Google condamné par la Cnil : une insécurité juridique pour les entreprises françaises

Alors que Google n’a pas fait appel dans d’autres pays qui l’ont condamné pour non respect de la protection des données (Pays-Bas, Espagne), il a en revanche contesté la décision de la Cnil devant le Conseil d’Etat. Avec cette dernière, les entreprises françaises pourraient être les victimes collatérales.

Par Etienne Drouard, avocat associé, cabinet K&L Gates LLP.

Etienne DrouardLe 3 janvier dernier, la Cnil (1) a prononcé une sanction pécuniaire de 150.000 euros à l’encontre de la société américaine Google Inc. Il s’agit de la plus forte amende prononcée jusque-là par l’autorité indépendante française,
qui estime que les nouvelles règles de confidentialité de Google ne sont pas conformes à la loi « Informatique et Libertés » du 6 janvier 1978.
En fusionnant les différentes règles de confidentialité applicables à une soixantaine de ses services (Google Search, YouTube, Gmail, Picasa, Google Drive, Google Docs, Google Maps, …), Google applique une seule politique de confidentialité depuis mars 2012.

Les quatre griefs faits à Google
Si la Cnil comprend cette volonté de simplification, elle estime toutefois que Google ne respecte pas les quatre exigences posées par la loi « Informatique et Libertés ». A savoir que le géant du Net :
• n’informerait pas suffisamment ses utilisateurs des conditions et finalités de traitement de leurs données personnelles, de sorte qu’ils ne sont pas en mesure d’exercer leurs droits ;
• ne respecterait pas l’obligation de recueil du consentement des utilisateurs préalablement au dépôt de cookies sur leurs terminaux ;
• ne fixerait pas de durées de conservation pour l’ensemble des données qu’elle traite ;
• s’autoriserait, sans base légale, à combiner toutes les données qu’elle détient sur ses utilisateurs, à travers l’ensemble de ses services.

La Cnil a également enjoint à Google de publier un communiqué (voir zoom) relatif à cette décision sur le site Google.fr pendant 48 heures, sous huit jours à compter de la notification de la décision. Il est important, pour comprendre le raisonnement suivi par la Cnil, d’analyser cette délibération indépendamment de la société à laquelle elle se rapporte. La Cnil justifie l’application de la loi française au motif que la société américaine Google Inc tire des bénéfices commerciaux de ses activités publicitaires en France. Ce critère économique semblait logique. Cependant, ce raisonnement ne repose pas sur les règles de protection des données permettant
de désigner la loi applicable. En effet, la loi « Informatique et Libertés » a vocation à s’appliquer aux sociétés qui sont établies en France ou qui collectent des données à caractère personnel, en recourant à des moyens techniques situés en France. Sur ce point, la Cnil voulait se déclarer compétente, coûte que coûte, mais sa démonstration de l’application de la loi française à Google Inc paraît très fragile ou, à tout le moins, laborieuse.

Après une phase de rumeurs diffusées dans les médias, un porte-parole de Google a confirmé le 15 janvier dernier, auprès de l’AFP, avoir fait appel de la décision de la Cnil devant le Conseil d’Etat – en référé – pour contester l’injonction de devoir publier durant deux jours la condamnation prononcée par la Cnil, puis au fond. Selon Le Figaro, Google a déposé le 15 janvier justement un recours en référé devant le Conseil d’Etat, ainsi qu’un recours sur le fond. Ce recours en référé étant suspensif, Google n’aurait pas à faire état de cette condamnation sur son moteur de recherches. Ce qu’il aurait dû mettre en ligne à partir du 16 janvier.
Les condamnations récentes prononcées à l’encontre de Google dans d’autres pays européens, n’ont pas fait l’objet d’appel, Google se contentant de payer une amende qui, au regard de sa taille, est symbolique. Ainsi, le 19 décembre 2013 en Espagne, Google écopait de trois amendes simultanées pour un montant total de 900.000 euros (3). Fin novembre 2013, l’autorité néerlandaise rendait des conclusions similaires à l’encontre du géant du Net.

Autant de règles que de services ?
En tout état de cause, quelles peuvent être pour les sociétés françaises les leçons
à tirer de la condamnation prononcée par la Cnil ? Elles sont au nombre de deux :
• Lorsqu’une entreprise fournit divers services régis par autant de conditions d’utilisation, mais obéissant à une seule privacy policy, la Cnil semble estimer que
la juxtaposition des diverses finalités d’utilisation des données, serait illicite. Selon la Cnil, les utilisateurs devraient pouvoir accepter des finalités propres au service qu’ils souscrivent, et rejeter d’autres finalités pour les services qu’ils n’ont pas encore utilisés. Si les entreprises françaises devaient tirer les conséquences d’une telle opinion, elles devraient élaborer autant de privacy policy qu’elles ont de services. Pourtant, aucune disposition française ou européenne de protection des données à caractère personnel, n’exige d’une même entreprise qu’elle s’interdise l’usage croisé des données de ses clients ayant souscrit tel ou tel service qu’elle fournit.

Le « tout ou rien » critiqué par la Cnil
• D’après la Cnil, Google s’autoriserait, « sans base légale », à combiner toutes les données qu’elle détient sur ses utilisateurs, à travers l’ensemble de ses services. Or, l’exigence d’une « base légale » formulée par la Cnil ne repose sur aucun fondement juridique. En filigrane, la Cnil conteste le souhait d’une fusion simplificatrice des finalités
de traitement des données portées à la connaissance des personnes. En l’espèce, Google a remplacé des centaines de pages de privacy policies cumulées pour 65 services différents, en un document transversal de seize pages (4) (*) (**) propre à l’ensemble des services fournis par le groupe Google et une vidéo d’information. Selon la Cnil, simplifier à outrance reviendrait à désinformer et favoriserait une logique du
« tout ou rien ».
Paradoxalement, la Cnil, avec ses homologues européens du groupe dit « G29 » (5), critique l’inefficacité des explications trop longues qui dissuaderaient les utilisateurs
de prendre connaissance du fonctionnement des services et de leurs droits. Ainsi, par exemple, en matière de cookies, les autorités de protection des données en Europe,
dont la Cnil en France, ont travaillé à réduire les textes d’information des personnes et
à simplifier à outrance la description des finalités d’utilisation des cookies. Poursuivant une logique simpliste, ces autorités tendent à suggérer une distinction binaire entre les finalités liées exclusivement à la fourniture d’un service et celles – qui seraient dangereuses et soumises à l’autorisation préalable des personnes – liées à la publicité. En conclusion, il ne s’agit pas, ici, de prendre une position pour ou contre la Cnil, ni pour ou contre Google. Il s’agit essentiellement de relever qu’en extrapolant le raisonnement intellectuel suivi par la Cnil pour condamner Google, de nombreuses entreprises françaises pourraient tomber sous le coup d’une condamnation pécuniaire au motif qu’elles fournissent plusieurs types de services régis par une privacy policy commune, réalisant une synthèse dans un souci de simplification.
Enfin, l’exigence d’une publication d’un communiqué sur le site Google.fr – à savoir sur la page d’accueil française du célèbre moteur de recherche – révèle que la Cnil, elle-même, poursuit une logique de communication, plutôt que de rigueur juridique. En effet, en droit français, la publication d’une condamnation est une peine complémentaire qui doit être expressément prévue par la loi. Une telle obligation de publication n’est pas prévue par la loi « Informatique et libertés ». La logique de communication et de polémique médiatique entre Google et la Cnil ne présente aucun intérêt pour les entreprises françaises. En revanche, si l’appel formé par Google devant le Conseil d’Etat ne permettait d’approfondir le raisonnement suivi par la Cnil et, si cet appel était rejeté sur des motifs de fond confortant ce raisonnement, la sécurité juridique des entreprises françaises pourrait s’en trouver affaiblie. Quoi qu’on pense de la puissance hégémonique de Google et des risques internationaux qui pèsent sur la vie privée des personnes, on ne saurait se réjouir d’une telle insécurité juridique. Gageons que le Conseil d’Etat ne sera pas aveuglé par la cible de la Cnil (6), faute de quoi les entreprises françaises pourraient, à l’avenir, suivre le chemin de condamnations ou devoir bouleverser leurs modèles contractuels et économiques, de crainte de se voir appliquer une « jurisprudence Google » qui ne leur serait pas aussi indolore qu’elle le serait pour le géant américain. @

ZOOM

Ce que Google n’a pas (encore) publié
« Communiqué : la formation restreinte de la Commission nationale de l’informatique
et des libertés a condamné la société Google à 150.000 euros d’amende pour manquements aux règles de protection des données personnelles consacrées par
la loi ‘’Informatique et libertés’’. Décision accessible à l’adresse suivant : http://www.cnil.fr/linstitution/missions/sanctionner/Google/ ». Ce texte que la Cnil
a demandé au géant du Net de publier sur Google.fr ne l’a pas encore été (à la date
où nous bouclons ce numéro).
La délibération n°2013-420, prononçant une sanction pécuniaire à l’encontre de Google, a aussi « ordonné » à ce dernier la publication durant 48 heures de ce texte en le justifiant, « compte tenu du caractère massif des données collectées par la société [Google], du nombre important et indéterminé des personnes concernées, qui pour nombre d’entre elles ne sont pas en mesure de s’y opposer ni même d’en être informées ». @

Jean-Marc Ayrault devrait faire de l’éducation au numérique la « grande cause nationale » de 2014

Près d’un an après avoir fixé la « feuille de route numérique », le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, pourrait accélérer la cadence en faisant de l’éducation au numérique la « grande cause nationale » de cette année. Ce serait le meilleur moyen de préparer la France au « choc de la numérisation ».

(Depuis la publication de cet article dans Edition Multimédi@ n°94, c’est l’engagement associatif qui a finalement été retenu comme « grande cause nationale » 2014)

Par Charles de Laubier

Jean-Marc AyraultC’est début février que le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault (photo), devrait annoncer quelle sera la « grande cause nationale » pour cette année. Ce label décerné chaque année, depuis 1977, que se dispute aujourd’hui une demi-douzaine
de collectifs, permettra à l’heureux gagnant de bénéficier du soutien des pouvoirs publics et d’avoir droit à une campagne de communication gratuite, sur les radios ou télévisions publiques.
Parmi les « grandes causes » prétendantes cette année (1),
il y en a une qui concerne « l’éducation au numérique ».
Elle est à l’initiative de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), présidée par Isabelle Falque-Pierrotin, qui a su fédérer, depuis novembre 2012, un collectif comprenant aujourd’hui une cinquantaine d’organisations (Cnam, Inria,
Institut Mines-Télécom, Caisse des Dépôts, France Télévisions, Isoc France, UFC
Que-Choisir, FFTélécoms, Geste, Syntec Numérique, …).

Un collectif de 50 organisations emmenés par la Cnil
Cette grande cause « Education au numérique » a également le soutien de deux membres du gouvernement de Jean-Marc Ayrault : Fleur Pellerin, ministre déléguée
en charge de l’Economie numérique et Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et de la Communication.
Gare à l’exclusion numérique et au retard de la France « il est essentiel et urgent que chaque citoyen devienne un acteur du numérique audacieux et responsable, aussi bien
en termes d’usages que de maîtrise des outils. (…) Notre pays (…) accuse un retard important dans le développement des infrastructures technologiques et dans la prise
en compte du numérique, comme levier de croissance », a plaidé le collectif dans son dossier de candidature de 15 pages, qu’il a remis le 7 janvier à Jean-Marc Ayrault (2)
et que Edition Multimédi@ s’est procuré. « Le numérique est également le lieu de nouvelles exclusions et de nouveaux risques, souvent liés à sa méconnaissance »,
a prévenu le collectif. Le collectif « Education au numérique » a prévu de lancer un concours national, dès le 11 février, le jour du Safer Internet Day, afin de récompenser les meilleures actions en faveur de l’éducation au numérique. Le prix sera décerné lors d’un colloque organisé sur ce thème en juin prochain.

Moins de 500.000 abonnés FTTH
Un « portail de référence » sera, en outre, lancé sur Internet et des mini-séries seront diffusées par France Télévisions. Pour les jeunes, deux kits pédagogiques de sensibilisation au numérique leur seront proposés. Pour les entreprises, un outil d’auto-évaluation leur permettra de mesurer leur degré de maturité numérique.
Le Premier ministre serait donc bien inspiré de faire de l’éducation au numérique la grande cause nationale de 2014. D’autant qu’il y a près d’un an, maintenant, le 28 février 2013, Jean-Marc Ayrault présentait la « feuille de route numérique » de son gouvernement, dictée par l’objectif ambitieux du président de la République, de
« couvrir 100 % de la France en très haut débit d’ici à 2022 » et « très majoritairement » en fibre optique jusqu’à domicile (FTTH). Mais le très haut débit pour tous de François Hollande a du plomb dans l’aile. Malgré un peu plus de 2,7 millions de foyers en France éligibles à la fibre jusqu’à domicile, soit tout juste 10 % des 27 millions de foyers français, seuls 465.000 abonnés répondent à l’appel. Il ne reste plus que huit ans pour atteindre les 100 %. Le temps presse, mais la France tarde, et la fracture numérique se le dispute à la fracture sociale, sur fond de crise économique historique. Pire : la note du FTTH devrait être plus salée que prévue, soit de 40 à 45 milliards d’euros (encadré ci-dessous). Les 3,3 milliards que l’Etat a prévus pour les collectivités, dans le cadre du plan national pour le très haut débit, semblent insuffisants et les 900 millions d’euros d’aides, d’ici à 2017, du Fonds pour la société numérique (FSN), dérisoires au regard des enjeux. La mission « France Très haut débit », confiée il a plus d’un an à Antoine Darodes de Tailly (ex- Arcep), doit justement dresser un premier bilan à Bercy, le 6 février. Or, près d’un département sur deux n’a pas déposé de projet à ce jour (3).
Un an après la feuille de route numérique, Jean-Marc Ayrault doit se rendre à l’évidence : « Les acteurs privés et publics n’ont toujours pas pris la mesure de ces bouleversements, et ne sont pas préparés à affronter ce choc de la numérisation »,
dixit trois ministres de son gouvernement, le 16 janvier, à l’occasion du lancement
d’une énième mission pour, cette fois, « préparer la transformation numérique de
notre économie ». Pierre Moscovici (Economie et Finances), Arnaud Montebourg (Redressement productif) et Fleur Pellerin (Economie numérique) ont, en effet, demandé à Philippe Lemoine de leur remettre un rapport dans ce sens, d’ici le mois
de juillet.
De son côté, le Syntec Numérique (représentant 1.200 entreprises du secteur) a interpellé, le 15 janvier, le gouvernement pour que soit lancé « un plan national de formation » aux métiers du numérique, « afin d’accélérer la diffusion des compétences
du numérique, dès le plus jeune âge ». Cette organisation professionnelle, qui fait partie des 51 du collectif « Education au numérique », chiffre à 36.000 le nombre de créations d’emplois nets possible en France, à horizon 2018. Les déplacements de la ministre Fleur Pellerin et du « patron des patrons » Pierre Gattaz au Consumer Electronic Show (CES) de Las Vegas, début janvier, illustrent aussi que le numérique devient bien la
« grande cause nationale ». @

Charles de Laubier

ZOOM

Extinction de l’ADSL d’ici à 2025 : est-ce bien raisonnable ?
Le président de la République en a rêvé ; son Premier ministre va-t-il le faire ? François Hollande a fixé, en 2012, l’objectif ambitieux de « couvrir 100 % de la France en très haut débit d’ici à 2022 » – moyennant 20 milliards d’euros d’investissement, comme l’avait précisé le 28 février 2013 Jean-Marc Ayrault, qui présidait un séminaire gouvernemental sur le numérique, durant lequel a été présentée la « feuille de route
du numérique ».
« C’est un chantier national qui coûtera entre 25 et 30 milliards d’euros », avait même estimé la ministre de l’Economie numérique, Fleur Pellerin, devant le 95eCongrès des maires de France. Pour favoriser le FTTH, le gouvernement a prévu d’organiser, d’ici à 2025, « l’extinction du cuivre », autrement dit la fin de l’ADSL qui fait pourtant le succès
du haut débit en France (4).
Mais, pour sacrifier le haut débit sur l’autel du très haut débit, il faudra en plus indemniser Orange à hauteur de 15 milliards d’euros pour le dédommager de cette extinction programmée de son réseau de cuivre historique – encore source majeure
de revenus fixes et revigoré au VDSL2 par endroits. Ce surcoût lié à la valorisation de la boucle locale actuelle est évoqué par les sénateurs Yves Rome et Pierre Hérisson, dans leur rapport de février 2013 sur l’action numérique des collectivités locales.
Selon nos calculs, le déploiement national du FTTH au détriment de l’ADSL pourrait ainsi atteindre 40 à 45 milliards d’euros (5). Et, comme l’a souligné le 4 décembre dernier Paul Champsaur qui, selon nos informations, rend ces jours-ci à Fleur Pellerin son pré-rapport sur l’extinction de l’ADSL « les revenus issus du cuivre constituent pour une large part la source des investissements dans les réseaux de demain » et « il faudra mener un travail préalable de grande ampleur (…) de migration de l’ensemble
de ces usages (6), et cette migration aura un coût ». @

Gouverner le Net

C’est difficile à croire, et j’aurais eu beaucoup de mal à convaincre des Terriens de notre passé récent, il y a seulement dix ans. Qui aurait cru en effet qu’en une décennie, la géographie d’Internet put être à ce point modifiée. Mais force est de constater que l’Europe est en train non seulement de rattraper son retard, mais peut-être bien de prendre part au leadership de ce nouvel Internet
qui remplace par étape le réseau historique. Il est bien sûr encore trop tôt pour porter une analyse complète sur les raisons de ce basculement, mais quelques éléments semblent indiscutables. Tout d’abord le timing, favorable à une rupture technologique. L’Internet des origines, qui a su si bien évoluer au rythme effréné de la croissance de l’Internet fixe, de l’Internet social (avec
les réseaux sociaux), puis de l’Internet mobile, ne se révèle plus capable d’absorber l’avènement de l’Internet généralisé. L’Internet de la santé, l’Internet des transports, l’Internet des paiements, l’Internet de tous les objets, pour n’en citer que quelques-uns, requièrent des niveaux de disponibilité, de traçabilité et de sécurité incompatibles avec
la technologie de l’Internet d’il y a une décennie encore.

« La suprématie de l’ICANN (Internet
Corporation for Assigned Names and Numbers)
a été peu à peu remise en cause. »

La bonne nouvelle est que l’Europe a finalement su se mobiliser pour saisir sa chance
au moment opportun. Un mélange improbable de concentration des efforts de recherche, de coordination des politiques économiques et de libération des moyens financiers permettant de soutenir les initiatives des créateurs d’entreprises et d’accélérer le développement de start-up encore fragiles. C’est ainsi que le Vieux Continent s’est trouvée aux avant-postes de la nouvelle architecture du Net, grâce à des projets tels que « Pursuit » de l’université de Cambridge. Il s’agissait, dès 2013, de remplacer le modèle relationnel client-serveur, dont dépendent de nombreux services, applications et protocoles du Net, par une architecture totalement décentralisée du réseau des réseaux. Autrement dit : se concentrer sur l’information elle-même, plutôt que sur l’adresse (URL) où se trouvait le stockage. Le contenu digital devenait alors plus sûr, les données pouvant être authentifiées à la source. Une manière de s’affranchir du cloud en supprimant le besoin de se connecter à des serveurs.
D’autres projets concurrents existaient à la même époque, comme le projet CCN (Content Centric Network) du mythique centre de recherche californien PARC de Xerox. Mais les géants américains du Net étaient occupés à garder le contrôle en jetant leurs milliards
de dollars dans la bataille, tout en perdant un temps précieux à s’adapter à de nouvelles règles remettant en cause un modèle reposant sur l’opacité. L’ère de l’Internet de la maturité est venu. Autre surprise : l’Europe, après avoir perdu la bataille du mobile et son OS, a été en mesure de reprendre la main sur les nouvelles plates-formes à fort potentiel de l’Internet des objets, lui permettant du même coup de faire son retour industriel dans l’écosystème connecté.

Ces bouleversements majeurs ont bien entendu été accompagnés par une évolution
de même ampleur de la gouvernance du Net. La suprématie de l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) a été peu à peu remise en cause. Cette société de droit californien, à but non lucratif et placée sous la tutelle du département américain du Commerce, a dû apprendre à partager la gestion de l’ensemble du réseau mondial. Les choses sérieuses ont vraiment commencé avec la déclaration de Montevideo du 7 octobre 2013, qui posait clairement la question du partage égalitaire de la gestion mondiale du Net, en commençant par l’attribution des noms de domaines, l’émission et le contrôle des adresses IP. Les dérives pointées par le scandale de la surveillance des communications mondiales par la NSA (National Security Agency) a bien sûr amplifié la fronde des autres Etats. Le débat s’est poursuivi en avril 2014 à
Sao Paulo, sous le leadership brésilien, jusqu’au Sommet mondial de la société de l’information de l’Union internationale des télécommunications (UIT) de 2015. Il a fallu éviter deux écueils : le contrôle strictement américain d’un côté et l’éclatement de l’Internet par pays de l’autre. L’Europe a su jouer les arbitres en faveur d’une gouvernance du Net plus partagée et démocratique. @

Jean-Dominique Séval*
Prochaine chronique « 2025 » : Cinéma à domicile.
* Directeur général adjoint de l’IDATE,
auteur du livre « Vous êtes déjà en 2025 »
(http://lc.cx/b2025).

Qu’attendre de la CJUE concernant le blocage des sites Internet en matière de droits d’auteurs ?

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) traite actuellement d’une affaire dite Kino.to, qui ressemble à l’affaire Allostreaming en France et qui permet de mieux appréhender les questions de droit européen soulevées par cette dernière
en matière de blocage de sites pirates.

Par Winston Maxwell (photo) et Christelle Coslin, Hogan Lovells

Dans l’affaire Kino.to (1), un tribunal de Vienne avait ordonné
en 2011 à UPC Telekabel, fournisseur d’accès à Internet (FAI) autrichien, de bloquer l’accès au site kino.to. La Cour de cassation autrichienne (Oberste Gerichtshof), saisie de cette affaire, a interrogé la CJUE sur la légalité de la mesure de blocage par rapport au droit européen. L’avocat général Cruz Villalon a rendu ses conclusions le 26 novembre 2013,
soit deux jours avant la décision Allostreaming (2) en France.

Directives “DADVSI” et “E-commerce”
L’avis de l’avocat général ne lie pas la CJUE mais donne de précieuses informations sur l’analyse juridique que les juges européens sont susceptibles de retenir en l’espèce. On y retrouve notamment des réflexions directement transposables à l’affaire Allostreaming. Pour apprécier la légalité d’une mesure de blocage en droit européen,
le cheminement logique est assez simple. Pour être licite, une mesure de blocage doit passer quatre tests : y a-t-il contrefaçon ? La mesure de blocage concerne-t-elle un
« intermédiaire » visé par la directive DADVSI (3) ? La mesure est-elle compatible avec la directive Commerce électronique (4) et notamment l’interdiction d’imposer des obligations de surveillance générale ? Enfin, la mesure est-elle proportionnée ? Examinons chacun de ces tests tour à tour.
• La contrefaçon de droit d’auteur est-elle caractérisée ?
L’avocat général considère comme acquis le fait que le site Kino.to comporterait des violations multiples des droits d’auteurs. Il ne s’attarde donc pas sur ce point. Le tribunal de grande instance de Paris ainsi que la High Court d’Angleterre (5) ont examiné cette question de manière plus approfondie, en concluant que la mise à disposition de liens vers des sources de fichiers disponibles en streaming constituait
un acte de contrefaçon.
• Est-ce qu’un FAI est un « intermédiaire » au sens de la directive DADVSI ?
L’article 8(3) de cette directive permet à un tribunal d’ordonner des mesures à l’encontre « d’intermédiaires dont les services sont utilisés par un tiers pour porter atteinte à un droit d’auteurs ». UPC Telekabel estime que ses services de fourniture d’accès ne sont pas « utilisés » par Kino.to et qu’il n’est donc pas un « intermédiaire » au sens de ce texte. UPC Telekabel souligne en effet n’avoir aucune relation avec Kino.to et ne pas intervenir dans la mise à disposition des contenus contrefaisants.
A cet égard, UPC Telekabel se compare à un fournisseur d’électricité à l’égard du site Kino.to.
Cependant, l’avocat général ne suit pas ce raisonnement. Il conclut qu’il n’est pas nécessaire pour un FAI d’avoir un contrat avec la personne qui porte atteinte au droit d’auteur. Il suffit que le FAI intervienne dans l’acheminement technique des données. Pour l’avocat général, la directive DADVSI vise donc non seulement les hébergeurs et les FAI en amont qui ont un lien direct avec le site contrefaisant, mais également des FAI en aval, qui ont un lien avec l’utilisateur final (6). Dans l’affaire Allostreaming, le TGI de Paris est parvenu à la même conclusion en ce qui concerne les FAI. Il a également conclu qu’un moteur de recherche pouvait être considéré comme un intermédiaire au sens de la loi française transposant la directive DADVSI. Ce point, qui n’est pas abordé par l’avocat général dans l’affaire Kino.to, avait été contesté par Microsoft dans l’affaire Allostreaming. Microsoft a fait valoir que, selon cette directive, la notion d’intermédiaire ne visait que des entités qui ont un rôle dans la transmission des contenus (7). Le juge parisien n’a pas retenu cette position et a estimé que le législateur français a souhaité donner au juge le pouvoir de prendre toutes mesures à l’encontre de tous ceux qui interviennent dans le processus technique ou commercial des contrefaçons constatées (8).

Pas de surveillance généralisée
Est-ce que la mesure constitue une obligation de surveillance générale prohibée par la directive Commerce électronique ?
Ce dernier texte interdit aux Etats membres d’imposer aux intermédiaires techniques une obligation générale de surveiller les informations transmises ou stockées par les utilisateurs grâce à leurs services. La CJUE a déjà estimé que la mise en place d’un système de filtrage systématique était contraire à cette prohibition (9). La CJUE a également conclu que les plates-formes de partage ne pouvaient pas être soumises
à une obligation de vérifier qu’un contenu signalé une fois ne serait pas re-posté sur
la plateforme une deuxième fois (10). Dans l’affaire Kino.to, l’avocat général estime
que la mesure de blocage est suffisamment précise pour ne pas constituer une mesure générale de surveillance interdite par la directive Commerce électronique (11).

Délicate question de la subsidiarité
• Est-ce que la mesure satisfait au test de proportionnalité ? Dans l’affaire Kino.to, l’avocat général commence par apprécier l’effectivité de la mesure de blocage, compte tenu des possibilités de contournement. Cet argument avait également été soulevé dans l’affaire Allostreaming. La question est de savoir si une mesure qui peut être facilement contournée est une mesure « appropriée » et « nécessaire ». Sur ce point, l’avocat général de la CJUE et le TGI de Paris sont en parfaite harmonie puisqu’ils s’accordent pour dire que : le fait qu’une mesure puisse être facilement contournée ne signifie pas que la mesure ne sera pas efficace pour décourager un nombre important d’utilisateurs. L’avocat général estime, en revanche, que dans le test de proportionnalité, le juge doit effectuer une « estimation quantitative » de l’efficacité de
la mesure. Cette efficacité doit être mise en balance notamment avec les coûts de mise en oeuvre de la mesure par les prestataires techniques. Lorsque ces coûts sont significatifs, il convient de s’interroger sur leur éventuelle prise en charge par les ayants droits. Selon l’avocat général, dans l’affaire Kino.to, le test de proportionnalité pourrait exiger que les ayants droits initient des actions à l’égard de l’auteur du site illicite ou
de son FAI. Ce point a été débattu dans l’affaire Allostreaming. Il s’agit de la délicate question de la subsidiarité : doit-on rechercher en premier l’auteur de la contrefaçon,
ou peut-on agir directement à l’encontre de l’intermédiaire technique ? Le TGI de Paris a conclu qu’il n’était pas nécessaire pour les ayants droits d’agir prioritairement à l’encontre de l’auteur du site ou de son hébergeur car « aucune disposition légale n’impose d’appeler dans la même instance les hébergeurs des sites et aucun principe de subsidiarité n’est prévu » (12). L’avocat général de la CJUE se réfère à trois droits fondamentaux en jeu en l’espèce : le droit à la protection de la propriété, le droit à la liberté d’expression et enfin la liberté d’entreprendre. Aucun de ces droits n’est absolu. Chaque droit peut, par conséquent, faire l’objet de restrictions, à condition que celles-ci soient proportionnées.

• En ce qui concerne la liberté d’expression.
L’avocat général considère qu’il faut garantir que la mesure de blocage atteigne effectivement des contenus illicites et qu’il n’existe pas de risque de bloquer l’accès à
des contenus licites. Cette exigence de l’avocat général est très stricte. Si on suivait cette conclusion à la lettre, il suffirait qu’un site de streaming répertorie un seul film
qui se trouve dans le domaine public pour empêcher toute mesure de blocage à son encontre. L’approche du TGI de Paris et plus pragmatique : dès lors que la majorité écrasante des œuvres répertoriées sur le site sont proposées en violation de droits d’auteurs, cela suffit à justifier une mesure de blocage (13). L’avenir dira si la CJUE adoptera une position aussi stricte que celle de son avocat général sur ce point, ou si
la CJUE retiendra la position plus pragmatique des juges parisiens.

• En ce qui concerne la liberté d’entreprendre.
L’avocat général estime que les mesures ordonnées par le tribunal autrichien étaient trop générales et laissaient le FAI dans l’incertitude quant aux démarches à suivre. Le tribunal autrichien avait en effet ordonné aux FAI de mettre en oeuvre toute mesure nécessaire pour interdire l’accès par ses clients au site Kino.to litigieux. Selon l’avocat général, l’imprécision de cette demande met devant un dilemme inacceptable le FAI qui dispose de plusieurs choix techniques pour bloquer l’accès au site : blocage au niveau du DNS, blocage au niveau de l’adresse IP ou filtrage par le biais d’un serveur dit proxy. Chacune de ces techniques comporte des avantages et des inconvénients, et surtout des taux d’effectivité et des coûts variables. Selon l’avocat général, une injonction aussi générale à l’égard d’un FAI ne respecte pas le principe de proportionnalité à l’égard de la liberté d’entreprendre. Il faudrait par conséquent que le juge indique exactement quels moyens techniques doivent être mis en oeuvre par le FAI. L’injonction dans l’affaire Allostreaming est également très générale. A première vue, elle pourrait souffrir du même défaut que celle rendue par le tribunal autrichien. Cependant, dans l’affaire française, ce point ne semble pas avoir été débattu. Les FAI et les moteurs de recherche n’ont apparemment pas contesté le caractère relativement imprécis
de l’injonction parisienne.

L’arrêt de la CJUE très attendu
Lorsqu’elle rendra dans les prochaines semaines son arrêt dans l’affaire « Kino.to »,
la CJUE devrait donc apporter des précisions bienvenues, pour les juges des Etats membres comme pour les opérateurs, sur les injonctions susceptibles d’être ordonnées en matière de protection des droits d’auteurs. @

Zelnik, Lescure, Phéline : gestion collective oblige

En fait. Le 18 décembre, Aurélie Filippetti a publié le rapport « Musique en ligne et partage de la valeur – Etat des lieux, voies de négociation et rôles de la loi » que lui a remis Christian Phéline. Il y préconise une meilleure rémunération des artistes à l’ère du numérique, grâce à la gestion collective.

En clair. La ministre de la Culture et de la Communication, Aurélie Filippetti, a de nouveau de quoi remplir un peu plus la loi Création qu’elle a promis de présenter en Conseil des ministres en février 2014. Elle a déjà accueilli comme « très prometteuses et pertinentes pour assurer une juste rémunération des artistes-interprètes dans l’univers numérique et pour soutenir la diversité de l’offre légale » les propositions du rapport Phéline (1) sur le partage de la valeur dans la musique en ligne. Le conseiller à la Cour des comptes propose notamment que le futur projet de loi d’orientation sur la création puisse « inciter à une négociation conventionnelle entre partenaires sociaux tendant, au vu des évolutions du marché de la musique en ligne, à encadrer les conditions de rémunération des artistes-interprètes de ces exploitations et prévoir, à défaut d’aboutissement de cette négociation dans un délai raisonnable, un régime de gestion collective obligatoire de ces mêmes rémunérations ». Ce délai raisonnable pourrait être de « 8 mois, prolongeable de quelques mois ». Autrement dit, « le législateur pourrait donc assigner aux parties une date butoir ne dépassant pas un
an après la publication de la loi [Création]» (2).

A l’instar du rapport Zelnik (EM@5, p. 2), de la mission Hoog (EM@28, p. 4) et du rapport Lescure (EM@80, p. 3), le rapport Phéline penche pour la gestion collective.
Si ce mode de rémunération existe déjà avec la SCPP et la SPPF pour les producteurs, avec l’Adami et la Spedidam pour les artistes-interprètes, c’est plutôt le contrat individuel avec les artistes-interprètes et les distributeurs que les producteurs de musique préfèrent. « Seules des exploitations particulières et restant d’une ampleur limitée font l’objet d’une gestion collective volontaire, comme la diffusion des vidéomusiques, les programmes de musiques d’ambiance, la sonorisation des attentes téléphoniques ainsi que le webcasting (ou webradios) et le webcasting semi-interactif », relève le rapport Phéline. Et pour cause, les producteurs réunis au sein du Snep (3) et l’UPFI (4) voient dans la gestion collective une expropriation de leurs droits exclusifs et sont vent debout contre l’idée d’une gestion collective obligatoire.
Ils menacent même de remettre en cause la licence légale dont bénéficient les radios hertziennes (EM@90, p. 3) si le caractère obligatoire s’imposait. @