par ses mesures par un même service autrement accessible ou autrement localisé, le périmètre de sa décision puisse être étendu à l’ensemble des accès donnés ou à la localisation nouvelle de ce même service (10).

Procédure spéciale « sites miroirs »
Pour l’heure, alors que les deux amendements cités ont été le 4 mai dernier respectivement, « retiré » et « rejeté » (11), la lutte contre les sites miroirs est limitée – selon la « petite loi » adoptée le 20 mai – à l’introduction d’une procédure spécialement dédiée à la lutte contre les sites miroirs. Ainsi, dès lors qu’une décision judiciaire « passée en force de chose jugée » a ordonné toute mesure propre à empêcher l’accès à un service de communication au public en ligne en application du CPI, la future Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), saisie par un titulaire de droits – « partie à la décision judiciaire » – peut demander à toute personne visée par cette décision d’empêcher l’accès à tout service de communication au public en ligne reprenant en totalité ou de manière substantielle le contenu du service visé par ladite décision.
Dans les mêmes conditions, l’Arcom (issue de la fusion de l’Hadopi et du CSA) peut également demander à tout exploitant de moteur de recherche, annuaire ou autre service de référencement de faire cesser le référencement des adresses électroniques donnant accès à ces services de communication au public en ligne. Ces méca-nismes sont censés apporter une réponse à la problématique soulevée par les sites miroirs, et notamment l’actualisation rapide des décisions de justice.

En attendant l’« injonction dynamique »
Le projet de loi prévoit en outre que l’Arcom peut demander aux services de se justifier lorsqu’il n’est pas donné suite à sa saisine dans les conditions précitées. Sans préjudice d’une telle demande, l’autorité judiciaire peut être saisie, en référé ou sur requête, pour ordonner toute mesure destinée à faire cesser l’accès à ces services. Cette saisine s’effectue sans préjudice de la saisine prévue à l’article L. 336-2 (12). Ces évolutions peuvent être accueillies favorablement : ce dispositif est une première réponse aux limites du mode d’application actuel de l’article L. 336-2 du CPI – en attendant la reconnaissance par le droit positif de réelles injonctions dynamiques aux FAI.
De son côté, l’Arcep – chargée, en France, de veiller au respect du principe de neutralité d’Internet tel qu’il résulte du règlement européen « Internet ouvert » (13) de 2015 – met en garde contre « une obligation de surveillance disproportionnée » pour les FAI. Selon elle, les FAI pourraient en effet être soumis à une obligation de blocage de tout service de communication au public en ligne donnant accès aux contenus jugés illicites par une décision de justice (14). Cependant, l’arbitrage délicat fait par le législateur ne dit pas qu’un principe fondamental (droit d’auteur) prime sur un autre (droit d’accès à l’information). Il tente précisément de parvenir à un équilibre, qui semble ici justifié. Le volet « anti-piratage » prévoit en outre la possibilité pour l’Arcom de dresser une « liste noire » des sites Internet dont le modèle économique repose sur l’exploitation massive de la contrefaçon, ce qui est une manière de simplifier la consta-tation et la preuve du caractère massivement contrefaisant et des atteintes, conditions posées aux actions contre le piratage. Pour autant, il importe que les justiciables aient toujours le choix de recourir, soit aux moyens judiciaires connus, soit aux nouveaux moyens qui devraient s’ajouter, sans diminuer les précédents. La multiplication des voies pour lutter contre la contrefaçon – administratives s’additionnant au judiciaire – est, selon nous, une remarquable avancée dont il faudra accompagner l’efficacité pratique.
• Recherche d’une protection de la création française par l’encadrement de la cession des catalogues audiovisuels français. Le projet de loi instaure un nouveau dispositif de protection des catalogues d’œuvres audiovisuelles qui consiste à introduire un mécanisme de déclaration préalable auprès du ministère de la culture six mois avant la cession d’un catalogue d’œuvres cinématographiques ou audiovisuelles, pour « imposer aux acheteurs les mêmes obligations d’exploitation de suivi » que celles existant pour les producteurs – au titre de l’article L. 132-27 du CPI (15). Cependant, l’adage « l’enfer est pavé de bonnes intentions » pourrait assombrir ce projet. En effet, derrière cette disposition, il y a, d’une part, une intention louable qui est de préserver le patrimoine culturel français contre d’éventuelles atteintes à sa bonne conservation, son accessibilité et sa mise en valeur et, d’autre part, un frein éventuel, notamment pour des diffuseurs ou investisseurs. Par exemple, il est courant que les créanciers prennent des sûretés sur tout ou partie des œuvres d’un catalogue audiovisuel : est-ce que le nouveau dispositif pourrait impacter ou contrarier la mise en place de sûretés lorsque des garanties sont utiles ? En effet, un nantissement peut entraîner un changement direct ou indirect de propriétaire d’un catalogue audiovisuel – au fur et à mesure des évolutions du projet : comment ce changement serait-il articulé avec les formalités préalables ? Par ailleurs, une banque ou un autre créancier qui serait placé dans ce cas ne pourrait pas forcément justifier de sa capacité à assurer la valorisation et l’exploitation d’un catalogue audiovisuel qui lui a été donné en garantie d’une créance. En outre, malgré l’exception culturelle, les autorités européennes pourraient critiquer un tel dispositif contrôlant des opérations – en dehors du dispositif sur les investissements étrangers – comme une atteinte potentiellement « disproportionnée » au principe de libre circulation.
Par conséquent au stade actuel on retiendra la pertinence de préserver la bonne conservation, l’accessibilité et la mise en valeur du patrimoine, tout en misant peu sur le dispositif projeté de déclaration ou autorisation préalables du ministère.

Pas encore de réforme « anti-concentration »
Enfin, dans la lignée de la préservation de la pluralité culturelle, nous aurions pu penser que le dispositif anti-concentration spécifique au secteur de l’audiovisuel et inchangé depuis 1986 allait être amendé, afin de faciliter les restructurations – l’Autorité de la concurrence (16) et le CSA (17) s’étant d’ailleurs prononcés à de nombreuses reprises dans le sens d’une réforme de ce dernier. Mais le législateur, toujours dans la volonté de faire voter un texte rapidement, a restreint pour l’instant le texte aux questions qu’il a jugées prioritaires. @