Qu’attendre de la CJUE concernant le blocage des sites Internet en matière de droits d’auteurs ?

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) traite actuellement d’une affaire dite Kino.to, qui ressemble à l’affaire Allostreaming en France et qui permet de mieux appréhender les questions de droit européen soulevées par cette dernière
en matière de blocage de sites pirates.

Par Winston Maxwell (photo) et Christelle Coslin, Hogan Lovells

Dans l’affaire Kino.to (1), un tribunal de Vienne avait ordonné
en 2011 à UPC Telekabel, fournisseur d’accès à Internet (FAI) autrichien, de bloquer l’accès au site kino.to. La Cour de cassation autrichienne (Oberste Gerichtshof), saisie de cette affaire, a interrogé la CJUE sur la légalité de la mesure de blocage par rapport au droit européen. L’avocat général Cruz Villalon a rendu ses conclusions le 26 novembre 2013,
soit deux jours avant la décision Allostreaming (2) en France.

Directives “DADVSI” et “E-commerce”
L’avis de l’avocat général ne lie pas la CJUE mais donne de précieuses informations sur l’analyse juridique que les juges européens sont susceptibles de retenir en l’espèce. On y retrouve notamment des réflexions directement transposables à l’affaire Allostreaming. Pour apprécier la légalité d’une mesure de blocage en droit européen,
le cheminement logique est assez simple. Pour être licite, une mesure de blocage doit passer quatre tests : y a-t-il contrefaçon ? La mesure de blocage concerne-t-elle un
« intermédiaire » visé par la directive DADVSI (3) ? La mesure est-elle compatible avec la directive Commerce électronique (4) et notamment l’interdiction d’imposer des obligations de surveillance générale ? Enfin, la mesure est-elle proportionnée ? Examinons chacun de ces tests tour à tour.
• La contrefaçon de droit d’auteur est-elle caractérisée ?
L’avocat général considère comme acquis le fait que le site Kino.to comporterait des violations multiples des droits d’auteurs. Il ne s’attarde donc pas sur ce point. Le tribunal de grande instance de Paris ainsi que la High Court d’Angleterre (5) ont examiné cette question de manière plus approfondie, en concluant que la mise à disposition de liens vers des sources de fichiers disponibles en streaming constituait
un acte de contrefaçon.
• Est-ce qu’un FAI est un « intermédiaire » au sens de la directive DADVSI ?
L’article 8(3) de cette directive permet à un tribunal d’ordonner des mesures à l’encontre « d’intermédiaires dont les services sont utilisés par un tiers pour porter atteinte à un droit d’auteurs ». UPC Telekabel estime que ses services de fourniture d’accès ne sont pas « utilisés » par Kino.to et qu’il n’est donc pas un « intermédiaire » au sens de ce texte. UPC Telekabel souligne en effet n’avoir aucune relation avec Kino.to et ne pas intervenir dans la mise à disposition des contenus contrefaisants.
A cet égard, UPC Telekabel se compare à un fournisseur d’électricité à l’égard du site Kino.to.
Cependant, l’avocat général ne suit pas ce raisonnement. Il conclut qu’il n’est pas nécessaire pour un FAI d’avoir un contrat avec la personne qui porte atteinte au droit d’auteur. Il suffit que le FAI intervienne dans l’acheminement technique des données. Pour l’avocat général, la directive DADVSI vise donc non seulement les hébergeurs et les FAI en amont qui ont un lien direct avec le site contrefaisant, mais également des FAI en aval, qui ont un lien avec l’utilisateur final (6). Dans l’affaire Allostreaming, le TGI de Paris est parvenu à la même conclusion en ce qui concerne les FAI. Il a également conclu qu’un moteur de recherche pouvait être considéré comme un intermédiaire au sens de la loi française transposant la directive DADVSI. Ce point, qui n’est pas abordé par l’avocat général dans l’affaire Kino.to, avait été contesté par Microsoft dans l’affaire Allostreaming. Microsoft a fait valoir que, selon cette directive, la notion d’intermédiaire ne visait que des entités qui ont un rôle dans la transmission des contenus (7). Le juge parisien n’a pas retenu cette position et a estimé que le législateur français a souhaité donner au juge le pouvoir de prendre toutes mesures à l’encontre de tous ceux qui interviennent dans le processus technique ou commercial des contrefaçons constatées (8).

Pas de surveillance généralisée
Est-ce que la mesure constitue une obligation de surveillance générale prohibée par la directive Commerce électronique ?
Ce dernier texte interdit aux Etats membres d’imposer aux intermédiaires techniques une obligation générale de surveiller les informations transmises ou stockées par les utilisateurs grâce à leurs services. La CJUE a déjà estimé que la mise en place d’un système de filtrage systématique était contraire à cette prohibition (9). La CJUE a également conclu que les plates-formes de partage ne pouvaient pas être soumises
à une obligation de vérifier qu’un contenu signalé une fois ne serait pas re-posté sur
la plateforme une deuxième fois (10). Dans l’affaire Kino.to, l’avocat général estime
que la mesure de blocage est suffisamment précise pour ne pas constituer une mesure générale de surveillance interdite par la directive Commerce électronique (11).

Délicate question de la subsidiarité
• Est-ce que la mesure satisfait au test de proportionnalité ? Dans l’affaire Kino.to, l’avocat général commence par apprécier l’effectivité de la mesure de blocage, compte tenu des possibilités de contournement. Cet argument avait également été soulevé dans l’affaire Allostreaming. La question est de savoir si une mesure qui peut être facilement contournée est une mesure « appropriée » et « nécessaire ». Sur ce point, l’avocat général de la CJUE et le TGI de Paris sont en parfaite harmonie puisqu’ils s’accordent pour dire que : le fait qu’une mesure puisse être facilement contournée ne signifie pas que la mesure ne sera pas efficace pour décourager un nombre important d’utilisateurs. L’avocat général estime, en revanche, que dans le test de proportionnalité, le juge doit effectuer une « estimation quantitative » de l’efficacité de
la mesure. Cette efficacité doit être mise en balance notamment avec les coûts de mise en oeuvre de la mesure par les prestataires techniques. Lorsque ces coûts sont significatifs, il convient de s’interroger sur leur éventuelle prise en charge par les ayants droits. Selon l’avocat général, dans l’affaire Kino.to, le test de proportionnalité pourrait exiger que les ayants droits initient des actions à l’égard de l’auteur du site illicite ou
de son FAI. Ce point a été débattu dans l’affaire Allostreaming. Il s’agit de la délicate question de la subsidiarité : doit-on rechercher en premier l’auteur de la contrefaçon,
ou peut-on agir directement à l’encontre de l’intermédiaire technique ? Le TGI de Paris a conclu qu’il n’était pas nécessaire pour les ayants droits d’agir prioritairement à l’encontre de l’auteur du site ou de son hébergeur car « aucune disposition légale n’impose d’appeler dans la même instance les hébergeurs des sites et aucun principe de subsidiarité n’est prévu » (12). L’avocat général de la CJUE se réfère à trois droits fondamentaux en jeu en l’espèce : le droit à la protection de la propriété, le droit à la liberté d’expression et enfin la liberté d’entreprendre. Aucun de ces droits n’est absolu. Chaque droit peut, par conséquent, faire l’objet de restrictions, à condition que celles-ci soient proportionnées.

• En ce qui concerne la liberté d’expression.
L’avocat général considère qu’il faut garantir que la mesure de blocage atteigne effectivement des contenus illicites et qu’il n’existe pas de risque de bloquer l’accès à
des contenus licites. Cette exigence de l’avocat général est très stricte. Si on suivait cette conclusion à la lettre, il suffirait qu’un site de streaming répertorie un seul film
qui se trouve dans le domaine public pour empêcher toute mesure de blocage à son encontre. L’approche du TGI de Paris et plus pragmatique : dès lors que la majorité écrasante des œuvres répertoriées sur le site sont proposées en violation de droits d’auteurs, cela suffit à justifier une mesure de blocage (13). L’avenir dira si la CJUE adoptera une position aussi stricte que celle de son avocat général sur ce point, ou si
la CJUE retiendra la position plus pragmatique des juges parisiens.

• En ce qui concerne la liberté d’entreprendre.
L’avocat général estime que les mesures ordonnées par le tribunal autrichien étaient trop générales et laissaient le FAI dans l’incertitude quant aux démarches à suivre. Le tribunal autrichien avait en effet ordonné aux FAI de mettre en oeuvre toute mesure nécessaire pour interdire l’accès par ses clients au site Kino.to litigieux. Selon l’avocat général, l’imprécision de cette demande met devant un dilemme inacceptable le FAI qui dispose de plusieurs choix techniques pour bloquer l’accès au site : blocage au niveau du DNS, blocage au niveau de l’adresse IP ou filtrage par le biais d’un serveur dit proxy. Chacune de ces techniques comporte des avantages et des inconvénients, et surtout des taux d’effectivité et des coûts variables. Selon l’avocat général, une injonction aussi générale à l’égard d’un FAI ne respecte pas le principe de proportionnalité à l’égard de la liberté d’entreprendre. Il faudrait par conséquent que le juge indique exactement quels moyens techniques doivent être mis en oeuvre par le FAI. L’injonction dans l’affaire Allostreaming est également très générale. A première vue, elle pourrait souffrir du même défaut que celle rendue par le tribunal autrichien. Cependant, dans l’affaire française, ce point ne semble pas avoir été débattu. Les FAI et les moteurs de recherche n’ont apparemment pas contesté le caractère relativement imprécis
de l’injonction parisienne.

L’arrêt de la CJUE très attendu
Lorsqu’elle rendra dans les prochaines semaines son arrêt dans l’affaire « Kino.to »,
la CJUE devrait donc apporter des précisions bienvenues, pour les juges des Etats membres comme pour les opérateurs, sur les injonctions susceptibles d’être ordonnées en matière de protection des droits d’auteurs. @