La presse adopte les aperçus News Showcase de Google, mais se détourne des pages AMP

Pendant que la filiale d’Alphabet propose le service Google News Showcase aux éditeurs de presse en ligne pour mettre en avant des aperçus de leurs contenus dans les résultats de recherches, le format AMP de Google pour accélérer les pages web est, lui, de plus en plus délaissé par les médias.

« AMP de Google : du dopage au sevrage ? ». Tel est le titre d’une nouvelle note d’éclairage publiée par Bercy, plus précisément par son Pôle d’expertise de la régulation numérique (PEReN). Cette entité, qui intervient dans la régulation des plateformes numériques, est placée sous l’autorité conjointe des ministères du Numérique (1) et de la Culture – ce dernier ministère étant lui-même armé de la DGMIC (2). Ce n’est pas un hasard si Bercy a publié le 17 octobre son éclairage sur le format AMP (Accelerated Mobile Pages) qui perd progressivement de son intérêt pour les éditeurs de presse depuis son lancement par Google en 2015.

Le GNS attire ; le format AMP déçoit
Cette note du PEReN sur ce format contesté de navigation est ainsi parue deux jours avant le lancement en France du dispositif « Google News Showcase » (GNS) qui permet aux éditeurs de la presse « d’avoir plus d’options pour diffuser l’actualité et rediriger leurs lecteurs vers les articles complets sur leurs sites Internet ». C’est ainsi plus de 65 éditeurs représentant plus de 130 publications qui ont signé avec Google pour avoir « une visibilité supplémentaire » (Le Figaro), « une audience plus large » (Le Parisien), « une vitrine d’exposition de nos articles payants » (La Dépêche du Midi), « un partenariat qui prend en compte la forte valeur des contenus » (L’Equipe) ou encore « un canal supplémentaire » (L’Express). La plupart des éditeurs bénéficiaires représentent des titres dits d’information politique et générale qui sont membres de l’Apig (3). Son directeur général, Pierre Pétillault, indique à Edition Multimédi@ qu’« il n’y a pas que des membres de l’Alliance » puisque l’on retrouve aussi La Tribune, Le Courrier International ou encore L’Obs.
Et à la question de savoir si GNS remplace l’autre dispositif de mise en avant de contenus éditoriaux AMP et son AMP Stories, il nous a répondu : « Il n’y a pas de lien avec AMP, qui concerne l’affichage de contenus en intégralité uniquement sur mobile, alors que [GNS] propose de courts extraits sur tous les supports ». Leur point commun est d’avoir été rapidement adoptés par les médias : AMP a perdu de son attrait ; GNS tiendra-t-il ses promesses ? Annoncé le 19 octobre par Sébastien Missoffe (photo), directeur général de Google France, le «News Showcase » a été rendu opérationnel le lendemain sur Google Actualités (tout support sous Android, iOS et le Web) ainsi que sur Google Discover (sur mobile Android et iOS). Depuis, les utilisateurs peuvent voir apparaître de petites fenêtres dans les résultats de leurs recherches qui mettent en avant des contenus de journaux nationaux, régionaux ou locaux. Les éditeurs de presse gardent la main sur ces aperçus et sont rémunérés par Google en fonction du nombre d’article mis ainsi à disposition (prévu contractuellement).
Objectif de la presse : élargir son audience et attirer in fine les lecteurs vers un abonnement payant. « Dans le cadre de nos accords de licence avec les éditeurs concernés par Google News Showcase, nous rémunérons les éditeurs de presse participants pour qu’ils donnent aux lecteurs l’accès à une quantité limitée de leur contenu payant. Les lecteurs ont ainsi un aperçu des articles auxquels ils n’auraient normalement pas eu accès, ce qui leur permet d’en savoir plus sur le journal concerné et éventuellement de s’y abonner », a expliqué Sébastien Missoffe (4). Pour autant, le GNS reste bien dissocié de la rémunération des droits voisins de la presse, dont la collecte est assurée par ailleurs par la Société des droits voisin de la presse (DVP), organisme de gestion collective créé fin octobre 2021. En effet, l’Autorité de la concurrence avait remis en cause en juillet 2021 le premier accord-cadre entre Google et l’Apig (5). Car le programme de licence GNS de Google, dans sa version initiale, forçait quelque peu la main des éditeurs à y adhérer s’ils voulaient être rémunérés au titre des droits voisins. Depuis son lancement en octobre 2020, Google News Showcase a séduit 1.800 publications dans le monde (6).

AMP, plus que 10 % à 15 % de l’audience
De son côté, le format mobile AMP – contesté dès le début (par W3C, Twitter, Brave, DuckDuckGo, …) – semble condamné à terme d’après l’éclairage du PEReN (7). La décision prise par le géant du Net en avril 2021, de ne plus avantager les pages AMP dans le carrousel « A la Une » de la recherche du moteur Google (8), pousse de plus en plus de médias à abandonner ce format – à l’instar de francetvinfo.fr (France Télévisions et Radio France). De plus, malgré son ouverture fin novembre 2019, la gouvernance d’AMP reste contestée car trop sous l’emprise de Google. Pour l’heure, en France, l’Alliance pour les chiffres de la presse et des médias (ACPM, ex-OJD), nous indique que Médiamétrie estime la part de ce format dans l’audience globale entre 10 % et 15 % selon le titre et la période. @

Charles de Laubier

Bertelsmann avait prévenu : l’échec « TF1-M6 » aura un impact sur tout l’audiovisuel en Europe

Le projet de « fusion » entre TF1 et M6 a fait couler beaucoup d’encre depuis seize mois. L’annonce le 16 septembre 2022 de son abandon laisse le groupe allemand Bertelsmann (maison mère de RTL Group, contrôlant M6) sur un gros échec face aux Netflix, Amazon Prime Video et autres Disney+.

La discrète famille milliardaire Mohn, propriétaire de Bertelsmann, doit s’en mordre les doigts. Son homme de confiance, Thomas Rabe (photo), PDG du premier groupe de médias européen et directeur général de sa filiale RTL Group (elle-même contrôlant M6 en France), avait pourtant mis en garde les autorités antitrust françaises : si elles ne donnaient pas leur feu vert à la vente de M6 (alias Métropole Télévision) à TF1 (groupe Bouygues), cela aurait un « un impact profond sur le secteur audiovisuel en Europe ». En insistant : « J’espère que les décideurs en sont conscients ».

RTL Group perd une bataille devant Netflix
Thomas Rabe s’exprimait ainsi dans une interview au Financial Times, publiée le 31 août dernier. « Si les autorités décident de s’opposer à cette combinaison [TF1-M6],c’est une occasion perdue, non seulement pour cette année mais pour le long terme », prévenait-il. Soit quinze jours avant l’abandon du projet en raison des exigences de l’Autorité de la concurrence (cession soit de la chaîne TF1, soit de la chaîne M6 pour que l’opération soit acceptable). Thomas Rabe estimait qu’un échec du projet ne laisserait rien présager de bon en Europe : « Si cet accord ne passe pas en France, il sera très difficile pour un accord similaire de passer en Allemagne et dans d’autres pays ».
Or Bertelsmann prévoit justement en Allemagne de fusionner ses télévisions avec le groupe de chaînes payantes et gratuites ProSiebenSat.1 Media (1). Cela reviendra pour la famille Mohn à racheter ProSiebenSat.1, le rival allemand de RTL Group. Et aux Pays-Bas, RTL Nederland a annoncé il y a un an qu’il va absorber les activités audiovisuelles et multimédias de Talpa Network, le groupe néerlandais fondé par John de Mol. Parallèlement, afin de se recentrer sur « la création de champions média nationaux », Bertelsmann a vendu RTL Belgium aux groupes DPG Media et Rossel, et RTL Croatia au groupe CME du magnat des médias Ronald Lauder (2). Comme avec TF1 en France et ProSiebenSat.1 en Allemagne, l’objectif de la fusion avec Talpa Network aux Pays- Bas est le même : répliquer en Europe à l’offensive des plateformes numériques mondiales américaines, que sont Netflix, Amazon Prime Video, Disney+ ou encore Apple TV+, en créant localement des groupes « cross-media » de taille capables d’investir dans les technologies et la créativité – en particulier dans des contenus premiums pour rivaliser avec les productions originales des GAFAN. Et à l’heure où Netflix, Amazon/Freevee (3) et Disney+ s’ouvrent à la publicité audiovisuelle, ces consolidations sur le marché européen de la télévision traditionnelle visent à résister avec des écrans publicitaires attractifs. Les éditeurs de télé redoutent en plus que l’audience des plateformes de SVOD soit certifiée et comparée avec celle de leurs chaînes (4). Dans leur communiqué commun du 16 septembre annonçant l’abandon du projet de fusion, RTL Group et Bouygues (maison mère de TF1 acquéreur de M6) sont amères : « Les parties regrettent que l’Autorité de la concurrence n’ait pas tenu compte de la rapidité et de l’ampleur des changements qui ont touché le secteur de l’audiovisuel française. Ils continuent de croire fermement qu’une fusion des groupes TF1 et M6 aurait fourni une réponse appropriée aux défis découlant de la concurrence accrue des plateformes internationales » (5). Le groupe de Martin Bouygues renonce ainsi à un ensemble de plus de 3,4milliards d’euros de chiffre d’affaires, qui aurait constitué le quatrième acteur de l’audiovisuel européen.
De son côté, Bertelsmann a aussitôt relancé le processus de cession de M6. Les candidats au rachat de M6 – dont l’autorisation de diffusion en France arrivera à échéance le 5 mai 2023 – avaient jusqu’au jeudi 29 septembre pour déposer leurs offres fermes (6). Et Bertelsmann n’aura que l’embarras du choix mais le groupe allemand doit aller vite au regard de cette échéance devant l’Arcom. Il y a trois favoris au rachat de M6 : Daniel Kretínsky (CMI) ; Stéphane Courbit (FL Entertainment (7)) avec Rodolphe Saadé (CMA CGM) et Marc Ladreit de Lacharrière (Fimalac) ; Xavier Niel avec l’italien MediaForEurope. Et d’autres potentiels candidats : Vivendi, Altice, NRJ, …

En France, l’Arcom et l’Arcep divergeaient
Quant à l’Arcom et à l’Arcep, ils ont rendu public le 21 septembre leur avis respectif sur le projet de rachat de M6 par TF1 – avis remis cinq mois plus tôt à l’Autorité de la concurrence. L’Arcom a émis des réserves en raison « des effets notables (…) sur les marchés publicitaires, de l’édition et de la distribution, ainsi que (…) de l’acquisition de programmes », tout en prenant en compte des mouvements de concentration en Europe face aux plateformes de streaming (8). L’Arcep, elle, y était défavorable, craignant « des risques sur le marché de la fourniture d’accès à Internet, au détriment des utilisateurs » (9), mais sans parler de ce qui se passe en Europe. @

Charles de Laubier

Pour pallier la disparition des cookies, la publicité contextuelle cherche à s’imposer dans le monde

La fin prochaine des cookies, et autres traceurs publicitaire intrusifs sur les terminaux des internautes pris pour cibles, a ouvert la voie à la publicité contextuelle. C’est aussi une alternative à l’exploitation des données personnelles des utilisateurs. Des adtech comme Seedtag relèvent le défi.

« La publicité contextuelle est une technique publicitaire qui vise à diffuser sur un support (web, télévision) des publicités choisies en fonction du contexte dans lequel le contenu publicitaire est inséré », définit la Cnil sur son site web (1). Avantage : le ciblage contextuel ne nécessite pas d’avoir des informations sur la personne regardant la publicité, ni de collecter des données personnelles la concernant. Bref, c’est l’arme anti-cookie et anti-data par excellence. Des adtech comme l’espagnole Seedtag s’en sont fait une spécialité, devançant notamment le champion français des cookies, Criteo (2), qui tente de pivoter dans le contextuel.

Seedtag, « n°1 mondial » du contextuel
La start-up Seedtag, fondée en 2014 par deux anciens de chez Google, Jorge Poyatos (photo de gauche) et Albert Nieto (photo de droite), a créé une intelligence artificielle contextuelle – baptisée Liz – qui permet aux annonceurs de « toucher les consommateurs en fonction de leurs intérêts sans utiliser aucune donnée personnelle ». Ayant son siège social à Madrid, cette licorne en puissance se déploie à l’international, tant en Europe qu’aux Etats-Unis et en Amérique du Sud. Fin juillet, elle a annoncé avoir levé 250 millions d’euros auprès du fonds américain Advent International. Celui-ci rejoint d’autres investisseurs institutionnels déjà présents dans Seedtag, à savoir Oakley Capital, Adara Ventures et All Iron Ventures. Objectif : « Faire évoluer le secteur de la publicité digitale à plus grande échelle », notamment outre-Atlantique.
Seedtag se revendique déjà comme étant « le numéro un en Europe et en Amérique Latine dans la publicité contextuelle ». S’étant d’abord développé dans la publicité intégrée au sein des images illustrant des articles (in-image advertising), Seedtag a ensuite élargi son offre à la vidéo (outstream) et aux bannières (display). Pour se hisser à la première place de ce marché dynamique, la start-up madrilène rachète certains de ses concurrents : la société italienne AtomikAd est tombée dans son escarcelle en novembre 2020, suivie de l’allemand Recognified en février 2021, puis du français KMTX en juillet 2022. En plus de son IA contextuelle, Liz, Seedtag ajoute ainsi des cordes à son arc pour mieux cibler les internautes sans recourir aux cookies ni exploiter leurs données, ni les suivre à la trace dans leurs navigations sur le Web. Ses outils alternatifs vont du placement in-content jusqu’à l’automatisation des performances marketing (apprentissage automatique). « En diffusant des publicités dans le contenu, nous tirons pleinement parti de l’attention des utilisateurs : selon l’eye-tracking [oculométrie en français, à savoir le suivi des mouvements des yeux sur un écran, ndlr] les publicités intégrées au contenu captent l’attention plus rapidement et la retiennent plus longtemps ».
Cette optimisation du ciblage publicitaire cookie-free est obtenue par la « lecture » approfondie des contenus des pages pour obtenir le meilleur résultat pour l’annonceur. De grandes marques telles que Microsoft, LG, Heineken, Nestlé, Renault, Unilever, Levi’s, Forbes, Marie-Claire, Vanity Fair ou encore Sky Sport font partie du portefeuille de clients de Seedtag. Par exemple, la filiale française dirigée par Clarisse Madern a renouvelé en début d’année des partenariats avec des éditeurs tels que CMI (Elle, Marianne, Télé 7 jours, …), Prisma Media (Capital, Gala, Geo, …), Lagardère Publicité News et Reworld Media.
En mai dernier, avec l’appui d’une étude de l’institut marketing Nielsen réalité auprès de 1.800 consommateurs au Royaume-Uni, Seedtag a démontré que le ciblage contextuel était bien plus accepté que le ciblage utilisant leurs données personnelles : « Les consommateurs étaient 2,5 fois plus intéressés par la publicité contextuelle que lorsqu’il la publicité n’est pas ciblée. De plus, les résultats ont montré que les personnes qui ont vu des publicités contextuelles étaient 32 % plus susceptibles de passer l’action après avoir vu la publicité. Les consommateurs ciblés en fonction du contexte se sont sentis 40 % plus enthousiastes à l’égard de la catégorie [du message publicitaire] que ceux ciblés sur le plan démographique et 28 % plus enthousiastes que ceux ciblés uniquement en raison de leur intérêt dans la catégorie » (3).

Les navigateurs deviennent cookieless
En début d’année, dans le cadre de ses tests pour sa solution alternative « Privacy Sandbox », Google avait annoncé la fin des cookies tiers sur son navigateur Chrome d’ici à fin 2023 (4), au lieu de 2022 initialement prévu. Alors qu’Apple avec Safari et Mozilla avec Firefox sont déjà cookieless (5), la filiale d’Alphabet a dû prolonger les tests : « Nous avons maintenant l’intention de commencer à éliminer progressivement les cookies tiers dans Chrome dans la seconde moitié de l’année 2024 », a-t-elle indiqué le 27 juillet dernier (6). @

Charles de Laubier

Fin de la redevance : sonne-t-elle le glas de la TV ?

En fait. Le 19 juillet, le ministre délégué des Comptes publics, Gabriel Attal, a indiqué sur France info « regarder [la] piste » de parlementaires proposant l’affectation d’une partie de la TVA à l’audiovisuel public pour remplacer la redevance. La suppression de celle-ci illustre surtout le recul de la télé.

En clair. Le numérique aura eu raison de la redevance audiovisuelle. Son assiette est assise pour sa quasi-totalité sur les foyers détenteurs d’au moins un téléviseur, tandis que des professionnels la paient mais dans une proportion infinitésimale. Sur l’année 2022, la dernière a priori où elle sera appliquée, la contribution à l’audiovisuel public (CAP) rapportera quelque 3,2 milliards d’euros : 96,4 % réglés par les particuliers (à raison de 138 euros par foyers) et 3,6 % par des professionnels.
La prise en compte du seul téléviseur – déclaré par son détenteur – pour déclencher son assujettissement relevait déjà d’une anomalie historique, puisque cette CAP financement non seulement la télévision public (France Télévisions pour une grosse part, Arte France, France Médias Monde et TV5 Monde), mais aussi Radio France et l’Ina (1) qui n’éditent pas de chaînes de télévision. De plus, les ressources de la redevance audiovisuelle voient leur assiette s’éroder en raison de la diminution du taux d’équipement des ménages en téléviseur : ce taux est passé d’environ 98 % il y a quelques années à 90,9 % fin 2021, selon Médiamétrie pour l’Arcom (2). Ce taux est à comparer à celui des ordinateurs (relativement stable à 85,8 %) et aux smartphones (en croissance à 79,7 %), bien loin des tablettes (en recul à 46,3 %). Ces autres équipements que le téléviseur ont, au fil des années, rendu obsolète la règle du téléviseur pour le calcul de la redevance audiovisuelle. Etendre son assiette aux ordinateurs, smartphones et tablettes a fait l’objet de débats récurrents depuis douze ans (3).
Quant au téléviseur lui-même, il est regardé de plus en plus mais pour d’autres contenus audiovisuels que les chaînes de télévision, et a fortiori que les chaînes publiques financées par la CAP. En effet, la télévision ne sert plus seulement à regarder la télévision : sur l’année 2021, les chaînes n’occupent plus que 75 % du petit écran, le quart restant étant consacré à 16 % à de la vidéo sur Internet comme sur YouTube (4) et à 9% à de la vidéo à la demande par abonnement ou SVOD (Netflix, Amazon Prime Video, Disney+, etc.). En conséquence, même si les Français regardent plus de 4h30 par jour leur écran TV, ils y regardent de moins en moins les chaînes – tant publiques que privées. Continuer à faire payer la redevance pour des chaînes publiques que les foyers regardent de moins en moins, cela devenait difficile à justifier pour un gouvernement. @

Les grands groupes de médias français justifient leur concentration par la concurrence que leur font les GAFAN

Les milliardaires magnats des médias – Vincent Bolloré, Bernard Arnault, Xavier Niel, Martin Bouygues, Patrick Drahi, … – ont réussi à annihiler les velléités des sénateurs à encadrer voire limiter la concentration des médias en France, en leur assurant qu’ils sont des « David » face aux « Goliath » du Net.

Les sénateurs Laurent Lafon, président de la commission d’enquête sur la concentration dans les médias en France, et David Assouline (photo), le rapporteur de cette mission, ont présenté le 29 mars le rapport tant attendu destiné à « mettre en lumière les processus ayant permis ou pouvant aboutir à une concentration dans les médias en France » et à « évaluer l’impact de cette concentration dans une démocratie ». Finalement, le centriste et le socialiste ont cautionné l’idée, biaisée, selon laquelle la concentration des médias en France – ayant elle-même d’unique au monde de faire de plusieurs milliardaires leurs propriétaires en quête d’influence – se justifie par la concurrence des géants de l’Internet. Autrement dit, veut-on nous faire croire : c’est magnats contre Gafan, ou Gafam (1), soit une question de vie ou de mort pour les médias français. Cette justification à la concentration des médias en France aux mains de milliardaires, dont le cœur de métier ne se situe pas dans les médias mais dans des activités industrielles (ce que le fondateur du Monde Hubert Beuve-Méry désignait dans les années 1950 comme « la presse d’industrie »), est un tour de passe-passe qui a neutralisé cette commission d’enquête.

Bernard Arnault, « sauveur » des Echos et du Parisien
« Ces médias auraient-ils survécu s’ils n’avaient pas reçu l’investissement d’un actionnaire comme LVMH ? Vous me permettrez d’en douter : compte tenu (…) de l’ampleur des révolutions technologiques actuelles », a lancé Bernard Arnault, PDG du groupe Louis Vuitton- Moët Hennessy et propriétaire des quotidiens Le Parisien et Les Echos, lors de son audition du 20 janvier. Et d’assurer : « Le rôle de LVMH en tant qu’actionnaire du groupe de presse Les Echos-Le Parisien consiste essentiellement à accompagner l’adaptation de cette entité face à la concurrence de plus en plus forte des médias numériques planétaires ». En invoquant le spectre des grandes plateformes mondiales du numérique, les tycoons de la presse, de la télé et de l’édition se sont présentés devant les sénateurs comme le moindre mal pour le paysage médiatique français. Face aux géants du Net, les rapprochements entre entreprises de médias au sein de grands groupes sont présentés comme la réponse stratégique.

Concentration des médias : le moindre mal ?
Ce serait le cas de l’absorption annoncée du groupe Lagardère par le groupe Vivendi (fusion d’Hachette et d’Editis incluse), dans le seul but d’atteindre une taille critique. « Contrairement à ce qui se dit partout, nous sommes encore tout petits, bien que nous progressions en effet », a tenu à dire, lors de son audition le 19 janvier, Vincent Bolloré, actionnaire majoritaire du groupe Bolloré, ancien président du conseil de surveillance de Vivendi et du groupe Canal+. Et, slides à l’appui : « Notre capitalisation boursière s’établit à 15 milliards d’euros, contre 156 milliards pour Sony, 287 milliards pour Disney, 586 milliards pour Tencent, 2.812 milliards pour Apple. En réalité, le géant Vivendi est un nain ». Le propriétaire de Vivendi mentionnant aussi les rachats de MGM (Metro Goldwyn Mayer) par Amazon et d’Activision-Blizzard par Microsoft. Outre cette concurrence de géants, le milliardaire breton a fait part de son inquiétude : « Le vrai danger provient des Gafa, qui pèsent un poids considérable et passent au travers de tuyaux non contrôlés ou contrôlables. (…) La concentration des médias pose forcément problème. La taille de nos concurrents aussi. (…) Nos concurrents sont énormes. (…) Nos concurrents sont les plateformes de cinéma ou de séries telles qu’Amazon, Apple ou Netflix, plus que Bertelsmann [le groupe allemand qui vend à TF1 son concurrent télévisuel M6, ndlr] ».
Pour expliquer, en le justifiant, que les médias sont progressivement détenus par les mêmes groupes, comme ce sera le cas de TF1 et M6 si l’Autorité de la concurrence donnait son aval à cette fusion, les patrons de médias français – auxquels les sénateurs emboîtent finalement le pas dans leur rapport – invoquent encore « la révolution numérique ». Martin Bouygues, président du groupe Bouygues, maison-mère de TF1 en passe d’absorber son rival M6, ne dit pas autre chose lors de son audition le 18 février : « Le métier de la télévision fait face à la plus grande mutation de son histoire récente et il est indispensable de croître pour résister et construire l’avenir. (…) Les contenus audiovisuels sont de moins en moins accessibles pour les chaînes. Les grands studios américains produisent des contenus exclusifs et les gardent désormais pour leurs propres plateformes » (2). Et Martin Bouygues de tirer la sonnette d’alarme : « L’arrivée d’acteurs de taille planétaire que sont les Gafam change tout. (…) Ces bouleversements peuvent, à terme plus ou moins rapide, tuer le modèle économique de la télévision ». Auditionné le 28 janvier, Nicolas de Tavernost, président du directoire de M6, a lui aussi mis en balance de la concentration TF1-M6 les géants américains en mouvement : « Des regroupements gigantesques ont [eu] lieu entre Fox et Disney. Netflix vient d’installer à Hollywood son co-CEO. Il n’y a pas de frontières des Ardennes pour l’audiovisuel français. Nous sommes confrontés à ces acteurs, qui sont plutôt avantagés par la réglementation qui leur est imposée ». Et le patron de M6 d’ajouter à l’attention des sénateurs : « On ne peut pas affirmer simultanément que nous sommes trop petits pour lutter contre les Gafam et trop gros au regard de l’audiovisuel français, que nous mettrions à mal ».
De son côté, Patrick Drahi, fondateur et propriétaire d’Altice (maison-mère de BFM, RMC et SFR), en passe de racheter les chaînes TFX et 6ter en cas de fusion TF1-M6, a en outre plaidé le 2 février pour un passage de quatre à trois opérateurs télécoms en France, tout en assurant qu’aucune discussion entre Altice et Free n’avait lieu : « Je pense que ce serait mieux pour le marché français que deux opérateurs français se rapprochent pour être plus forts » (3). Et de lancer : « Comment lutter contre les Gafa ? J’ai une idée. Vous n’allez pas l’aimer. Pourtant, c’est la bonne. (…) Si ces plateformes payaient en fonction du débit qu’elles utilisent, cela générerait des revenus supplémentaires [pour les opérateurs de réseau] que nous pourrions investir pour nous renforcer et nous déployer davantage ».
La commission d’enquête sur la concentration dans les médias en France semble avoir pris fait et cause pour les magnats milliardaires qui se sont présentés à eux fragilisés par les géants du numérique et du streaming. « La logique économique des concentrations est revendiquée et justifiée par leurs promoteurs par l’accélération de l’irruption de grandes plateformes numériques », prend acte la commission d’enquête aux termes de ses travaux qui ont duré près de quatre mois.

« Nous ne quémandons pas votre aide » (Bolloré)
Dit autrement, dans le rapport sénatorial de 379 pages assorti de 852 pages de comptes-rendus d’auditions : « Les mouvements de concentration dans le secteur des médias sont justifiés, selon les acteurs, en grande partie par des impératifs économiques destinés à prendre en compte le bouleversement des usages induits par la révolution numérique ». Le législateur volera-t-il au secours des tycoons français pour assouplir en France les règles de concentration des médias afin de résister aux Big Tech ? « Je n’ai pas demandé que vous nous défendiez contre les Gafam. Nous nous débrouillerons. (…) Nous ne quémandons pas votre aide », s’est défendu Vincent Bolloré. Sur les 32 propositions émises par les sénateurs, aucune n’empêche les médias en France de continuer à se concentrer entre les mains d’une poignée d’industriels. @

Charles de Laubier