Les géants du Net font face à la notion de producteur indépendant et à l’ « exception culturelle française »

Alors que l’Arcom continue d’ajuster les obligations de financement des films français et européens par les plateformes de vidéo à la demande (SVOD/VOD), la notion de producteur indépendant – apparue bien avant le décret SMAd de 2021 – s’invite plus que jamais dans les négociations.

Par Anne-Marie Pecoraro (photo), avocate associée, UGGC Avocats

La notion de producteur indépendant joue un rôle important dans les régulations de la production audiovisuelle, y compris la promotion de la diversité culturelle. La qualification de producteur indépendant est une clé de voûte, dans la mesure où elle est le déclencheur de l’éligibilité à des régimes distincts et des qualifications de financements. Il existe de nombreuses définitions du producteur indépendant, qui sont susceptibles de varier selon le cadre dans lequel il s’inscrit.

De la loi Léotard (1986) au décret SMAd (2021)
Au moment où l’Arcom négocie avec les plateformes de streaming, c’est l’occasion de se pencher sur cette notion de production indépendante au regard des plateformes de vidéo à la demande. On entend par « production indépendante » une société de production qui jouit d’une indépendance capitalistique, notamment en ce que son capital n’est pas contrôlé par des diffuseurs, et présente une absence de liens établissant une communauté d’intérêt durable. La loi « Liberté de communication » du 30 septembre 1986 et dans sa version en vigueur aujourd’hui (1) prévoit un ensemble de critères pour qu’une œuvre cinématographique (2) ou audiovisuelle (3) relève de la contribution d’un éditeur de service à la production indépendante. Ces critères prennent en considération les modalités de l’exploitation de l’œuvre et l’indépendance entre la société de production et l’éditeur de services.
Plus précisément, le décret « SMAd » du 22 juin 2021 précise les critères cumulatifs permettant à une œuvre de jouir de la contribution des éditeurs de service de médias audiovisuels à la demande (SMAd) à la production indépendante (4). Pour caractériser la qualification d’indépendance, l’éditeur de service ne doit pas détenir, directement ou indirectement, de parts du producteur ou de droits de recette, et ne prend pas personnellement ni ne partage solidairement l’initiative et la responsabilité financière, technique et artistique de la réalisation de l’œuvre, tout en n’en garantissant pas la bonne fin (5). L’éditeur ne doit détenir – directement ou indirectement – les droits secondaires ou mandats de commercialisation que pour un seul des modes d’exploitation parmi l’exploitation en France, en salles, sous forme de vidéogrammes destinés à l’usage privé du public, sur un service de télévision, ou en France ou à l’étranger sur un SMAd autre que celui qu’il édite, ou en salles, sous forme de vidéo et sur un service de télévision, s’agissant d’une œuvre cinématographique. L’éditeur ne doit pas détenir, directement ou indirectement, de mandats de commercialisation ou de droits secondaires sur des œuvres audiovisuelles. Enfin, l’éditeur de services ne doit pas détenir, directement ou indirectement, de part de son capital social ou de ses droits de vote de l’entreprise de production, laquelle ne doit pas détenir, directement ou indirectement, de part de capital social ou des droits de vote de l’éditeur de service, et aucun actionnaire ou groupe d’actionnaires contrôlant cette entreprise (6).
Quant à l’obligation des diffuseurs de contribuer à la production indépendante dans une certaine proportion, elle est loin d’être une nouveauté et a émergé après un mouvement de privatisation des télévisions dans les années 1980. Dans une volonté de travailler le niveau de leur offre et de favoriser la diversification culturelle, les diffuseurs se sont vu appliquer une obligation de contribuer au financement de la production « fraîche » d’œuvres audiovisuelles à vocation patrimoniale, réservées pour l’essentiel à des producteurs indépendants.
Un dispositif unique a alors été créé, obligeant les chaînes de télévision à travailler avec des producteurs extérieurs pour la fabrication d’une partie de leurs programmes, et limitant ainsi l’éviction des productions nationales au profit des programmes américains, et la rediffusion. Depuis la loi « Liberté de communication » de 1986, le paysage législatif n’a eu de cesse de se sophistiquer et de s’améliorer depuis sa création. Le principe des quotas de diffusion et de la contribution des éditeurs de service à la production a entraîné une explosion du nombre de producteurs indépendants.

Globalisation de l’audiovisuel et du cinéma
L’arrivée des plateformes de vidéo à la demande, qu’elles soient par abonnement (SVOD) ou à l’acte (VOD), et la globalisation de cet écosystème ont nécessité une adaptation du système législatif afin de les assimiler au dispositif existant. La mutation des usages de consommation, qu’illustre notamment la souscription à des services de SVOD, a été intégrée au système unique français de financement d’œuvres audiovisuelles et cinématographiques. Le décret SMAd de 2021 a mis en place un nouveau système d’obligations de financement d’œuvres française et européenne par ces plateformes de streaming. Son objectif est de faire contribuer les éditeurs à la production d’œuvres françaises et européennes, et notamment la production indépendante, mais également de mettre en valeur lesdites œuvres. Ces investissements peuvent se matérialiser par le préachat avant diffusion, par des achats de droits de diffusion d’œuvres existantes, ou des restaurations d’œuvres du patrimoine français.

SMAd établis en France ou à l’étranger
Les apports majeurs du décret SMAd sont les nouvelles obligations – pour les éditeurs de plateformes audiovisuelles établies en France, et surtout ceux établis à l’étranger mais diffusant leurs programmes en France au-delà d’un certain seuil de diffusion (diffusant notamment au moins 10 œuvres cinématographiques de longue durée ou 10 œuvres audiovisuelles) – de contribuer au développement de la production d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles. Avant le décret SMAd, les plateformes américaines n’étaient pas intégrées au dispositif français. Pour bénéficier de ces contributions, il est essentiel pour les producteurs de qualifier leurs œuvres cinématographiques et audiovisuelles « d’européennes » ou « d’expression originale française ». Les entreprises et coproducteurs de l’œuvre européenne ne doivent pas être contrôlés par un ou plusieurs producteurs établis en dehors de l’Espace économique européen (EEE). A titre d’exemple, le décret SMAd pose un quota de contribution des éditeurs de services par abonnement (SVOD), comme Netflix, Amazon Prime Video ou Disney+ à la production d’œuvres européennes et françaises, lequel devra représenter entre 20 % et 25 % de leur chiffre d’affaires. Sur ces sommes, 85 % sont spécifiquement dédiées aux œuvres d’expression originale en français (7). Quant aux services de vidéo à la demande à l’acte (VOD), ils sont soumis à une obligation de contribution à hauteur de 15 % de leur chiffre d’affaires, 12 % de ces sommes devant être spécifiquement dédiées aux œuvres en français. La répartition des dépenses est la suivante : l’éditeur de services de vidéo à la demande proposant sur son service au moins 10 œuvres cinématographiques de longue durée et 10 œuvres audiovisuelles (8) doit contribuer au développement de la production d’œuvres audiovisuelles et cinématographiques à hauteur de 20 % à la production d’œuvres cinématographiques, et 80 % à la production d’œuvres audiovisuelles (9). Le décret détaille en outre la coordination entre investissements et signature de l’engagement contractuel, au regard du développement de la production cinématographique indépendante d’œuvres européennes (10). Par ailleurs, pour conserver cette indépendance, l’éditeur acquérant des droits d’exploitation à titre exclusif ne pourra les acquérir que pour un an maximum s’agissant des œuvres cinématographiques, et pour trois ans maximums s’agissant des œuvres audiovisuelles. Dans le cas où ils ne seraient pas acquis à titre exclusif, la durée ne peut pas excéder six ans pour les œuvres audiovisuelles.
Pour ce qui est de la mise en valeur des œuvres européennes et françaises, les SMAd établis en France et ayant un chiffre d’affaires et une part de marché importants doivent disposer d’un catalogue consacré à 60 % à des œuvres européennes, dont 40 % d’œuvres françaises. Les services de télévision de rattrapage sont, quant à eux, toujours soumis aux proportions du service de télévision dont ils sont issus. Enfin, les éditeurs doivent assurer la mise en valeur de ces œuvres sur leurs plateformes comme à travers la page d’accueil, les recommandations de contenus aux utilisateurs, ou dans le cadre de la publicité. En contrepartie de ces obligations, et en plus de l’obtention par les plateformes d’une modification de la chronologie des médias (11), l’Arcom – à l’époque le CSA – a signé en décembre 2021 des conventions avec chacune de ces plateformes qui viennent compléter le décret SMAd avec des règles « sur mesure » pour chaque signataire.
En effet, les géants des plateformes de SVOD/VOD américaines se sont vus octroyer la possibilité de conclure avec le régulateur de l’audiovisuel une convention aménageant leurs obligations. A défaut de cela, l’Arcom leur notifie l’étendue de leurs obligations, ainsi que les modalités selon lesquelles ces plateformes doivent justifier de leur respect. Ainsi, Amazon Prime Video, Disney + et Netflix ont passé des accords en décembre 2021 avec l’Arcom (12), et concernant la production audiovisuelle, accords ayant vocation à être enrichis d’accords professionnels. Ces conventions sont contestées par AnimFrance, la SACD et l’USPA devant le Conseil d’Etat pour « excès de pouvoir » de l’Arcom, du fait de l’absence d’accord professionnel et de renforcement des engagements en faveur de la création. L’Arcom a signé un avenant avec Amazon Prime Video le 22 mars 2023 (13). En conséquence de ce nouvel accord, le recours à l’encontre de la convention « Amazon Prime Video » a été retiré.

Exception : la France, pays le plus protecteur
Aujourd’hui, la France est le seul pays à avoir imposé autant d’obligations aux plateformes de SVOD américaines. Même si d’autres pays européens tels que l’Italie tendent à instaurer un dispositif qui s’en rapproche, l’« exception culturelle française » reste la plus protectrice pour la création audiovisuelle et cinématographique nationale, ainsi que pour la production indépendante. @

* Anne-Marie Pecoraro est avocate spécialisée en droit de la propriété
intellectuelle, des médias et des technologies numériques.

Wikipedia, qui fête ses 20 ans, est à la recherche de son nouveau PDG pour succéder à Katherine Maher

Inconnue du grand public, Katherine Maher – PDG de la fondation Wikimedia qui édite « l’encyclopédie libre » universelle Wikipedia, cofondée il y a 20 ans par Jimmy Wales – quittera le 15 avril prochain ses fonctions qu’elle assumait depuis cinq ans. Du nouveau ou de la nouvelle « CEO » dépendra « l’avenir du savoir ».

« Katherine a été une grande et puissante dirigeante pour Wikimedia, et elle pense qu’il est temps pour la fondation d’avoir un nouveau leader », confie à Edition Multimédi@ le cofondateur de Wikipedia, Jimmy Wales (photo). Alors que « l’encyclopédie libre » d’envergure universelle célèbre son 20e anniversaire, il se félicite que Katherine Maher ait accru la visibilité de l’importance de l’accès au savoir dans le monde. « En tant que dirigeante, elle s’est faite la championne de règles plus inclusives et a institué le premier Code de conduite universel des projets Wikimedia », a-t-il déclaré, à l’occasion de l’annonce le 4 février du départ, prévu le 15 avril, de celle qui est PDG depuis cinq ans de la Wikimedia Foundation (1). Cette Américaine, née dans le Connecticut, a un parcours atypique et est passionnée par le Moyen-Orient.Katherine Maher est en 2003 diplômée de langue arable à l’Université américaine du Caire, en Egypte ; elle étudie en 2004 à l’Institut français d’études arabes de Damas, en Syrie ; elle travaille jusqu’en 2005 au Conseil des relations étrangères, et notamment sur le conflit israélo-palestinien ; elle sort la même année diplômée en études moyennes-orientales et islamiques de l’Université de New York. Katherine Maher (37 ans) est polyglotte : anglais, arabe, allemand et français.

Une nouvelle CEO du Moyen-Orient ou d’Afrique ?
Katherine Maher a fait savoir le jour de l’annonce de son prochain départ qu’elle espère, pour lui succéder, une personne « provenant de l’avenir du savoir », en l’occurrence de l’Afrique, de l’Inde ou de l’Amérique du Sud. Et pourquoi pas du Moyen-Orient justement ? « Nous devons atteindre des publics et mobiliser des participants qui reflètent la diversité mondiale. Ce serait puissant d’avoir un PDG qui représente nos efforts pour devenir une organisation vraiment internationale, apporte une perspective sur les besoins de l’avenir de la connaissance libre, et s’engage à élargir la portée de nos projets », nous indique-t-elle. Durant ces cinq ans la direction d’une telle organisation à but non lucratif et à renommée mondiale, elle a « considérablement augmenté la présence de Wikipedia dans les marchés émergents », s’est réjoui le conseil d’administration présidé par María Sefidari. Une nouvelle personne dirigeante provenant de de ces régions du monde, où l’accès gratuit à la connaissance relève plus que jamais du droit fondamental, serait la bienvenue à la tête de Wikimedia. L’entreprise Viewcrest Advisors mandatée comme chasseuse de tête est certifiée « Women’s Business Enterprise », ce qui pourrait déboucher sur une nouvelle candidature féminine.

130 millions de dollars collectés en 2020
Katherine Maher a aussi à son crédit le fait d’avoir lutté contre la désinformation et la censure croissantes, « y compris une campagne réussie de plaidoyer et de contentieux qui a amené la Turquie à lever [en janvier dernier sur injonction d’un juge d’Ankara, ndlr] son blocage de Wikipedia au bout de deux ans et demi ». Le combat judiciaire continue pour la liberté d’expression, cette fois en Chine qui bloque l’encyclopédie universelle depuis deux ans dans toutes les langues et depuis cinq ans en mandarin. La CEO sortante a aussi augmenté la diversité et le nombre de rédacteurs et contributeurs – au nombre de 200.000 sur la planète, dont environ 60.000 francophones (4) – de la méga-encyclopédie universelle aux 45 millions d’articles actualisés, ainsi que le nombre de lectorat. « Le rôle de PDG de Wikimedia est fascinant et stimulant : nous ne sommes pas seulement un géant d’Internet, nous sommes une communauté. Et inversement », rappelle Jimmy Wales, alias « Jimbo ». Aujourd’hui, avec plus de 1 milliard de terminaux différents par mois s’y connectant, Wikipedia rivalise en audience avec Google ou Facebook dans le « Top 10 » des sites web les plus fréquentés de la planète. « Nous ne comptons pas le nombre de “visiteurs uniques” en raison de notre engagement fort envers la vie privée », fait valoir la fondation. En France, où Wikipédia existe depuis le 23 mars 2001, l’encyclopédie libre est le septième site web le plus fréquenté avec plus de 31 millions de « visiteurs uniques » en décembre 2020, selon Médiamétrie.
« Katherine a défini une vaste orientation stratégique pour la prochaine décennie de Wikimedia et solidifié la position financière et l’avenir du mouvement », assure la Wikimedia Foundation (WMF), dont le siège est à San Francisco. Lors du dernier exercice 2019/2020 (clos le 30 juin), la fondation qui fait office de « maison mère » de Wikipedia a engrangé plus de 129,2 millions de dollars dans l’année, dont 93 % provenant de donations, de legs et autres contributions. Sous la direction de Katherine Maher, ces recettes ont fait un bond de 58 % par rapport aux 81,8 millions de dollars générés sur 2015/2016 (année de sa prise de fonction en tant que CEO). « Nous vous demandons, humblement, d’aider Wikipedia à continuer à prospérer non seulement pendant 25 ou 50 ans, mais pour toujours », est-il écrit sur la plateforme de dotation Wikimedia Endowment (5). Et Jimmy Wales, qui a créé la fondation deux ans et demi après Wikipedia, de nous expliquer : « Je pense que Wikipedia représente un élément-clé de notre culture, et une bonne partie, par rapport à beaucoup d’autres choses en ligne. C’est notre ambition que de faire quelque chose d’authentique et durable ». De là à suggérer à l’Unesco d’inscrire Wikipedia au patrimoine culturel de l’humanité, il y a un pas qu’a tenté de franchir son fondateur il y a dix ans en appelant à signer une pétition d’initiative allemande pour reconnaître l’encyclopédie universelle comme « premier site numérique du patrimoine culturel mondial » (6). Si l’essentiel des fonds sont orientés vers la plateforme du savoir, une partie va aux autres médias opérés par la fondation : Mediawiki (depuis janvier 2002), un paquet open source qui alimente Wikipedia et de nombreux autres wikis sur le Web ; Wiktionary (depuis décembre 2002), un dictionnaire multilingue de contenus libres disponible en 170 langues ; Wikimedia Commons (depuis septembre 2004), un référentiel multilingue de photographies, diagrammes, cartes, vidéos, animations, musique, sons, textes parlés ou autres ; Wikidata (depuis octobre 2012), un stockage libre et ouvert pour les données structurées de tous les projets Wikimedia, y compris Wikipedia, Wikivoyage ou encore Wikisource.
Selon les comptes de la fondation, 43 % des ressources financières sont allouées à la maintenance informatique de tous les sites web de la galaxie « Wiki » (7), 32 % aux communautés « Wiki » (subventions, projets, formations, outils, défense juridique), 13 % à l’administration et à la gouvernance permettant notamment de recruter du personnel qualifié, 12 % à la collecte de fonds elle-même au niveau mondial. Finalement, le quinquennat de Katherine Maher à la tête de la fondation s’est bien passé. De quoi faire oublier les psychodrames qui avaient entaché la précédente direction assurée alors par la Russe Lila Tretikov de juin 2014 jusqu’à sa démission forcée en mars 2016. Son départ précipité faisait suite à la polémique soulevée à l’époque autour d’un coûteux projet de moteur de recherche cofinancé par la fondation américaine Knight et susceptible de concurrencer Google, Yahoo ou MSN (Microsoft). Celle-ci alloue le 18 septembre 2015 une aide financière – que signe Lila Tretikov (8) – pour que la Wikimedia Foundation puisse mener à bien son projet baptisé « Knowledge Engine ».

Oublié le psychodrame du Knowledge Engine
Le manque de transparence autour de ce projet ambitieux a généré de telles inquiétudes au sein de la communauté des Wikipédiens (9) que ce « wiki search engine », développé par l’équipe « Discovery », a été relégué à un usage interne (10). Tandis que le moteur-maison MediaWiki (11) reste, lui, un logiciel libre utilisé par de nombreux sites «wiki » (12). La démission de Lila Tretikov avait été précédée en janvier 2016 par l’éviction d’un membre du conseil d’administration, Arnnon Geshuri, pour son rôle controversé lorsqu’il travaillait chez Google. Les Wikipédiens de tous les pays s’étaient même émus de trop de consanguinité entre Google justement et le « Board of Trustees » de la fondation (13). Jimmy Wales n’a-t-il pas été lui-même membre du conseil consultatif (14) de la firme de Mountain View ? C’est du passé. « L’avenir du savoir » est devant. @

Charles de Laubier

Culture : la Convention de 2005 apprivoise Internet

En fait. Du 5 au 7 juin, au siège de l’Unesco à Paris, s’est tenue une nouvelle conférence autour de la Convention de 2005 sur « la protection et la promotion
de la diversité des expressions culturelles ». Il s’agit notamment d’adapter à l’ère numérique ce texte ratifié par 45 pays et l’Union européenne.

En clair. « Promouvoir la diversité des expressions culturelles à l’ère numérique ». L’Unesco, organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, poursuit depuis plus de six ans maintenant (1)) l’objectif d’étendre la Convention de 2005 à Internet. Cela passe par une feuille de route (2) et des directives dites opérationnelles (3) à mettre en oeuvre en 2020 et 2021. Il s’agit d’adapter les politiques publiques culturelles aux domaines du digital, au moment où des questions se posent sur la réforme de la régulation des médias, la concentration des contenus et des plateformes numériques, l’impact des algorithmes dans l’accès aux contenus culturels, ou encore sur l’intelligence artificielle pour la créativité.
« L’un des principaux défis consiste à renforcer la production nationale afin de parvenir à un équilibre entre les contenus locaux, régionaux et internationaux », pointe l’Unesco, actuellement dirigée par la Française Audrey Azoulay (4). Autrement dit, comment éviter que les GAFAN ne remportent la bataille des contenus dans le monde et n’uniformise la culture. D’autant que les Etats-Unis, patrie des géants du Net, ne sont pas signataires de la Convention de 2005 ! Par ailleurs, les Américains exigent d’inclure les services audiovisuels et culturels dans les accords de libre-échange qu’ils signent, alors que des pays comme la France au sein de l’Union européenne le refusent catégoriquement pour préserver une certaine « exception culturelle » (5). La Convention de l’Unesco doit en outre réaffirmer le principe de neutralité technologique et le droit souverain des Etats de formuler, d’adopter et de mettre en oeuvre « des politiques et mesures en matière de protection et de promotion de la diversité des expressions culturelles dans l’environnement numérique ». En creux, il faut éviter, d’après l’Unesco, que les pouvoirs publics ne perdent justement le pouvoir de financement et d’influence dont ils jouissent dans le monde créatif au profit de grands acteurs privés et globaux. Quant au Fonds international pour la diversité culturelle (FIDC), institué par la Convention de 2005, il finance des projets dans plus de 54 pays en développement – notamment dans le cinéma, l’audiovisuel et l’art numérique – mais son budget (7,5 millions de dollars investis depuis 2010), est très limité : seuls 2% des projets soumis sont financés. @

Le livre numérique est soluble dans le marché des géants de l’édition, de plus en plus oligopolistique

Alors que le 39e Salon du livre de Paris se tient du 15 au 18 mars, le marché français de l’édition n’a jamais été aussi concentré entre les mains de quelques « conglomérats » du livre. De cette situation oligopolistique, le livre numérique peine plus que jamais à émerger.

L’année 2018 a été marquée par la consolidation accrue du marché français de l’édition de livres. Il y a d’abord l’intégration entre les groupes Média Participations et La Martinière, qui se hissent ensemble à la troisième place des groupes d’édition français derrière Hachette Livre (contrôlé par Lagardère) et Editis (jusqu’alors propriété de Planeta). Il y a ensuite le rachat justement d’Editis à Planeta par le groupe Vivendi, qui s’offre ainsi cette deuxième place du marché français du livre.

L’Autorité de la… concentration
L’Autorité de la concurrence n’a rien trouvé à redire sur l’oligopole de plus en plus compact qui domine comme jamais le marché du livre en France, sans parler du fait que les plans de suppression d’emplois qu’induit cette concentration des éditeurs créent des tensions sociales comme chez Média Participations-La Martinière – y compris au Seuil (débrayages et grèves contre les remises en cause d’acquis sociaux ou le non-remplacement de postes). Les sages de la rue de l’Echelle, dont ce n’est pas les affaires, ont décidé, eux, d’autoriser le 2 janvier 2019 et sans réserve « la prise de contrôle exclusif du groupe Editis par le groupe Vivendi ». Ce rachat d’Editis, qui contrôle treize maisons d’édition à la tête de marques telles que Julliard, Le Cherche Midi,
Plon, Robert Laffont, Bordas, Nathan ou encore Héloïse d’Ormesson, a été présenté
à l’automne 2018.
Ironie de l’histoire : Vivendi avait cédé en 2002 sa filiale Vivendi Universal Publishing (VUP), dont une partie à Lagardère et une autre réunie au sein d’une nouvelle société baptisée Editis et revendue en 2008 au groupe espagnol Planeta. S’il ne s’agit pas là d’une fusion entre deux maisons d’édition, Vivendi – sous contrôle du groupe Bolloré (1) et présidé par Yannick Bolloré – n’en rajoute pas moins une corde à son arc. Le gendarme de la concurrence relève tout de même que « l’opération est susceptible d’engendrer des effets congloméraux sur les marchés de l’approvisionnement en livres physiques et numériques d’une part et en musique enregistrée sur support physique
et numérique, d’autre part. La nouvelle entité pourrait en effet mettre en oeuvre des stratégies de ventes liées entre ces deux produits, soit sur support physique, soit sur support numérique ». Ce changement de propriétaire pour Editis intervient un peu plus d’un an après le feu vert donné, le 18 décembre 2017, par l’Autorité de la concurrence à « la prise de contrôle exclusif de La Martinière Groupe par Média Participations ».
Ce groupe Média Participations est de droit belge et – comme le dit la version publique de la décision sans donner le nom – « ultimement contrôlée par la famille [Montagne] », fondé dans les années 1980 par l’ancien ministre français Rémy Montagne et aujourd’hui présidé par son fils Vincent Montagne (photo de gauche). On y retrouve les Nouvelles Éditions Anne Carrière, Fleurus Éditions, ainsi que dans les éditeurs de bandes dessinées Dargaud, Le Lombard, Dupuis, Lucky Comics ou encore Studio Boule & Bill. Vincent Montagne, qui est par ailleurs président du Syndicat national de l’édition (SNE) depuis 2012 et président de l’association de la chaîne KTO depuis 2017, a été nommé dans la foulée de la fusion-absorption PDG du groupe La Martinière, dont les marques sont La Martinière, Seuil (racheté en 2004), Métailié ou encore Points. Hervé de La Martinière (2), lui, a été nommé vice-président du groupe qu’il avait fondé en 1992.
En outre, le groupe La Martinière a apporté dans la corbeille de mariage Eden Livres, société spécialisée dans le stockage et de distribution de livres numériques (à destination des revendeurs en ligne), et qu’il contrôle conjointement avec la holding Madrigall de la famille Gallimard – elle-même propriétaire des maisons d’édition Gallimard, Flammarion, Casterman ou encore le distributeur Sodis. Madrigall, jusqu’alors cinquième groupe d’édition en France, passe à la quatrième position
par le jeu de cette consolidation, si l’on met à part le numéro un de l’édition juridique
et fiscale, Lefebvre Sarrut (Francis Lefebvre, Dalloz, Omnidroit, …).

Et Actes Sud, Michel Lafon, Albin Michel ?
Quant au numéro un du marché, Hachette Livre (Lagardère), il édite sous des marques telles que Grasset, Fayard, Stock, JC Lattès, Calmann-Lévy ou encore Le Livre de Poche, etc. Les mouvements capitalistiques et industriels dans le monde des maisons d’édition françaises devraient se poursuivre. D’autant que nombre d’entre elles sont encore aux mains de leur famille fondatrice telle que Nyssen pour Actes Sud (fondé par Hubert Nyssen, le père de l’ex-ministre de la Culture, Françoise Nyssen), Michel Lafon (nom de son fondateur, auquel a succédé sa fille Elsa Lafon) ou encore Albin Michel (nom du fondateur, aujourd’hui dirigé par son petit-fils Francis Esménard). Le potentiel de concentration du marché est là aussi. Ce regroupement des acteurs du livre est dictée par la nécessité de trouver une taille critique aux coûts rationalisés (suppression d’emplois compris) sur un marché du livre imprimé en pleine érosion.

La question du marché distinct « ouverte »
L’année 2017 s’était terminée pour l’édition française dans son ensemble avec un chiffre d’affaires global en baisse de 1,61 %, à 2,79 milliards d’euros, et des ventes
en recul d’un peu plus de 1 %, avec 430 millions d’exemplaires vendus. L’édition numérique, elle, n’a pas compensé la baisse des ventes de l’édition « papier » (3) malgré une progression de 9,8 % pour atteindre 201,7 millions d’euros (soit 7,6 %
du chiffre d’affaires des ventes de livres des éditeurs). En France, le marché du livre numérique n’est pas encore considéré comme tel ; il est complètement soluble dans
le livre en général. Il suffit de voir ce qu’en dit l’Autorité de la concurrence dans ses décisions « Vivendi-Editis » et « Média Participations-La Martinière » : « La question de l’existence d’un marché distinct des droits numériques a également été laissée ouverte [depuis 2012 et la prise de contrôle exclusif de Flammarion par Gallimard, ndlr], un test de marché réalisé par la Commission européenne [en 2013] ayant toutefois révélé que, dans la très grande majorité des cas, les droits numériques et les droits “papier” sont acquis ensemble par les éditeurs et appartiennent donc au même marché de produit », peut-on lire dans les deux analyses de marché.
C’est en effet en 2012, lors du rachat de Flammarion par le groupe Gallimard (chapeauté par la holding familiale Madrigall), que certains éditeurs ont indiqué à l’Autorité de la concurrence, dans le cadre de leur réponse au test de marché, qu’
« un marché des droits numériques pourrait être éventuellement identifié, distinct des droits primaires d’édition dans la mesure où les droits numériques pourraient être acquis distinctement des droits “papier”, avec la mise en place de contrats séparés ». Les sages de la rue de l’Echelle ont préféré botter en touche sur cette question de l’existence d’un marché distinct des droits numériques : « En tout état de cause,
les conclusions de l’analyse concurrentielle demeurant inchangées quelle que soit l’hypothèse retenue, la question de l’existence d’un marché distinct des droits numériques peut être laissée ouverte », se sont-ils contentés de dire. La décision
« Gallimard-Flammarion » de l’Autorité de la concurrence ayant été rendue le 30 août 2012, cela fait donc près de sept ans que la question de l’existence d’un marché distinct de la vente de livres numériques (soulevée par le test de marché) reste ouverte… Pourtant, le gendarme de la concurrence avait bien noté à l’époque que « la majorité des éditeurs ayant répondu au test de marché soutiennent qu’un marché distinct de la vente de livres numériques pourrait être retenu ». Et pour cause : des spécificités sont propres aux ebooks telles que : le fait que les éditeurs doivent faire face à des coûts de production complémentaires (lutte contre le piratage, infrastructures informatiques, coûts de développement des livres enrichis, conversion des fichiers des livres en format EPub) ; le fait que les prix des livres papier et des livres numériques, bien qu’étant liés, sont différents (prix des livres numériques largement moins élevé que les versions brochées) ; et le fait que le consommateur doit d’abord investir dans un appareil de lecture qui représente un certain prix. Et ce, même s’il existe une certaine substituabilité entre les deux formats : les livres numériques et les livres papier contiennent le même contenu éditorial, même si certains livres numériques sont dits « enrichis » ; les éditeurs de livres « papier » et d’ebooks sont essentiellement les mêmes.
Mais au regard de la taille à l’époque du marché français du livre numérique « encore balbutiant » (moins de 0,5 % du secteur du livre en 2011), l’Autorité de la concurrence
a écarté la distinction de deux marchés mais en laissant la porte ouverte… Il est intéressant de noter les parts de marché des maisons d’édition sur les ventes de livres numériques seuls : entre 55 % et 65 % pour Editis, entre 20 % et 30 % pour Hachette, entre 5 % et 10 % pour Albin Michel, et entre 5 % et 10 % pour Bayard. Depuis cette décision de 2012, l’Autorité de la concurrence n’a pas jugé bon de réactualiser les forces en présence sur un marché des ebooks qui devrait pourtant avoir dépasser en 2018 les 10 % sur le total de l’édition française.

Livre papier, ebook, livre audio :même marché ?
Quant à la Commission européenne, elle a en effet retenu dans sa décision du 5 avril 2013 autorisant le mouvement de concentration entre les éditions de Bertelsmann et celles de Pearson (formant alors la société Penguin Random House) le fait que les droits numériques et les droits « papier », tout comme ceux des livres audio, sont souvent acquis ensemble par les éditeurs et appartiennent donc au même marché.
« La définition exacte du marché de produits peut être laissée ouverte » (4). C’était il y a près de six ans. Des lustres à l’ère du numérique… @

Charles de Laubier

L’Europe tente de déverrouiller les géoblocages commerciaux et les frontières audiovisuelles

Si l’interdiction du géoblocage dans le e-commerce de biens et services est promise d’ici à Noël 2018, il n’en ira pas de même pour les discriminations géographiques des contenus culturels soumis aux droits d’auteur (musiques, films, livres, …). La portabilité transfrontalière, elle, reste un vœu pieux.

Pas facile de créer un véritable marché unique du numérique. Le Parlement européen et ses différentes commissions essuient les plâtres avec le Conseil de l’Union européenne et la Commission européenne. S’ils sont parvenus à un accord provisoire annoncé le 21 novembre à l’issue d’un « trilogue », c’est au prix de larges compromis et même de clauses de réexamen. Certes, les avancées sont notables en vue de lever les obstacles du géoblocage dans le e-commerce.

Droit d’auteur : clause de revoyure
Mais ne croyez pas trop vite au Père Noël : c’est en effet seulement « d’ici à Noël
2018 que les Européens devraient pouvoir faire leurs achats en ligne sans être bloqués ou redirigés ». Et encore. L’interdiction de ne pas discriminer sur Internet et les applications mobile les consommateurs européens – en raison de leur nationalité,
de leur lieu de résidence, du lieu d’établissement des clients ou encore en fonction
de leur carte bancaire – se limitera dans un premier temps au commerce électronique (e-commerce) de biens et services non soumis aux droits d’auteur. « Comme proposé par la Commission européenne, le contenu numérique soumis au droit d’auteur, tels que les livres électroniques, la musique ou les jeux vidéo, n’a pas été inclus pour le moment dans le périmètre de ce projet de règlement », explique la commission du marché intérieur et de la protection des consommateurs (Imco) du Parlement européen. Dans sa proposition de règlement du 25 mai 2016 contre le blocage géographique et d’autres formes de discrimination (1), la Commission européenne a prévu à l’article 9 cette fameuse « clause de réexamen » qui interviendra « deux ans après la date d’entrée en vigueur du règlement » et qui permettra notamment de voir « si l’interdiction [de géoblocage] devrait s’appliquer également aux services fournis par voie électronique dont la principale caractéristique est de fournir un accès à des œuvres protégées par le droit d’auteur ou d’autres objets protégés et de permettre leur utilisation, pour autant que le professionnel ait les droits requis pour les territoires concernés ». Mais il n’y a pas que le droit d’auteur des livres numériques, de la musique en ligne ou des jeux vidéo qui sont, par la Commission européenne, soumise à un fort lobbying des industries culturelles et des ayants droits (2), épargnés par ce règlement « anti-discrimination géographique » ; sont aussi exclus du champ d’application de ce règlement les services audiovisuels tels que la VOD, la SVOD,
la TV de rattrapage ou encore le cinéma à la demande, ainsi que « les services dont
la principale caractéristique est l’accès aux retransmissions de manifestations sportives et qui sont fournis sur la base de licences territoriales exclusives ». C’était sans compter sur les négociateurs du Parlement européen qui sont quand même parvenus à rendre « ambitieuse » (sic) cette clause de réexamen pour « évaluer non seulement si le périmètre doit être étendu au contenu non audiovisuel soumis au droit d’auteur, mais également [aux] services audiovisuels ou de transport ». Avant que la clause de revoyure ne débouche sur un élargissement de la règlementation, le géoblocage a encore de belles années devant lui. Pourtant, Margrethe Vestager, commissaire européenne chargée de la Concurrence avait fait état en mars 2016 d’une enquête sectorielle (3) où « la majorité (68 %) des fournisseurs ont déclaré pratiquer le blocage géographique des utilisateurs – sur la base de l’adresse IP de leur ordinateur et/ou de leur smartphone – situés dans d’autres États membres de l’UE ». Et 59 % de ces fournisseurs de contenu ont affirmé être soumis à une obligation contractuelle de blocage géographique envers leurs fournisseurs. De son côté, la commission des affaires juridiques (Juri) du Parlement européen a adopté le 21 novembre dernier de nouvelles règles en faveur de la portabilité transfrontalière de contenus en ligne de l’audiovisuel (télé et radio). Mais là aussi, le compris l’a emporté au détriment du marché unique numérique sans frontières. Si les nouvelles règles visent à faciliter la mise à disposition par les diffuseurs de leurs programmes d’actualité et d’information générale en ligne dans d’autres pays de l’UE, les diffuseurs audiovisuels, eux, pourront « imposer un blocage géographique de leur contenu en ligne si l’ayant droit et le diffuseur se sont accordés sur ce point lors de la signature de leur contrat ».

« Sous couvert de diversité culturelle »
En attendant que les négociations démarrent avec le Conseil de l’UE, le rapporteur
de ce texte (4), l’eurodéputé allemand Tiemo Wölken (photo) n’a pas caché sa grande déception: «Nous avons raté l’opportunité de créer un véritable public européen. Les forces conservatrices ont mis, de façon irrationnelle et déséquilibrée, les intérêts des grands acteurs du secteur devant ceux de millions de citoyens européens. Sous couvert de diversité culturelle, les diffuseurs européens sont freinés dans leur adaptation à l’ère numérique ». @

Charles de Laubier