Décision « Allostreaming » : une première mondiale mais à portée limitée

En France, six fournisseurs d’accès à Internet (FAI) et sept moteurs de recherche vont devoir respectivement bloquer et déréférencer seize sites de streaming de
la galaxie « Allostreaming ». Mais la CJUE, la neutralité du Net et la loi française
« LCEN » empêchent toute mesure généralisée.

Par Rémy Fekete, avocat associé, Gide Loyrette Nouel

Dans un jugement rendu en la forme des référés le 28 novembre 2013 (1), le Tribunal de grande instance (TGI) de Paris a tranché
en faveur des professionnels français du film dans un litige qui les opposaient à six fournisseurs d’accès à Internet (Orange, Bouygues Telecom, Numericable, Free, SFR et Darty Télécom)
et sept moteurs de recherche (notamment Google, Microsoft, Yahoo et encore Orange).

 

1.312 visionnages effectués par l’Alpa
La décision ordonne le blocage et le déréférencement de sites de streaming (2) en ligne hébergeant des contenus illicites. L’offensive judiciaire avait été lancée en décembre
2011 par L’Association des producteurs de cinéma (APC), la Fédération nationale des distributeurs de films (FNDF) et le Syndicat des éditeurs de vidéo numérique (SEVN) (3). Ces trois organisations furent rejointes ensuite par l’Union des producteurs de films (UPF) et le Syndicat des producteurs indépendants (SPI). Et c’est donc au terme d’une procédure de deux ans, l’assignation datant du 15 novembre 2011, qu’ils ont obtenu gain de cause. « Ces sites ciblaient les consommateurs français et proposaient une offre massive et illégale en streaming de contrefaçon numérique d’œuvres françaises et étrangères en version française », déclarent les syndicats professionnels du cinéma et
de l’audiovisuel (4), se félicitant du jugement.
Le TGI s’est notamment fondé sur les articles L.336-2 et L. 122-1 du code de la propriété intellectuelle (CPI) et rappelle que si « le streaming n’est pas en soi une activité illicite »,
il n’est légal que lorsqu’il « intervient dans le cadre d’une cession légale des droits des auteurs et d’un droit d’exploitation donné par les producteurs ». Au cours de la procédure d’instruction, les vérifications des agents assermentés de l’Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle (Alpa), qui ont procédé au visionnage de 1.312 épisodes de séries télévisées sur les sites incriminés, ont permis d’établir le constat que les liens fournis correspondaient à 99,04 % à la possibilité d’accéder à la représentation d’œuvres protégées. Or, l’article L. 122-4 du CPI dispose que « toute reproduction ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayant cause est illicite ».
A la lumière de ces faits, le TGI a constaté l’atteinte aux droits d’auteur telle que prévue dans le CPI et a ordonné aux six FAI de « mettre en oeuvre et/ou faire mettre en oeuvre (…) toutes mesures propres à empêcher l’accès [aux sites visés], à partir du territoire français (…) par tout moyen efficace et notamment par le blocage des noms de
domaines ». De même a-t-il ordonné aux sept moteurs de recherches (5) « de prendre
ou de faire prendre toute mesure utile en vue d’empêcher sur leurs services l’apparition
de toute réponse et tout résultat renvoyant vers l’une des pages des sites ». Le blocage entrera en vigueur deux semaines après la notification du jugement et durera un an à compter de la mise en place des mesures.
Toutefois, le tribunal n’a pas prononcé de mesure visant à la suppression des contenus contrefaisants ou à la disparition des sites incriminés (6), seul leur accès fait l’objet de mesures contraignantes. « Il s’agit d’une première mondiale s’agissant du déréférencement de sites pirates par les moteurs de recherche et d’une étape capitale vers le respect du droit sur Internet », affirment les cinq organisations.

Vers un retour de flamme européen ?
Cette première mondiale pourrait cependant vite être sujette à un retour de flamme si l’on s’en remet à la jurisprudence européenne en la matière. En effet, le 24 novembre 2011,
la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) avait interdit aux Etats membres
« d’imposer le filtrage du contenu d’Internet dans le but d’empêcher le téléchargement illégal de fichiers protégés » (7). La CJUE s’était notamment fondée sur l’interdiction prévue par la directive sur le commerce électronique (8) selon laquelle les autorités nationales ne doivent pas adopter des mesures qui obligeraient un fournisseur d’accès à Internet (FAI) à procéder à une surveillance générale des informations qu’il transmet sur son réseau : « Il s’ensuit que ladite injonction (9) imposerait audit FAI une surveillance générale qui est interdite par l’article 15, paragraphe 1, de la directive n°2000/31 ». Cette disposition – corollaire du principe de neutralité du Net – fermement réaffirmé par le récent projet de règlement européen visant à réformer le « Paquet télécom » (10), est de nature
à interroger sur le devenir du jugement du TGI de Paris, dont la nature de référé en rend
la portée toute relative.

La LCEN opposée au filtrage généralisé
Par cet arrêt, la CJUE avait donc posé les limites du filtrage : il n’est légal qu’à la condition qu’il ne soit pas général. Cette position est également celle du droit français via l’article
6-I.7 de loi du 21 juin 2004 pour « la confiance dans l’économie numérique » (loi dite LCEN), qui dispose que les fournisseurs d’accès et d’hébergement ne sont pas soumis
« à une obligation générale de surveiller les informations qu’(ils) transmettent ou stockent, ni à une obligation générale de rechercher des faits ou des circonstances révélant des activités illicites ». Ce principe se justifie par le fait qu’en cas de filtrage général, le FAI risquerait de bloquer la diffusion de contenus licites, ce qui porterait gravement atteinte à la liberté d’accès des utilisateurs, celle d’entreprendre des sites Internet et enfin à la liberté de communication en général.
Or, ce point est directement abordé par le jugement du TGI de Paris : « les FAI évoquent encore les effets collatéraux possibles des mesures sollicitées, dès lors que, à côté des contenus contrefaits, (…), il est possible que des œuvres touchées ne soient pas des contrefaçons, (…) ».
Cependant, c’est en raison du très faible nombre de liens vers des œuvres licites que
les juges ont finalement décidé que les déréférencements étaient justifiés, n’entraînant
« pas de dommage disproportionné », étant observé que les mesures prononcées ne
« constituent pas un obstacle absolu empêchant l’accès aux œuvres, lesquelles peuvent être vues par d’autres moyens ». Le TGI de Paris pose donc une limite au principe de neutralité, pourtant ancré en droit interne (11), lorsque le blocage paraît proportionné
– sans qu’aucun seuil ne soit pourtant fixé – et que le contenu se révèle accessible par d’autres moyens. A noter que le jugement jette un flou en cas de « modification des noms de domaines ou chemin d’accès » (sites dits miroirs par exemple) : le TGI de Paris prévoit que les parties devront revenir devant le juge mais uniquement « sous réserve d’un meilleur accord entre les parties ». Ce que dénoncent des opposants à ce jugement
(lire p. 3). Reste que par cette décision, les juges parisiens semblent prendre le relais de l’Hadopi, alors que l’existence de celle-ci est remise en cause. Le rapport Lescure semble en effet vouloir entériner la volonté du président de la République, François Hollande, de supprimer l’institution. Candidat, le successeur de Nicolas Sarkozy, lequel est le « père » de l’Hadopi, affirmait déjà à propos de la loi du 12 juin 2009 (12) : « Je suis pour l’évaluation, l’amélioration, la correction et éventuellement la suppression si une loi n’a pas donné satisfaction » (13). Après une volte-face durant la primaire socialiste, le candidat à la présidentielle avait clairement affiché sa position dans la proposition n°45 de sa campagne présidentielle.
A ce jour, la loi est toujours en vigueur et si le chef de l’Etat suit le rapport Lescure, c’est l’institution Hadopi, mais non son support légal, qui devrait être supprimée. Les compétences seraient alors transférées au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) et le système majoritairement conservé. On imagine toutefois que si le visage de l’institution change, le travail réalisé par l’Hadopi au cours de ses trois ans d’existence demeure.
Or, dans son dernier rapport d’activité, l’Hadopi s’est interrogée sur les moyens de lutte contre le streaming et a proposé de nouvelles pistes, notamment au regard des méthodes américaines employées pour fermer le site de téléchargement illicite Megaupload, auxquelles se réfèrent les juges du TGI de Paris. Ainsi, l’Hadopi affirme que l’obligation de retrait durable du contenu illicite « apparaîtrait proportionnée ». C’est précisément la piste envisagée au sein du jugement du TGI.

En attendant la jurisprudence européenne
Finalement, il faudra avant tout que la jurisprudence européenne s’accorde avec l’ensemble de ces principes avant que leur application ne puisse être acquise au sein
des différents pays membres. Dans cette attente, les juges du TGI de Paris, dans une période de balbutiements quant à la forme que doit revêtir la lutte contre la violation des droits d’auteur sur Internet, envoient un message fort sur leur capacité à se saisir du contentieux. @

L’Unesco veut adapter au numérique la Convention sur la diversité culturelle, menacée d’obsolescence

Du 10 au 13 décembre, le comité intergouvernemental de l’Unesco chargé de la mise en oeuvre de la Convention de 2005 sur la diversité culturelle s’est, pour la première fois, interrogé sur l’impact du numérique. Objectif : préparer des « directives opérationnelles » pour les 10 ans du texte en 2015.

Par Charles de Laubier

Jean Musitelli« La France a présenté un document faisant un point sur l’impact des technologies numériques sur la diversité culturelle et ouvrant des pistes de réflexion sur la façon de mettre en oeuvre les dispositions
de la Convention de l’Unesco [sur la protection et la promotion de
la diversité des expressions culturelles] dans l’univers numérique »,
a indiqué Jean Musitelli (photo), conseiller d’Etat et ancien ambassadeur à l’Unesco (1997-2002), dans un entretien à Edition Multimédi@.

Des « directives opérationnelles » en vue
« Pour prendre en compte le numérique, il faudra adopter un certain nombre de ‘’directives opérationnelles’’ qui sont à la Convention ce que les décrets sont à la loi. Notre objectif est qu’en 2015, année où l’on célèbrera le 10e anniversaire de cette Convention, nous ayons débouché sur ces directives opérationnelles », nous précise Jean Musitelli, qui corédigea l’avant-projet de la Convention sur la diversité culturelle (2003-2004).

Il y a urgence car la Convention de l’Unesco, signée le 20 octobre 2005 à Paris, est
en passe de devenir obsolète face à Internet. Le fait qu’elle s’en tienne à préciser dans son article 4 « quels que soient les moyens et les technologies utilisés » ne suffit plus. Lorsque la Convention de l’Unesco entre en vigueur, le 18 mars 2007, la vidéo à la demande (VOD), la télévision de rattrapage, les jeux vidéo en ligne, la radio numérique
ou encore la TV connectée n’existaient pas encore, et la musique en ligne n’avait pas encore donné toute sa mesure. L’Unesco va en tout cas devoir adapter la Convention, notamment en concertation avec les géants du Net que sont les « GAFA » (Google, Apple, Facebook, Amazon et les autres) presque tous inexistants il y a huit ans. Dissocier les biens culturels et audiovisuels de la libéralisation mondiale en général et de la délinéarisation numérique en particulier a-t-il encore un sens à l’heure où triomphe l’Internet universel sans frontières (2) et où se multiplient les accords de libreéchange entre pays ou régions du monde (3) ? S’il n’est pas question a priori de changer une virgule de la Convention de 2005, le Comité intergouvernemental pour la protection et
la promotion de la diversité des expressions culturelles (c’est sa dénomination exacte) devra, à l’aune de l’Internet, adopter plusieurs directives opérationnelles dans des domaines aussi variés que la régulation du numérique et le financement de la création,
la résorption de la fracture numérique des pays en développement, la prise en compte des contenus culturels numérique dans les accords commerciaux bi ou multilatéraux,
le statut et la rémunération des artistes dans l’environnement Internet, sans éluder les questions de l’interopérabilité des plates-formes et de la neutralité du Net. A cela s’ajouterait la mise en oeuvre d’un Fonds international pour la diversité culturelle (FIDC). « Ces directives opérationnelles auront un caractère contraignant pour les
Etats signataires pour que la diversité culturelle ne soit pas noyée dans le numérique », prévient Jean Musitelli (4). Seul problème : les Etats-Unis, patrie des GAFA, ne sont pas signataires de la Convention de l’Unesco ! Et dans les négociations en cours avec l’Union européenne en vue d’un accord de libre-échange, ils souhaitent que les services audiovisuels et culturels soient abordés – comme le compromis du 14 juin dernier le prévoit (5).
En guise de travaux préparatoires, l’Unesco a remis en juin dernier un rapport intitulé
« Réflexion préliminaire sur la mise en oeuvre de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles à l’ère numérique » (6). Son auteure, la Canadienne Véronique Guèvremont, professeure de droit et fondatrice du Réseau international des juristes pour la diversité des expressions culturelles (Rijdec), presse l’Unesco d’« agir promptement » pour une « mise en oeuvre de la Convention de 2005 à l’ère numérique », tout en évitant une « réflexion cloisonnée » (7).

Adapter d’ici 2015 la Convention avec les GAFA
C’est dans cet esprit-là que l’Unesco devrait avancer, comme l’a assuré Jean Musitelli, lors de l’Assemblée des médias à Paris le 2 décembre : « Nous avons relancé à l’Unesco le chantier de la diversité culturelle pour mesurer l’impact du numérique, positif ou négatif, sans diaboliser personne [Google étant à la table ronde représenté par Carlo d’Asaro Biondo, lire p. 4, ndlr]. Ce que nous voulons, c’est que l’économie numérique ne cannibalise pas la création culturelle, ne siphonne pas les contenus et n’empêche pas la diversité de s’épanouir », a expliqué celui qui fut aussi, de 2009 à 2012, membre de l’Hadopi. @

Charles de Laubier

TST-D et TST-E : la musique veut une part du gâteau

En fait. Le 2 décembre, l’Union des producteurs phonographiques français indépendants (UPFI) a demandé à Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et
de la Communication, « d’élaborer une politique de soutien en faveur de la filière musicale à la suite de la sécurisation de la TST-D par Bruxelles ».

En clair. La revendication n’est pas nouvelle mais elle est réaffirmée après que la Commission européenne ait annoncé, le 23 novembre dernier, avoir validé la taxe
TST-D (1) payable par les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) distributeurs de services de télévision. « Les œuvres et enregistrements musicaux sont également fortement présents sur les chaînes de télévision, dont le signal est repris par les FAI. Nous souhaitons donc qu’une quote part de la TST-D fasse l’objet d’une dérivation vers la filière musicale », nous a expliqué Jérôme Roger, directeur général de l’UPFI et de la SPPF (2).
La TST-D, créée en 2007, a rapporté en 2012 au Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) pas moins de 279 millions d’euros versés par les FAI au Cosip (compte de soutien à l’audiovisuel et au cinéma). Et en 2013, les FAI devraient payer un montant équivalent. Puis, à partir du 1er janvier 2014, le nouveau mode de calcul validé par Bruxelles – indexé sur une assiette plus que large que sont les abonnements fixe et mobile – sera appliqué. Les FAI comme Free et SFR, qui ont créé une « option TV » à 1,99 euro par mois pour cotiser « à la marge » au Cosip (EM@86, p. 2), devraient rentrer dans le rang. La TST-D devrait donc rapporter plus au CNC l’an prochain et continuer à abonder son « trésor de guerre ». Le gâteau sera aussi amené à grossir avec l’adoption dans le projet de loi de Finances rectificatif pour 2013 de la TST-E, laquelle est l’extension de la taxe aux recettes de publicité et de parrainage générées par les services de TV de rattrapage.

Dès lors, on comprend que l’industrie de la musique veuille elle aussi bénéficier de cette manne actuellement réservée au cinéma et à l’audiovisuel. « Le transfert de valeur considérable dont ont bénéficié les fournisseurs d’accès depuis l’arrivée du haut débit en France a provoqué un effondrement des ventes de CD durant toute la dernière décennie. Et ce, sans aucune mesure de compensation en faveur de l’industrie musicale organisée par les pouvoirs publics, à la différence du cinéma, malgré la progression exponentielle de son rendement », regrette l’UPFI. Un peu plus d’un an après que la filière musicale ait exprimé – via le collectif TPLM (3) – sa « consternation » après l’abandon de la mise en place d’un Centre national de la musique (CNM), les producteurs en sont au même point et attendent beaucoup du prochain rapport Phéline. @

Canal pactise avec YouTube et Orange critique Google

En fait. Le 3 décembre, lors du 2e colloque organisé par Le Film Français sur
le thème « Le digital au cœur du cinéma », Canal+ et Orange ont formulé des critiques à l’encontre de YouTube et de Netflix sur, respectivement, la question
du financement de films et le prix cassé de la VOD par abonnement.

En clair. Canal+ et Orange, liés dans le cinéma avec OCS (1), font bloc face à YouTube et avant l’arrivée de Netflix en France. « YouTube est un concurrent, déjà aujourd’hui et potentiellement encore plus demain, pour tout l’écosystème de l’audiovisuel. Cette concurrence se fait en amont (production de contenus) et en aval (leur distribution) »,
a déclaré Grégoire Castaing, directeur financier de Canal+. Mais la crainte de YouTube s’arrête là où commence l’accord passé par la chaîne cryptée pour lancer, en décembre, une vingtaine de chaînes gratuites (2) sur la plate-forme vidéo de Google.
De son côté, Orange voit aussi YouTube comme un concurrent qu’il dit ne pas chercher à « contrer ». Il s’agit plus, selon Serge Laroye, directeur des contenus d’Orange, de « faire évoluer les usager afin de développer l’ARPU (3) ». Et face à l’explosion exponentielle de la vidéo en ligne, « il s’agit de trouver un équilibre et raisonner en terme de partage de la valeur au titre des réseaux ». Selon lui, « oui, il y a un déséquilibre sur le partage de la valeur sur les réseaux ». Et d’ajouter : « A un moment donné, il faudra bien avoir un peu de barrière douanière à l’entrée ou un poste de péage »… Quand au financement de la création : « Je n’ai pas de chiffres à opposer à YouTube sur le nombre de millions de vidéos vues mais, de l’autre côté, je sais qu’Orange paie plus d’un demi-milliard d’euros au titre du financement de la création », a expliqué Serge Laroye.

La veille au soir, lors de l’Assemblée des Médias, il a aussi interpellé Carlos d’Asaro Biondo, patron de Google en Europe (lire ci-dessus) : « Il y a quand, mon cher Carlo,
une vraie différence concurrentielle qui porte atteinte à la libre commercialisation des
biens culturels et à leur prix. Ce qui crée un réellement un déséquilibre. Cette asymétrie fiscale peut menacer l’exception culturelle en France ».
Bref, Google/YouTube essuie les critiques en attendant l’arrivée de Netflix. « [Netflix]
va profiter d’une inéquité fiscale pour avoir un rabais sur son coût de reviens et proposer un prix bas autour de 7 euros par mois. C’est un abaissement de la valeur sur la Pay-
TV », prévient Serge Laroye. Le problème pour Canal+, comme l’a rappelé Grégoire Castaing, ce n’est pas seulement Netflix, mais aussi d’autres OTT : « Amazon, AOL YouTube, Microsoft ou encore Intel qui se mettent à investir dans des contenus et des exclusivités ». @

Eric Walter, Hadopi : « Je ne crois pas à une régulation d’Internet, à la fois illusoire, inutile et dangereuse »

C’est la première interview que le secrétaire général de la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi) accorde depuis la rentrée. Il espère que le CSA saura tirer parti de trois ans d’expérience de l’institution et que le gouvernement donnera suite à plusieurs de ses propositions.

Propos recueillis par Charles de Laubier

EW-HEdition Multimédi@ : Alors qu’Aurélie Filippetti présentera
sa « grande loi sur la création » lors d’un Conseil des ministres en février 2014, craignez-vous le transfert de l’Hadopi vers le CSA ? La régulation de l’audiovisuel est-elle compatible avec une régulation du Net si tant est qu’elle soit souhaitable ?
La séparation du collège et de l’instruction suffira-t-elle ?
Eric Walter :
L’existence d’une institution n’est pas une fin en soi. C’est un outil au service de missions décidées par le législateur.
Ce qui importe, et Marie-Françoise Marais comme Mireille Imbert-Quaretta l’ont toujours exprimé très clairement, c’est l’acquis de l’expérience et les missions dont est investie à ce jour l’Hadopi.
Au delà des controverses, leur objectif est clair : préserver et renforcer la diversité et
la dynamique de tout ce qui contribue aujourd’hui au financement de la création, dans
le nouveau contexte que crée Internet. Personne ne peut vouloir prendre le risque d’assécher ces moyens grâce auxquels notre pays dispose d’une formidable variété
de création.

« Ce n’est pas de la régulation, mais de la pédagogie »
L’Hadopi ne « régule » pas Internet et je ne crois d’ailleurs pas à une régulation d’Internet.
Je pense que c’est à la fois illusoire, inutile et dangereux. Internet, au sens réseau, et non contenu, a ceci de très particulier qu’il est « régulé » par les protocoles qu’il utilise pour son fonctionnement.
L’action publique doit s’orienter, d’une part, vers les acteurs qui utilisent Internet pour leurs activités et, d’autre part, vers les utilisateurs. S’adresser aux utilisateurs, c’est très exactement ce que nous faisons. Ce n’est pas de la régulation, mais de la pédagogie,
de l’explication, de l’information.
Aujourd’hui le monde s’oriente vers un peuple connecté. C’est une passionnante évolution que nous vivons. A son tout petit niveau, l’Hadopi contribue à l’accompagner. La régulation de l’offre de contenus en ligne, c’est-à-dire la régulation des entreprises qui offrent les contenus, et non pas de l’Internet, ne relève pas aujourd’hui de la compétence de l’Hadopi.

En revanche, nous avons déjà travaillé sur la question, notamment au travers des travaux conduits par Jacques Toubon sur les exceptions au droit d’auteur et la conférence qu’il a organisée sur ce sujet. Il existe déjà des formes de régulation (concurrence, etc.), mais on ne peut pas exclure l’hypothèse qu’elles ne soient pas complètement adaptées au contexte Internet et à la rapidité avec laquelle il évolue. C’est une réflexion ouverte. Dans un tel contexte, pourquoi ne pas imaginer un élargissement des compétences du CSA grâce à celles de l’Hadopi ? Une même institution peut tout à fait exercer des métiers différents, cela relève du choix de l’autorité publique. A mon sens, les enjeux ne sont pas là ; ils sont sur la prise en compte de nos années d’expérience, qui appartiennent à la collectivité rappelons-le, pour qu’un tel élargissement intègre les évolutions nécessaires, préserve l’agilité et la réactivité très particulière dont nous avons dû faire preuve, et l’indépendance dans laquelle nous avons pu agir. Il y a en effet, sur ce dernier point, une question à regarder de près qui a été soulevée par les présidentes lors de leur audition
au Sénat (1). Je sais que le gouvernement y est vigilant.

EM@ : L’Hadopi existe depuis près de quatre ans maintenant et la réponse graduée fonctionne plus que jamais depuis un peu plus de trois ans, comme l’illustrent les 138.000 e-mails d’avertissement envoyés en octobre dernier : un record mensuel historique. S’agit-il d’un pic ou la cadence augmentera-t-elle face aux craintes de recrudescence du piratage ?
E. W. :
Ni l’un ni l’autre. La Commission de protection des droits (CPD) est souveraine dans ses choix volumétriques mais nous sommes simplement là face à un système qui, jusqu’alors, montait en puissance et, désormais, arrive à maturité. Il a fallu beaucoup de temps pour ajuster les multiples paramètres techniques et analytiques qui déterminent le choix d’envoi d’un avertissement, ou non. C’est une mécanique informatique complexe. Aujourd’hui le dispositif est rôdé.

EM@ : Le rapport d’activité 2013 – a priori le dernier de l’Hadopi – faisait état de plusieurs propositions, comme adapter la labellisation des offres légales, permettre aux auteurs de saisir directement l’Hadopi, étendre les cas de saisine aux particuliers et aux associations, doter l’Hadopi d’un pouvoir de mise en demeure
et d’injonction : quelles sont les plus importantes et avezvous été entendus ?
E. W. :
Nous reparlerons a posteriori de votre a priori… Pour l’instant, nous sommes écoutés avec attention. L’avenir dira si nous avons été entendus. Parmi les 15 propositions très concrètes énumérées dans le rapport, il me semble que les plus importantes sont celles aujourd’hui qui relèvent, de près ou de loin, de l’amélioration de l’offre légale. Je reste convaincu que l’encouragement à l’offre légale, tel que nous sommes en train de le réviser, constitue un outil utile pour valoriser les sites et services qui « jouent le jeu » face à la concurrence massive de ceux qui proposent des contenus illicites. Mais il doit être simplifié et adapté pour mieux correspondre à la réalité : on n’a pas forcément besoin d’un décret en Conseil d’Etat pour apposer un logo sur un site Internet ! Nous avons présenté cette semaine un certain nombre d’initiatives en ce sens, tels qu’un nouveau site web – offrelégale.fr – de recensement de plus de 300 offres culturelles en ligne encore non répertoriées [qui se rajoutent aux plateformes légales labellisées « Offre légale Hadopi », en remplacement du « label Pur », ndlr], des ateliers à destination des entrepreneurs ou encore de la communauté éducative et du jeune public. Au delà, il faut changer la loi. C’est le sens de nos propositions et je leur attache une très grande importance. D’un autre côté, il faut améliorer l’expérience utilisateur de ceux qui font le choix du légal. C’est un des enjeux majeurs de la régulation des mesures techniques de protection dont est chargée l’institution. Sur cette question très complexe techniquement, et donc difficile d’approche pour l’utilisateur, les propositions d’extension des possibilités de saisine de l’institution par les particuliers comme les associations ayant intérêt à agir (typiquement de consommateurs) et d’extension des pouvoirs d’action de l’institution en matière de régulation me semblent essentielles.

EM@ : Vous avez personnellement fait avancer la proposition d’une légalisation
des échanges non marchands contre rémunération proportionnelle par les intermédiaires, une sorte de licence globale que le rapport Lescure n’exclut pas mais sur laquelle il reste très réservé. Avez-vous espoir que la prochaine loi sur
la création pourrait introduire une tette disposition ? Pour quelle contribution mensuelle ?
E. W. :
Il faut être clair sur ce travail autour d’une rémunération proportionnelle du partage pour les ayants droit. Tout d’abord, les échanges visés sont marchands, dès lors qu’ils génèrent un gain pour les intermédiaires visés. Par ailleurs, il ne s’agit en rien d’une licence globale et, par voie de conséquence, elle n’emporte aucune sorte de contribution mensuelle. Le principe général, qui vient d’être détaillé dans une note de cadrage publiée en novembre (2), est de faire peser sur les intermédiaires qui tirent profit du partage entre individus une rémunération à due proportion des gains générés. C’est un système complexe pour tenter de répondre à une réalité complexe et évolutive. A ce stade, nous analysons sa faisabilité et les conséquences qu’il pourrait entraîner.
Il est donc, à mon sens, tout à fait exclu qu’une telle disposition puisse s’inscrire dans la prochaine loi sur la création, notamment eu égard au calendrier annoncé. Nous aurons
en effet terminé la première phase de nos travaux en juin 2014 et, quels que soient leurs résultats, il y a fort à parier que des travaux complémentaires seront nécessaires, ne serait-ce que pour confirmer ou infirmer nos propres conclusions (3). Nous ne raisonnons pas en termes de temps législatif à ce stade.

EM@ : Que vous inspire la décision du TGI de Paris le 28/11 autorisant blocage ou déréférencement de sites de streaming de type « Allostreaming » (lire ci-dessous) ? Elle fait écho à la décision de la CJUE (avocat général) du 26/11 dans affaire UPC/Kino.to et celle du tribunal anglais dans l’affaire SolarMovie/TubePlus. L’Hadopi est-elle dépassée par le juge ? E. W. : Classiquement il n’appartient pas à
une autorité publique de commenter une décision de justice, mais ce que l’on peut dire c’est qu’il s’agit là d’une décision pour l’avenir. Elle est bien plus importante pour la jurisprudence qu’elle crée que pour la fermeture de sites de streaming – dont il n’a échappé à personne qu’ils avaient déjà majoritairement fermés. J’ai lu, de ce point de vue, quelques analyses court-termistes amusantes qui occultent à tort ce qui me semble une évidence.
Pour aller plus loin, il nous semble intéressant d’observer les conséquences de la décision sur la circulation des contenus illicites et l’évolution du téléchargement illicite
en général (4). Nous étudions en ce moment la possibilité de mettre en place un tel protocole. Il n’est pas certain que nous puissions le faire compte tenu de la forte contrainte budgétaire actuelle, qui limite nos capacités d’action. En revanche, c’est une fausse idée d’imaginer que l’Hadopi puisse être « dépassée par le juge ». L’Hadopi intervient avant le juge pour ce qui la concerne – la protection des droits sur les réseaux P2P – et en complément des autres moyens de justice dont, heureusement, disposent les ayants droits. Nous ne sommes qu’un outil parmi tous ceux qui existent et c’est parfaitement logique.
Il n’a jamais été question de faire de l’Hadopi « l’alpha et l’oméga » de la lutte contre le téléchargement illicite. Mais la question fondamentale sous-jacente est celle de l’efficience des moyens déployés au regard des objectifs poursuivis. D’où les deux pistes que nous explorons de concert : la lutte contre la contrefaçon commerciale, suite logique du rapport « streaming » remis par Mireille Imbert Quaretta (5) à Marie-Françoise Marais, et la rémunération proportionnelle du partage.
L’avenir dira ce qu’il en est. Je formule le souhait que ces travaux soient menés jusqu’à leur terme, car ils représentent un investissement considérable et sont, à mon sens, des perspectives d’avenir très concrètes. @