Les GAFAM appelés à financer l’audiovisuel public

En fait. Le 6 juin, à l’Assemblée nationale, la « mission d’information sur l’avenir de l’audiovisuel public » a présenté son rapport, qui préconise notamment de « compenser à l’euro près la suppression de la publicité après 20 heures » par « une fraction des recettes de la taxe sur les services numériques ».

En clair. C’est à huis-clos le 6 juin que les députés JeanJacques Gaultier (LR) et Quentin Bataillon (Renaissance) ont présenté – et soumis au vote de la commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale – le rapport de la « mission d’information sur l’avenir de l’audiovisuel public ». Le sujet est sensible et fait l’objet d’une passe d’armes entre le public (France Télévisions) et le privé (TF1, M6, Canal+, …). Si la majorité relative présidentielle d’Emmanuel Macron semble avoir déjà acté la fin de la publicité après 20 heures – et jusqu’à 6 heures du matin – sur les chaînes publiques (y compris le parrainage), il lui reste à « compenser à l’euro près » ce manque à gagner pour France Télévisions par « une fraction des recettes de la taxe sur les services numériques » (TSN).
C’est une l’une des trente propositions présentées dans le rapport « Gaultier-Bataillon », non publié à ce stade, en vue d’être reprises dans une proposition de loi organique (c’est-à-dire portant sur le fonctionnement des pouvoirs publics) portée par les deux députés. Surnommée « taxe GAFA », la TSN a été instaurée par la France – premier pays européens (suivis d’autres comme l’Espagne ou le Royaume-Uni) à l’avoir fait – par la loi du 24 juillet 2019. Depuis cinq ans maintenant, l’Etat français prélève 3 % sur le chiffre d’affaires – et non sur les bénéfices comme le prévoit au niveau mondial l’OCDE (1) – généré par les géants du numérique dont les revenus mondiaux dépassent les 750 millions d’euros, dont plus de 25 millions d’euros « au titre des services fournis en France » (2).
Qui l’eût cru : Google/YouTube, Meta/Facebook, Amazon/Prive Video, Apple/AppleTV+ ou encore Microsoft/MSN pourraient contribuer au financement de l’audiovisuel public français ! A l’origine, faire payer aux GAFAM la suppression de la publicité sur l’audiovisuel public n’est pas une idée d’Emmanuel Macron – bien qu’envisagée dans ce que devait être la grande réforme de son premier quinquennat (la réforme de l’audiovisuel) – mais de Nicolas Sarkozy (3). En 2016, les plateformes vidéo telles que YouTube s’étaient déjà insurgées, avec les opérateurs télécoms, contre la taxe « Copé » appelée aussi TOCE (4), en vigueur depuis mars 2009 et au profit de France Télévisions jusqu’en 2018. Depuis 2019, elle alimente le budget général de l’Etat. @

 

Taxe GAFA (OCDE) : convention multilatérale en vue

En fait. Les 24 et 25 février, s’est tenue la première réunion des ministres des Finances et des gouverneurs des banques centrales du G20, lequel avait lieu en Inde à Bangalore. Il a été question de la future taxe « GAFA » de l’OCDE qui s’appliquera une fois la « convention multilatérale » signée par 138 pays. Fin 2023 ?

En clair. L’« accord historique » du 8 octobre 2021, arraché à 136 pays (aujourd’hui 138) par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) sur les 140 qui se sont engagés auprès d’elle à lutter contre l’évasion fiscale et les paradis fiscaux (1), n’a pas encore produit tous ses effets. Le « pilier 2 » de cet accord – à savoir un taux d’imposition de 15 % minimum sur le bénéfice des multinationales (GAFAM compris) réalisant au moins 750 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel – a été transposé par la plupart des pays, y compris par l’Union européenne avec la directive du 14 décembre 2022 et applicable « au plus tard le 31 décembre 2023 » (2). Pour des pays comme la France et les Etats-Unis, où l’impôt sur les sociétés est respectivement de 25 % (15 % pour les PME) et 21 %, cela ne change rien.
En revanche, le « pilier 1 » de l’accord « OCDE » piétine. Il vise particulièrement les GAFAM, lesquels seront taxés à hauteur de 25 % de leur bénéfice taxable (au-delà d’un seuil des 10 % de profits, pour que ces sommes soient réattribuées aux pays concernés selon une clé de répartition en fonction des revenus générés dans chacun de ces pays (3). Mais cette réaffectation de l’impôt collecté auprès de ces « grands champions » de la mondialisation et de la dématérialisation nécessite une « convention multilatérale » (CML) que doivent signer chacun des 138 pays ayant à ce jour accepté la déclaration du 8 octobre 2021 (4). Aux Etats-Unis, ce texte devra être ratifié par les deux tiers des sénateurs américains – ce qui n’est pas gagné au pays des GAFAM ! L’Inde, qui reçoit cette année le G20 à Bangalore, bloque tant que les pays en développement ne seront pas aidés financièrement dans la mise en œuvre. Tandis que l’Arabie saoudite veut des exceptions.
C’est au sein de l’instance appelée « Cadre inclusif OCDE/G20 sur le BEPS » (5), chargée de remédier à l’évasion fiscale et aux paradis fiscaux, que se joue l’avenir de la fiscalité numérique des géants du Net. La CML, soumise à signature jusqu’au 31 décembre 2023, obligera dès son entrée en vigueur la sup- pression des « taxes GAFA » instaurées dans leur coin par certains pays comme la France, l’Espagne ou le Royaume-Uni. La France, qui fait « cavalier seul » depuis 2019 (3 % du chiffre d’affaires publicitaire des GAFA réalisé en France), compte récupérer 670 millions d’euros en 2023, contre 591 millions en 2022. @

Impôt minimal de 15 % et règle « Nexus » de l’OCDE : Pascal Saint-Amans demande des comptes aux GAFAM

Ce ne sont pas les 15 % d’impôt minimal mondial sur le bénéfice des multinationales qui vont peser le plus sur les GAFAM, mais la règle « Nexus » mise au point par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). A la manoeuvre de cette révolution fiscale globale : le Français Pascal Saint-Amans.

L’ « accord historique » du 8 octobre 2021, arraché à 136 pays par l’OCDE (1) sur les 140 qui se sont engagés auprès d’elle à lutter contre l’évasion fiscale et les paradis fiscaux, est une avancée significative dans la régulation de la mondialisation et du capitalisme sans frontières. Cette « déclaration sur une solution reposant sur deux piliers pour résoudre les défis fiscaux soulevés par la numérisation de l’économie » vise explicitement les géants du Net – les GAFAM (2) et les NATU (3) américains, mais aussi les BATX (4) chinois puisque l’Empire du Milieu est parmi les signataires (5). Si le taux d’imposition de 15 % minimum sur le bénéfice des multinationales réalisant au moins 750 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel a été le plus médiatisé, il constitue en fait le deuxième « pilier » de cet accord. Or, le premier « pilier » du même accord vise plus directement les grandes entreprises du numériques que sont les Google (Alphabet), Apple, Facebook et autres Microsoft qui génèrent des profits les plus élevés – pour peu qu’elles réalisent un chiffre d’affaires mondial dépassant les 20 milliards d’euros par an et dégagent une rentabilité avant impôts supérieure à 10 %. Ces « grands champions » de la mondialisation et de la dématérialisation seront non seulement soumis aux 15 % minimum, mais aussi 25 % de leur bénéfice taxable – au-delà de ce seuil des 10 % de profits – seront réattribués aux pays concernés selon une clé de répartition en fonction des revenus générés dans chacun de ces pays.

Un coup de pied dans la fourmilière du capitalisme
Ce premier pilier d’imposition concerne une centaine de très grandes entreprises multinationales parmi les plus rentables au monde, au premier rang desquelles les GAFAM. « Une large part de ces profits réalloués aux différents pays – représentant un montant important sur les 125 milliards de dollars [taxables] par an – proviendra des sociétés du numérique », explique à Edition Multimédi@ Pascal Saint- Amans (photo), le « Monsieur fiscalité » de l’OCDE (6). C’est une façon de « rendre à César ce qui appartient à César », grâce à la nouvelle règle dite « Nexus » (7) qui consiste à taxer une entreprise active dans un pays donné, quel que soit le niveau de présence physique. Car entre les premières règles fiscales des multinationales élaborées il y a près d’un siècle (1928) dans l’économique « traditionnelle », et aujourd’hui, l’économie numérique a changé radicalement la donne en passant au-dessus des Etats et des frontières, à coup d’optimisation et/ou d’évasion fiscales. Désormais, à l’ère du commerce électronique, des moteurs de recherche, des médias sociaux et de la publicité en ligne, ce n’est plus la présence physique de l’entreprise qui compte, mais bien son activité réelle dans la « juridiction du marché » concerné.

Fin de la « taxe GAFA » à la française
« Les entreprises qui ne seraient pas soumises à l’impôt dans un lieu où elles génèrent beaucoup de revenus – parce qu’elles n’y sont pas physiquement établies, comme les moteurs de recherche, les réseaux sociaux ou toute entreprise parmi les plus grandes et les plus rentables – verraient désormais une partie de leurs bénéfices imposée dans le lieu où se trouvent leurs utilisateurs et leurs clients, qu’elles y soient physiquement établies ou non », nous précise Pascal Saint-Amans. Les géants du Net et les Big Tech, atteignant des économies « sans masse », avec des actifs dématérialisés et des mégadonnées exploitées, ont rendu obsolètes les règles fiscales du monde physique. Il s’agit cette fois de remédier à ce que l’OCDE a appelé l’« érosion de la base d’imposition et de transfert de bénéfices », ou BEPS (8), en empêchant l’« évitement fiscal » pratiqué sans scrupule par des multinationales qui transfèrent leurs bénéfices vers des « paradis fiscaux ». Quels sont les Etats qui profiteront le plus de cette meilleure répartition fiscale ? « Pour les entreprises multinationales couvertes, 25 % du bénéfice résiduel – défini comme le bénéfice au-dessus d’un seuil de 10 % – sera attribué aux juridictions de marché qui satisfont au critère du “Nexus” à partir d’une clé de répartition fondée sur le chiffre d’affaires. (…) Les pays en développement devraient bénéficier d’un surcroît de recettes supérieur à celui des économies plus avancées, en proportion des recettes existantes », détaille l’OCDE.
Pour que ce premier pilier « GAFAM » soit mis en œuvre, il faut que les 136 pays de la déclaration du 8 octobre signent chacun la convention multilatérale, laquelle imposera aussi aux Etats ayant de façon unilatérale déjà instauré une taxe sur les services numériques (TSN) de la supprimer. Ces taxes nationales présentent des risques de double imposition et de représailles en matière commerciale. La France avait été le premier pays européen, dès 2019, à introduire une telle « taxe GAFA » : en l’occurrence, 3% prélevés sur le chiffre d’affaires – et non sur les bénéfices comme l’OCDE – généré par les géants du numérique dont le chiffre d’affaires mondial dépasse les 750 millions d’euros, dont plus de 25 millions d’euros « au titre des services fournis en France » (9). Pourquoi l’OCDE taxe-t-elle les bénéfices et non le chiffre d’affaires ? Réponse de Pascal Saint-Amans : « Une taxe frappant le chiffre d’affaires des entreprises l’économie numérique présente plusieurs inconvénients. Cela pourrait freiner les investissements consacrés à l’innovation, pénaliser les start-up, voire provoquer une hausse des prix des biens ou services par le report de la charge fiscale sur les clients ». Pour l’heure, la TSN française devrait, selon le projet de loi de finances pour 2022 déposé par le gouvernement le 22 septembre à l’Assemblée nationale, rapporter l’an prochain plus de 518 millions d’euros – soit un bond de près de 45 % par rapport aux 358 millions d’euros collectés auprès des GAFAM cette année (contre 375 millions en 2020 et 277 millions en 2019). Mais l’Etat français s’est engagé à abolir sa TSN lorsque les nouvelles règles fiscales de l’OCDE entreront en vigueur, à savoir entre le 31 décembre 2023 et l’entrée en vigueur de convention multilatérale des « 136 » (10). D’autres Etats avaient eux aussi instauré leur propre TSN : l’Espagne, le Royaume-Uni, l’Autriche ou encore la Turquie, ce qui avait amené les Etats-Unis – pays des GAFAM – à répliquer en appliquant des droits de douane supplémentaires sur des produits français (surtaxes suspendues à la fin du mandat de Donald Trump). Google répercute de son côté une partie des TSN sur ses clients publicitaires (11). Si le premier pilier de la déclaration du 8 octobre vise d’abord les géants du Net (parmi la centaine de « Big Corp », tous secteurs confondus), le second pilier, lui, concerne non seulement cette première catégorie de méga-acteurs mais aussi toutes les multinationales réalisant un chiffre d’affaires d’au moins 750 millions d’euros par an. Pour toutes, le taux de l’impôt minimum a été fixé à 15 % des bénéfices – alors qu’en juillet dernier, le taux était encore ouvert à « au moins 15%» et malgré le fait que les Etats-Unis de Joe Biden, l’Allemagne d’Angela Merkel et la France d’Emmanuel Macron s’étaient mis pourtant d’accord sur un taux minimum ambitieux de 21 %.
Finalement, afin de rallier le plus de pays possible et de mettre un terme aux paradis fiscaux (Iles Vierges britanniques, Jersey, Guernesey, Bahamas, Emirats arabes unis, Irlande, Luxembourg, Hongrie, …), c’est le plancher d’imposition de 15 % qui a été retenu. Google/YouTube, Facebook, Microsoft et Apple ont par exemple leur quartier général européen respectif en Irlande où le taux super-attractif est de 12,5% – les trois premiers à Dublin et le dernier à Cork. « Toutes les entreprises multinationales concernées devront évaluer la manière dont elles sont organisées et réagir en conséquence », estime Pascal Saint- Amans. L’OCDE sonne le glas non seulement des paradis fiscaux, mais aussi du secret bancaire et des sociétés-écrans : un sacré pavé dans la mare du capitalisme.

Le G20 va entériner les deux piliers
Pour la plupart des pays occidentaux, ce taux a minima de 15 % reste cependant bien en-deçà des 28 % en France (25 % en 2022) et des 21 % aux Etats-Unis (28 % envisagés par Joe Biden). Mais Pascal Saint-Amans l’assure, ces 15 % devrait générer chaque année environ 150 milliards d’euros de recettes fiscales supplémentaires au niveau mondial – à répartir entre plusieurs pays. Les deux piliers de la déclaration du 8 octobre ont été entérinés lors de la réunion des ministres des finances du G20 à Washington le 13 octobre, laquelle sera suivie les 30 et 31 octobre prochains à Rome par le sommet des chefs d’Etat de ces vingt pays (12) les plus riches de la planète. @

Charles de Laubier

Les Etats et la régulation des GAFAM : le paradoxal retour à la souveraineté nationale

Dès le début du XXe siècle avec la Standard Oil, puis avec les conglomérats
de l’électricité, du rail ou des télécoms, et récemment de l’agro-alimentaire
ou de l’industrie pharmaceutique, les lois antitrust américaines ont préservé
la concurrence en démantelant des groupes surpuissants. Et sur Internet ?

Par Rémy Fekete, avocat associé, cabinet Jones Day

Indulgence des autorités de la concurrence ou inadaptation de la régulation de la concurrence à l’ère numérique, les GAFAM ont été laissés libres de poursuivre leur croissance interne et l’acquisition de leurs concurrents (1) pour devenir non seulement les « géants du numérique », mais surtout des concurrents significatifs dans tous les domaines d’activité : régie publicitaire, secteur bancaire
et financier, et vente de tous biens et services.

L’exéquatur rendu difficile
On a pu en conclure que la régulation à l’échelle nationale – que ce soit en matière fiscale, sociale, concurrentielle ou dans les domaines de la régulation des médias et des télécoms – n’était plus adaptée à ces acteurs globaux. Il est vrai que le principe
de l’économie numérique, cette désintermédiation mettant en contact directement l’entreprise globale et ses consommateurs à travers le monde, laisse peu de prises
aux instruments juridiques traditionnels. Sans présence physique, ni filiale ni distributeur ou agent, il est en effet difficile d’appréhender l’entité à qui imposer la réglementation nationale. Au surplus, les groupes internationaux ont su optimiser les conditions légales applicables selon les pays, dans des organisations qui rendent difficiles l’exéquatur des règles et décisions de justice à leur encontre.
Ce phénomène s’illustre particulièrement en matière de fiscalité : dès lors que le critère pour taxer une entreprise repose sur la présence physique de celle-ci – à savoir un établissement stable –, la fourniture de ses prestations numériques ne saurait justifier
à elle seule une imposition de son activité, du moins à l’aune du droit positif (2).
Il y a également une inadéquation de certaines modalités d’application du droit de la concurrence à l’économie numérique, laissant la porte ouverte à des activités non contrôlées, à des acteurs non régulés. En effet, dès lors que le chiffre d’affaires déclaré est érigé en critère de référence dans l’examen d’une concentration à l’échelle nationale (3), l’organisation en nuage des entreprises du numérique leur a permis
de demeurer sous les seuils nationaux en vigueur. Devant l’inertie des mécanismes nationaux, on a pu craindre que l’Etat soit devenu impuissant – voire obsolète – pour engager une régulation efficace du numérique, et orienter ses espoirs vers une action supranationale pour tenter de régenter efficacement les acteurs globaux du Net. L’année 2018 a été en partie décisive pour la régulation internationale des grandes entreprises du numérique, avec l’entrée en vigueur en Europe à compter de mai 2018 du RGPD (4) : la concomitance de son entrée en vigueur avec le déferlement médiatique lié aux affaires de pillage de données personnelles à des fins électorales
a sûrement aidé au succès du modèle européen. On est loin du modèle initial défendu par Eric Schmidt (5) en 2009 lorsqu’il affirmait que « seuls les criminels se soucient de protéger leurs données personnelles » (6). Ironie, dix ans plus tard, le 21 janvier 2019, la Cnil a infligé à Google une amende de 50 millions d’euros pour non-respect du RGPD justement (lire pages 6 et 7).
Sur le terrain fiscal, les espoirs d’une solution globale risquent de s’évanouir. La Commission européenne avait pourtant proposé le 21 mars 2018 une taxe européenne sur les recettes publicitaires (7). Cependant, au sein du Conseil de l’Union européenne (UE), l’unanimité est requise en matière fiscale (8). Tant que certains pays membres – Irlande, Suède, Danemark – verront leurs intérêts propres à héberger des groupes internationaux comme supérieurs à l’intérêt global qui tend à une régulation fiscale raisonnable de ceux-ci, le vote d’une taxe européenne sur les services numériques restera à l’état de chimère. La Commission européenne vient de suggérer le passage
à la majorité qualifiée pour certaines propositions législatives relatives à la fiscalité (9). Mais cette modification ne requiert-elle pas elle-même un vote à l’unanimité ? Il est parfois des gesticulations qui sont autant d’aveux d’impuissance.

L’OCDE espère « le consensus d’ici 2020 »
L’OCDE (10) s’est pourtant saisi du sujet de la fiscalité des acteurs du numérique depuis plus de vingt ans (11) avec son « Plan d’action sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices » (BEPS). Malgré son rapport de 2015 sur
« l’Action 1 » (12) et son rapport du 16 mars 2018 sur « les défis fiscaux soulevés par
la numérisation » (13), un accord international dans le cadre de l’OCDE ne sera pas adopté avant 2020. Pascal Saint-Amans, directeur du centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE, peut se réjouir, le 21 janvier 2019, que « la communauté internationale [ait] fait un pas significatif vers la résolution des défis fiscaux soulevés par la numérisation de l’économie » (14). Il reste qu’il a fallu cinq ans
à l’organisation internationale pour produire un rapport qui n’est que la première étape de longues discussions. A titre de comparaison, dans l’intervalle, Amazon a plus que doublé son chiffre d’affaires entre 2014 et 2018 (15).

Organisations internationales : impéritie ?
L’Afrique n’est pas en reste : si la téléphonie et le paiement mobile sont largement diffusés, l’économie numérique africaine n’en est qu’à son émergence, et c’est un euphémisme de dire que les GAFAM sont jusqu’à présent peu sensibles aux interpellations des autorités africaines. L’exiguïté des marchés domestiques nationaux du Continent rend d’autant plus urgente une intervention panafricaine. L’Union africaine (UA) vient de lancer un forum de discussion avec l’UE en matière d’économie numérique afin de trouver des solutions communes (16). L’alliance Smart Africa
– qui comprend neuf Etats membres et qui est présidée par Paul Kagamé (17) – promeut une plus grande souveraineté numérique via l’investissement dans les infrastructures et la gouvernance numérique panafricaine.
Toujours est-il que le temps d’élaboration de propositions internationales apparaît d’une longueur en décalage avec la vitesse à laquelle les géants de l’Internet acquièrent de nouvelles parts de marché dans tous les domaines de l’économie. La compétence des organismes internationaux, UA ou OCDE, reste pour l’essentiel au stade de l’aimable recommandation. Ils ne porteront pas d’effet avant de faire l’objet de mise en oeuvre
au sein du droit positif de chaque pays. A la suite de ce long cheminement qui aura consacré l’impéritie des organisations communautaires et internationales, il semble que l’on voit sous un jour plus favorable aujourd’hui la pertinence d’interventions étatiques dans la régulation du Net.
Face à l’urgence soulevée par l’économie numérique, la souveraineté nationale fait l’objet d’un retour en grâce.
• Levier n°1 : le droit national fiscal
Face à un projet européen de taxe sur les services numériques en difficulté, la France
a déclaré vouloir prélever sa propre taxe sur les GAFAM dès le 1er janvier 2019. Un projet de loi sera voté cette année, avec un effet rétroactif pour l’année 2019 (18). L’Espagne a voté un impôt de 3 % sur la publicité  en ligne, les plateformes et la revente de données personnelles dans le cadre de son budget pour 2019 ; la Grande-Bretagne s’apprête à adopter une taxe de 2 % sur le chiffre d’affaires des géants du numérique ; l’Italie a voté un prélèvement de 3 % sur les transactions digitales entre entreprises ; l’Autriche devrait suivre. Le sujet est également à l’ordre du jour en Inde
et à Singapour.
• Levier n°2 : Le droit national de la concurrence Faut-t-il encore considérer que le
e-commerce est un marché différent du commerce physique et que les acteurs de ces deux mondes ne sont pas concurrents ? Avec sa décision Fnac-Darty (19), il semble que l’Autorité de la concurrence considère désormais comme appartenant au même marché pertinent les ventes en ligne et les ventes en magasins. Dorénavant, celle-ci tend à englober les acteurs de l’ecommerce dans son analyse des marchés pertinents pour évaluer les concurrents des magasins physiques, de sorte que les deux canaux sont pleinement substituables.
• Levier n°3 : Le droit national des communications électroniques La neutralité
du Net constitue un principe fondateur d’Internet, protégé par un règlement européen
« Internet ouvert » (20) de 2015 et en France par la loi pour une « République numérique » (21) de 2016, tandis que certains parlementaires proposent même une Charte du numérique à l’occasion de la future réforme constitutionnelle. Pourtant,
ses effets peuvent être préjudiciables pour l’écosystème national et donner lieu à
des situations asymétriques au profit des géants du numérique, au détriment des opérateurs investissant en infrastructures.
Si le nouveau code européen des communications électroniques (22) tend à inclure
ces nouveaux acteurs dans son champ d’application, le régime des Over-The-Top (OTT) reste moins contraignant que celui des opérateurs télécoms classiques (23). Surtout, la généralisation de la vidéo et la multiplication d’applications gourmandes
en capacités augmentent le besoin en débit. Or, une participation des GAFAM aux investissements considérables dans la fibre ou la 5G n’est manifestement pas à l’ordre du jour. Totem fragile, le principe de neutralité du Net commence à être révisé, y compris aux Etats Unis, au nom de l’investissement et de l’innovation (24).
• Levier n°4 : Le droit national de l’audiovisuel
Force est de constater que les acteurs OTT, qui fournissent des services audiovisuels en accès direct sur Internet, ne sont pas soumis aux mêmes règles de diffusion que
les éditeurs de services hertziens. L’adoption en novembre dernier de la révision de la directive européenne SMA (25) devrait permettre d’étendre le champ d’application de
la régulation audiovisuelle aux plateformes et aux réseaux sociaux. Audiovisuel : deux poids, deux mesures Toutefois, certaines obligations – telles que l’obligation de pluralisme, de diversité culturelle et de visibilité des contenus d’intérêt général – n’ont pas été mises à la charge des plateformes de partage vidéo, alors même qu’elles proposent des contenus reçus sur les mêmes terminaux que les acteurs classiques. Aussi, c’est une des fiertés du président sortant du CSA, Olivier Schrameck (26), de penser avoir obtenu que la future loi sur l’audiovisuel confère au CSA une compétence sur la régulation des médias numériques. @