Presse d’information politique et générale : le fragile statut IPG soulève des questions juridiques

Particulier à la France, le statut dit « IPG » – assez fragile – divise la presse et amène l’Etat à aider plus certains journaux que d’autres, imprimés et/ou en ligne. Ce statut, aux frontières floues, soulève au moins trois questions juridiques, tant au niveau national qu’européen.

Par Emmanuelle Mignon*, avocate associée, August Debouzy

Considérée comme une condition nécessaire à l’exercice des autres libertés (1) et au bon fonctionnement de la démocratie, la liberté d’expression et de communication justifie, depuis longtemps et dans presque tous les pays occidentaux, l’existence d’aides étatiques aux médias, et plus particulièrement à la presse écrite qui a été pionnière dans la conquête de la liberté par la diffusion de la pensée.

Aides d’Etat à la presse : avantage à l’« IPG »
Le régime français, lui, se caractérise par une addition de dispositifs qui, comme souvent, se superposent sans jamais que la création d’une aide nouvelle ne soit accompagnée de la disparition d’une aide existante. La raison en est politique, mais pas seulement. Les objectifs des aides à la presse écrite sont en effet multiples, depuis l’encouragement au lectorat jeune jusqu’à la préservation de l’emploi local, en passant par le pluralisme ou l’aide à la transition numérique.
Cette superposition entraîne des effets d’aubaine et de seuils, ainsi que de frottements anticoncurrentiels entre les différentes familles de presse, que les textes successifs s’efforcent de corriger au prix d’une complexification croissante du système. Selon la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP), qui délivre le numéro d’inscription permettant à une publication d’accéder au régime économique général de la presse (2), près de 7.000 publications bénéficient actuellement de ce dispositif (3), dont 50 % correspondent à des titres de la presse « éditeur » (4). Depuis 2009, les services de presse en ligne (SPEL) – aujourd’hui au nombre de 1.200 (pendants de journaux imprimés ou pure players) – ont eu progressivement accès eux aussi aux aides, en particulier au taux super réduit de TVA (2,10 % depuis 2014).
Mais, à l’intérieur de ce régime général de soutien, la presse d’information politique et générale (IPG) bénéficie d’aides supplémentaires : tarif postal encore plus favorable, aide au portage (presse sportive quotidienne aussi), avantages fiscaux (5), aides aux publications à faibles ressources, … Les critères à remplir pour bénéficier du statut IPG ne sont pas strictement identiques selon les différents dispositifs d’aides, mais généralement la condition principale est de consacrer la majorité de la surface rédactionnelle à des informations politiques et générales relatives à l’actualité dépassant les préoccupations d’une catégorie particulière de lecteurs (6). D’après la CPPAP, 412 titres imprimés relèvent du statut IPG (soit environ 6 % de tous les titres) mais son site web n’indique pas le nombre de SPEL (presse en ligne) bénéficiant de ce statut. Les grands quotidiens nationaux – presque tous d’IPG – étant en plus, depuis une quinzaine d’années, les principaux bénéficiaires des subventions à la réforme des imprimeries de presse et du réseau de distribution, il est clair que la presse IPG (incluant aussi les quotidiens régionaux ou locaux et certains magazines) est beaucoup plus aidée que les autres.
L’objectif poursuivi est le pluralisme et l’indépendance de la presse, mais au profit d’une information politique, afin que tous les Français puissent accéder régulièrement – dans des conditions de prix raisonnables, et malgré les difficultés économiques du secteur – à un contenu informatif et éditorial susceptible de les éclairer dans leurs choix de citoyens. Le statut IPG – dont la définition est consacrée législativement pour la première fois dans la loi de 2019 portant réforme de la distribution (7) – s’étend d’ailleurs au-delà des seuls avantages d’aides publiques renforcées. Dans le sens des contraintes, il comprend des limites à la concentration. Dans le sens des privilèges, il donne un droit absolu d’accès au réseau physique de distribution dans les quantités déterminées par les éditeurs. Pour autant, ce statut soulève plusieurs questions juridiques.

Le principe d’égalité mis à mal
• La première question juridique est la conformité du statut IPG au principe d’égalité dès lors que la frontière entre la presse dite IPG et celle non-IPG n’est pas toujours très nette et que la première bénéficie d’avantages concurrentiels susceptibles de pénaliser la seconde aussi bien sur le marché des lecteurs que sur celui de la publicité. Il a toutefois été jugé, et par le Conseil d’Etat (8) et par le Conseil constitutionnel (9), que l’objectif de pluralisme – auquel est parfois ajouté celui d’indépendance – de l’information politique et générale justifiait l’existence de ce statut particulier. On ne peut pas dire que ces décisions soient très motivées. Elles ramènent à la seule presse IPG les objectifs de pluralisme et d’indépendance, alors que la liberté d’expression et de communication vise toute sorte de pensée et d’opinion. Et ces décisions ne s’intéressent pas aux effets anticoncurrentiels concrets que ces publications dites IPG exercent sur les autres familles de presse. De même, il a été jugé que la préservation des équilibres économiques du réseau de distribution de la presse écrite, sans lequel les citoyens ne pourraient pas avoir accès à une presse IPG pluraliste et indépendante, justifiait que la résiliation d’un contrat librement conclu entre une société de messagerie de presse et un dépositaire central de presse puisse être imposée par un organisme tiers composé d’éditeurs (10). En d’autres termes, les objectifs qui s’attachent à la défense du pluralisme et de l’indépendance de la presse IPG peuvent conduire à assujettir les autres formes de presse à ses besoins.

Aides « IPG », toutes euroconformes ?
• La deuxième question juridique est celle de la conformité du statut de la presse IPG avec le droit de l’Union européenne (UE). Dans les autres Etats membres, les aides à la presse ne sont pas aussi segmentées au profit d’une catégorie de presse. Il y a d’ailleurs relativement peu de décisions de la Commission européenne sur des dispositifs d’aides à la presse (en tout cas s’agissant des grands pays), ce qui laisse penser que les régimes existants sont anciens, stables et relativement neutres. Les aides nouvelles, quand elles existent, sont toujours justifiées par l’objectif de pluralisme, mais appliqué à toutes les publications. Toutefois, la Suède et le Danemark ont récemment institué des aides – respectivement à la transformation numérique (11) et à la presse écrite (12) – subordonnées à des critères de contenu ou de cibles proches du statut IPG français. Les décisions de la Commission ne laissent guère planer de doute sur la compatibilité des aides françaises à la presse IPG avec le droit des aides d’Etat, dès lors qu’elles restent raisonnables dans leur ampleur.
Bien consciente des difficultés économiques de la presse, elle valide généralement les aides qui lui sont notifiées au nom du principe d’intérêt commun de pluralisme et d’indépendance de la presse. Si l’on ne peut exclure que ces aides affectent le commerce intra-communautaire dès lors que les publications des différents Etats membres sont en concurrence sur le marché des lecteurs, mais aussi de la publicité, de l’impression et de la distribution, la Commission européenne relève également que cet effet reste limité du fait que les publications éditées dans d’autres pays de l’UE ne sont que marginalement substituables aux titres nationaux. Et elle reconnaît que le pluralisme et l’indépendance de l’information politique destinée à l’édification des citoyens peut appeler des mesures particulières puisqu’elle a validé (13), outre les dispositifs suédois et danois, l’extension de l’aide française aux quotidiens à faibles recettes publicitaires aux titres de périodicité hebdomadaire à trimestrielle, alors que cette aide cible exclusivement la presse IPG. Ce qui est plus surprenant est que seuls deux dispositifs français d’aides à la presse IPG aient été notifiés à Bruxelles : le premier étant l’extension de l’aide mentionnée ci-dessus ; le second étant le crédit d’impôt pour premier abonnement à un titre IPG (14) créé par la loi de finances rectificative pour 2020, pour lequel une réponse de la Commission européenne est toujours en attente. En 1999, le Conseil d’Etat a jugé – non sans bénévolence – que l’aide postale ciblée à la presse IPG n’était pas soumise à l’exigence de notification dès lors qu’elle réaménageait un régime existant d’aides postales créé antérieurement à l’entrée en vigueur du Traité de Rome (15). De même, les dispositifs fiscaux relatifs aux provisions pour investissement et à la réduction de l’impôt sur les sociétés (IS) pour souscription au capital d’entreprises de presse sont couverts par le principe de dispense de notification des aides de minimis. Reste que d’autres aides à la presse IPG n’ont pas été notifiées, à commencer par l’aide aux quotidiens IPG à faibles ressources publicitaires créée en 1986 (seule son extension l’a été), laissant planer un doute sur leur légalité.
• La troisième question juridique soulevée est le caractère en grande partie réglementaire du statut de la presse IPG, alors que l’article 34 de la Constitution française confie au législateur (depuis la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008) le soin de fixer les règles relatives à la liberté, au pluralisme et à l’indépendance des médias. Bien sûr, on pourrait penser que l’introduction de cette disposition dans la Constitution n’avait pas d’autre vocation que de codifier l’état du droit antérieur, lequel a déjà reconnu que toute atteinte à la liberté d’expression et de communication ne peut résulter que de la loi (16). Or, instituer des d’aides, c’est a priori aider la presse et l’on voit mal pourquoi le recours à la loi serait nécessaire. Mais en aidant certaines familles de presse ou en posant des conditions à l’attribution des aides, on exclut nécessairement certaines publications de leur bénéfice, au risque de porter atteinte à leur indépendance (17) ou de faire des choix arbitraires, justifiant que seul le législateur puisse être autorisé à déterminer ces régimes.

Un fragile régime d’aides à réformer
La question s’est posée directement dans la requête contre le décret n°2015-1440 du 6 novembre 2015 étendant à tous les périodiques jusqu’aux trimestriels le bénéfice des aides aux publications IPG à faibles ressources publicitaires, auparavant réservées aux quotidiens. Malgré les conclusions du rapporteur public invitant le Conseil d’Etat à censurer ce décret intervenu dans le domaine de la loi, la haute assemblée a préféré censurer le décret sur le terrain du droit de l’UE (18). L’avantage est de ne pas avoir ébranlé tout d’un coup, et sans que personne ne s’y attende sans doute, une bonne partie du régime des aides à la presse ; l’inconvénient est que le système perdure et souffre d’une fragilité dont le gouvernement serait bien inspiré de se préoccuper. @

* Emmanuelle Mignon, ancienne conseiller d’Etat, est depuis
février 2015 avocate associée chez August Debouzy. Elle a été
directrice de cabinet à la présidence de la République
(sous Nicolas Sarkozy) et secrétaire générale d’EuropaCorp.