Décision « Allostreaming » : une première mondiale mais à portée limitée

En France, six fournisseurs d’accès à Internet (FAI) et sept moteurs de recherche vont devoir respectivement bloquer et déréférencer seize sites de streaming de
la galaxie « Allostreaming ». Mais la CJUE, la neutralité du Net et la loi française
« LCEN » empêchent toute mesure généralisée.

Par Rémy Fekete, avocat associé, Gide Loyrette Nouel

Dans un jugement rendu en la forme des référés le 28 novembre 2013 (1), le Tribunal de grande instance (TGI) de Paris a tranché
en faveur des professionnels français du film dans un litige qui les opposaient à six fournisseurs d’accès à Internet (Orange, Bouygues Telecom, Numericable, Free, SFR et Darty Télécom)
et sept moteurs de recherche (notamment Google, Microsoft, Yahoo et encore Orange).

 

1.312 visionnages effectués par l’Alpa
La décision ordonne le blocage et le déréférencement de sites de streaming (2) en ligne hébergeant des contenus illicites. L’offensive judiciaire avait été lancée en décembre
2011 par L’Association des producteurs de cinéma (APC), la Fédération nationale des distributeurs de films (FNDF) et le Syndicat des éditeurs de vidéo numérique (SEVN) (3). Ces trois organisations furent rejointes ensuite par l’Union des producteurs de films (UPF) et le Syndicat des producteurs indépendants (SPI). Et c’est donc au terme d’une procédure de deux ans, l’assignation datant du 15 novembre 2011, qu’ils ont obtenu gain de cause. « Ces sites ciblaient les consommateurs français et proposaient une offre massive et illégale en streaming de contrefaçon numérique d’œuvres françaises et étrangères en version française », déclarent les syndicats professionnels du cinéma et
de l’audiovisuel (4), se félicitant du jugement.
Le TGI s’est notamment fondé sur les articles L.336-2 et L. 122-1 du code de la propriété intellectuelle (CPI) et rappelle que si « le streaming n’est pas en soi une activité illicite »,
il n’est légal que lorsqu’il « intervient dans le cadre d’une cession légale des droits des auteurs et d’un droit d’exploitation donné par les producteurs ». Au cours de la procédure d’instruction, les vérifications des agents assermentés de l’Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle (Alpa), qui ont procédé au visionnage de 1.312 épisodes de séries télévisées sur les sites incriminés, ont permis d’établir le constat que les liens fournis correspondaient à 99,04 % à la possibilité d’accéder à la représentation d’œuvres protégées. Or, l’article L. 122-4 du CPI dispose que « toute reproduction ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayant cause est illicite ».
A la lumière de ces faits, le TGI a constaté l’atteinte aux droits d’auteur telle que prévue dans le CPI et a ordonné aux six FAI de « mettre en oeuvre et/ou faire mettre en oeuvre (…) toutes mesures propres à empêcher l’accès [aux sites visés], à partir du territoire français (…) par tout moyen efficace et notamment par le blocage des noms de
domaines ». De même a-t-il ordonné aux sept moteurs de recherches (5) « de prendre
ou de faire prendre toute mesure utile en vue d’empêcher sur leurs services l’apparition
de toute réponse et tout résultat renvoyant vers l’une des pages des sites ». Le blocage entrera en vigueur deux semaines après la notification du jugement et durera un an à compter de la mise en place des mesures.
Toutefois, le tribunal n’a pas prononcé de mesure visant à la suppression des contenus contrefaisants ou à la disparition des sites incriminés (6), seul leur accès fait l’objet de mesures contraignantes. « Il s’agit d’une première mondiale s’agissant du déréférencement de sites pirates par les moteurs de recherche et d’une étape capitale vers le respect du droit sur Internet », affirment les cinq organisations.

Vers un retour de flamme européen ?
Cette première mondiale pourrait cependant vite être sujette à un retour de flamme si l’on s’en remet à la jurisprudence européenne en la matière. En effet, le 24 novembre 2011,
la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) avait interdit aux Etats membres
« d’imposer le filtrage du contenu d’Internet dans le but d’empêcher le téléchargement illégal de fichiers protégés » (7). La CJUE s’était notamment fondée sur l’interdiction prévue par la directive sur le commerce électronique (8) selon laquelle les autorités nationales ne doivent pas adopter des mesures qui obligeraient un fournisseur d’accès à Internet (FAI) à procéder à une surveillance générale des informations qu’il transmet sur son réseau : « Il s’ensuit que ladite injonction (9) imposerait audit FAI une surveillance générale qui est interdite par l’article 15, paragraphe 1, de la directive n°2000/31 ». Cette disposition – corollaire du principe de neutralité du Net – fermement réaffirmé par le récent projet de règlement européen visant à réformer le « Paquet télécom » (10), est de nature
à interroger sur le devenir du jugement du TGI de Paris, dont la nature de référé en rend
la portée toute relative.

La LCEN opposée au filtrage généralisé
Par cet arrêt, la CJUE avait donc posé les limites du filtrage : il n’est légal qu’à la condition qu’il ne soit pas général. Cette position est également celle du droit français via l’article
6-I.7 de loi du 21 juin 2004 pour « la confiance dans l’économie numérique » (loi dite LCEN), qui dispose que les fournisseurs d’accès et d’hébergement ne sont pas soumis
« à une obligation générale de surveiller les informations qu’(ils) transmettent ou stockent, ni à une obligation générale de rechercher des faits ou des circonstances révélant des activités illicites ». Ce principe se justifie par le fait qu’en cas de filtrage général, le FAI risquerait de bloquer la diffusion de contenus licites, ce qui porterait gravement atteinte à la liberté d’accès des utilisateurs, celle d’entreprendre des sites Internet et enfin à la liberté de communication en général.
Or, ce point est directement abordé par le jugement du TGI de Paris : « les FAI évoquent encore les effets collatéraux possibles des mesures sollicitées, dès lors que, à côté des contenus contrefaits, (…), il est possible que des œuvres touchées ne soient pas des contrefaçons, (…) ».
Cependant, c’est en raison du très faible nombre de liens vers des œuvres licites que
les juges ont finalement décidé que les déréférencements étaient justifiés, n’entraînant
« pas de dommage disproportionné », étant observé que les mesures prononcées ne
« constituent pas un obstacle absolu empêchant l’accès aux œuvres, lesquelles peuvent être vues par d’autres moyens ». Le TGI de Paris pose donc une limite au principe de neutralité, pourtant ancré en droit interne (11), lorsque le blocage paraît proportionné
– sans qu’aucun seuil ne soit pourtant fixé – et que le contenu se révèle accessible par d’autres moyens. A noter que le jugement jette un flou en cas de « modification des noms de domaines ou chemin d’accès » (sites dits miroirs par exemple) : le TGI de Paris prévoit que les parties devront revenir devant le juge mais uniquement « sous réserve d’un meilleur accord entre les parties ». Ce que dénoncent des opposants à ce jugement
(lire p. 3). Reste que par cette décision, les juges parisiens semblent prendre le relais de l’Hadopi, alors que l’existence de celle-ci est remise en cause. Le rapport Lescure semble en effet vouloir entériner la volonté du président de la République, François Hollande, de supprimer l’institution. Candidat, le successeur de Nicolas Sarkozy, lequel est le « père » de l’Hadopi, affirmait déjà à propos de la loi du 12 juin 2009 (12) : « Je suis pour l’évaluation, l’amélioration, la correction et éventuellement la suppression si une loi n’a pas donné satisfaction » (13). Après une volte-face durant la primaire socialiste, le candidat à la présidentielle avait clairement affiché sa position dans la proposition n°45 de sa campagne présidentielle.
A ce jour, la loi est toujours en vigueur et si le chef de l’Etat suit le rapport Lescure, c’est l’institution Hadopi, mais non son support légal, qui devrait être supprimée. Les compétences seraient alors transférées au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) et le système majoritairement conservé. On imagine toutefois que si le visage de l’institution change, le travail réalisé par l’Hadopi au cours de ses trois ans d’existence demeure.
Or, dans son dernier rapport d’activité, l’Hadopi s’est interrogée sur les moyens de lutte contre le streaming et a proposé de nouvelles pistes, notamment au regard des méthodes américaines employées pour fermer le site de téléchargement illicite Megaupload, auxquelles se réfèrent les juges du TGI de Paris. Ainsi, l’Hadopi affirme que l’obligation de retrait durable du contenu illicite « apparaîtrait proportionnée ». C’est précisément la piste envisagée au sein du jugement du TGI.

En attendant la jurisprudence européenne
Finalement, il faudra avant tout que la jurisprudence européenne s’accorde avec l’ensemble de ces principes avant que leur application ne puisse être acquise au sein
des différents pays membres. Dans cette attente, les juges du TGI de Paris, dans une période de balbutiements quant à la forme que doit revêtir la lutte contre la violation des droits d’auteur sur Internet, envoient un message fort sur leur capacité à se saisir du contentieux. @