Orphelin de la grande réforme audiovisuelle, le Sénat n’a pas dit son dernier mot sur « France Médias »

Le Sénat, qui fut moteur dans le projet de réforme de l’audiovisuel (notamment depuis le rapport « Leleux-Gattolin » de 2015), se retrouve dépossédé d’un texte qui, dépecé, devait être une priorité du quinquennat « Macron ». La chambre haute se concentre sur le vaste plan de relance de la France.

Depuis une dizaine d’années, la chambre haute a été une force de propositions pour faire évoluer le cadre législatif de l’audiovisuel français qui en aurait bien besoin. Tout le PAF (1) n’attend que cela et depuis bien avant les grandes promesses d’Emmanuel Macron visant à réformer la loi de 1986 sur « la liberté de communication » devenue archaïque à l’heure du numérique et des GAFAN. Présidé par Gérard Larcher depuis 2008 (excepté d’octobre 2011 à septembre 2014), le Sénat se retrouve fort dépourvu.

5 ans de projet « France Médias » pour rien
Le projet de loi consacré « à la communication audiovisuelle et à la souveraineté culturelle » (2), sur lequel le gouvernement avait engagé la procédure accélérée, devait être examiné par l’Assemblée nationale entre fin mars et début avril. Mais les séances publiques avaient été annulées pour cause de coronavirus. Deux réunions impliquant l’Elysée, Matignon, la rue de Valois et Bercy, les 8 et 17 juin, ont définitivement enterré la grande réforme audiovisuelle pour donner la priorité au vaste plan de relance face à l’urgence économique (3). « Cette réforme de la loi de 1986 – attendue depuis de nombreuses années, réclamée par les professionnels du secteur, nécessaire pour réduire les asymétries législatives et règlementaires entre les opérateurs linéaires traditionnels et les plateformes de SVOD – a connu tous les déboires, les reports, les manques de courage, les atermoiements imaginables et nous voilà encore devant un “refus de saut” dans ce dépeçage où l’on ne pourra traiter que les urgences (transposition des directives “SMA”, “Droit d’auteur”, “CabSat”, …) », explique Jean-Pierre Leleux (photo), sénateur, à Edition Multimédi@. Rapporteur de la commission « culture », dont il est vice-président aux côtés de la présidente Catherine Morin- Desailly, il est notamment l’auteur avec son collègue André Gattolin du rapport de 2015 sur le financement de l’audiovisuel public. C’est ce rapport (4) qui propose pour la première fois de « regrouper l’ensemble des sociétés de l’audiovisuel public au sein d’une nouvelle entité qui pourrait être dénommée “France Médias” » (proposition n°12). Bien d’autres recommandations sont avancées, comme le passage de la redevance audiovisuelle à une « contribution forfaitaire universelle » (indépendamment de la possession d’un téléviseur). Si cette dernière n’a pas encore été arbitrée, bien d’autres mesures (holding, gouvernance, désignation des dirigeants, …) avaient été introduites dans la grande réforme audiovisuelle voulue par le chef de l’Etat (5). Par ailleurs, en tant que membre de la commission de affaires européennes du Sénat, Jean-Pierre Leleux avait contribué dès 2016 à faire adopter une résolution européenne (6) sur les services de médias audiovisuels (SMA) instaurant des obligations aux plateformes vidéo telles que Netflix ou Disney+ (exposition des œuvres européennes et contribution à leur financement). Finalement, pour que ces dispositions entrent en vigueur en France à partir du 1er janvier 2021, le ministre de la Culture, Franck Riester, auditionné le 1er juillet par la commission « culture » (7), a confirmé que la transposition « SMA » se fera par « un amendement du gouvernement » examiné en juillet (dans un projet de loi d’adaptations européennes via ordonnance). Pour autant, le sénateur des Alpes-Maritimes (8) regrette la grande réforme : « Je déplore que ce secteur ne soit plus considéré aujourd’hui comme prioritaire – l’a-t-il été un jour ? – et que les réformes de fond soient encore différées, fragilisant encore ainsi nos opérateurs nationaux confrontés aux mutations technologiques, à la concurrence des puissants opérateurs américains et à la révolution des usages ». Par ailleurs, la chambre haute a pris la crise à bras-lecorps : sa commission des affaires économique, présidée par la sénatrice Sophie Primas, a publié le 17 juin pas moins de sept propositions de plans de relance sectoriels, dont l’un portant sur le numérique, les télécoms et les postes (9). Le Sénat y préconise d’accélérer la couverture numérique des territoires, d’accompagner massivement entreprises et concitoyens dans la transition numérique, de soutenir les technologies numériques-clés, de faire émerger des champions numériques et de promouvoir une société numérique de la confiance, et enfin d’approfondir la régulation des plateformes structurantes.

Inclure l’audiovisuel dans le plan de relance
La commission « culture » du Sénat, elle, s’est penchée sur l’audiovisuel « qui ne peut pas être le “grand oublié” des plans de relance ». Ce groupe de travail, présidé par Jean-Pierre Leleux, a présenté le 10 juin dix propositions (10), à commencer par « redonner à la politique publique en faveur du secteur audiovisuel un caractère prioritaire ». La chambre haute compte bien relancer le projet « France Médias ». @

Charles de Laubier

La grande réforme de l’audiovisuel est morte, vive la réforme de l’audiovisuel à la découpe !

La réforme de l’audiovisuel et la transposition de la directive SMA sont dans un bateau : la réforme de l’audiovisuel tombe à l’eau : qu’est-ce qui reste ? La crise sanitaire aura eu raison de la grande réforme voulue par Emmanuel Macron. Edition Multimédi@ fait le point sur ce revirement.

Emmanuel Macron (photo) en a rêvée en tant que candidat à la présidence de la République ; devenu chef de l’Etat il y a trois ans, il ne la fera finalement pas ! Il faudra « simplifier la réglementation audiovisuelle en matière de publicité, de financement et de diffusion, pour lever les freins à la croissance de la production et de la diffusion audiovisuelles et préparer le basculement numérique, tout en préservant la diversité culturelle », avait promis début 2017 celui qui était encore quelques mois plus tôt ministre de l’Economie, de l’Industrie et du Numérique (2014-2016).

Le coronavirus a encore frappé
« Nous renforcerons le secteur public de l’audiovisuel pour qu’il réponde aux attentes de tous les Français et accélère sa transformation numérique, en concentrant les moyens sur des chaînes moins nombreuses mais pleinement dédiées à leur mission de service public. Nous rapprochons les sociétés audiovisuelles publiques pour une plus grande efficacité et une meilleure adéquation entre le périmètre des chaînes et leurs missions de service public », avait encore prévu dans son programme de campagne celui qui allait devenir en mai 2017, et à la surprise générale, le 8e président de la Ve République (1). Trois ans et deux mois de confinement après, la grande sur la réforme de l’audiovisuel – tant attendue et maintes fois reportée – ne sortira jamais des limbes parlementaires en un seul morceau.
Ce projet de loi de « communication audiovisuelle et souveraineté culturelle », sur lequel le gouvernement avait engagé la procédure accélérée, devait être examiné par les députés de l’Assemblée nationale du 31 mars au 10 avril. Mais les séances publiques avaient été annulées pour cause de coronavirus. Exit l’une des plus grandes réformes du quinquennat d’Emmanuel Macron, qui aura épuisé sur ce texte à multiples sujets sensibles deux ministres de la Culture : Françoise Nyssen puis Franck Riester. Une première réunion s’est tenue le lundi 8 juin entre l’Elysée, Matignon et la rue de Valois, et une seconde le 17 juin avec Bercy, pour prendre acte du chamboulement du calendrier parlementaire à cause de la crise sanitaire et pour donner la priorité à l’urgence économique nécessitant un vaste plan de relance. Sur l’audiovisuel, il est urgent d’attendre… Les « fuites » auprès de certains médias et professionnels sont savamment distillées afin que les chaînes de télévision, les producteurs de l’audiovisuel et du cinéma, les plateformes de vidéo à la demande ou encore les organisations des ayants droits ne soient pas pris au dépourvu. C’est Le Monde qui, dès le 2 juin dernier, évoque « deux scénarios à l’étude » (2) où la réforme de l’audiovisuel public passerait dans tous les cas à la trappe : le premier scénario consisterait à recourir à l’été ou à l’automne à une loi a minima mais avec en parallèle des ordonnances pour des pans entiers tels que les services de médias audiovisuels (SMA), d’une part, et le droit d’auteur à l’ère du numérique, d’autre part. Ces deux gros morceaux doivent transposer deux récentes directives européennes : celle du 14 novembre 2018 sur « la fourniture de services de médias audiovisuels » (3) et celle du 17 avril 2019 sur « le droit d’auteur dans le marché unique numérique » (4), lesquelles doivent être obligatoirement traduites dans la législation nationale par chaque Etat membre respectivement le 19 septembre 2020 et le 7 juin 2021 « au plus tard ». Le second scénario abandonnerait le recours à une loi, faute de temps pour les débats parlementaires, pour un passage en urgence par ordonnances de moultes mesures (droit d’auteur, SMA, modernisation de la TNT, …). Cinq jours après Le Monde, la veille de la première réunion d’arbitrage, c’est au tour du Figaro de faire état le 7 juin de certaines réflexions gouvernementales (5).
Désormais, « la loi audiovisuelle n’est plus une priorité » et « elle ne devrait donc pas être discutée » ! Et là encore, il semble clair que « le volet réforme de l’audiovisuel public est renvoyé aux calendes grecques ». Autrement dit, la grande réforme audiovisuelle d’Emmanuel Macron – censée renvoyer au musée législatif la loi dite « Léotard » du 30 septembre 1986 sur « la liberté de communication » (6) – est sacrifiée sur l’autel de la relance économique qui s’annonce vitale au moment où la France va traverser l’une des récessions les plus sévères de son histoire.

Médias et pub : « Je t’aime, moi non plus »
Le gouvernement envisagerait en outre des « mesures d’urgence » pour soutenir la presse, les médias et la production audiovisuelle et cinématographique, eux aussi touchés de plein fouet par qui l’arrêt d’activités, qui l’interruption des tournages ou qui la chute de recettes publicitaires. Outre les aides d’Etat dont bénéficie déjà une grande partie de la presse française, à hauteur de plus de 1,5 milliard d’euros par an (aides directes, crédit d’impôt, tarifs postaux, etc.), le gouvernement envisage un crédit d’impôt publicitaire pour inciter les annonceurs qui ont déserté les médias à y revenir. D’autres mesures pourraient être traitées dans une loi « post-covid 19 », telles que les relations entre les producteurs audiovisuels et les chaînes de télévision (détention des droits et production indépendante). Un crédit d’impôt « création » est aussi prévu.

De la grande loi aux ordonnances et décrets
Quant au décret sur la publicité ciblée – appelée aussi publicité adressée – à l’antenne, il est déjà prêt et a été transmis en début d’année au CSA pour avis. Mais la presse et les radios locales ont obtenu des garde-fous pour protéger leurs marchés publicitaires (pas d’adresse de revendeurs et maximum 2 minutes toutes les heures en moyenne). A défaut de débats parlementaires sur la désormais ex-grande réforme audiovisuelle, le gouvernement est décidé à passer les mesures d’urgence non seulement par ordonnances mais aussi par décrets. La transposition des directives européennes – SMA, Copyright et sans oublier le règlement « CabSat » adopté le 28 mars 2019 étendant la gestion collective obligatoire aux services audiovisuels en ligne, en live streaming ou en catch up (7) – se fera par projet de loi en juillet (SMA notamment) ou par ordonnances, tout comme la fusion de l’Hadopi et du CSA qui donnera bien naissance à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). Concernant la directive SMA, qui est la priorité étant donné les trois mois restants pour la transposer en droit français (date butoir imposée par Bruxelles oblige), elle impose aux plateformes vidéo telles que les SVOD Netflix ou Amazon Prime Video de proposer au moins 30 % d’œuvres européennes et à préfinancer en France des films et séries à hauteur de 16 % minimum de leur chiffre d’affaires. A l’issue d’un échange en visioconférence le 6 mai dernier avec des artistes de différents horizons de la création et à l’occasion de l’annonce d’un « plan pour la culture », le chef de l’Etat s’est montré déterminé : « On a besoin de défendre une créativité à l’européenne. Il y aura des grands prédateurs : chinois, américains avec d’autres modèles, d’autres sensibilités. Donc dans cette phase, moi, je veux ici m’engager très clairement devant vous, à ce que, justement, les plateformes soient assujetties aux obligations de financement des œuvres françaises et européennes dès le 1er janvier 2021. La directive SMA le permet, le ministre l’a dit, on va passer plus vite, plus en force ». Le locataire de l’Elysée avait en outre demandé que le ministre de la Culture, Franck Riester, « avec le CNC », constitue « une task force de négociation pour agir très rapidement, régler tous les sujets qui étaient encore en suspens et pour qu’on puisse aller très vite et très fort là-dessus ». Et d’ajouter : « Parce que ce sera une contribution de ces plateformes à notre création. Ce sera une protection aussi de notre écosystème » (8).
Concernant cette fois la directive « Droit d’auteur », que Franck Riester souhaite voir transposer d’ici la fin de l’année (même la date butoire de Bruxelles est cette fois dans un an), elle est d’importance pour les industries culturelles dans la lutte contre le piratage de leurs œuvres sur Internet. En effet, elle ouvre une brèche dans la responsabilité limitée des plateformes numériques – YouTube et Dailymotion en tête : à défaut d’accord avec les ayants droits, les GAFAM seront responsables du piratage en ligne sans qu’ils puissent invoquer le régime de responsabilité limité d’hébergeur que continue de leur garantir par ailleurs la directive européenne « Ecommerce » (9).
L’Arcom aura des pouvoirs « anti-piratage » renforcés et allant au-delà de la réponse graduée actuelle. Par exemple, ses agents habilités et assermentés pourront enquêter sous pseudonyme et constater, par procès-verbal, les faits susceptibles de constituer des infractions. Ce nouveau gendarme du Net et de l’audiovisuel aura aussi pour mission de créer une « liste noire » de sites web portant atteinte « de manière grave et répétée » aux droits d’auteurs, tandis que les prestataires de la publicité et les fournisseurs de moyens de paiement devront rendre publique l’existence de relations commerciales avec une personne inscrite sur cette liste noire – selon un dispositif inspiré du « Follow the Money » et du « Name & Shame » (10).
Une chose est sûre dans ce chamboule-tout : la création de la holding audiovisuelle publique France Médias ne se fera pas. Elle devait regrouper France Télévisions, Radio France, France Médias Monde et l’Ina. Le rapprochement tant promis par Emmanuel Macron des sociétés audiovisuelles publiques – « pour une plus grande efficacité et une meilleure adéquation entre le périmètre des chaînes et leurs missions de service public » – n’aura pas lieu.

Plus de « BBC à la française » ni d’« ORTF »
La « BBC à la française » passe donc à la trappe. France 4 et France Ô, les deux chaînes de France Télévisions qui devaient quitter la TNT début août, seraient finalement maintenues. La présidente du groupe de télévision public, Delphine Ernotte, prête à rempiler pour un second mandat de cinq ans, peut compter aller au bout puisqu’il n’a plus de réforme de l’audiovisuel public pour l’écourter. A moins qu’un des autres candidats, lesquels devront se déclarer d’ici le 10 juillet (c’est déjà fait pour Serge Cimino et Pierre-Etienne Pommier, mais pas encore pour des potentiels comme Christopher Baldelli ou Jean-Paul Philippot), soit nommé le 24 juillet au plus tard par le CSA. @

Charles de Laubier

Droit moral des auteurs de films et de séries : le final cut «à la française» s’imposera par la loi

Netflix, Amazon Prime Video ou encore Disney+ seront tenus de respecter le final cut « à la française », qui requiert l’accord du réalisateur pour le montage définitif d’un film ou d’une série. Ce droit moral est visé par le projet de loi sur l’audiovisuel présenté le 5 décembre dernier.

Producteur, Pierre-Antoine Capton mise sur les GAFAN

En fait. Le 16 septembre, le président fondateur de 3ème OEil Productions et président du directoire de Mediawan, Pierre-Antoine Capton, était l’invité d’honneur du dîner-débat du Club audiovisuel de Paris (CAVP). Producteur français, il considère les Netflix, Amazon Apple ou Facebook comme une chance.

Réseaux sociaux et plateformes vidéo : les influenceurs dans le collimateur de la régulation

Les influenceurs du Net sont suivis par des milliers voire des millions d’abonnés,
de fans ou d’amis qu’ils informent ou conseillent. Ils vantent des marques et des produits dont ils font la publicité. L’aura de ces bloggeurs en fait des médias d’influence en marge de la régulation audiovisuelle. Pour l’instant.

Le Danemark envisage d’encadrer les influenceurs. Qu’ils soient sur YouTube, Facebook, Instagram, Twitter, Dailymotion, Pinterest ou Twitch, lorsque ce n’est pas sur d’autres plateformes vidéo ou réseaux sociaux, ces éditeurs individuels – hommes ou femmes – ont acquis pour certains une très forte audience. Le 8 juillet dernier, la ministre danoise de l’Enfance et de l’Education, Pernille Rosenkrantz-Theil (photo), a publié sur son compte Facebook un commentaire appelant à responsabiliser ces influenceurs.

Les soumette « aux règles de l’éthique »
« Nous devons mieux nous occuper des enfants et des jeunes sur les médias sociaux – et entre nous en général. Par conséquent, nous devrions nous efforcer de faire en sorte que les règles en matière d’éthique de la presse s’appliquent aux titulaires de profils [influenceurs] de grande taille, qui devraient assumer des responsabilités analogues à
celles de l’éditeur. (…) Nous devons mieux nous occuper des enfants et des jeunes, ainsi que de la communauté sur le Web », a expliqué la ministre danoise. Deux jours après, son ministère publiait un communiqué se posant la question : « Les blogueurs ont-ils une responsabilité ? ». Pour Pernille Rosenkrantz-Theil, la réponse est oui : « Les profils sur les médias sociaux qui comptent de nombreux adeptes doivent être soumis aux règles de l’éthique ».
Sa déclaration est intervenue après qu’une blogueuse connue et influente – Fie Laursen (star de la télé-réalité au Danemark) – ait publié un message de suicide sur son compte Instagram (1), lu et commenté par des dizaines de milliers de jeunes (elle comptait 334.000 abonnés en août). La star du petit écran et des réseaux sociaux avait été hospitalisée mais ses écrits funèbres étaient, eux, restés en ligne. La mère de Fie Laursen s’en était même émue sur la chaîne TV 2 Danmark : « On aurait préféré que le post soit supprimé, mais cela n’a pas été faisable ; cela fait mal au coeur car le message pouvait inspirer d’autres jeunes ». Le ministère danois concerné a aussitôt lancé le débat : « La ministre de l’Enfance et de l’Education a-t-elle raison de dire que les blogueurs ayant de nombreux adeptes assument une responsabilité qui correspond aux médias établis ? Où est la limite entre l’éthique des médias et la liberté d’expression personnelle ? », peut-on lire sur la page du débat en question, laissant la parole aux experts, aux hommes politiques et aux leaders d’opinion (2). En France, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) ne s’est pas encore penché sur la responsabilité des influenceurs et bloggeurs à fortes audience. Leur responsabilité éditoriale est quasi inexistante puisqu’ils ne relèvent pour l’instant ni de la presse ni des médias audiovisuels. La directive européenne dite « SMA » de 2010 excluait clairement « les activités dont la vocation première n’est pas économique et qui ne sont pas en concurrence avec la radiodiffusion télévisuelle, comme les sites web privés et les services qui consistent à fournir ou à diffuser du contenu audiovisuel créé par des utilisateurs privés à des fins de partage et d’échange au sein de communautés d’intérêt » (3). Mais la directive européenne du 14 novembre 2018, également dite « SMA », est venue modifier celle de 2010 pour tenir compte de « l’évolution des réalités du marché ». Publiée auJournal Officiel de l’Union européenne (JOUE) le 28 novembre 2018 et transposable par les Etats membres « au plus tard le 19 septembre 2020 », cette nouvelle directive SMA (4) responsabilise les YouTube, Dailymotion et autres plateformes vidéo (Facebook, Snapchat, Musical.ly/TikTok, …).
Ces acteurs du Net sont donc désormais censés – comme les services de télévision traditionnels et de diffusion à la demande (replay et VOD) – protéger les mineurs contre les contenus préjudiciables comme la pornographie, et protéger tous les citoyens européens contre la haine et les propos racistes, ainsi qu’en interdisant tout contenu incitant à la violence et au terrorisme. « Parce qu’ils se disputent les mêmes publics et les mêmes recettes que les services de médias audiovisuels, ces services de médias sociaux doivent être inclus dans le champ d’application de la directive [SMA de 2010]. En outre, ils ont également un impact considérable en ce qu’ils permettent plus facilement aux utilisateurs de façonner et d’influencer l’opinion d’autres utilisateurs » (5).

Lignes directrices au niveau européen
Selon les informations de Edition Multimédi@, les discussions sur les lignes directrices que prépare la Commission européenne sur « l’application pratique du critère relatif à la “fonctionnalité essentielle” figurant dans la définition d’un service de plateformes de partage de vidéos » se poursuivent en septembre en vue d’une publication qui pourrait intervenir dès cet automne. Trois pays – la Finlande, l’Irlande et les Pays-Bas – avaient, eux, émis des réserves quant à la portée de cette nouvelle directive modifiant l’ancienne directive SMA
de 2010, en mettent en garde contre les dérives possibles au détriment de la liberté d’expression et de la créativité (6). Pour autant, si les plateformes numériques qui les hébergent sont tenues responsables des contenus mis en ligne, les influenceurs, youtubeurs et autres bloggeurs ne semblent pas directement responsables de la légalité
de leurs diffusions.

Placements de produits et sponsoring
Les influenceurs sont en outre très sollicités par les marques pour faire de la publicité de leurs produits – via, entres autres, du band content. La nouvelle directive SMA de 2018 ouvre grand les vannes du placement de produit, tout en y mettant des limites. « Le placement de produit devrait donc être autorisé dans tous les services de médias audiovisuels et services de plateformes de partage de vidéos, sauf exceptions. Le placement de produit ne devrait pas être autorisé dans les programmes d’information et d’actualité, les émissions de consommateurs, les programmes religieux et les programmes pour enfants. Il est en particulier avéré que le placement de produit et les publicités incorporées peuvent influer sur le comportement des enfants, ceux-ci n’étant généralement pas capables de reconnaître le contenu commercial » (7). Encore fautil aussi que les adultes soient bien informés de l’existence de tels contenus sponsorisés, sinon cette pratique devient de la publicité déguisée illicite.
Beaucoup d’influenceurs omettent de signaler le placement de produit, alors qu’ils sont les bénéficiaires directs de ce type d’opération promotionnelle contre rémunération et/ou remise de produit. Les « micro-influenceurs » comptent 1.000 abonnés, les « mid » moins de 100.000 abonnés, tandis que les « top-influenceurs » dépassent ce seuil pour atteindre ou dépasser 1 million de fans. La rémunération peut alors aller jusqu’’à 10.000 euros pour une « story » ou une photo de marque. Se transformer en homme-sandwich du Web leur apporte un regain de visibilité, un renforcement de leur image et une consolidation de leur
e-réputation. Les plateformes de mise en relation des influenceurs et des marques se sont développées, comme Kolsquare (société Brand and Celebrities) ou Socialbakers. Or la loi française de 2004 sur la confiance dans l’économie numérique (loi dite LCEN) prévoit bien que dans son article 20 : « Toute publicité, sous quelque forme que ce soit, accessible par un service de communication au public en ligne, doit pouvoir être clairement identifiée comme telle. Elle doit rendre clairement identifiable la personne physique ou morale pour le compte de laquelle elle est réalisée » (8). La Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) veille au respect de cette disposition. Elle s’appuie aussi sur l’article L121-1 du code de la consommation, selon lequel « une pratique commerciale est également trompeuse si, compte tenu des limites propres au moyen de communication utilisé et des circonstances qui l’entourent, elle omet, dissimule ou fournit de façon inintelligible, ambiguë ou à contretemps une information substantielle ou lorsqu’elle n’indique pas sa véritable intention commerciale dès lors que celle-ci ne ressort pas déjà du contexte » (9). Dès décembre 2015, la DGCCRF démarre une enquête contre une dizaine de youtubeurs ayant été rémunérés jusqu’à 100.000 euros pour faire la promotion d’une marque de voiture sans mentionner leur relation contractuelle avec le constructeur automobile. Une publicité mensongère est une pratique commerciale déloyale et trompeuse, qui, en tant que délit pénal, peut valoir à son auteur deux ans de prison et 300.000 euros d’amende pour les personnes physiques (10). « Si vous vous estimez mal informé ou trompé par une communication d’influenceur ou lors de vos achats, vous pouvez vous retourner vers le jury de déontologie publicitaire », indique Stéphane Martin, directeur général de l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP). Le JDP (11) a été mis en place en 2008. La France n’est pas pionnière dans cette chasse aux publicités déguisées émises par les influenceurs. Aux Etats-Unis, la Federal Trade Commission (FTC) avait épinglé des youtubeurs et instragrameurs ayant fait la promotion du jeu « Shadow of Mordor » de Warner Bros sans en informer les internautes.
Le marketing d’influence (ou influence marketing) est estimé en France à 150 millions d’euros en 2018 et devrait atteindre 300 millions d’euros cette année. Les marques et les entreprises y consacrent un budget pouvant atteindre aujourd’hui 20 % de leurs dépenses publicitaires. Webedia (Fimalac) surfe sur cette nouvelle tendance, avec les trois youtubeurs les plus suivis : Cyprien, Squeezie, Norman, Caroline, Aurélien. Lorsque le groupe de Marc Ladreit de Lacharrière a pris le contrôle au printemps 2019 de la société de production audiovisuelle Elephant, l’Autorité de la concurrence s’est pour la première fois penchée sur « l’industrie que constitue la monétisation de l’”influence” et des “influenceurs” » (12).

Webedia, Studio71, Studio Bagel, Golden Network
De son côté, TF1 est présent avec sa filiale Studio71 (150 chaînes YouTube). Canal+ a aussi sa filiale Studio Bagel (chaînes Studio Bagel et Mister V), tandis que M6 détient le collectif Golden Network (Golden Moustache, Enjoyphoenix et Horia). Les influenceurs ont désormais leur World Bloggers Awards (13), dont la première édition s’est déroulée à Cannes le 24 mai dernier pendant le festival du film. Et depuis juin dernier, a été créée la
« Guilde des vidéastes » pour fédérer les métiers de la création audiovisuelle sur Internet. @

Charles de Laubier