Les géants du Net font face à la notion de producteur indépendant et à l’ « exception culturelle française »

Alors que l’Arcom continue d’ajuster les obligations de financement des films français et européens par les plateformes de vidéo à la demande (SVOD/VOD), la notion de producteur indépendant – apparue bien avant le décret SMAd de 2021 – s’invite plus que jamais dans les négociations.

Par Anne-Marie Pecoraro (photo), avocate associée, UGGC Avocats

La notion de producteur indépendant joue un rôle important dans les régulations de la production audiovisuelle, y compris la promotion de la diversité culturelle. La qualification de producteur indépendant est une clé de voûte, dans la mesure où elle est le déclencheur de l’éligibilité à des régimes distincts et des qualifications de financements. Il existe de nombreuses définitions du producteur indépendant, qui sont susceptibles de varier selon le cadre dans lequel il s’inscrit.

De la loi Léotard (1986) au décret SMAd (2021)
Au moment où l’Arcom négocie avec les plateformes de streaming, c’est l’occasion de se pencher sur cette notion de production indépendante au regard des plateformes de vidéo à la demande. On entend par « production indépendante » une société de production qui jouit d’une indépendance capitalistique, notamment en ce que son capital n’est pas contrôlé par des diffuseurs, et présente une absence de liens établissant une communauté d’intérêt durable. La loi « Liberté de communication » du 30 septembre 1986 et dans sa version en vigueur aujourd’hui (1) prévoit un ensemble de critères pour qu’une œuvre cinématographique (2) ou audiovisuelle (3) relève de la contribution d’un éditeur de service à la production indépendante. Ces critères prennent en considération les modalités de l’exploitation de l’œuvre et l’indépendance entre la société de production et l’éditeur de services.
Plus précisément, le décret « SMAd » du 22 juin 2021 précise les critères cumulatifs permettant à une œuvre de jouir de la contribution des éditeurs de service de médias audiovisuels à la demande (SMAd) à la production indépendante (4). Pour caractériser la qualification d’indépendance, l’éditeur de service ne doit pas détenir, directement ou indirectement, de parts du producteur ou de droits de recette, et ne prend pas personnellement ni ne partage solidairement l’initiative et la responsabilité financière, technique et artistique de la réalisation de l’œuvre, tout en n’en garantissant pas la bonne fin (5). L’éditeur ne doit détenir – directement ou indirectement – les droits secondaires ou mandats de commercialisation que pour un seul des modes d’exploitation parmi l’exploitation en France, en salles, sous forme de vidéogrammes destinés à l’usage privé du public, sur un service de télévision, ou en France ou à l’étranger sur un SMAd autre que celui qu’il édite, ou en salles, sous forme de vidéo et sur un service de télévision, s’agissant d’une œuvre cinématographique. L’éditeur ne doit pas détenir, directement ou indirectement, de mandats de commercialisation ou de droits secondaires sur des œuvres audiovisuelles. Enfin, l’éditeur de services ne doit pas détenir, directement ou indirectement, de part de son capital social ou de ses droits de vote de l’entreprise de production, laquelle ne doit pas détenir, directement ou indirectement, de part de capital social ou des droits de vote de l’éditeur de service, et aucun actionnaire ou groupe d’actionnaires contrôlant cette entreprise (6).
Quant à l’obligation des diffuseurs de contribuer à la production indépendante dans une certaine proportion, elle est loin d’être une nouveauté et a émergé après un mouvement de privatisation des télévisions dans les années 1980. Dans une volonté de travailler le niveau de leur offre et de favoriser la diversification culturelle, les diffuseurs se sont vu appliquer une obligation de contribuer au financement de la production « fraîche » d’œuvres audiovisuelles à vocation patrimoniale, réservées pour l’essentiel à des producteurs indépendants.
Un dispositif unique a alors été créé, obligeant les chaînes de télévision à travailler avec des producteurs extérieurs pour la fabrication d’une partie de leurs programmes, et limitant ainsi l’éviction des productions nationales au profit des programmes américains, et la rediffusion. Depuis la loi « Liberté de communication » de 1986, le paysage législatif n’a eu de cesse de se sophistiquer et de s’améliorer depuis sa création. Le principe des quotas de diffusion et de la contribution des éditeurs de service à la production a entraîné une explosion du nombre de producteurs indépendants.

Globalisation de l’audiovisuel et du cinéma
L’arrivée des plateformes de vidéo à la demande, qu’elles soient par abonnement (SVOD) ou à l’acte (VOD), et la globalisation de cet écosystème ont nécessité une adaptation du système législatif afin de les assimiler au dispositif existant. La mutation des usages de consommation, qu’illustre notamment la souscription à des services de SVOD, a été intégrée au système unique français de financement d’œuvres audiovisuelles et cinématographiques. Le décret SMAd de 2021 a mis en place un nouveau système d’obligations de financement d’œuvres française et européenne par ces plateformes de streaming. Son objectif est de faire contribuer les éditeurs à la production d’œuvres françaises et européennes, et notamment la production indépendante, mais également de mettre en valeur lesdites œuvres. Ces investissements peuvent se matérialiser par le préachat avant diffusion, par des achats de droits de diffusion d’œuvres existantes, ou des restaurations d’œuvres du patrimoine français.

SMAd établis en France ou à l’étranger
Les apports majeurs du décret SMAd sont les nouvelles obligations – pour les éditeurs de plateformes audiovisuelles établies en France, et surtout ceux établis à l’étranger mais diffusant leurs programmes en France au-delà d’un certain seuil de diffusion (diffusant notamment au moins 10 œuvres cinématographiques de longue durée ou 10 œuvres audiovisuelles) – de contribuer au développement de la production d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles. Avant le décret SMAd, les plateformes américaines n’étaient pas intégrées au dispositif français. Pour bénéficier de ces contributions, il est essentiel pour les producteurs de qualifier leurs œuvres cinématographiques et audiovisuelles « d’européennes » ou « d’expression originale française ». Les entreprises et coproducteurs de l’œuvre européenne ne doivent pas être contrôlés par un ou plusieurs producteurs établis en dehors de l’Espace économique européen (EEE). A titre d’exemple, le décret SMAd pose un quota de contribution des éditeurs de services par abonnement (SVOD), comme Netflix, Amazon Prime Video ou Disney+ à la production d’œuvres européennes et françaises, lequel devra représenter entre 20 % et 25 % de leur chiffre d’affaires. Sur ces sommes, 85 % sont spécifiquement dédiées aux œuvres d’expression originale en français (7). Quant aux services de vidéo à la demande à l’acte (VOD), ils sont soumis à une obligation de contribution à hauteur de 15 % de leur chiffre d’affaires, 12 % de ces sommes devant être spécifiquement dédiées aux œuvres en français. La répartition des dépenses est la suivante : l’éditeur de services de vidéo à la demande proposant sur son service au moins 10 œuvres cinématographiques de longue durée et 10 œuvres audiovisuelles (8) doit contribuer au développement de la production d’œuvres audiovisuelles et cinématographiques à hauteur de 20 % à la production d’œuvres cinématographiques, et 80 % à la production d’œuvres audiovisuelles (9). Le décret détaille en outre la coordination entre investissements et signature de l’engagement contractuel, au regard du développement de la production cinématographique indépendante d’œuvres européennes (10). Par ailleurs, pour conserver cette indépendance, l’éditeur acquérant des droits d’exploitation à titre exclusif ne pourra les acquérir que pour un an maximum s’agissant des œuvres cinématographiques, et pour trois ans maximums s’agissant des œuvres audiovisuelles. Dans le cas où ils ne seraient pas acquis à titre exclusif, la durée ne peut pas excéder six ans pour les œuvres audiovisuelles.
Pour ce qui est de la mise en valeur des œuvres européennes et françaises, les SMAd établis en France et ayant un chiffre d’affaires et une part de marché importants doivent disposer d’un catalogue consacré à 60 % à des œuvres européennes, dont 40 % d’œuvres françaises. Les services de télévision de rattrapage sont, quant à eux, toujours soumis aux proportions du service de télévision dont ils sont issus. Enfin, les éditeurs doivent assurer la mise en valeur de ces œuvres sur leurs plateformes comme à travers la page d’accueil, les recommandations de contenus aux utilisateurs, ou dans le cadre de la publicité. En contrepartie de ces obligations, et en plus de l’obtention par les plateformes d’une modification de la chronologie des médias (11), l’Arcom – à l’époque le CSA – a signé en décembre 2021 des conventions avec chacune de ces plateformes qui viennent compléter le décret SMAd avec des règles « sur mesure » pour chaque signataire.
En effet, les géants des plateformes de SVOD/VOD américaines se sont vus octroyer la possibilité de conclure avec le régulateur de l’audiovisuel une convention aménageant leurs obligations. A défaut de cela, l’Arcom leur notifie l’étendue de leurs obligations, ainsi que les modalités selon lesquelles ces plateformes doivent justifier de leur respect. Ainsi, Amazon Prime Video, Disney + et Netflix ont passé des accords en décembre 2021 avec l’Arcom (12), et concernant la production audiovisuelle, accords ayant vocation à être enrichis d’accords professionnels. Ces conventions sont contestées par AnimFrance, la SACD et l’USPA devant le Conseil d’Etat pour « excès de pouvoir » de l’Arcom, du fait de l’absence d’accord professionnel et de renforcement des engagements en faveur de la création. L’Arcom a signé un avenant avec Amazon Prime Video le 22 mars 2023 (13). En conséquence de ce nouvel accord, le recours à l’encontre de la convention « Amazon Prime Video » a été retiré.

Exception : la France, pays le plus protecteur
Aujourd’hui, la France est le seul pays à avoir imposé autant d’obligations aux plateformes de SVOD américaines. Même si d’autres pays européens tels que l’Italie tendent à instaurer un dispositif qui s’en rapproche, l’« exception culturelle française » reste la plus protectrice pour la création audiovisuelle et cinématographique nationale, ainsi que pour la production indépendante. @

* Anne-Marie Pecoraro est avocate spécialisée en droit de la propriété
intellectuelle, des médias et des technologies numériques.

A 75 ans, le CNC passe de l’exception à la diversité

En fait. Le 25 octobre, le CNC a fêté ses 75 ans, jour de l’adoption en 1946 à l’Assemblée nationale et à l’unanimité de la loi instituant cet organisme baptisé alors « Centre national de la cinématographie » (1). Devenu le grand argentier du cinéma, de l’audiovisuel et des jeux vidéo, le CNC semble dépassé par les événements.

En clair. Le projet de loi de finances 2022, débattu depuis le 11 octobre à l’Assemblée nationale et jusqu’au 5 novembre prochain, prévoit une hausse de 14,5 % du budget du CNC pour atteindre 694 millions d’euros l’an prochain, soit une évolution de 88 millions d’euros par rapport à cette année. Pour arriver à ce montant plus élevé que les années précédentes, et ce malgré la crise provoquée par la pandémie et la nouvelle donne induite par le numérique, le gouvernement a sorti le carnet de chèques : 165 millions d’euros ont été alloués au CNC dans le cadre du plan de relance 2021. Car à près de 75 ans, cet établissement public administratif rattaché au ministère de la Culture est doublement secoué.
D’une part, la pandémie a entraîné la fermeture des salles de cinéma, lesquelles lui rapportent gros en temps normal avec la taxe TSA (2) sur les tickets des spectateurs (154,4 millions d’euros en 2019 mais seulement 28,5 millions en 2020 à cause des restrictions). D’autre part, les plateformes de vidéo à la demande par abonnement (SVOD) – telles que Netflix, Amazon Prime Video, Disney+ ou encore Salto lancé il y a un an (le 20 octobre) par France Télévisions, TF1 et M6 – entrent dans la danse du fonds de soutien de « l’exception culturelle française » chère jusqu’à maintenant au microcosme du 7e Art français. Les plateformes numériques de films et séries soumises au décret SMAd entré en vigueur le 1er juillet dernier (lire p. 8) – pour peu qu’elles respectent leurs nouvelles obligations de financement de la création audiovisuelle et cinématographique – peuvent désormais bénéficier elles aussi d’aides du fonds de soutien du CNC au même titre que les chaînes de télévision.
D’autant que la taxe TSV (3), sur la vidéo physique et la vidéo à la demande, a été harmonisée depuis le 1er janvier 2021 pour assujettir au même taux les chaînes (linéaires) et les plateformes (non-linéaires). En réduisant ainsi l’asymétrie concurrentielle entre les chaînes françaises et les plateformes étrangère, c’est tout l’écosystème du CNC qui s’en trouve chamboulé. Et l’exception culturelle fait place à la diversité culturelle. Le méga-contrat pluriannuel signé par l’acteur producteur français Omar Sy, entre sa société de production Korokoro (basée à Los Angeles où il vit) et Netflix qui l’a confirmé le 12 octobre (4), est à cet égard sans précédent. @

Les plateformes de SVOD dominent le marché mondial des séries, la France étant à la traîne

Les pays asiatiques et américains sont les premiers donneurs d’ordres en termes de commandes de fictions. La France, pays de « l’exception culturelle », est moins demandeuse que le Royaume-Uni et l’Allemagne. Ce sont les plateformes de vidéo à la demande par abonnement (SVOD) qui donnent le la.

Quels acteurs mondiaux sont les plus importants en matière de commandes de programmes TV de fiction ? Quels pays de production sont les plus actifs ? La réponse n’est pas à aller chercher en France. Quels que soient les genres de programmes de télévision ou de plateforme (drame, thriller, comédie, science-fiction, jeunesse, aventure, horreur ou encore divertissement), ce sont la Chine et les Etats-Unis qui sont de loin les deux premiers pays en nombre de programmes de fiction commandés au cours des douze derniers mois.

Disney, Netflix, Paramount, HBO, …
C’est ce qui ressort d’une étude du cabinet londonien Ampere Analysis, sur laquelle s’appuie le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) pour faire le point sur les tendances de la fiction dans le monde. Le Japon, l’Inde, la Russie, le Royaume-Uni, la Corée du Sud et l’Allemagne sont les pays – après la Chine et les Etats-Unis – qui devancent eux-aussi la France sur ce marché mondial en pleine effervescence de la production – en série – de séries au profit de plus en plus des plateformes de SVOD.
Là où la Chine a commandé 653 fictions sur un an (1), la France s’en tient à 101, derrière les 180 du Royaume-Uni et les 121 de l’Allemagne. « Les groupes audiovisuels asiatiques sont parmi les plus actifs dans le monde. Les principaux acteurs à l’origine des commandes de programmes de fiction sont les plateformes mondiales et les studios américains. Et de plus en plus de commandes sont faites à destination des services en ligne des studios ou des groupes audiovisuels (Disney+, HBO Max, Hulu, …). La BBC est le premier groupe européen . Les autres diffuseurs européens dans le classement sont publics, France Télévisions étant en 15e position », constate l’étude présentée par Benoît Danard (photo), directeur des études, des statistiques et de la prospective du CNC, à l’occasion du festival Séries Mania qui s’est tenu jusqu’au 2 septembre à Lille et en ligne. Dans le monde, le nombre de programmes commandés – qu’ils soient de « flux » (unscripted) ou de « stock » (scripted) – est en croissance régulière, tiré notamment par les plateformes de SVOD. Pour autant, sur les douze derniers mois, l’étude montre qu’il y a une baisse importante des commandes de programmes de stock au second trimestre 2020 en raison de la pandémie, pendant que les commandes de programmes de flux sont en hausse chez tous les acteurs, linéaires et non linéaires. Les six premiers grands donneurs d’ordres sont américains : Disney (éditeur de Disney+), Netflix, ViacomCBS (éditeur de Paramount+), WarnerMedia (filiale d’AT&T et éditeur de HBO Max), Comcast (maison mère de NBCUniversal et éditeur de Peacock) et Amazon (éditeur de Prime Video et acquéreur de MGM Studios).
D’après le CNC, les plateformes étrangères de SVOD devraient investir sur cette année 2021 près de 100 millions d’euros dans les séries françaises inédites (contre 37 millions l’année précédente). En France, la consommation de fictions se fait largement au-delà des productions locales. Les séries françaises sont autant regardées que les séries américaines, et celles provenant d’autres pays (ni américaines ni britanniques) le sont de plus en plus. Basés respectivement à Lille et à Cannes, les festivals Séries Mania (2) et Canneseries (3) s’inscrivent sur un marché plus que jamais mondial. Le premier s’est achevé début septembre (avant le Festival du cinéma américain de Deauville), tandis que le second se tiendra du 8 au 13 octobre (après le Festival de la fiction à La Rochelle jusqu’au 19 septembre, et en partie en même temps que le Mipcom (4)). Toutes ces festivités et paillettes n’ont pas encore transformé la France en exception culturelle de la fiction. @

Charles de Laubier

Imaginez que Netflix rachète EuropaCorp, la mini-major française de Luc Besson en difficulté

EuropaCorp, la société de production de Luc Besson, baptisée ainsi il y aura 20 ans cette année, va-t-elle survivre ? La procédure de sauvegarde, ouverte l’an dernier par le tribunal de commerce de Bobigny, s’achève le 13 mai. D’ultimes discussions sont en cours pour « une éventuelle prise de participation au capital », voire plus si affinitées.

Il y a deux ans, le 30 janvier 2018, le magazine américain Variety révélait des discussions entre Netflix et EuropaCorp. Le numéro un mondial de la SVOD était non seulement intéressé à ce que Luc Besson (photo) produise des films en exclusivité pour sa plateforme (des « Netflix Originals »), mais aussi par le rachat éventuel de la totalité du catalogue d’EuropaCorp (valorisé à l’époque 150 millions d’euros), voire par une entrée au capital de la minimajor du cinéma français. A l’époque la société de production de Saint-Denis, plombée par les performances décevantes du film à très gros budget « Valérian et la Cité des mille planètes » (sorti en juillet 2017 et ayant coûté 200 millions d’euros), était lourdement endettée de plus de 235 millions d’euros (1). Vingt-quatre mois plus tard, Netflix n’a toujours pas racheté EuropaCorp. Mais l’entreprise de Luc Besson n’a cessé depuis d’être en difficulté financière, malgré une dette nette ramenée à 163,9 millions d’euros au 30 septembre 2019. Au bord de la faillite, elle a obtenu en mai 2019 une procédure de sauvegarde auprès du tribunal de commerce de Bobigny, lequel l’a prolongée à deux reprises – soit jusqu’au 13 mai 2020. EuropaCorp a justifié ce sursis supplémentaire pour lui permettre de « finaliser son plan de sauvegarde » mais aussi « compte tenu de la confiance qu[e le conseil d’administration présidé par Luc Besson] a dans l’issue positive des discussions actuellement en cours, avant l’expiration de la période d’observation ».

« Anna », le film français le plus vu à l’étranger
Dans ses résultats financiers semestriels publiés en décembre, la mini-major française indique en effet que « plusieurs groupes ont marqué leur intérêt pour une éventuelle prise de participation au capital de la société ». Il n’en faut pas plus pour spéculer sur un éventuel regain d’intérêt de Netflix pour EuropaCorp, deux ans après les premiers pourparlers. Imaginez le fleuron du 7e Art français se jetant dans les bras du géant américain de la SVOD, qui est aussi producteur mondial de séries et de films originaux dignes, pour certains, de grands blockbusters hollywoodiens. Même au plus bas, Luc Besson est le numéro un du cinéma français à l’international ! « Le film français le plus vu hors Hexagone en 2019 est “Anna” », révèle le rapport annuel d’UniFrance publié le 16 janvier.

Vine Investment, FF Motion Invest, …
Avouez que cela créerait un électrochoc sans précédent dans le petit monde de « l’exception culturelle française ». Surtout au moment où va se présenter, à partir d’avril prochain devant le Parlement, le projet de loi sur l’audiovisuel – « relatif à la communication audiovisuelle et à la souveraineté culturelle à l’ère numérique » – qui va soumettre les plateformes vidéo de type Netflix à une obligation de financer des productions cinématographiques et audiovisuelles françaises. Et ce, à hauteur d’au moins 25 % de leur chiffre d’affaires réalisé en France (3). A cet égard, le catalogue d’EuropaCorp serait un bon parti pour Netflix, dont le patron fondateur Reed Hastings a inauguré le 17 janvier dernier de nouveaux locaux à Paris (quatre ans après en être parti) et présenté de nouveaux projets de productions françaises (« Bigbug », « Sentinelle », …). Il ne manquerait plus qu’à annoncer un accord Netflix- EuropaCorp pour le prochain Festival de Cannes, lequel s’ouvrira le 13 mai – le même jour que l’expiration de la période d’observation à Bobigny…
Une chose est sûre : les membres du conseil d’administration d’EuropaCorp se sont mis d’accord fin 2019 sur « le principe de continuité d’exploitation » de l’entreprise, espérant bien que les « discussions actuellement en cours » aboutissent. Ce n’est pas la première fois que Luc Besson, PDG et premier actionnaire d’EuropaCorp (à 31,5 % via essentiellement sa holding personnelle Front Line), discute avec des investisseurs potentiels. Au printemps dernier, EuropaCorp avait confirmé des négociations avec Pathé, le groupe de Jérôme Seydoux, intéressé par une entrée à son capital (4). Mais cette « marque d’intérêt » s’est heurtée aux créanciers qui imposaient « plusieurs conditions préalables », dont un accord sur la « restructuration des dettes existantes » d’EuropaCorp. Aussitôt, la machine à rumeurs s’est remise en route avec le Journal du Dimanche affirmant le 14 juillet 2019 que Luc Besson s’en remettait finalement au fonds d’investissement américain Vine, l’un de ses créanciers depuis 2014. Le jour-même, la mini-major française de Saint-Denis confirmait cette fois encore l’information en parlant là aussi d’une éventuelle « prise de participation » sans préciser s’il s’agit d’une vente : « L’éventuelle mise en œuvre de cette opération suppose notamment la recherche d’un accord avec les prêteurs séniors et la présentation d’un plan de sauvegarde au tribunal de commerce de Bobigny », précise EuropaCorp à cette occasion (5). Le prochain plan de sauvegarde que compte présenter au tribunal de commerce de Bobigny, avant l’expiration de la période d’observation, consiste à renforcer les capacités financières de l’entreprise par une augmentation de capital. Le chinois Fundamental Films, deuxième actionnaire d’EuropaCorp (aujourd’hui à 27,8 %) depuis l’entrée au capital de sa filiale FF Motion Invest en novembre 2016, pourrait y contribuer aussi. Cette société de production et de distribution de films basée à Shanghai a signé avec EuropaCorp en juillet 2012 un output deal de trois ans, renouvelé depuis jusqu’au 9 juillet 2020. Netflix fera-t-il partie du tour de table en guise de ticket d’entrer pour accéder au catalogue de plus de 110 films produits par Luc Besson (dont 10 des 20 plus grands succès français à l’international) ? En tout cas, Luc Besson voit dans la SVOD – avec ou sans partenariat ou actionnariat avec Netflix – un avenir pour EuropaCorp. « La société estime qu’elle est en position de profiter des opportunités de croissance de la SVOD à moyen et long terme », assure-t-elle dans son rapport financier de l’année fiscale 2018/2019 (au 31 mars), publié en juillet dernier. « De nombreux pays ont vu les pouvoirs publics et les professionnels du secteur mettre progressivement en place un régime mi-conventionnel, miréglementaire (…). Ces régimes sont en pleine évolution aujourd’hui à la suite du succès des plateformes SVOD : autorisation de la PSVOD (Premium SVOD) au France, nouvel accord sur la chronologie des médias en France signé le 21 décembre 2018 », se félicite-t-elle. Mais à court terme, l’effet SVOD est loin d’être un relais de croissance pour la mini-major française : elle s’attend pour la cinquième année consécutive à clôturer le 31 mars prochain un exercice déficitaire, avec une chute de son chiffre d’affaires 2019/2020 (contre 149,9 millions d’euros en 2018/2019).

L’après-2018, annus horribilis
Le recul 2019/2020 d’EuropaCorp a déjà largement été amorcé au cours du premier semestre de cet exercice en cours, avec des revenus moitié moindres (à 40,7millions d’euros) et une perte semestrielle cependant trois fois moins élevée qu’un an auparavant (22,7 millions d’euros). EuropaCorp poursuit son désendettement, après des licenciements en 2018 (22 personnes, dont l’assistante de Luc Besson pour « faute grave », contestée devant la justice) et des cessions telles que la production TV américaine vendue la même année à Mediawan. En Bourse, la mini-major française vaut maintenant à peine plus de 30 millions d’euros. @

Charles de Laubier

Frédérique Bredin arrive en juin au bout de son mandat de présidente du CNC, mais se projette déjà en 2022

Emmanuel Macron aurait bien voulu la nommer en janvier dernier présidente du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), mais Frédérique Bredin – dont le deuxième mandat à la tête du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) s’achève fin juin – lui aurait signifié qu’elle préférait en briguer un troisième.

La présidence du CNC n’est pas à prendre, bien que très convoitée. Frédérique Bredin (photo) a déjà fait savoir qu’elle comptait rempiler pour un troisième mandat de trois ans – jusqu’en juillet 2022. Alors que le 72e Festival de Cannes s’est achevé le 25 mai au bout de douze jours sous les projecteurs, avec en parallèle le Marché du Film qui a fêté cette année ses 60 ans, l’inspectrice générale des finances ne donne aucun signe de fin de règne.
Sur « la plage du CNC », celle du Gray d’Albion à Cannes où le grand argentier du cinéma français a organisé événements et rencontres durant cette grand-messe du 7e Art sur la Croisette, sa présidente s’est bien gardée d’évoquer son sort. « La reconduction de Frédérique Bredin à la présidence du CNC semble plausible », nous confie un professionnel du cinéma français alors présent à Cannes. Mais il faudra attendre courant juin l’arbitrage du président de la République – lequel nomme les président(e)s de cet établissement public administratif sur proposition du ministre de
la Culture (sa tutelle) – pour que son troisième mandat de trois ans soit confirmé. Nommée en juillet 2013 par François Hollande, qui l’avait renouvelée dans ses fonctions fin juin 2016, Frédérique Bredin (62 ans) devrait être reconduite d’ici fin
juin. Parce que féminine, la quinzième présidence du CNC le vaudrait bien ?

Elle fut pressentie pour le CSA et le Festival de Cannes
Certes, depuis sa création il y a soixante-treize ans, l’établissement du financement
du cinéma français n’a compté que… trois présidences de la gent féminine : Catherine Colonna (2004-2005), Véronique Cayla (2005-2010) et aujourd’hui Frédérique Bredin.
Mais en réalité, n’aimant clairement pas les « femmes alibis », l’actuelle présidente du CNC est demandeuse d’un troisième mandat. Alors que son nom circulait dès l’automne dernier pour succéder à Olivier Schrameck à la présidence du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), encouragée pour cela par Emmanuel Macron d’après Le Canard enchaîné l’an dernier, elle aurait aussitôt décliné. Le groupe public France Télévisions, dont elle est depuis octobre 2013 administrateur représentant de l’Etat (1) en sa qualité d’actionnaire unique, aurait sûrement apprécié mais pas forcément les chaînes privées qui s’estiment moins bien traitées par le CNC pour les aides à la production audiovisuelle.

« On peut tout à fait augmenter ces taxes » (Bredin)
Plus récemment, en février, son nom avait à nouveau circulé – via Challenges – pour remplacer… Pierre Lescure, l’actuel président du Festival de Cannes ! Fake news, selon L’Express : l’ancien fondateur-PDG de Canal+, actuel président du conseil de surveillance de Mediawan (2) et cofondateur de Molotov, ne serait pas sur le départ – son mandat de président de l’Association française du festival international du film (AFFIF) courant jusqu’en 2020.
Le CNC, dont la nouvelle dénomination de « Centre national du cinéma et de l’image animée » aura dix ans en juillet (3), a sans doute besoin d’un peu de stabilité dans
un monde en pleine mutation. Le « grand débat politique », organisé le 19 mai par l’influente SACD (4) sur cette fameuse « plage du CNC » donnant sur la mer Méditerranée, a une nouvelle fois montré que l’écosystème du cinéma et de l’audiovisuel français tangue plus jamais aux passages des Netflix  et autres Amazon. Le problème : « Quel avenir pour le cinéma dans le monde des plateformes ? ». Frédérique Bredin y intervenait deux jours après une tribune publiée dans Le Monde daté du 17 mai par des cinéastes du monde entier pour appeler la France au « maintien d’une régulation forte » et à une « régulation des plateformes numériques ». Car, selon eux, « toute réforme qui reviendrait à abattre le modèle français d’exception et de diversité culturelles signifierait la mort de notre cinéma, de son financement et de son exposition dans le monde » (5).
En direct de Cannes, sur France Inter ce jour-là (6), Frédérique Bredin a tenté de les rassurer : « Il y a l’arrivée des plateformes (numériques) qui chamboulent forcément l’ensemble du système audiovisuel et cinématographique. Et il y a ce point d’entrée, ce point de référence que représente la France qui se bat pour cette exception culturelle depuis des années ». Mais pas question d’en rester là. La présidente du CNC a donné le cap d’un troisième mandat : « La France et l’Allemagne ont été pionnières en Europe pour mettre une taxe sur Netflix d’abord et sur YouTube ensuite. Demain, il faut aller plus loin. (…) On peut tout à fait augmenter ces taxes pour rééquilibrer davantage entre les acteurs historiques – les chaînes de télévision – et les plateformes ». Les plateformes de VOD basées à l’étranger – payantes comme Netflix ou gratuites comme YouTube – sont assujetties à cette taxe depuis le 1er janvier 2018 et les recettes correspondantes permettent de compenser en partie la baisse de la vidéo physique. Mais elles auraient rapporté au CNC moins de 10 millions d’euros. En France, le cinéma, l’audiovisuel et le multimédia sont en grande partie aidés par les fonds de soutien du CNC financés à 99,5 % par les taxes sur les services de télévision (500 millions d’euros en 2018), sur les entrées en salles de cinéma (146 millions), ainsi que sur la vidéo physique et la vidéo à la demande (25,7 millions) – soit un total pour l’an dernier de 671,7 millions d’euros (7). Pour autant, malgré son faible rapport, c’est cette dernière taxe sur les DVD/Blu-ray et la VOD qui est en forte hausse (+ 58,7% sur un an), alors que les deux autres taxes historiques sont en recul. Il y a aussi une inquiétude de la filière sur le récent rapport Boutonnat de décembre 2018, mais seulement rendu public juste avant le Festival de Cannes. Intitulé « financement privé de la production et de la distribution cinématographiques et audiovisuelles », ce rapport prépare le 7e Art français à plus de privatisation et de libéralisme dans les investis-sements avec le préalable d’« accroître la rentabilité des actifs (les œuvres) ». Autrement dit : que les films et les séries gagnent de l’argent. Là aussi, Frédérique Bredin a voulu apaiser les craintes : « Le rapport de Dominique Boutonnat [producteur de films] dit qu’à côté du financement des œuvres existant aujourd’hui, il faut aider d’avantage les entreprises à se structurer et à affronter la concurrence mondiale.
C’est plutôt un rapport très positif pour le cinéma français car cela signifie de trouver
les fonds privés. Ces investisseurs privés vont bien évidemment regarder la rentabilité ;
ce n’est pas un gros mot », a-t-elle justifié sur France Inter. Mais la président du CNC s’inquiète tout de même sur les droits d’auteur: « Le souci aujourd’hui des plateformes numériques dans leurs pratiques commerciales, c’est qu’elles essaient de garder tous les droits. Il y a un problème autour (…) des droits des producteurs puisqu’elles veulent capter les droits le plus longtemps possible et sur le plus de territoires (dans le monde) possibles. C’est la fonction même des métiers, leur indépendance – auteurs, réalisateurs, producteurs – qui peut être en cause ». Pour autant, Frédérique Bredin s’est félicitée de la nouvelle directive européenne dite SMA sur les services de médias audiovisuels, promulguée au JOUE du 28 novembre 2018. Bientôt transposée en droit français par la prochaine loi sur l’audiovisuel, elle impose que Netflix, Amazon Prime Video et d’autres SMA « proposent une part d’au moins 30 % d’œuvres européennes dans leurs catalogues et mettent ces œuvres en valeur » (8).

Festival international aux règles hexagonales
Toujours en direct de Cannes, elle a confié : « Ce qui m’a frappée et c’est quand même triste pour l’oeuvre : “Roma” sur Netflix [producteur de ce film en noir et blanc d’Alfonso Cuaron, ndlr] n’a pas été du tout un succès, alors que la Palme d’or de Cannes a permis 800.000 spectateurs pour “Une affaire de famille” [film de Hirokazu Kore-eda, ndlr] ». Il faut dire que le Festival de Cannes, lui, a décidé de ne pas mettre en compétition des films qui ne sortent pas en salles de cinéma dans l’Hexagone. @

Charles de Laubier