Piratage sur Internet : le filtrage obligatoire des contenus devant les eurodéputés

Le Parlement européen va bientôt se prononcer sur le projet de directive « Droit d’auteur dans le marché unique numérique », actuellement examiné par ses différentes commissions. C’est l’occasion de se pencher sur l’article 13 qui fait polémique en matière de lutte contre le piratage. Il pourrait être supprimé.

« L’article 13 prévoit l’obligation, pour les prestataires de services de la société de l’information qui stockent et donnent accès à un grand nombre d’œuvres et autres objets protégés, chargés par leurs utilisateurs, de prendre des mesures appropriées et proportionnées pour assurer le bon fonctionnement des accords conclus avec les titulaires de droits et pour empêcher la mise à disposition, par leurs services, de contenus identifiés par les titulaires de droits en coopération avec ces prestataires », avait expliqué la Commission européenne dans ses motifs lors de la présentation il y a six mois de son projet de réforme du droit d’auteur dans le marché unique numérique.

Atteintes aux droits fondamentaux ?
C’est cet article 13 sur l’utilisation de contenus protégés par le droit d’auteur qui fait l’objet d’un intense lobbying de dernière ligne droite au Parlement européen entre les ayants droits et les acteurs du Net. L’article 13 stipule en effet que « les prestataires
de services de la société de l’information (…) prennent des mesures [de lutte contre
le piratage sur Internet, ndlr]. Ces mesures, telles que le recours à des techniques efficaces de reconnaissance des contenus, doivent être appropriées et proportion-
nées ». L’eurodéputée Therese Comodini Cachia, au sein de la commission des Affaires juridiques du Parlement européen, a préconisé de supprimer cette disposition. La Quadrature du Net, association de défense des droits et libertés numériques, a pris aussi position contre cette mesure, en annonçant le 7 mars dernier avoir envoyé aux eurodéputés ses arguments pour faire avancer le débat sur la réforme du droit d’auteur. Selon elle, la détection automatique de contenus illicites est d’abord une lourde atteinte aux principes du droit. « Nous préconisons de refuser la systématisation de ce procédé de détection d’œuvres protégées sur les plateformes de contenu, sous peine d’alourdir considérablement le régime juridique de la publication sur Internet et de mettre en place une inflation des atteintes aux droits fondamentaux », a dit aux eurodéputés l’association des internautes présidée par Philippe Aigrain (photo). La raison en est que l’article 13 inverse la charge de la preuve.« Au lieu d’exiger de l’ayant droit qu’il prouve qu’il y a eu utilisation illicite de son oeuvre, il impose à l’internaute qui a mis en ligne un contenu de prouver, après suppression automatique, que son contenu ne violait pas les droits d’autrui. Ce mécanisme risque de porter gravement atteinte à la liberté d’expression et de création », déplore l’association. Pour La Quadrature du Net, le caractère automatique de la sanction décourage de tout recours et prive du droit au procès équitable qui soustend les principes du droit. L’article 13 prévoit bien que les acteurs du Net mettent en place des dispositifs de plainte et de recours à l’intention des utilisateurs pour les litiges suite à l’application des mesures prises pour lutter contre le piratage telles que le recours à des techniques efficaces de reconnaissance des contenus, mais l’association relève que « rien n’est indiqué dans la directive pour obliger les plateformes à tenir compte des réclamations faites ou mettre en place des procédures d’appel (mise à part une vague obligation “d’adéquation et de proportionnalité” et la mention d’un dispositif de plainte sans garantie) ». L’association dénonce en outre deux ruptures d’égalité devant la justice dans le sens où, d’une part,« les éditeurs dont les contenus ont été abusivement supprimés doivent, eux, supporter la charge d’une action judiciaire pour faire valoir leurs droits a posteriori », et, d’autre part, « si cette automatisation du retrait de contenu illicite devient la norme, alors seuls ceux capables de supporter le coût de cette automatisation pourront faire valoir leurs droits ». Quant aux outils de contrôle de détection de contenus illicites, ils seront laissés dans les mains des seuls acteurs du Net. Ce qui amène La Quadrature du Net à se poser des questions sur ces robots de filtrage. Qui les contrôlera et vérifiera leurs paramétrages ? (1) « Au vu du fonctionnement de ce type de robots pour des plateformes de vidéo (YouTube), il est d’ores et déjà prouvé que ces robots font de nombreuses erreurs. Parmi ces erreurs, il a par exemple déjà été constaté que les ayants droit qui posent des empreintes sur des œuvres peuvent se réapproprier eux-mêmes les œuvres d’autres auteurs, et priver ceux-ci du libre choix de publication de leur création », prévient l’association.

Une menace pour la création
Ensuite, La Quadrature du Net estime que cet article 13 sera contre-productif pour la création et les créateurs, voire une menace pour la création car il instaure une censure incapable de repérer les exceptions légitimes au droit d’auteur. « Les outils de censure automatique sont, par nature, incapables de discerner lors de la réutilisation d’une oeuvre, s’il s’agit d’une simple copie sans ajout, ou bien d’une parodie, d’une critique ou d’un remix (entre autres possibilités de reprise légitimes et légales d’un extrait d’oeuvre protégée). Toute la culture qui repose sur l’utilisation d’autres œuvres pour alimenter la création est donc niée et fortement mise en danger par ce type de mesure », met en garde l’association des internautes. Et d’ajouter : « Or, la culture transformative est extrêmement présente dans les nouveaux usages et services. Y porter atteinte de façon indifférenciée, c’est donc mettre en péril une part très importante de la création audio et vidéo actuelle ».

Directive e-commerce et statut d’hébergeur
L’association rappelle par exemple le rôle de vulgarisation scientifique et de partage
de culture générale exercé par de nombreux créateurs de vidéos, participant ainsi à la vitalité de la création culturelle et éducative – notamment auprès d’un public jeune qui s’informe et se cultive plus volontiers sur YouTube que via des relais traditionnels. La Quadrature du Net s’attend par ailleurs à des conflits entre titulaires de droits : « Cette disposition pourrait avoir des répercussions négatives pour les œuvres qui sont diffusées sous licence libre, ou qui sont entrées dans le domaine public. L’expérience du robot de détection d’œuvres protégées sur YouTube a fait apparaître de nombreux conflits entre titulaires de droits, qui promet un contentieux important, et par ricochet une modification des conditions de création, les créateurs ne pouvant être assurés de contrôler comme ils le souhaitent la diffusion de leurs œuvres » (2).
L’association des internautes dénonce dans la foulée « une négation flagrante du statut du créateur amateur, qui ne peut être reconnu et protégé que s’il est inscrit à une société de gestion collective de droits, en charge de fournir les empreintes d’œuvres à “protéger” sur les plateformes de partage ». Pour elle, le projet de directive crée une insécurité juridique permanente pour les créateurs et les utilisateurs. Cette disposition risque aussi de pousser à « la création d’une culture hors-la-loi ». Or les commissions Imco (3) et Cult (4) du Parlement européen ont proposé respectivement une exception de citation élargie aux œuvres audiovisuelles et une exception permettant les usages transformatifs. Pour La Quadrature du Net, « ce serait une avancée significative dans l’adaptation du droit d’auteur aux usages actuels ».
Enfin, toujours selon La Quadrature du Net, l’article 13 entre en conflit avec le statut de l’hébergeur. « En demandant aux plateformes de mettre en place des outils de détection automatique de contenus illicites, cet article (…) pose de nombreux problèmes de compatibilité avec la directive de 2000 sur le commerce électronique (5) qui régit la plus grande part des responsabilités respectives des acteurs de l’Internet », lesquels ne sont soumis à aucune obligation de surveillance préalable des contenus. Et ce, depuis plus de quinze ans maintenant. Le 19 septembre dernier, l’Association des services Internet communautaires (Asic) avait également dénoncé cet article 13 en ces termes : « Le diable étant dans les détails, le texte ne s’arrête pas à ce qui aujourd’hui a été mis en place volontairement depuis près de dix ans par les hébergeurs (…) comme Dailymotion et YouTube – à travers les contrats conclus en France avec la SACD (6),
la Sacem (7), la Scam (8) et l’Adagp (9)… et l’adoption de systèmes de reconnaissance de contenus type (Audible Magic, Signature ou Content ID…) – mais va plus loin et prévoit une obligation de “prévenir la disponibilité des contenus” sur ces plateformes. L’article 13 veut ainsi instaurer une obligation de monitoring et de filtrage pour ces plateformes en contradiction totale avec les principes de la directive ecommerce » (10). La Quadrature du Net, elle, poursuit en affirmant que le dispositif envisagé ne résout pas le problème de transfert de valeur (value gap), lequel est mis en avant par les industries culturelles (musique, cinéma, audiovisuel, …) qui s’en disent victimes au profit des GAFA et des plateformes de contenus en ligne. « En supprimant les contenus, la problématique du transfert de valeur n’est pas résolue puisque cela n’entraîne aucune rémunération du créateur. Pire, les créateurs sont privés de la visibilité qu’apporte l’exposition, y compris illégale, de leurs œuvres sur Internet », regrette l’association. Et d’ajouter : « La question du différentiel de revenus entre plateformes et créateurs ne peut être réglée qu’en traitant des problématiques de répartition, avec une vraie acceptation des nouvelles pratiques de partage par les sociétés de gestion collective de droits ». La Quadrature du Net fait en outre remarquer aux eurodéputés que l’obligation générale de mise en place d’outils de détection automatique de contenus illicites – outils réputés pour être coûteux à acquérir et à mettre en place – devrait générer une forte inégalité entre plateformes numériques.

Risque de favoriser les GAFA
Résultat : « Paradoxalement, cette mesure risque de favoriser le monopole des GAFA et de tuer l’émergence d’acteurs européens, en faisant monter de façon disproportionnée le coût d’accès au marché ou les risques financiers imprévisibles en cas de création d’un service de partage de contenu ». Reste à savoir si les eurodéputés seront sensibles à ces arguments en supprimant l’article 13 controversé. A suivre. @

Charles de Laubier

Piratage : les plateformes du Net évitent l’obligation de « surveillance généralisée » des contenus, quoique…

Elles ont eu chaud. Les plateformes YouTube, Dailymotion, Facebook et autres Yahoo ont failli perdre leur statut d’hébergeur à responsabilité limitée. La loi
« République numérique », si elle est promulguée en l’état, ne leur impose pas d’obligation de surveillance généralisée ni de filtrage automatique. Seulement une « censure préventive »…

Les députés avaient imposé aux plateformes numériques « la mise en oeuvre de dispositifs de reconnaissance automatisée » de contenus piratés tels que des musiques ou des films. C’était une obligation majeure adoptée en janvier dernier par l’Assemblée nationale en matière de « loyauté des plateformes », au grand dam des acteurs du Net tels que YouTube, Dailymotion, Facebook ou encore Yahoo (lire ci-dessous).

Censure préventive des contenus
« Ces opérateurs de plateforme en ligne dont l’intensité de l’activité est susceptible d’exposer un grand nombre de consommateurs français à des contenus illicites devront désigner (…) élaborer des bonnes pratiques afin de lutter contre la mise à disposition
de contenus illicites, notamment en mettant en oeuvre des dispositifs techniques de reconnaissance automatisée de contenus illicites », avaient plaidé des députés épaulés par le groupe socialiste dans leur amendement n°268 adopté en janvier. A l’instar des plateformes numériques, les sénateurs ne l’ont pas entendu de cette oreille. Ils ont donc supprimé cette disposition, la considérant « extrêmement large, puisqu’[elle] recouvre l’ensemble des contenus illicites » et contraire non seulement au droit européen tel que la directive « Commerce électronique » de 2000, et en se référant
à un arrêt de la CJUE (1), mais aussi à la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) de 2004, qui prévoient le régime de responsabilité limitée de l’hébergeur. « Cette disposition revient à soumettre l’opérateur de plateforme à une obligation de surveillance généralisée [et] est de nature à conduire la plateforme à procéder un filtrage automatique et a priori des contenus, qui est préjudiciable à la liberté d’expression », ont contesté des sénateurs dans leur amendement n°157 adopté en avril. Le jour de l’adoption le 3 mai dernier de la loi « République numérique », le Conseil national du numérique (CNNum) – actuellement présidé par Mounir Mahjoubi (photo) – s’est « réjouit de l’abandon » par les sénateurs de la disposition de leurs collègues députés. Dans son rapport « Ambition numérique » publié en juin 2015,
cette instance – créée il y a cinq ans maintenant sous l’impulsion du l’ancien chef
d’Etat Nicolas Sarkozy pour « civiliser Internet » (2) – « invite à conserver ce régime [d’hébergeur à responsabilité limité, ndlr] afin de préserver la liberté de communication, dans la mesure où une responsabilité trop lourde pourrait les pousser à une censure préventive des contenus présents sur leurs sites, par crainte de voir leur responsabilité engagée ». Cette commission consultative indépendante basée à Bercy, dont les missions ont été redéfinies et étendues par un décret du président de la République
en 2012, milite en outre pour « l’obligation d’intervention humaine concernant le filtrage automatique a priori de contenus : imposer en ce sens une obligation de supervision humaine réelle (et non seulement formelle) et indiquer les critères d’appréciation » (3).

Bien que le statut d’hébergeur des plateformes numériques soit finalement épargné par le projet de loi portée par la secrétaire d’Etat au Numérique, Axelle Lemaire, le CNNum – dans son « bilan mitigé » sur ce texte – « s’inquiète de l’essor d’une forme de censure préventive des contenus, préjudiciable à l’exercice de la liberté d’expression et de création sur Internet, pour ce qui concerne par exemple les œuvres transformatrices (mashup, remix) ». Il regrette donc l’adoption fin avril de l’amendement n°307 par
les sénateurs qui prévoit : « A compter du 1er janvier 2018, (…), les opérateurs de plateformes en ligne sont tenus d’agir avec diligence en prenant toutes les mesures raisonnables, adéquates et proactives afin de protéger les consommateurs et les titulaires de droits de propriété intellectuelle (4) contre la promotion, la commercialisation et la diffusion de contenus et de produits contrefaisants ». Ce devoir de diligence s’inspire de celui existant en matière de lutte contre l’apologie d’actes de terrorisme, l’incitation à la haine raciale, la pédopornographie et les jeux d’argent illégaux. L’Asic a dénoncé, le 9 mai, dernier « une vision archaïque de l’économie numérique ». @

Charles de Laubier

ZOOM

Les acteurs du Net de l’Asic ruent dans les brancards
L’Association des services Internet communautaires (Asic), présidée par Giuseppe de Martino (photo), vice-président exécutif Europe (EMEA) de Dailymotion, dont il fut directeur juridique et réglementaire, n’a eu de cesse de mettre en garde
le législateur contre « la censure généralisée » sur Internet s’il supprimait le statut d’hébergeur technique. Regroupant une vingtaine de prestataires Internet (5), l’Asic conteste toutes mesures « liberticides et rétrogrades » qui ne manqueront pas, selon elle, « d’isoler la France sur le plan international » et « de fragiliser gravement l’esprit d’innovation en France », tout en créant « une grave insécurité juridique et fragilisant tout un écosystème ». @

Atteinte aux droits d’auteurs : un FAI peut bloquer un site web, comme bon lui semble

Dans un arrêt du 27 mars 2014, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) donne aux juridictions nationales les moyens de mieux combattre les atteintes
en ligne aux droits d’auteurs et aux droits voisins. Mais elle a dû trouver un compromis avec les libertés d’entreprendre et d’information.

Par Rémy Fekete, avocat associé, Gide Loyrette Nouel

Rémy FeketePour la première fois, la CJUE autorise les injonctions adressées aux fournisseurs d’accès à Internet (FAI) leur ordonnant de bloquer l’accès aux sites proposant des contenus illicites, tout en rappelant les limites posées par le principe du « juste équilibre » entre les différents droits de l’Union européenne (UE).
Le principe ne peut qu’être salué même si sa mise en oeuvre est lourde de préoccupations.

Interprétation de la directive « DADVSI »
Dans cette affaire, deux entreprises, l’une allemande (1), l’autre autrichienne (2), titulaires de droits sur des films comme « Vic le Viking » ou « Le ruban blanc », après avoir constaté que leurs films étaient illégalement visionnés en streaming ou téléchargés depuis un site Internet, ont saisi les juridictions autrichiennes pour que ces dernières ordonnent au FAI établi en Autriche, UPC Telekabel, de bloquer l’accès au site web litigieux.
Les tribunaux autrichiens ont prononcé des injonctions dans ce sens en précisant les mesures à prendre, à savoir : bloquer le nom de domaine et l’adresse IP du site litigieux. Ce jugement est vivement contesté par le FAI qui interjette appel. L’Oberlandesgericht Wien, en tant que juridiction d’appel, conservant l’essence du jugement, laisse au FAI la liberté de choix concernant les mesures à prendre pour parvenir au blocage du site web. L’Oberster Gerichtshof, la Cour suprême d’Autriche, saisie du litige, pose alors des questions préjudicielles à la CJUE afin d’interpréter la directive européenne « DADVSI » (3) ci-après et de clarifier la nécessaire mise en balance des droits de l’UE. La question préjudicielle posée par la Cour suprême autrichienne porte sur la qualification d’intermédiaire du FAI et sur les conditions dans lesquelles un FAI peut se voir ordonner de bloquer l’accès à un site web. Aux termes du considérant 59 de la directive, est qualifié d’intermédiaire « toute personne qui transmet dans un réseau une contrefaçon commise par un tiers d’une oeuvre protégée ou d’un autre objet protégé » (4). Constatant qu’une personne mettant à la disposition du public des oeuvres protégées sans l’accord du titulaire des droits utilise obligatoirement les services d’un FAI, sans lequel il serait impossible de consulter son site donc les objets exposés de manière illicite, la CJUE
a retenu la qualification d’intermédiaire pour les FAI.
Cette position adoptée par la CJUE permet de conserver la lettre de l’article 8.3 de la directive qui dispose que les titulaires de droits d’auteur ou voisins doivent pouvoir
« demander qu’une ordonnance sur requête soit rendue à l’encontre des intermédiaires dont les services sont utilisés par un tiers pour porter atteinte à un droit d’auteur ou à un droit voisin », puisque « ces intermédiaires sont les mieux à même de mettre fin à ces atteintes ». Pour échapper à la notion d’intermédiaire, UPC Telekabel invoquait l’absence de lien contractuel liant le site web et son entreprise. Le FAI espérait démontrer qu’il ne pouvait être considéré comme un intermédiaire n’ayant aucun lien avec le site litigieux – contrairement aux hébergeurs.
Déjà en 2005, les FAI français arguaient que les hébergeurs devaient être mis en cause préalablement aux FAI. Le TGI de Paris a retenu à plusieurs reprises (5) que la mise en cause des hébergeurs n’est pas une exigence de l’article 6-I-8 de la loi « Confiance dans l’économie numérique » (LCEN) de 2004 puisque la procédure permettant d’ordonner
« toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne », a pour objectif la rapidité et doit pallier l’inertie des hébergeurs étrangers.

Hébergeurs et FAI : cas en France
Ce qui a été confirmé pour bloquer l’accès à un site révisionniste par la Cour de cassation en 2008 (6). Cette solution n’a pas évolué, même si le TGI de Paris a estimé en 2011 qu’il était possible de déclarer une action irrecevable si le demandeur n’effectuait pas quelques diligences auprès de l’hébergeur avant de mettre en cause un FAI.
Rejoignant la position de la Cour de cassation et infirmant celle du TGI de Paris de 2011, la CJUE retient qu’il est inutile de mettre en avant une relation particulière entre l’intermédiaire et la personne qui porte atteinte aux droits d’auteurs, comme il n’est pas nécessaire de rapporter la preuve de l’utilisation du site litigieux par les clients du FAI puisque l’objectif de la directive consiste à faire cesser les atteintes au droit d’auteur
ou aux droits voisins mais également à les prévenir.

Droits d’auteurs et libertés : risques
En novembre 2011, dans l’arrêt « Scarlett » (7), la CJUE s’opposait à la mise en place d’un système généralisé de filtrage des communications électroniques aux moyens d’injonctions. Elle laissait entendre que de telles injonctions n’étaient toutefois pas exclues si elles respectaient certaines conditions, notamment celle du « juste équilibre » entre tous les droits de l’UE. La CJUE réitéra quelques semaines plus tard, dans l’arrêt « Sabam » (8), sa position, cette fois-ci à l’égard des hébergeurs. Dans son arrêt de 2014, la CJUE estime que le cas d’espèce respecte le nécessaire équilibre entre, d’une part, le droit d’auteur protégé au titre de l’article 17.2 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, et, d’autre part, la liberté d’entreprendre et la liberté d’information protégées respectivement par l’article 16 et l’article 11 de la Charte. La CJUE retient ainsi qu’une injonction de blocage d’un site n’est pas contraire à la liberté d’entreprendre des opérateurs économiques tant que l’ordonnance ne prescrit pas de mesures spécifiques aux intermédiaires mais une obligation de résultat. Cette logique rappelle celle retenue en France par la Cour de cassation (9) dès 2008, puis par le TGI de Paris en 2011 dans deux ordonnances de référés (10) concernant les jeux en ligne. Les juges français ont imposé aux FAI de « faire toutes diligences utiles » pour permettre l’arrêt de l’accès au service en cause sans apporter de précision. La CJUE souligne en revanche que cette obligation de résultat n’est pas absolue puisque l’intermédiaire doit rendre au minimum difficile, mais non impossible, la consultation non autorisée des objets protégés par le droit d’auteur. Le FAI ne peut pas être tenu pour responsable, s’il rapporte la preuve qu’il a raisonnablement tout mis en oeuvre pour bloquer l’accès au site. La CJUE décide que les FAI doivent prendre toutes « mesures raisonnables », cela sans aucune précision ni sur le contenu de telles mesures ni sur la façon dont la preuve peut être rapportée. Le FAI a donc le choix des mesures à prendre et de la manière d’en rapporter la preuve, ce qui lui permettra de choisir entre des procédés plus ou moins coûteux sans véritablement se soucier de leur efficacité. En souhaitant respecter la liberté d’entreprendre des FAI, la CJUE prend le risque de limiter l’efficacité de sa décision. La CJUE reste également vague sur le sujet
du paiement des mesures. Les FAI pourraient, à juste titre, exiger que le demandeur prenne à sa charge les mesures de blocages.Les FAI ne sont, comme le précise l’arrêt, que des intermédiaires qui ne devraient par conséquent aucunement supporter les atteintes aux droits d’auteurs effectuées par d’autres. En France, le TGI de Paris (11)
a déjà décidé en 2011 que les mesures devaient être à la charge du demandeur – en l’espèce le ministre de l’Intérieur –, puisque les FAI n’étaient pour rien dans les contenus illicites. Cette position adoptée par la CJUE laisse donc les FAI dans l’incertitude car les juges nationaux auront à trancher ces questions, sans qu’aucune indication ne leur soit donnée.
Cette liberté consentie aux FAI risque d’engager leurs responsabilités s’ils décident de prendre une mesure portant atteinte aux droits de leurs clients (12). C’est pourquoi la CJUE autorise les injonctions de blocage seulement si ces dernières sont ciblées, c’est-à-dire uniquement si elles servent à mettre fin à l’atteinte au droit d’auteur ou aux droits voisins évoquée dans l’ordonnance, afin de ne pas priver les internautes d’accéder aux informations licites. Le juste équilibre est respecté mais, une fois encore, la pratique semble difficile.
Un site possédant des contenus illicites propose généralement aussi des contenus licites. Comment un FAI va-t-il faire concrètement pour bloquer les seuls contenus illicites ?
La liberté des internautes parait ici en partie sacrifiée au profit du droit d’auteur. Reste que la CJUE a pris soin d’imposer aux juridictions nationales de prévoir la possibilité pour les internautes d’attaquer l’injonction de blocage réduisant ainsi le risque d’atteinte à leur droit.

Un équilibre difficile à concilier
Reste que l’équilibre est difficile à trouver entre le principe de neutralité du Net et la protection de droits sur internet. La commissaire européenne chargée de l’Agenda numérique, Neelie Kroes, qualifiait, le 21 mars dernier, de « lâche » et d’« inutile » la décision des juridictions turques de bloquer l’accès à Twitter pour empêcher la diffusion d’une vidéo impliquant le Premier ministre dans un scandale lié à la corruption. Ce n’est qu’une semaine plus tard que la CJUE autorise le blocage de sites Internet mais, cette fois-ci, sur le terrain des droits d’auteurs et des droits voisins… @

Filtrage par Free de la e-pub de Google : coup d’éclat ou d’épée dans l’eau ?

A la demande du gouvernement français, Free a renoncé à la mise en place du filtrage par défaut des publicités sur Internet, celles de Google en tête. Mais l’option demeure. Cette affaire préfigure une évolution des rapports de force entre les différents acteurs de la société numérique.

Par Rémy Fekete (photo), avocat associé, et Thomas Boutan, stagiaire, Gide Loyrette Nouel

Nul ne sait précisément quelles sont les raisons intrinsèques ayant conduit le groupe Iliad au filtrage publicitaire par défaut. Coup de pub maîtrisé ? Volonté de faire pression sur le géant américain Google dans des négociations sur le peering ? Désir de prouver à qui veut bien l’entendre qu’un fournisseur d’accès à Internet (FAI) peut garder un tant soit peu de contrôle sur ses abonnés ?

 

Free porte atteinte à la neutralité du Net
L’« AdGate » est-il le dernier coup d’éclat des « tuyaux » ou annonce-t-il une rebattue des cartes ? De prime abord, les raisons ne manquent pas pour essayer de justifier ce qui a poussé Free à décider du filtrage publicitaire de Google.
Mais aux dires de Xavier Niel, fondateur de Free (1), cette tentative de filtrage par défaut n’avait pas vocation à perdurer. Connue pour l’efficacité de sa communication et pour son agressivité commerciale – qui ont notamment poussé ses concurrents à s’adapter aux prix discount de ses offres mobiles –, Free a donc réalisé un nouveau coup d’éclat en tentant de faire plier Google. Or l’objet principal de la discorde est sans doute à trouver ailleurs. En effet, le bras de fer engagé par Free semble principalement lié au fait que Google refuse de participer aux frais liés à l’interconnexion entre opérateurs et fournisseurs de contenus. Plus concrètement, Free souhaite que Google (entre autres) finance une partie de la modernisation de ses infrastructures, car la société française considère que les services de la multinationale (en particulier YouTube) sont particulièrement lourds en bande passante, nécessitant ainsi d’importants investissements pour pouvoir acheminer ces contenus de manière fluide. Nouvelle pression ou pure coïncidence, les abonnés Free se plaignaient dernièrement d’un net ralentissement du débit lors de la visualisation de vidéos sur YouTube. Le 3 janvier 2013, les abonnés Free disposant de la dernière génération de la Freebox – baptisée Révolution – ont pu accéder à une mise à jour logicielle dotée d’une option de filtrage publicitaire par défaut visant tout particulièrement les AdServers (logiciels de gestion de campagnes publicitaires sur Internet) dépendant de Google, faisant ainsi disparaître les bannières publicitaires, les liens commerciaux sponsorisés ou les publicités figurant sur les vidéos YouTube (2). La méthode employée par Free a aussitôt suscité la polémique.
D’abord, il peut être reproché à Free une atteinte à la neutralité du Net, qui selon l’Arcep est « un principe selon lequel les réseaux de communications électroniques doivent transporter tous les flux d’information de manière neutre, c’est-à-dire indépendamment de leur nature, de leur contenu, de leur expéditeur ou de leur destinataire » (3). La vocation même de ce principe est de permettre à tous les internautes de disposer du même Internet libre et ouvert, et d’éviter la censure des canaux de communication au public en ligne. En qualité de prestataire technique, Free n’est pas habilité à trier les contenus à la source. Il doit y avoir une absence de contrôle intellectuel sur les contenus. Le directeur général de l’Arcep, Philippe Distler, a adressé le 4 janvier dernier une lettre au FAI incriminé en le mettant en garde : « Sans préjuger aux manquements éventuels aux dispositions du CPCE [Code des postes et communications électroniques], (…) si les opérateurs offrent la possibilité à leurs clients de filtrer certains contenus (par exemple dans le cadre d’un système de contrôle parental), les utilisateurs seuls doivent pouvoir actionner le dispositif, en étant informés de son fonctionnement et avec la possibilité de l’interrompre s’ils le souhaitent » (4).

Une atteinte aux libertés fondamentales
Mais un problème demeure : ce principe cardinal organisant l’éthique de l’Internet n’a pas encore reçu de consécration législative en France. Ce filtrage par défaut pourrait aussi être attentatoire à toute une série de libertés fondamentales, parmi lesquelles la liberté d’expression, protégée par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. En effet, le fait pour un FAI de filtrer par défaut la publicité en ligne pourrait s’analyser en une atteinte à la liberté d’expression et
de communication au public par voie électronique des annonceurs et éditeurs de presse en ligne.

Un coup porté à la liberté d’entreprendre
Alors que le Berec (5), le régulateur européen des communications électroniques, considère que « les opérateurs européens peuvent biaiser la neutralité d’Internet » (6),
on rappellera que l’Arcep avait conclu son analyse en affirmant que « si le Parlement estime utile de transcrire dans la loi les principes directeurs de la neutralité d’Internet
de manière plus complète ou plus stricte, il conviendrait toutefois de ne pas figer leur application par des dispositions trop détaillées qui pourraient s’avérer délicates, voire impossibles à mettre en oeuvre ».
De même, cette pratique pourrait être considérée comme attentatoire à la liberté d’entreprendre des annonceurs et éditeurs, au libéralisme économique de manière générale, ainsi qu’à la viabilité du modèle économique des entreprises en question – comme le rappelle le Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (Spiil). La ministre de l’Economie numérique, Fleur Pellerin, a d’ailleurs rappelé que « la publicité est un élément central de l’économie numérique ». En mettant en place un système de filtrage publicitaire par défaut, Free (7) pourrait donc déstabiliser ce pan du marché sur Internet. En effet, les revenus publicitaires chutant, de nombreux sites web disparaîtraient alors (8). Une manière de préserver cet écosystème du Net pourrait alors être d’instaurer une sorte de redevance du Web.
La mise en place d’un filtrage de la publicité par défaut nuirait également à la liberté d’information des internautes et au pluralisme de l’information qui aurait été préalablement sélectionnée par le FAI pour autoriser les internautes à avoir accès uniquement aux contenus ayant reçu une sorte de « label Free ». Or, il ressort des dispositions de la LCEN (9) qu’un prestataire technique tel que Free ne doit pas s’immiscer dans l’orientation du choix de navigation et d’information des internautes, ne devant être qu’un transporteur neutre des contenus.
Enfin, s’il s’avérait exact que seuls les services liés à Google (Google AdSense et Google Analytics notamment) étaient visés par ce filtrage publicitaire par défaut, cela poserait alors la question d’une entrave à la concurrence libre et non-faussée, voire celle d’une discrimination sélective.
Cette polémique suscitée par Free aura eu le mérite de recentrer le débat sur la légalité
du filtrage publicitaire en ligne. Sur Internet, le recours aux AdBlockers est une pratique des internautes qui n’est pas nouvelle. En décidant d’installer ces plug-in, les internautes peuvent soit décider de bloquer systématiquement toutes les publicités qu’ils considèrent comme intrusives, soit décider de ne bloquer que certaines d’entre elles qu’ils feraient figurer sur des listes noires en paramétrant l’outil. Autrement dit, la volonté de blocage doit émaner uniquement de l’internaute qui doit être le seul à faire la démarche d’activer ledit blocage (opt-in). Il est donc reproché à Free d’avoir eu recours à un blocage sous la forme d’un optout par défaut, sans possibilité de paramétrage et semble-t-il sans information à l’égard de ses abonnés. Un défaut de transparence pourrait ainsi être reproché à Free
vis-à-vis de ses abonnés. Ces derniers naviguaient donc sur Internet sans se douter que le contrat de fourniture de services Internet, auquel ils avaient souscrit, avait en réalité été modifié unilatéralement par le FAI.

Le filtrage par les internautes est légal
Le filtrage publicitaire par les internautes demeure légal, pourvu qu’il fonctionne sur
le modèle de l’opt-in (comme l’a rappelé le Syndicat des régies Internet (SRI)). Et les nombreux outils et modules permettant d’y recourir sont bien souvent mis en avant par
les navigateurs (tels Chrome ou Firefox) quand leur installation n’est pas recommandée par la Cnil (10) pour inciter les internautes à protéger leur vie privée et à limiter leurs traces et habitudes de consommation sur la Toile. C’est la raison pour laquelle Free a semble-t-il souhaité remettre cette fonctionnalité sous forme d’opt-in, même si cela n’a
pas été affirmé très clairement par Xavier Niel qui a dit vouloir interroger ses abonnés
en leur laissant le choix d’avoir ou non de la publicité lorsqu’ils naviguent sur le Web. @

La justice européenne s’oppose au filtrage généralisé du Net : l’Hadopi menacée ?

L’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, daté du 24 novembre,
est à marquer d’une pierre blanche. C’est la première fois que la juridiction communautaire considère que demander à un FAI de généraliser le filtrage
sur son réseau est illégal. Une mise en garde pour certains.

Par Katia Duhamel, avocat, cabinet Bird & Bird

Le récent arrêt Scarlet réjouit (1) les partisans de l’Internet
libre qui le qualifie de décision historique et fondamentale pour les droits et liberté sur Internet. En effet, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que l’obligation de filtrer les communications électroniques imposée aux fournisseurs d’accès à Internet (FAI) est contraire au droit communautaire. En France, cet arrêt a suscité également l’euphorie chez les opposants de la loi Hadopi qui voient en lui un moyen d’obtenir son retrait. On peut cependant se demander si cette joie n’est pas prématurée.

Le coup de frein de la CJCE
Pour rappel, la justice belge (arrêt du 29 juin 2007) avait ordonné au FAI Scarlet de mettre en place, à ses seuls frais – à titre préventif et à l’égard de toute sa clientèle – un système de filtrage de toutes les communications électroniques transitant par ses services, notamment par l’emploi de logiciels « peer-to-peer ». Objectif : bloquer les échanges de fichiers chez ses clients qui téléchargeaient des oeuvres musicales du répertoire de la Société belge des auteurs, compositeurs et éditeurs (Sabam). Ce système de filtrage devait, selon le juge belge, être « capable d’identifier sur le réseau de ce fournisseur la circulation de fichiers électroniques contenant une oeuvre musicale, cinématographique ou audiovisuelle sur laquelle le demandeur prétend détenir des droits de propriété intellectuelle, en vue de bloquer le transfert de fichiers dont l’échange porte atteinte au droit d’auteur ».
Scarlet avait fait appel contre cette décision devant la Cour d’appel de Bruxelles, qui doit maintenant décider si la mesure contre Scarlet sera maintenue. Cette dernière avait alors posé une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), en demandant si le droit européen permet aux juridictions nationales d’exiger d’un FAI de mettre en oeuvre ce type d’obligation. Dans un arrêt du 24 novembre 2011, la CJUE répond très clairement par la négative à cette question, en qualifiant la mesure de filtrage généralisé exigée de Scarlet comme incompatible avec le cadre législatif européen. La Cour se fonde en particulier sur la directive européenne sur le commerce électronique (2) qui, dans son article 15, stipule que « les États membres ne doivent pas imposer aux FAI une obligation générale de surveiller les informations qu’ils transmettent ou stockent, ou une obligation générale de rechercher activement des
faits ou des circonstances révélant des activités illicites ».
De facto et selon l’analyse même de la CJUE, la mise en place du dispositif de filtrage imposé à Scarlet suppose que le FAI : identifie, en premier lieu, au sein de l’ensemble des communications électroniques de tous ses clients, les fichiers relevant du trafic
« peer-to-peer » ; identifie, en deuxième lieu, dans le cadre de ce trafic, les fichiers qui contiennent des œuvres sur lesquelles les titulaires de droits de propriété intellectuelle prétendent détenir des droits ; détermine, en troisième lieu, lesquels parmi ces fichiers sont échangés illicitement, et qu’il procède, en quatrième lieu, au blocage d’échanges de fichiers qualifiés par lui d’illicites. La CJUE en conclut qu’« une telle surveillance préventive exigerait une observation active de la totalité des communications électroniques réalisées sur le réseau du FAI concerné et, partant, elle engloberait toute information à transmettre et tout client utilisant ce réseau ». Or, c’est bien cette surveillance généralisée qui est interdite par la directive « Commerce électronique ».
La Cour européenne a également rappelé que la protection du droit de propriété intellectuelle n’est pas intangible et que sa protection n’est pas censée être assurée de manière « absolue », mais qu’elle « doit être mise en balance avec celle d’autres droits fondamentaux ». En l’occurrence, le filtrage porte atteinte à la protection des données
à caractère personnel des individus, ainsi qu’à leur liberté de recevoir ou de communiquer des informations. Le filtrage imposé aux FAI compromet également
le droit de la liberté d’entreprise dont bénéficient les opérateurs.

Des précédents jusqu’ici moins clairs
Enfin, la Cour européenne admet que le filtrage « risquerait de ne pas suffisamment distinguer un contenu illicite d’un contenu licite, de sorte que son déploiement pourrait avoir pour effet d’entraîner le blocage de communications à contenu licite ». Dans le cadre de l’arrêt « Promusicae » du 29 janvier 2008, la CJUE (à l’époque CJCE (3)) s’était déjà penchée sur le cas d’une association espagnole regroupant producteurs et éditeurs de contenus audiovisuels qui avait saisi la justice nationale. Cette association entendait obtenir de l’opérateur télécoms Telefónica les adresses IP des internautes pratiquant le téléchargement, ainsi que les relevés d’identités et les adresses physiques correspondants. Le juge espagnol a alors interrogé les juges communautaires pour savoir si le droit européen imposait aux États membres de prévoir, en vue d’assurer la protection effective du droit d’auteur, l’obligation de communiquer des données à caractère personnel dans le cadre d’une procédure civile. Dans cette affaire, et face, il faut le dire, à une question inverse à celle posée dans l’affaire « Scarlet », la Cour de justice européenne avait préféré laisser une marge d’appréciation au législateur national. Et ce, afin de concilier la protection des différents droits fondamentaux, à savoir, en l’espèce : la protection de la propriété, le droit à un recours effectif et le droit au respect de la vie privée (et non pas la liberté de communication). La Cour avait tout de même pris la précaution d’ajouter que « la protection de la propriété intellectuelle […] ne peut porter préjudice aux exigences liées à la protection des données à caractère personnel » (4).

Et l’Hadopi dans tout ça ?
Les tenaces opposants à la loi Hadopi se réjouissent déjà des prétendues implications de la décision de justice européenne sur les dispositions de la loi création et Internet. Il est loin toutefois d’être certain que la loi Hadopi – du moins dans sa version en vigueur (voir encadré ci-dessous) – soit menacée par l’arrêt de la CJUE. Et ce, quoi que certains puissent lui reprocher, y compris son inefficacité. Il faudrait en effet qu’elle réunisse les conditions qui sous-tendent la décision de la CJCE dans l’affaire Scarlet.
A savoir, mettre en oeuvre un système : qui ferait obligation aux FAI de procéder à une surveillance active et généralisée de l’ensemble des données concernant ses clients ; qui ne serait pas proportionné au regard de l’objectif poursuivi, c’est-à-dire la protection du droit d’auteur. Or, tel n’est pas a priori le cas.

FAI : informer « promptement » Au demeurant, la Cour de justice européenne a rappelé que « l’interdiction pour les États membres d’imposer aux prestataires de services une obligation de surveillance ne vaut que pour les obligations à caractère général et elle
ne concerne pas les obligations de surveillance applicables à un cas spécifique et, notamment, elle ne fait pas obstacle aux décisions des autorités nationales prises conformément à la législation nationale ».
Par ailleurs, conformément à l’article 15 de la directive «Commerce électronique »,
les Etats membres ont le droit d’obliger les FAI « d’informer promptement les autorités publiques compétentes d’activités illicites alléguées (…) ou de communiquer aux autorités compétentes, à leur demande, les informations (…) ». @

ZOOM

Nicolas Sarkozy pourra-t-il mener à bien une « Hadopi 3 » contre le streaming illégal ?
Si la décision «Scarlet» ne semble pas remettre en cause l’ ‘Hadopi 1’ et ‘Hadopi 2’ (5), elle pourrait en revanche tempérer l’impatience du gouvernement à mettre en oeuvre une «Hadopi 3 » sur le filtrage et le streaming. Le 18 novembre dernier, lors du Forum d’Avignon, Nicolas Sarkozy s’était déclaré prêt à faire adopter une loi «Hadopi 3» pour combattre le streaming illégal – malgré l’absence de coopération des FAI sur des expériences relatives au filtrage (6). La décision « Scarlet » semble devoir freiner les ardeurs du chef de l’Etat puisque son ministre de la Culture et de la Communication, Frédéric Mitterrand, annonçait dans l’émission Buzz Média Orange- Le Figaro du 21 novembre : « Au jour d’aujourd’hui, je ne vois pas pourquoi il y aurait une nouvelle loi ». Eric Besson, lui, interrogé le jour même sur LCI, admettait que la « commande très claire du président de la République ne se fera pas dans la facilité ». En effet, la mise en oeuvre du filtrage sur le streaming se heurte à quelques obstacles techniques et de droit. D’une part, l’adresse IP du « pirate » ne peut pas être récupérée comme pour le «peer-topeer », car il s’agit d’un échange direct d’un site vers un internaute. D’autre part, les plates-formes de streaming sont généralement hébergées à l’étranger, ce qui rend difficile leur fermeture. Enfin, en droit, il n’est pas certain qu’on puisse reprocher à un internaute ayant capté et visualisé une oeuvre en streaming d’être un contrefacteur (7). Bref, si le Chef de l’Etat veut lutter contre le streaming « illégal » comme il l’a annoncé de façon tonitruante, il semblerait qu’il ne lui reste que le filtrage dont l’utilisation généralisée vient d’être clairement proscrite par la Cour de justice européenne . @