La justice européenne s’oppose au filtrage généralisé du Net : l’Hadopi menacée ?

L’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, daté du 24 novembre,
est à marquer d’une pierre blanche. C’est la première fois que la juridiction communautaire considère que demander à un FAI de généraliser le filtrage
sur son réseau est illégal. Une mise en garde pour certains.

Par Katia Duhamel, avocat, cabinet Bird & Bird

Le récent arrêt Scarlet réjouit (1) les partisans de l’Internet
libre qui le qualifie de décision historique et fondamentale pour les droits et liberté sur Internet. En effet, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que l’obligation de filtrer les communications électroniques imposée aux fournisseurs d’accès à Internet (FAI) est contraire au droit communautaire. En France, cet arrêt a suscité également l’euphorie chez les opposants de la loi Hadopi qui voient en lui un moyen d’obtenir son retrait. On peut cependant se demander si cette joie n’est pas prématurée.

Le coup de frein de la CJCE
Pour rappel, la justice belge (arrêt du 29 juin 2007) avait ordonné au FAI Scarlet de mettre en place, à ses seuls frais – à titre préventif et à l’égard de toute sa clientèle – un système de filtrage de toutes les communications électroniques transitant par ses services, notamment par l’emploi de logiciels « peer-to-peer ». Objectif : bloquer les échanges de fichiers chez ses clients qui téléchargeaient des oeuvres musicales du répertoire de la Société belge des auteurs, compositeurs et éditeurs (Sabam). Ce système de filtrage devait, selon le juge belge, être « capable d’identifier sur le réseau de ce fournisseur la circulation de fichiers électroniques contenant une oeuvre musicale, cinématographique ou audiovisuelle sur laquelle le demandeur prétend détenir des droits de propriété intellectuelle, en vue de bloquer le transfert de fichiers dont l’échange porte atteinte au droit d’auteur ».
Scarlet avait fait appel contre cette décision devant la Cour d’appel de Bruxelles, qui doit maintenant décider si la mesure contre Scarlet sera maintenue. Cette dernière avait alors posé une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), en demandant si le droit européen permet aux juridictions nationales d’exiger d’un FAI de mettre en oeuvre ce type d’obligation. Dans un arrêt du 24 novembre 2011, la CJUE répond très clairement par la négative à cette question, en qualifiant la mesure de filtrage généralisé exigée de Scarlet comme incompatible avec le cadre législatif européen. La Cour se fonde en particulier sur la directive européenne sur le commerce électronique (2) qui, dans son article 15, stipule que « les États membres ne doivent pas imposer aux FAI une obligation générale de surveiller les informations qu’ils transmettent ou stockent, ou une obligation générale de rechercher activement des
faits ou des circonstances révélant des activités illicites ».
De facto et selon l’analyse même de la CJUE, la mise en place du dispositif de filtrage imposé à Scarlet suppose que le FAI : identifie, en premier lieu, au sein de l’ensemble des communications électroniques de tous ses clients, les fichiers relevant du trafic
« peer-to-peer » ; identifie, en deuxième lieu, dans le cadre de ce trafic, les fichiers qui contiennent des œuvres sur lesquelles les titulaires de droits de propriété intellectuelle prétendent détenir des droits ; détermine, en troisième lieu, lesquels parmi ces fichiers sont échangés illicitement, et qu’il procède, en quatrième lieu, au blocage d’échanges de fichiers qualifiés par lui d’illicites. La CJUE en conclut qu’« une telle surveillance préventive exigerait une observation active de la totalité des communications électroniques réalisées sur le réseau du FAI concerné et, partant, elle engloberait toute information à transmettre et tout client utilisant ce réseau ». Or, c’est bien cette surveillance généralisée qui est interdite par la directive « Commerce électronique ».
La Cour européenne a également rappelé que la protection du droit de propriété intellectuelle n’est pas intangible et que sa protection n’est pas censée être assurée de manière « absolue », mais qu’elle « doit être mise en balance avec celle d’autres droits fondamentaux ». En l’occurrence, le filtrage porte atteinte à la protection des données
à caractère personnel des individus, ainsi qu’à leur liberté de recevoir ou de communiquer des informations. Le filtrage imposé aux FAI compromet également
le droit de la liberté d’entreprise dont bénéficient les opérateurs.

Des précédents jusqu’ici moins clairs
Enfin, la Cour européenne admet que le filtrage « risquerait de ne pas suffisamment distinguer un contenu illicite d’un contenu licite, de sorte que son déploiement pourrait avoir pour effet d’entraîner le blocage de communications à contenu licite ». Dans le cadre de l’arrêt « Promusicae » du 29 janvier 2008, la CJUE (à l’époque CJCE (3)) s’était déjà penchée sur le cas d’une association espagnole regroupant producteurs et éditeurs de contenus audiovisuels qui avait saisi la justice nationale. Cette association entendait obtenir de l’opérateur télécoms Telefónica les adresses IP des internautes pratiquant le téléchargement, ainsi que les relevés d’identités et les adresses physiques correspondants. Le juge espagnol a alors interrogé les juges communautaires pour savoir si le droit européen imposait aux États membres de prévoir, en vue d’assurer la protection effective du droit d’auteur, l’obligation de communiquer des données à caractère personnel dans le cadre d’une procédure civile. Dans cette affaire, et face, il faut le dire, à une question inverse à celle posée dans l’affaire « Scarlet », la Cour de justice européenne avait préféré laisser une marge d’appréciation au législateur national. Et ce, afin de concilier la protection des différents droits fondamentaux, à savoir, en l’espèce : la protection de la propriété, le droit à un recours effectif et le droit au respect de la vie privée (et non pas la liberté de communication). La Cour avait tout de même pris la précaution d’ajouter que « la protection de la propriété intellectuelle […] ne peut porter préjudice aux exigences liées à la protection des données à caractère personnel » (4).

Et l’Hadopi dans tout ça ?
Les tenaces opposants à la loi Hadopi se réjouissent déjà des prétendues implications de la décision de justice européenne sur les dispositions de la loi création et Internet. Il est loin toutefois d’être certain que la loi Hadopi – du moins dans sa version en vigueur (voir encadré ci-dessous) – soit menacée par l’arrêt de la CJUE. Et ce, quoi que certains puissent lui reprocher, y compris son inefficacité. Il faudrait en effet qu’elle réunisse les conditions qui sous-tendent la décision de la CJCE dans l’affaire Scarlet.
A savoir, mettre en oeuvre un système : qui ferait obligation aux FAI de procéder à une surveillance active et généralisée de l’ensemble des données concernant ses clients ; qui ne serait pas proportionné au regard de l’objectif poursuivi, c’est-à-dire la protection du droit d’auteur. Or, tel n’est pas a priori le cas.

FAI : informer « promptement » Au demeurant, la Cour de justice européenne a rappelé que « l’interdiction pour les États membres d’imposer aux prestataires de services une obligation de surveillance ne vaut que pour les obligations à caractère général et elle
ne concerne pas les obligations de surveillance applicables à un cas spécifique et, notamment, elle ne fait pas obstacle aux décisions des autorités nationales prises conformément à la législation nationale ».
Par ailleurs, conformément à l’article 15 de la directive «Commerce électronique »,
les Etats membres ont le droit d’obliger les FAI « d’informer promptement les autorités publiques compétentes d’activités illicites alléguées (…) ou de communiquer aux autorités compétentes, à leur demande, les informations (…) ». @

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Nicolas Sarkozy pourra-t-il mener à bien une « Hadopi 3 » contre le streaming illégal ?
Si la décision «Scarlet» ne semble pas remettre en cause l’ ‘Hadopi 1’ et ‘Hadopi 2’ (5), elle pourrait en revanche tempérer l’impatience du gouvernement à mettre en oeuvre une «Hadopi 3 » sur le filtrage et le streaming. Le 18 novembre dernier, lors du Forum d’Avignon, Nicolas Sarkozy s’était déclaré prêt à faire adopter une loi «Hadopi 3» pour combattre le streaming illégal – malgré l’absence de coopération des FAI sur des expériences relatives au filtrage (6). La décision « Scarlet » semble devoir freiner les ardeurs du chef de l’Etat puisque son ministre de la Culture et de la Communication, Frédéric Mitterrand, annonçait dans l’émission Buzz Média Orange- Le Figaro du 21 novembre : « Au jour d’aujourd’hui, je ne vois pas pourquoi il y aurait une nouvelle loi ». Eric Besson, lui, interrogé le jour même sur LCI, admettait que la « commande très claire du président de la République ne se fera pas dans la facilité ». En effet, la mise en oeuvre du filtrage sur le streaming se heurte à quelques obstacles techniques et de droit. D’une part, l’adresse IP du « pirate » ne peut pas être récupérée comme pour le «peer-topeer », car il s’agit d’un échange direct d’un site vers un internaute. D’autre part, les plates-formes de streaming sont généralement hébergées à l’étranger, ce qui rend difficile leur fermeture. Enfin, en droit, il n’est pas certain qu’on puisse reprocher à un internaute ayant capté et visualisé une oeuvre en streaming d’être un contrefacteur (7). Bref, si le Chef de l’Etat veut lutter contre le streaming « illégal » comme il l’a annoncé de façon tonitruante, il semblerait qu’il ne lui reste que le filtrage dont l’utilisation généralisée vient d’être clairement proscrite par la Cour de justice européenne . @