Europe : non au filtrage généralisé, oui à Hadopi

En fait. Le 24 novembre, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) publie
un arrêt dans laquelle elle répond que « le droit de l’Union s’oppose à une injonction faite à un [FAI] de mettre en place un système de filtrage de toutes les communications électroniques transitant par ses services ».

En clair. Il a suffit à la Cour de justice européenne de se référer à la fameuse directive « Commerce électronique » de juin 2000 pour interdire tout fournisseur d’accès à Internet (FAI) de généraliser le filtrage sur « son réseau » – via l’analyse systématique de tous les contenus et l’identification des adresses IP. Dans son article 15 intitulé « Absence d’obligation générale en matière de surveillance », cette directive promulguée il y a plus
de dix ans (1) stipule que « les États membres ne doivent pas imposer aux [FAI] une obligation générale de surveiller les informations qu’ils transmettent ou stockent, ou une obligation générale de rechercher activement des faits ou des circonstances révélant des activités illicites ». Chaque pays des Vingt-Sept peut tout juste obliger les FAI « à informer promptement les autorités publiques compétentes d’activités illicites alléguées (…) ou de communiquer aux autorités compétentes, à leur demande, les informations (…) ». C’est ce que pratique l’Hadopi en France, par exemple, avec les données collectées par la société TMG… De plus, la CJUE a estimé qu’ »une telle obligation de surveillance générale serait incompatible » avec une autre directive et non des moindres dans cette affaire Sabam contre Scarlet : à savoir la directive « Propriété intellectuelle » du 29 avril 2004 (2), selon laquelle « les mesures [pour assurer le respect des droits de propriété intellectuelle] ne doivent pas être inutilement complexes ou coûteuses et ne doivent pas comporter de délais déraisonnables ». Ce qui n’est pas le cas du filtrage généralisé. Et comme si cela ne suffisait pas, les juges européens en appellent à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne signée le 7 décembre 2000 et devenue « force juridique obligatoire » depuis l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne en décembre 2009.
« La protection du droit de propriété intellectuelle est certes consacrée [par] la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (3). Cela étant, il ne ressort nullement (…) qu’un tel droit serait intangible et que sa protection devrait donc être assurée de manière absolue », estime la CJUE. Les Etats membre sont ainsi appeler à « assurer un juste équilibre entre la protection de ce droit [d’auteur] et celle des droits fondamentaux de personnes » et sans porter atteinte à la « liberté d’entreprendre » (prévue dans la Charte) des FAI. @

Quatre ans après l’accord de l’Elysée, Nicolas Sarkozy s’impatiente sur le filtrage et le streaming

Depuis l’accord dit « de l’Elysée » du 23 novembre 2007, les FAI n’ont toujours
pas expérimenté le filtrage. Tandis que Nicolas Sarkozy menace le streaming
d’une « Hadopi 3 », le cinéma (APC, FNDF) et la vidéo (SEVN) demandent au
juge de bloquer quatre sites de streaming, comme l’a déjà fait Google.

« Il faut aller plus loin parce qu’il y a les sites de streaming (…).
Sur les sites de streaming, l’idéologie du partage, excusez-moi,
c’est l’idéologie de l’argent : je vole d’un côté et je vends de l’autre. Qu’on ne me demande pas de soutenir ça ; personne ne peut soutenir ça. (…) On m’a présenté comme fanatique d’Hadopi. L’Hadopi… Mais Hadopi c’est un moyen, c’est pas une fin. (…)
Et certains d’entre vous se sont inquiétés lorsque j’ai dit que j’étais prêt à Hadopi 3. Pourquoi, parce que, j’ai bien conscience que la technologie évolue. Ce qui compte dans notre esprit – à Frédéric [Mitterrand] comme à moi –, c’est de protéger les droits d’auteur : si la technologie nous permet une nouvelle évolution,
eh bien on adaptera la législation. Pourquoi en rester là ? A partir du moment où l’on respecte cette question du droit de propriété [intellectuelle] ». Ainsi s’est exprimé le 18 novembre le chef de l’Etat lors du Forum d’Avignon, lequel accueillait également – à sa demande – un sommet élargi (G8/G20) de la culture. Ainsi, quatre ans après l’« accord pour le développement et la protection des oeuvres et programmes culturels sur les nouveaux réseaux » – accord dit « de l’Elysée » ou « Olivennes », signé par les opérateurs télécoms, les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) et les ayants droits de
la musique, du cinéma et de l’audiovisuel –, Nicolas Sarkozy s’est dit prêt à une loi
« Hadopi 3 » pour combattre le streaming illégal.

Orange, Free, SFR, Bouygues Télécom, Numéricable, …
Autrement dit, l’Etat français est prêt à filtrer le streaming. Car, contrairement aux réseaux peer-to-peer d’échange de fichiers téléchargés, le streaming – permettant de visionner un flux audio et/ou vidéo sans téléchargement préalable – nécessite une autre technique que celle mise en oeuvre par la société TMG dans le cadre de la « réponse graduée » de l’Hadopi. Cette fois, le filtrage du Net est nécessaire. Depuis quatre ans, l’accord de l’Elysée le prévoit. Il a bien abouti en 2009 à la promulgation des deux lois Hadopi (1) qui se focalisent sur le peer-to-peer, avec identification des œuvres et des adresses IP des internautes pris en flagrant délit de piratage en ligne. En revanche, cet accord n’a pas du tout été respecté par les FAI et les ayants droits quant à
l’« expérimentation des technologies de filtrage des réseaux disponibles », qui devait être menée avant fin 2009, en vue de bloquer les sites proposant des œuvres piratées.

Livre vert sur le filtrage avant fin décembre
« A ce jour, nous n’avons entamé aucune discussion, ni aucun travaux sur les techniques de filtrage sur Internet au sein de la fédération, sur le streaming illégal comme sur les autres formes d’accès aux contenus illégaux. Je n’ai pas connaissance que certains membres expérimentent ces dispositifs s de filtrage » (2), indique Yves Le Mouël, directeur général de la Fédération française des télécoms (FFT), à Edition Multimédi@. Or, France Télécom (Orange), Iliad (Free qui n’est pas toujours membre de la FFT), SFR (Neuf Cegetel à l’époque) ou encore Numéricâble s’y étaient engagés dans l’accord « Olivennes ».
Même son de cloche du côté de l’Hadopi, à qui le code de la propriété intellectuelle (3) confie le soin d’évaluer les expérimentations conduites dans le domaine des technologies de reconnaissance des contenus et de filtrage. « Nous ne sommes pas
au courant d’éventuelles expérimentations de filtrage. Et s’il devait y en avoir, nous devrions être obligatoirement tenus informés. En tout cas, ce n’est pas à l’Hadopi de les mener », nous répond un porte-parole de la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet. Tout juste a-t-elle prévu, toujours selon nos informations, de publier d’ici fin décembre 2011 « une première version stable du livre vert sur le filtrage d’Internet et le blocage des accès », ouvrage qui est actuellement rédigé par le « Lab Réseaux et techniques » et qui sera réactualisé par la suite. Lors d’une réponse la députée Laure de La Raudière le 12 octobre dernier, le gouvernement a affirmé qu’« à ce jour, aucune expérimentation, qu’elle porte sur les technologies de type Deep Packet Inspection (DPI) ou sur toute autre technologie de reconnaissance des contenus et de filtrage, n’a été portée à la connaissance de l’Hadopi ou du ministre de la Culture et de la Communication. Lorsque de telles expérimentations seront menées, la Haute autorité a fait savoir qu’elle devra en être informée au plus tôt pour pouvoir mener à bien sa mission d’évaluation ». Pourtant, Nicolas Sarkozy y tient toujours et s’impatiente. Sa déclaration en faveur d’une loi pour le streaming le montre. Elle est dans le prolongement de ses vœux au monde la culture le 7 janvier 2010 :
« Mieux on pourra “dépolluer“ automatiquement les réseaux et les serveurs de toutes les sources de piratage, moins il sera nécessaire de recourir à des mesures pesant sur les internautes. Il faut donc expérimenter sans délai les dispositifs
de filtrage », avait-il lancé (4). Nicolas Sarkozy rêverait – comme beaucoup d’industries culturelles – de généraliser des radars sur le Net pour flasher les pirates en ligne, comme il a été l’artisan – comme ministre de l’Intérieur, puis chef de l’Etat – de la multiplication des radars routiers et des amendes automatiques associées, qu’il ne s’y prendrait pas autrement. Dès 2004 et le rapport Kahn-Brugidou, les majors du disque via le Snep ont recommandé au gouvernement de placer sur différents points du réseau des réseaux ?
y compris chez les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) ? « plusieurs milliers » de radars – fixes pour les uns, mobiles pour les autres – dans le cadre d’« actions de prévention ou juridiques » (5).
En répondant aux questions lors du Forum d’Avignon, Nicolas Sarkozy a encore insisté : « On est prêt à faire une Hadopi 3, voire une Hadopi 4 », tout en se redisant hostile à l’idée de licence globale. Le 27 avril dernier, lors de son discours d’intronisation du Conseil national du numérique (CNN) à l’Elysée, il lance : « On me dit “est-ce que vous êtes prêts à un Hadopi 3 ?“ Bien sûr que j’y suis prêt. (…) Je prends d’ailleurs ma part de l’erreur [Hadopi 1 et 3] ». Et d’ajouter dans sa lancée : « Je suis même prêt à un Hadopi 4 qui serait la fin d’Hadopi parce qu’on aurait trouvé (…) un système [garantissant] la juste rétribution [des ayants droit] ». Lors d’un déjeuner à l’Elysée – décidément – avec des acteurs de l’Internet le 16 décembre 2010, il a déjà été question d’une « Hadopi 3 ». Deux lois françaises, respectivement de lutte contre les sites illégaux de jeux d’argent en ligne et de sécurité intérieure contre notamment les sites pédopornographiques, permettent déjà le filtrage et le blocage de sites web sur décision du juge. Alors pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? C’est par exemple le raisonnement de la Haute cour de Justice en Grande-Bretagne qui, le 26 octobre,
a ordonné à l’opérateur télécoms BT de bloquer l’accès au site web Newzbin en recourant à une technologie DPI (6). Reste à savoir si Nicolas Sarkozy sera en mesure de mener à bien, au-delà de mai 2012, sont projet « Hadopi 3 ».

Quand Nicolas répond aux attentes de Nicolas
En tout cas Nicolas Seydoux – président du Forum d’Avignon, président de Gaumont et président de l’Association de lutte contre la piraterie audiovisuel (Alpa), laquelle a identifié quatre sites de streaming pirates qu’elle souhaite voir bloqués comme l’a fait Google avec notamment Allostreaming – est sur la même longueur d’onde que le chef de l’Etat. « Les textes de loi autorisent d’envisager des systèmes de filtrage. Ce sera à la Hadopi de les mettre en place (…) », a-t-il dit à Edition Multimédi@ (EM@45, p. 1 à 3) dans une interview exclusive avant le Forum d’Avignon. @

Charles de Laubier

Trident Media Guard (TMG) est prêt pour le streaming et se déploie à l’international

La société nantaise TMG va fêter ses dix ans en mars 2012. Même si la surveillance des réseaux peer-to-peer l’a fait connaître, elle revendique aussi
une expertise sur le streaming. Mais ses ambitions ne se limitent pas à la France. Il y a aussi les Etats-Unis et la Grande Bretagne.

Même si elle fait surtout parler d’elle en France dans
le cadre de la réponse graduée de l’Hadopi, la société nantaise Trident Media Guard (TMG) a aussi de grandes ambitions internationales. Contacté par Edition Multimédi@, le PDG cofondateur Alain Guislain (notre photo) joue la discrétion : « TMG est présent à l’internationale mais nous ne souhaitons pas communiquer sur notre expansion à l’étranger ». TMG, qui fournit aux cinq organisations de la musique (Sacem (1)/SDRM (2), SCPP (3) et SPPF (4)) et du cinéma (Alpa (5)) les adresses IP des internautes présumés pirates, reste ainsi fidèle aux engagements de confidentialité qui la lie à ses clients.

Brevet publié en juillet au Etats-Unis
« Pour lutter efficacement contre le piratage une coopération internationale est souhaitable. Cette coopération existe d’ailleurs au sein des ayants droits », nous indique néanmoins Alain Guislain. Comme le piratage n’a pas de frontières, TMG est condamné à s’internationaliser. « Aujourd’hui, TMG est présent en Europe et aux Etats-Unis. (…) Notre plateforme est utilisée au niveau global grâce à notre infrastructure mondiale. Cela permet d’avoir la présence d’un réseau constant dans toutes les régions, et plus particulièrement en Europe, aux Etats-Unis et en Asie », peut-on lire
sur le site web minimaliste de TMG. Les Etats-Unis et la Grande- Bretagne sont ses deux premiers pays de conquête. Outre-Atlantique, TMG peut se féliciter : son brevet technologique de surveillance des réseaux peer-to-peer a enfin été publié – le 12 juillet dernier (6) – par le Bureau des brevets et des marques des Etats-Unis (USPTO) – soit quatre ans après avoir déposé. Les trois inventeurs du procédé anti-piratage – Alain Guislain, l’informaticien Bastien Casalta (directeur technique) et l’ingénieur télécoms Rouibia Soufiane (responsable R&D) – avaient enregistré leur dossier en juillet 2007. Cette reconnaissance américaine arrive à point puisque c’est le 7 juillet que les principaux fournisseurs d’accès à Internet (FAI) (7) ont annoncé le même jour un accord avec des associations d’auteurs, de producteurs de musiques (RIAA et A2IM) et de films (MPAA et IFTA) pour lutter contre le piratage sur Internet (8). La conquête de l’Ouest, Alain Guislain y pense depuis longtemps. « Nous voulons (…) développer le lobbying aux États- Unis où se trouvent les grands donneurs d’ordre », expliquait-il en 2009.
L’Europe n’est pas en reste. Il y a deux ans, TMG s’est implanté à Londres. La société Trident Media Guard UK LTD, que dirige Alain Guislain, a en effet été créée en octobre 2009. Le Royaume-Uni s’est aussi inspiré de la loi « Hadopi » en adoptant en avril 2010
le Digital Economy Act, assorti de sanctions pouvant aller également jusqu’à la coupure de l’accès Internet. TMG étend dans le même temps son expertise : après le peer-to-peer, le streaming et le direct download. « Les ayants droits souhaitent garantir leurs droits légitimes quel que soit le canal de diffusion utilisé. TMG possède un ensemble
de technologies afin de vérifier si des sites de streaming diffusent des œuvres sans l’autorisation de leurs auteurs. Les actions à prendre vis-à-vis de ces sites appartiennent aux ayants-droits », nous indique Alain Guislain. Et de préciser :
« Il y a une grande différence technique entre un réseau peer-to-peer et un site web [sur lequel s’appuie le direct download, ndlr]. Les techniques pour rechercher les œuvres contrefaites sont très différentes ». TMG travaille d’ailleurs, au sein du pôle de compétitivité Images & Réseaux, sur le projet baptisé P2PWeb qui consiste à combiner peer-to-peer et Web. Faut-il pour cela que la Sacem/SDRM, la SCPP, la SPPF et l’Alpa demandent de nouvelles autorisations à la CNIL (9) ? Réponse d’Alain Guislain : « Les actions prises par les ayants droits contre les sites contrefaisant sont ici d’ordre juridique et uniquement. La technique permet juste t’apporter la preuve de la contrefaçon. Aucune demande d’autorisation CNIL n’est nécessaire. En effet, il ne s’agit pas de données personnelles ».

Vers de nouvelles autorisations de la CNIL ?
Pourtant, contactée par Edition Multimédi@, la SCPP affirme le contraire. « Oui [il faudra de nouvelles autorisations de la CNIL]. Mais pas parce qu’il s’agit de streaming, mais parce qu’il s’agit a priori de protocoles non visés dans l’autorisation », nous répond Marc Guez, directeur général de la SCPP. A suivre. @

Filtrage de l’Internet et blocage du Web par les FAI : une loi spécifique est nécessaire

Dans l’affaire Sabam, l’avocat général de la Cour de justice européenne se prononce sur le filtrage des réseaux en Belgique, et dénonce l’absence de loi spécifique. Ses conclusions renforcent les récentes propositions des députés français Corinne Erhel et Laure de La Raudière.

Par Winston Maxwell*, avocat associé, Hogan Lovells

Quel est le rôle des intermédiaires techniques dans la lutte contre la circulation des contenus illicites ? Cette question épineuse ne cesse d’interpeller les tribunaux (1), le législateur français (2), la Commission européenne (elle a publié le 24 mai sa stratégie en matière de droits d’auteur (3)), le Conseil de l’Union européenne (4) et l’OCDE (5). La protection de la propriété intellectuelle est un sous-ensemble de cette vaste question.

Affaire Sabam: les FAI obligés de filtrer ?
Le rôle des fournisseurs d’accès à Internet (FAI) dans la protection de la propriété intellectuelle – coopération que la Commission européenne vient d’appeler de ses
vœux (6) – est particulièrement controversé, notamment en France qui a pourtant pris
les devants avec la création de l’Hadopi.
Le concours des FAI dans la lutte contre la contrefaçon est possible à deux niveaux. Premièrement, le FAI peut donner le nom de l’abonné qui correspond à une adresse IP,
et donc aider à trouver le nom de l’auteur de l’infraction, même si l’abonné ne sera pas toujours la personne qui a commis l’infraction. Deuxièmement, le FAI peut empêcher l’infraction d’avoir lieu, en bloquant le contenu illicite au niveau du réseau. Des blocages de contenus sont fréquents en matière de spams, de virus informatiques et d’attaques déni de services. Certains outils de contrôle parental bloquent également l’accès à des contenus pornographiques, à la demande des abonnés.
En Belgique, la Société des auteurs et compositeurs belges (Sabam) a demandé au tribunal d’ordonner la mise en place d’un système de filtrage par Scarlet, FAI aujourd’hui filiale de Belgacom. Le système de filtrage s’appuyait sur les mêmes principes que ceux mis en place par les plateformes de partage de vidéo telles que Dailymotion et YouTube, à savoir un système d’empreintes qui compare le contenu avec une base de données d’empreintes d’œuvres protégées. En cas de correspondance positive, le système bloque la transmission ou bien dirige l’internaute vers un site web où le contenu est disponible légalement. Après avoir ordonné une expertise technique, le magistrat belge a ordonné à Scarlet de mettre en oeuvre ces mesures de filtrage. Scarlet a fait appel, et la Cour d’appel de Bruxelles a posé une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne. Le 14 avril 2011, l’avocat général a rendu son avis à la Cour. Même si les conclusions de l’avocat général ne s’imposent pas à la Cour, cet avis est riche d’enseignements. La question posée à la Cour est de savoir s’il est possible pour un juge d’ordonner une mesure de filtrage généralisée qui n’est pas liée à un contenu ou une infraction déterminée, mais vise plutôt un ensemble d’infractions potentielles, non encore commises, par l’ensemble des abonnés d’un FAI. Cette question du filtrage préventif est beaucoup plus complexe que celle du filtrage ponctuel pour bloquer l’accès à un contenu prédéterminé (7).
L’analyse s’effectue en deux étapes :
1°) Est-ce que la mesure crée une restriction d’un droit fondamental ?
2°) Si la réponse est oui, est-ce que la mesure remplit les trois critères imposés par la jurisprudence pour permettre une telle restriction ?
L’avocat général commence donc par évaluer l’impact de la mesure de filtrage sur les droits fondamentaux. Il conclut que le système crée un risque par rapport à la protection des données personnelles, parce que le système s’appuie sur une analyse des adresses IP des internautes. Et selon lui, l’adresse IP est une donnée personnelle.

Filtrage général sous contrôle du juge ?
L’avocat général cite également le droit au secret des correspondances et la liberté d’expression comme droits fondamentaux potentiellement impactés par la mesure. Il examine ensuite les conditions dans lesquelles ces droits fondamentaux peuvent faire l’objet d’une limitation. Les conditions sont au nombre de trois : la limitation doit être prévue de manière précise par la loi ; la mesure doit viser la protection d’un intérêt légitime ; et la mesure doit respecter le principe de proportionnalité. En règle générale, c’est le test de proportionnalité qui pose difficulté. Il faut démontrer que la mesure proposée est limitée à ce qui est strictement nécessaire pour atteindre l’objectif recherché, et qu’elle est entourée de suffisamment de protections pour minimiser l’impact sur les autres droits fondamentaux.

Pour une procédure judiciaire unique
L’avocat général indique qu’il a certains doutes sur la proportionnalité de la mesure envisagée, dans la mesure où celle-ci affecte l’ensemble des internautes et non seulement les internautes soupçonnés d’avoir commis des actes de contrefaçon. Cependant, il estime que la Cour n’a même pas besoin d’examiner le troisième test car
le premier test fait défaut. Selon l’avocat général, la Belgique n’a pas adopté une loi spécifique qui permettrait un filtrage généralisé de ce type. Or l’adoption d’une loi débattue devant le parlement est la première garantie des libertés dans une société démocratique. En Belgique, il existe une loi autorisant le magistrat à ordonner toute mesure pour mettre fin notamment à des actes de contrefaçon, mais selon l’avocat général cette loi n’est pas suffisamment précise pour permettre la mise en place d’une mesure préventive qui impacterait potentiellement l’ensemble des internautes belges. En ce qui concerne le deuxième test, la poursuite d’un intérêt légitime, l’avocat général rappelle la jurisprudence « Promusicae » (8) : la protection du droit d’auteur est également un droit fondamental et sa poursuite est légitime. Ce test serait facilement rempli.
Quel lien avec la Net neutralité ? L’avis de l’avocat général rappelle que les mesures obligatoires de filtrage ne sont pas impossibles à mettre en oeuvre juridiquement, mais qu’elles doivent s’accompagner de précautions, la première étant l’existence d’un cadre législatif clair. C’est précisément la conclusion des députés françaises Corinne Erhel et Laure de La Raudière dans leur rapport d’information sur la neutralité de l’Internet et des réseaux, déposé le 13 avril 2011 à l’Assemblée Nationale (9).
Dans ce rapport, les députés plaident pour un cadre législatif unique pour toute mesure
de filtrage obligatoire, avec un recours systématique au juge : « Les fournisseurs d’accès à Internet ne devraient pouvoir être obligés de bloquer des communications électroniques, sauf pour des motifs de sécurité, qu’à l’issue d’une procédure unique permettant à l’autorité judiciaire d’ordonner l’arrêt de l’accès à un contenu, un service ou une application » (10). Selon le rapport d’information, l’émiettement de procédures spécifiques (LCEN, Arjel, Loppsi II) est source de confusion. L’établissement d’une procédure unique permettrait d’assurer la cohérence des décisions législatives et de
« consolider » les débats sur le blocage en les ancrant clairement dans un article de code (11). Le rapport souligne surtout l’importance de l’intervention du législateur pour instaurer un cadre équilibré pour le filtrage. Ainsi, le rapport converge avec l’avis de l’avocat général dans l’affaire « Sabam » : sur un sujet aussi sensible, une loi claire est indispensable.
Le rapport d’information souligne également la nécessité d’effecteur une étude d’impact avant d’envisager toute mesure de filtrage. Les députés soulignent les effets pervers
qui peuvent se produire en cas de mise en place généralisée de filtrage, tels que le basculement par un grand nombre d’utilisateurs vers des techniques de cryptage. De tels effets doivent être étudiés en amont.
Une étude d’impact a été justement effectuée avant l’adoption du « Digital Economy
Act » au Royaume- Uni. Cette loi anglaise oblige les FAI anglais à collaborer dans la lutte contre la contrefaçon, notamment en envoyant des messages d’avertissement
aux internautes suspectés de contrefaçon. Deux FAI – TalkTalk et BT – ont contesté la légalité de la loi devant la Haute Cour (High Court of Justice), estimant notamment que ses dispositions ne respectaient pas le principe de proportionnalité. Le tribunal a rendu sa décision le 20 avril 2011 (12) déboutant les demandeurs de la quasi-totalité de leurs demandes. Sur le sujet-clé de la proportionnalité, le tribunal estime que le Parlement britannique avait effectué un équilibre raisonnable entre les divers droits en présence (données personnelles, liberté d’expression, droit d’auteur) sur la base d’une étude d’impact, et qu’en l’absence d’une erreur manifeste, cet équilibre ne devait pas être remis en cause par le tribunal.

Affaire TalkTalk : la loi anglaise confirmée
Le tribunal anglais a souligné la complexité du sujet et la différence des points de vue, notamment sur l’efficacité des notifications devant être envoyées aux internautes et l’impact réel du téléchargement illicite sur la vente des disques, etc. Mais le tribunal a conclu que le Parlement disposait d’une marge d’appréciation sur le poids à accorder
aux différents points de vues, et que le tribunal ne devait pas remettre en cause ces appréciations. @

* Winston Maxwell et Nicolas Curien (membre
de l’Arcep) sont coauteurs de
« La neutralité d’Internet », aux éditions
La Découverte (collection Repères).

Filtrage du Net : les ayants droits veulent que les expérimentations soient enfin menées

Elles auraient dû être lancées à partir de novembre 2009, soit 24 mois après
la signature des accords de l’Elysée « pour le développement et la protection
des œuvres et programmes culturels sur les nouveaux réseaux ». Les expérimentations de filtrage sur Internet tardent. La Sacem le déplore.

Il y a un an, lors de ses vœux à la Culture (1), Nicolas Sarkozy avait déclaré que :
« Mieux on pourra “dépolluer“ automatiquement les réseaux et les serveurs de toutes les sources de piratage, moins il sera nécessaire de recourir à des mesures pesant
sur les internautes. Il faut donc expérimenter sans délai les dispositifs de filtrage ».
Le chef de l’Etat le promet depuis les accords de l’Elysée « pour le développement
et la protection des œuvres et programmes culturels sur les nouveaux réseaux », signés le 23 novembre 2007.

Filtrer, c’est « ouvrir la boîte de Pandore »
Les signataires ont prévu que « dans un délai qui ne pourra excéder 24 mois à compter
de la signature du présent accord, les prestataires techniques s’engagent à collaborer avec les ayants droit sur les modalités d’expérimentation des technologies de filtrage des réseaux ». Lors des 2e Rencontres parlementaires sur l’économie numérique, organisées le 8 février dernier et présidées par le député Jean Dionis, un membre du directoire de la Sacem (2) – Claude Gaillard – a déploré que ces expérimentations de filtrage tardent à se mettre en place. « Il faut les mettre en oeuvre », a-t-il insisté. La mise en place de radars TMG sur le Net et le recours à la réponse graduée de l’Hadopi ne suffisent pas aux ayants droits. Après le filtrage des jeux d’argent en ligne illégaux
et le filtrage des sites web de pédopornographie, il est question de filtrer les sites de téléchargement ou de streaming illicites dans le cadre de la lutte contre le piratage
des œuvres culturelles (musiques, films, livres, …). « Mettre en place un processus de filtrage, c’est indéniablement ouvrir la boîte de Pandore », préviennent Nicolas Curien, membre de l’Arcep, et Winston Maxwell, avocat associé chez Hogan Lovells, dans leur livre « La neutralité d’Internet » (3).
Pour l’heure, deux lois françaises organisent déjà le filtrage de l’Internet par le blocage de sites web. La première promulguée le 13 mai 2010 porte sur les jeux d’argent et
de hasard en ligne et prévoit que le président de l’Arjel (4) « peut également saisir le président du TGI de Paris aux fins de voir prescrire, en la forme des référés, toute mesure destinée à faire cesser le référencement du site d’un opérateur » de site de jeu illégal (5). La seconde loi – celle sur la sécurité intérieure (ou Loppsi 2), actuellement examinée par le Conseil constitutionnel saisi le 14 février dernier – prévoit dans le cadre de la lutte contre la pédopornographie que « l’autorité administrative notifie [aux fournisseurs d’accès à Internet] les adresses électroniques des services de communication au public en ligne contrevenant (…), auxquelles ces personnes doivent empêcher l’accès sans délai ». Faire cesser et empêcher sont les deux maître-mots
du filtrage du Web à la française. Pour la Loppsi 2, les sages du Palais Royal devront dire si la décision de bloquer des sites sur Internet doit relever de la seule autorité
et du contrôle du juge, comme c’est le cas pour la loi sur les jeux d’argent en ligne
ou pour la loi Hadopi prévoyant la coupure de l’accès (6). En appui de la saisine des parlementaires, la Quadrature du Net (7) a remis au Conseil constitutionnel un
« mémoire complémentaire » où est dénoncé le « filtrage administratif » (sans intervention du juge) et le caractère anticonstitutionnel de cette mesure de blocage
« disproportionné », qui utilise dans certains cas la technologie dite DPI (Deep Packet Inspection). Comme pour le filtrage de sites de jeux d’argent en ligne non autorisés ou de sites pédopornographiques, la question de l’intervention judiciaire se posera au futur filtrage des sites de téléchargement ou de streaming illicites. Quant à la position de
la Commission européenne sur le filtrage, elle a été exposée le 5 février lors d’une audience de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) qui a fait l’objet d’un rapport (8).

Le juge doit s’imposer à l’Europe
« Les directives [européennes (9)], interprétées notamment au regard du droit à la vie privée et de la liberté d’expression, ne font pas obstacle à ce que les États membres autorisent un juge national, saisi dans le cadre d’une action en cessation (…), à ordonner à un fournisseur d’accès de mettre en place, afin de faire cesser les atteintes au droit d’auteur qui ont été constatées, un système de filtrage destiné à identifier sur son réseau la circulation de fichiers électroniques concernant une oeuvre musicale, cinématographique ou audiovisuelle (…) », estime l’exécutif européen. La CJUE doit
se prononcer – à la demande de la cour d’appel de Bruxelles – sur une affaire où un FAI belge, Scarlet, avait été condamné en 2007 à bloquer sur les réseaux peer-to-peer les musiques dont les droits étaient gérés par la Sabam – la Sacem belge. A suivre. @

Charles de Laubier