Les géants du Net font face à la notion de producteur indépendant et à l’ « exception culturelle française »

Alors que l’Arcom continue d’ajuster les obligations de financement des films français et européens par les plateformes de vidéo à la demande (SVOD/VOD), la notion de producteur indépendant – apparue bien avant le décret SMAd de 2021 – s’invite plus que jamais dans les négociations.

Par Anne-Marie Pecoraro (photo), avocate associée, UGGC Avocats

La notion de producteur indépendant joue un rôle important dans les régulations de la production audiovisuelle, y compris la promotion de la diversité culturelle. La qualification de producteur indépendant est une clé de voûte, dans la mesure où elle est le déclencheur de l’éligibilité à des régimes distincts et des qualifications de financements. Il existe de nombreuses définitions du producteur indépendant, qui sont susceptibles de varier selon le cadre dans lequel il s’inscrit. Au moment où l’Arcom négocie avec les plateformes de streaming, c’est l’occasion de se pencher sur cette notion de production indépendante au regard des plateformes de vidéo à la demande. On entend par « production indépendante » une société de production qui jouit d’une indépendance capitalistique, notamment en ce que son capital n’est pas contrôlé par des diffuseurs, et présente une absence de liens établissant une communauté d’intérêt durable.

De la loi Léotard (1986) au décret SMAd (2021)
La loi « Liberté de communication » du 30 septembre 1986 et dans sa version en vigueur aujourd’hui prévoit un ensemble de critères pour qu’une oeuvre cinématographique ou audiovisuelle relève de la contribution d’un éditeur de service à la production indépendante. Ces critères prennent en considération les modalités de l’exploitation de l’oeuvre et l’indépendance entre la société de production et l’éditeur de services. Plus précisément, le décret « SMAd » du 22 juin 2021 précise les critères cumulatifs permettant à une oeuvre de jouir de la contribution des éditeurs de service de médias audiovisuels à la demande (SMAd) à la production indépendante. Pour caractériser la qualification d’indépendance, l’éditeur de service ne doit pas détenir, directement ou indirectement, de parts du producteur ou de droits de recette, et ne prend pas personnellement ni ne partage solidairement l’initiative et la responsabilité financière, technique et artistique de la réalisation de l’oeuvre, tout en n’en garantissant pas la bonne fin. L’éditeur ne doit Continuer la lecture

A 75 ans, le CNC passe de l’exception à la diversité

En fait. Le 25 octobre, le CNC a fêté ses 75 ans, jour de l’adoption en 1946 à l’Assemblée nationale et à l’unanimité de la loi instituant cet organisme baptisé alors « Centre national de la cinématographie » (1). Devenu le grand argentier du cinéma, de l’audiovisuel et des jeux vidéo, le CNC semble dépassé par les événements.

En clair. Le projet de loi de finances 2022, débattu depuis le 11 octobre à l’Assemblée nationale et jusqu’au 5 novembre prochain, prévoit une hausse de 14,5 % du budget du CNC pour atteindre 694 millions d’euros l’an prochain, soit une évolution de 88 millions d’euros par rapport à cette année. Pour arriver à ce montant plus élevé que les années précédentes, et ce malgré la crise provoquée par la pandémie et la nouvelle donne induite par le numérique, le gouvernement a sorti le carnet de chèques : 165 millions d’euros ont été alloués au CNC dans le cadre du plan de relance 2021. Car à près de 75 ans, cet établissement public administratif rattaché au ministère de la Culture est doublement secoué.
D’une part, la pandémie a entraîné la fermeture des salles de cinéma, lesquelles lui rapportent gros en temps normal avec la taxe TSA (2) sur les tickets des spectateurs (154,4 millions d’euros en 2019 mais seulement 28,5 millions en 2020 à cause des restrictions). D’autre part, les plateformes de vidéo à la demande par abonnement (SVOD) – telles que Netflix, Amazon Prime Video, Disney+ ou encore Salto lancé il y a un an (le 20 octobre) par France Télévisions, TF1 et M6 – entrent dans la danse du fonds de soutien de « l’exception culturelle française » chère jusqu’à maintenant au microcosme du 7e Art français. Les plateformes numériques de films et séries soumises au décret SMAd entré en vigueur le 1er juillet dernier (lire p. 8) – pour peu qu’elles respectent leurs nouvelles obligations de financement de la création audiovisuelle et cinématographique – peuvent désormais bénéficier elles aussi d’aides du fonds de soutien du CNC au même titre que les chaînes de télévision.
D’autant que la taxe TSV (3), sur la vidéo physique et la vidéo à la demande, a été harmonisée depuis le 1er janvier 2021 pour assujettir au même taux les chaînes (linéaires) et les plateformes (non-linéaires). En réduisant ainsi l’asymétrie concurrentielle entre les chaînes françaises et les plateformes étrangère, c’est tout l’écosystème du CNC qui s’en trouve chamboulé. Et l’exception culturelle fait place à la diversité culturelle. Le méga-contrat pluriannuel signé par l’acteur producteur français Omar Sy, entre sa société de production Korokoro (basée à Los Angeles où il vit) et Netflix qui l’a confirmé le 12 octobre (4), est à cet égard sans précédent. @

Une nouvelle brèche dans la chronologie des médias

En fait. Le 29 novembre, est paru au Journal Officiel un décret daté de la veille qui prévoit une « dérogation exceptionnelle au délai d’exploitation des œuvres cinématographiques sous forme de vidéogrammes » (en VOD ou DVD) pour tenir compte de la refermeture des salles de cinéma depuis le 30 octobre.

En clair. Emmanuel Macron avait laissé entendre le 24 novembre dernier que les salles de cinéma (comme les théâtres ou les musées) pourraient rouvrir le 15 décembre mais en mettant « un système d’horodatage (…) en fin de journée », selon une idée que lui avait soufflée la Fédération nationale des cinémas français (FNCF). Il s’agirait en réalité d’un passe-droit qui aurait permis aux cinéphiles – sortant d’une séance à partir du 15 décembre et au-delà du commencement du couvre-feu à 21 heures – de rentrer quand même librement chez eux : la date et l’heure de leur billet faisant foi. Mais le 10 décembre, le Premier ministre Jean Castex a douché les espoirs de réouverture des lieux culturels car le nombre de cas « covid-19 » détectés par jour (plus de 10.000 actuellement) était encore le double du seuil des 5.000 quotidiens qui aurait permis de déconfiner.
Pour encore trois semaines, le 7e Art français ne pourra toujours pas faire son cinéma en salles. Dans ce contexte sanitaire compromettant, la chronologie des médias – qui régit la sortie des nouveaux films dans les salles obscures (bénéficiant de quatre mois de monopole), suivie des chaînes payantes (Canal+ en tête), des plateformes de SVOD, puis des chaînes gratuites – est plus que jamais hors-jeu. A l’instar de la première dérogation aux quatre mois qui a été mise en place en mars dernier lors du premier confinement (1), une seconde dérogation a été décrétée le 27 novembre pour les films qui étaient encore en salle le 29 octobre, veille de la fermeture pour le deuxième confinement (2). Au 1er décembre dernier, 43 films ont bénéficié de la dérogation « covid-19 » (3) octroyée par le président du CNC, Dominique Boutonnat.
Pendant ce temps-là, aux Etats-Unis, la chronologie des médias d’Hollywood – qui est contractuelle et non règlementaire – mise, contrairement à la France, sur le day-and-date (ou D&D), à savoir la sortie simultanée des nouveaux films en salles et en VOD. C’est ce que fait Warner (AT&T) en diffusant aussi ses films sur sa plateforme HBO Max, ainsi que Disney pour ses films sur Disney+. Quant aux studios Universal Pictures (Comcast), ils ont ramené les 90 jours de la salle à… 17 jours, grâce à un accord avec le troisième plus gros « circuit » américain, Cinemark. De quoi faire réfléchir l’Hexagone à la veille de la renégociation de la chronologie des médias en 2021. @

Imaginez que Netflix rachète EuropaCorp, la mini-major française de Luc Besson en difficulté

EuropaCorp, la société de production de Luc Besson, baptisée ainsi il y aura 20 ans cette année, va-t-elle survivre ? La procédure de sauvegarde, ouverte l’an dernier par le tribunal de commerce de Bobigny, s’achève le 13 mai. D’ultimes discussions sont en cours pour « une éventuelle prise de participation au capital », voire plus si affinitées.

Il y a deux ans, le 30 janvier 2018, le magazine américain Variety révélait des discussions entre Netflix et EuropaCorp. Le numéro un mondial de la SVOD était non seulement intéressé à ce que Luc Besson (photo) produise des films en exclusivité pour sa plateforme (des « Netflix Originals »), mais aussi par le rachat éventuel de la totalité du catalogue d’EuropaCorp (valorisé à l’époque 150 millions d’euros), voire par une entrée au capital de la minimajor du cinéma français. A l’époque la société de production de Saint-Denis, plombée par les performances décevantes du film à très gros budget « Valérian et la Cité des mille planètes » (sorti en juillet 2017 et ayant coûté 200 millions d’euros), était lourdement endettée de plus de 235 millions d’euros (1). Vingt-quatre mois plus tard, Netflix n’a toujours pas racheté EuropaCorp. Mais l’entreprise de Luc Besson n’a cessé depuis d’être en difficulté financière, malgré une dette nette ramenée à 163,9 millions d’euros au 30 septembre 2019. Au bord de la faillite, elle a obtenu en mai 2019 une procédure de sauvegarde auprès du tribunal de commerce de Bobigny, lequel l’a prolongée à deux reprises – soit jusqu’au 13 mai 2020. EuropaCorp a justifié ce sursis supplémentaire pour lui permettre de « finaliser son plan de sauvegarde » mais aussi « compte tenu de la confiance qu[e le conseil d’administration présidé par Luc Besson] a dans l’issue positive des discussions actuellement en cours, avant l’expiration de la période d’observation ».

Les Sofica, qui ont 35 ans en 2020, ne financent pas les productions des plateformes de SVOD

C’est en juillet que les fonds privés Sofica – sociétés de financement de l’industrie cinématographique et de l’audiovisuel – fêteront leurs 35 ans. Mais ces instruments d’investissement privés dans la production de films et séries français ne profitent pas de Netflix ni d’Amazon Prime Video.

Pour 2020, elles sont une douzaine à être agréées par le ministre du Budget pour un total de 63 millions d’euros d’investissement (1). Les Sofica se nomment : Cineaxe 2, Cinecap 4, Cinemage 15, Cineventure 6, Cofimage 32, Cofinova 17, Indefilms 9, La Banque postal 14, Nanon 11, Palatine Etoile 18, SG Image 2019, et Sofitvcine 8. Ces produits de placement financier orientent depuis près de 35 ans l’épargne privée vers l’investissement dans la production cinématographique et audiovisuelle.

La vocation franco-française des Sofica
En juillet 2020, les Sofica auront collecté en 35 ans d’existence (2) un total cumulé estimé à près de 2 milliards d’euros. En contrepartie de cette prise de risque, les souscripteurs bénéficient d’un avantage fiscal de 48 % de leur investissement. « Les Sofica constituent un instrument de politique publique en faveur du cinéma et de l’audiovisuel essentiel au soutien à la production. A ce titre, elles sont incitées à investir dans la production indépendante et à orienter leurs investissements vers les œuvres pour lesquelles l’apport des Sofica est essentiel (films aux budgets moyens, premiers et deuxièmes films, œuvres d’animation, secteur audiovisuel, etc.) », explique le CNC qui les pilote avec la DGFIP (3) de Bercy et l’Autorité des marchés financiers (AMF). Avant toute collecte, chacune d’elles signe auprès du CNC une charte qui définit les règles de leurs investissements dans la production et les œuvres indépendantes.
Les Sofica interviennent dans plus d’un film français sur deux. En 2018, elles ont participé au financement de la production de 159 œuvres cinématographiques et audiovisuelles et 79 % des investissements dans le cinéma ont été consacrés à des films au budget inférieur à 8 millions d’euros et 41 % à des premiers ou deuxièmes films. Mais à l’heure de l’explosion des séries et des films sur les plateformes de SVOD telles que Netflix, Amazon Prime Video, Apple TV+ ou encore Disney+, les épargnants qui investissent dans des Sofica n’en profitent pas. Pour Rosalie Brun (photo), déléguée générale de l’Association de représentation des Sofica (ARS), l’explication est simple : « Les Sofica sont des outils de politique publique, qui investissent dans des films de la diversité. De plus, ces investissements sont faits en contrepartie de droits sur les recettes futures des films. Or les plateformes (de SVOD) financent des films qui ne relèvent pas de cette diversité et, de plus, pour une diffusion exclusivement sur la plateforme, ce qui ne prévoit donc pas de remontées de recettes pour d’éventuels investisseurs tiers ». Ces instruments financiers ne participent donc pas au financement de films et séries produits par les « Netflix ». Les séries sont pourtant dans le champ d’action des Sofica, comme l’illustre le financement du « Bureau des légendes ». Mais il n’y a pas de Sofica spécialisée dans les séries, pourtant le segment de la création le plus dynamique mondialement. Cela n’empêche pas les plateformes de SVOD de s’intéresser aux oeuvres cinématographiques et audiovisuelles qu’elles n’ont pas (co)produites. « Les plateformes (vidéo) font partie de l’équation quand un film financé par une Sofica est vendu à l’une d’entre elles », assure Rosalie Brun. Par exemple, les droits de diffusion internationale (hors France) du film « Divines » – Caméra d’or à Cannes en 2016 et bénéficiaire d’un apport Sofica – ont été vendus à Netflix, tandis que Canal+ a gardé l’exclusivité sur l’Hexagone. « Il y a une demande en cinéma de plus en plus accrue de la part des plateformes, qui sont particulièrement intéressées par les films qui ont eu du succès en festivals, et c’est justement le cas de beaucoup de films financés par des Sofica », poursuit la déléguée générale de l’ARS.
Dans son dernier rapport annuel publié début décembre 2019, cette association s’inquiète d’ailleurs du fait que les plateformes vidéo font une concurrence très rude à la télévision. « Avec l’arrivée des plateformes et le développement de nouveaux modes de consommation, la fenêtre d’exclusivité des chaînes de télévision a perdu de la valeur. Les films ont plus de mal à se financer. D’autant plus que ces nouveaux entrants ne participent pas [encore] au financement des films et ne se positionnent pas dans la chronologie des médias », résume Rosalie Brun.

Quid des fenêtres de diffusion non-acquises ?
Des chaînes, comme Canal+ pourtant considéré comme le premier pourvoyeur de fonds historique du cinéma français, baissent drastiquement leurs investissements dans le cinéma à cause de la diminution de leur chiffre d’affaire. L’ARS espère que le projet de loi sur l’audiovisuel débouchera sur la possibilité pour les Sofica (4) d’« exploitées librement les fenêtres de diffusion non-acquises par les chaînes françaises » – et notamment sur les plateformes numériques. @

Charles de Laubier