Comment le CSA va tenter d’amener Free à payer pour les chaînes gratuites d’Altice

Xavier Niel et Patrick Drahi se regardent en chiens de faïence. Free refuse de payer les chaînes gratuites de la TNT d’Altice, alors que leur accord de diffusion est arrivé à échéance le 19 mars à minuit. Le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) doit régler le différend.

« Free ne rejette plus le principe d’un accord global portant sur la distribution de ses chaînes en clair et de leurs services associés contre versement d’une rémunération,
de même nature que ceux conclus avec les groupes TF1 et M6. Dans ces conditions, les chaînes BFM/RMC acceptent la médiation proposée par le CSA », avait pourtant déclaré le groupe Altice le 19 mars, quelques heures avant la fin de l’accord de diffusion avec Free, et après avoir été reçu la veille par le CSA proposant cette médiation.

Conventions : must offer de l’article 1.1
Mais aucun représentant de Free ne s’était rendu à cette réunion. Xavier Niel (photo
de gauche) n’était, au contraire, pas disposé à négocier avec Patrick Drahi (photo de droite). Le patron du groupe Iliad (maison mère de Free) estime qu’il n’a pas à payer pour diffuser les chaînes gratuites du groupe Altice (maison mère de SFR). « L’article 1.1 de la convention de ces chaînes avec le CSA les oblige à permettre leur reprise
sur les réseaux ADSL et fibre », assure le premier. Le second ne l’entend pas de cette oreille et a finalement coupé le 5 avril au matin les flux vidéo de ses chaînes BFM TV, RMC découverte et RMC Story au motif que « Free a refusé de négocier un accord global de distribution pour [ses] chaînes et services associés ». Le 5 avril à 7 heures du matin, les abonnés à la Freebox ne pouvaient plus voir ces trois chaînes. Cela n’a pas empêché l’opérateur télécoms de rétablir rapidement, dès 8 heures 47, la diffusion de ces trois chaînes pour l’ensemble de ses abonnés… « Free pirate la livraison du signal de ces chaînes, s’est insurgé le groupe Altice. Cette situation est inacceptable, inédite et préjudiciable pour les téléspectateurs, les ayants droits, les producteurs. Les chaînes prennent évidemment toutes les mesures juridiques, réglementaires et judiciaires adaptées face à cette situation illégale ». Ambiance. Le groupe Iliad s’estime dans son bon droit – en piratant le signal ! – et met en avant l’article 1.1 de la convention de chacune des chaînes en question. Cet article 1.1 stipule la chose suivante en guise
de must offer : « BFM TV [à l’instar de RMC découverte et de RMC Story, ndlr]est un service de télévision à caractère national qui est diffusé en clair par voie hertzienne terrestre en haute définition. Ce service fait l’objet d’une reprise intégrale et simultanée par les réseaux n’utilisant pas des fréquences assignées par le CSA ». La chaîne BFM Business, elle, n’a pas subi le même sort car sa convention signée en décembre 2015 n’est pas libellée de la même manière ; il y est explicitement prévu des accords avec des distributeurs commerciaux de services. C’est pour cette raison que Free ne peut invoquer l’article 1.1 pour BFM Business car il est tenu de trouver un accord commercial avec Altice sur cette chaîne-là. Free ne pouvait pas prendre le risque de pirater BFM Business qu’il a néanmoins cessé de diffuser dès le 4 avril en même temps d’ailleurs que tous les services de rattrapage (replay) des autres chaînes – services associés qui n’entrent pas dans le cadre de l’article 1.1. « Cette situation préjudiciable pour les téléspectateurs est exclusivement imputable à Free, a accusé Altice. En effet, Free, après avoir signé des accords avec le groupe TF1 et avec le groupe M6, adopte une position discriminatoire injustifiable à l’égard de BFM TV, BFM Business, RMC Découverte et RMC Story. Le CSA a été saisi lundi [1er avril] d’un règlement de différend afin qu’une solution équitable puisse être trouvée à cette situation inacceptable imposée par Free » (1).
La précédente fois où le CSA a été saisi, c’était en 2017 dans un litige similaire opposant TF1 et… Numericable-SFR. Mais, après avoir été saisi, le CSA a été
« dessaisi » après que les deux parties aient finalement enterré la hache de guerre en annonçant le 6 novembre 2016 « un accord global de distribution » (2). Le litige entre Iliad et Altice, alors que l’accord entre Orange et Altice arrive à échéance fin juillet, n’est pas le premier dans les relations tendues entre les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) et les éditeurs de chaînes de télévision. TF1 (3) et M6 ont aussi dû engager un bras de fer l’an dernier pour faire payer la diffusion de leurs chaînes assorties de services associés, ou premium (4).

« Chaîne-box » : qui veut gagner des millions
Ces nouveaux accords « chaîne-box » prévoient une rémunération indexée sur le nombre d’abonnés à la box en question. Cela peut rapporter plusieurs millions d’euros aux télévisions, au regard des quelque 30 millions d’abonnés fixe haut débit (67,2 % en ADSL) et très haut débit (16,4 % en FTTH) en France. Orange compte 13,2 millions d’abonnés à sa Livebox, Free 6,5 millions à sa Freebox, SFR 6,3 millions à sa SFR Box, et Bouygues Telecom 3,4 millions à sa Bbox. @

Charles de Laubier

Entre Série Mania de mars et CanneSéries d’avril, les webséries peinent à sortir de l’ombre

Malgré la bulle des séries qui agite le paysage audiovisuel, les webséries ont
du mal à se frayer un chemin dans le nouveau monde de la production et de la diffusion. Les festivals des séries ne leur donnent pas assez de visibilité, sauf
si la websérie a inspiré une série – à l’image d’« Osmosis ».

Avant de devenir une série que diffuse Netflix depuis le 29 mars, « Osmosis » était à l’origine une websérie créée par Audrey Fouché (photo) et produite par Arte Creative en 2015. L’histoire racontée par cette série part d’une application algorithmique qui garantit avec certitude de trouver l’âme soeur, grâce à un… implant avalé puis logé dans le cerveau. La marque Osmosis n’a pas été cédée à Netflix par la société de production Newen (filiale du groupe TF1) qui en est propriétaire, mais elle est louée en licence
de marque au géant mondiale de la SVOD pour lequel Newen a produit la série
« Osmosis » (1).

Webcréation, parent pauvre des festivals Netflix a acheté cette série pour le monde entier, avec des fenêtres de droits de diffusion sur plusieurs années. « Osmosis » est
la troisième production française financée par la firme de Reed Hastings, après
« Marseille » et « Plan Coeur ». Cette success story d’une websérie devenue l’une
des séries la plus en vue dans le monde entier (8 épisodes de 45 minutes) illustre la convergence de deux mondes de la création, a priori distincts. « Osmosis » a été sélectionné au festival Séries Mania (qui s’est tenu à Lille du 22 au 30 mars derniers). Pour autant, ne cherchez pas la websérie sur le site web d’Arte où elle était disponible via Arte.tv/osmosis ; elle n’est malheureusement plus disponible. Seul le premier épisode est resté disponible sur les sites webs d’AlloCiné (2) et de Vimeo (3), tandis que le sixième épisode est encore dans un coin d’Arte.tv (4). Ne cherchez pas non plus de webséries à Séries Mania ; elles n’ont pas le droit de cité dans la capitale des Hauts-de-France. Pas plus qu’elles n’intéresseront le festival CanneSéries qui se déroule sur la Croisette du 5 au 10 avril, parallèlement au MipTV. Quant au Festival de Cannes, dont la 72e édition se tiendra du 14 au 25 mai, il ne s’intéresse qu’aux oeuvres cinématographiques de long métrage et à condition qu’elles soient diffusées dans les salles de cinéma. En revanche, la 14e cérémonie des Globes de Cristal, qui a eu lieu
à Paris le 4 février dernier, a récompensé des personnalités dans les catégories cinéma, musique, art vivant, littérature, télévision et… webséries. Parmi ces dernières, « Loulou » (saison 2), créée par Marie Lelong et Alice Vial (Arte Créative/La Onda Productions), a reçu le trophée en tant que meilleure websérie. Une autre reconnaissance de la websérie est venue du Festival des créations télévisuelles de Luchon, qui s’est déroulé du 6 au 10 février : le Prix de la websérie attribué par le public est allé à « Jean 2 Mahj la série » (Shaolin Shadow, YouTube) réalisée par Michel Nogara ; le Prix de la websérie dans la compétition « web & digital » est allé à « F++K » (Kiwi Collectif Créatif) réalisée par Simon Dubreucq. Plus récemment, le 18 mars à Paris au Trianon, les 25e Prix de la Procirep ont été remis notamment – pour le Prix du producteur animation – à la société Doncvoilà Productions (Virginie Giachino, Joris Clerté) qui produit la saison 2 de la websérie « La petite mort » pour France Télévisions. La 8e édition du Marseille Web Fest, qui s’est tenue du 18 au 20 octobre derniers, a lui aussi fait honneur à une websérie, « Gimel », réalisée par Assaf Machnes et Miki Fromchenko et ayant obtenu le Prix de la meilleure réalisation et le Prix « Coup de cœur-Première ».
Ce même festival de la cité phocéenne a aussi décerné le Prix « Coup de Cœur-La Provence » à la websérie « Les Engagés », créée par Sullivan Le Postec, ainsi que le Prix de meilleure série SACD pour « Yasmina & Rim », réalisée par Antoine Desrosières, une websérie adaptée de son film « A genoux les gars » sorti en juin 2018 et présenté au Festival de Cannes 2018 dans la section « Un certain regard ». Comme quoi, si la websérie « Osmosis » a inspiré une série, un film peut aussi inspirer une websérie. Il y a deux ans, au Festival Séries Mania 2017, le Prix de « la meilleure série digitale » avait été décerné à la saison 1 de « Loulou », la websérie cofinancée par Arte Créative et La Onda Productions, laquelle avait également reçu en 2018 le Prix du public et une mention du jury (pour l’interprétation du casting) au Festival de Luchon.

Webséries, marchepied pour le long-métrage ?
« On ne se disait pas au départ qu’on allait le vendre à une chaîne : on était plus sur une histoire pour YouTube… Je ne connaissais pas du tout le digital, mais un monde
de liberté s’est ouvert à nous. C’est un peu une affaire familiale : mon cousin est le producteur de Loulou. Il venait de monter sa société de production lorsqu’il a eu le pitch par hasard – il était en coworking avec Alice Vial [auteure et co-créatrice de la websérie ndlr]. Ça lui a plu et il s’est lancé avec nous. On a fait une campagne de financement participatif et on a tourné 5 épisodes avec 15 000 euros… », a raconté en 2018 au CNC la comédienne Louise Massin, alias Loulou, l’une des trois créatrices de « Loulou » (avec Marie Lelong et Géraldine de Margerie). Elle n’excluait pas à terme un long métrage. Le CNC soutient la plupart des webséries mentionnées, notamment à travers son fonds d’aide aux créateurs vidéo sur Internet, baptisé « CNC Talent » et créé en octobre 2017.

Des aides financières tous azimuts
Ce fonds est dédié aux projets en première diffusion gratuite sur Internet et aide les créateurs vidéo sur Internet d’œuvres d’expression originale française de tous formats avec un travail de scénarisation, dont les webséries. « L’aide à la création est plafonnée à 30.000 euros et chiffrée à partir d’un devis fourni par le porteur de projet. Attention,
la proportion de l’apport d’aide publique ne pourra excéder 50 % du budget total prévisionnel, conformément à la règlementation européenne », précise le CNC. Parmi d’autres webséries aidées par le CNC, il y a « Une séance presque parfaite » lancée par le magazine Première en collaboration avec les Youtubeurs Axel Lattuada, Fabrice et Marc de Boni de la chaîne « Et tout le monde s’en fout ». Depuis le 13 février dernier et chaque deuxième mercredi du mois, le magazine sur le cinéma publie sur son site web un nouvel épisode consacré à la culture cinématographique. En complément du fonds « CNC Talent » et dans le prolongement de l’ancien « Fonds nouveaux médias », l’organisme du boulevard Raspail a lancé en octobre 2018 le Fonds d’aide aux expériences numériques – surnommé « Fonds XN ». D’emblée, ce nouveau fonds est doté de 3 millions d’euros et soutient des oeuvres audiovisuelles innovantes fondées sur une démarche de création interactive et/ou immersive telles que la réalité virtuelle, la réalité augmentée, les narrations interactives conçues pour le Web ou les écrans mobiles (5).
De leur côté, la SACD et France Télévisions ont lancé en 2016 le Fonds Web Séries afin de favoriser l’émergence de talents, d’écriture et de formats de webséries.
« Destiné aux nouveaux talents comme aux auteurs confirmés de web séries, ce fonds est une aide à l’écriture de séries courtes, feuilletonnantes, prioritairement imaginées pour une pratique en mobilité, tournées vers l’innovation dans sa pratique des formats, des styles et des genres de fiction. La copie privée est une source de financement capitale pour les auteurs », explique la SACD. L’an dernier, pour la 3e édition, 14 lauréats ont été désigné en mai comme « Alien Ura », de Marc Bruckert et Etienne Labroue, « La petite fille qui rêvait d’être un lama » de Pablo Pinasco, ou encore « Pop Voyance », de Marion Dupas. « Ce fonds Web Séries est une première. C’est la première fois que la SACD s’associe à un grand groupe de télévision pour favoriser l’émergence de nouvelles créations », précise encore la société de gestion collective des droits d’auteur. Mais la 4e édition de ce Fonds Web Séries ne semble pas au programme cette année. Par ailleurs, France Télévisions a aussi lancé début 2018 une offre numérique gratuite, baptisée France TV Slash (6), qui rassemble webséries, documentaires et reportages à destination des jeunes adultes jusque sur les réseaux sociaux et plateformes vidéo. On y trouve des webséries telles que « Les Haut-parleurs », « Human Postcards », « Selfiraniennes » ou encore « Putain de nanas ». Fin 2018, le groupe public de télévisions lançait en plus « Culture Prime », un média social culturel 100 % vidéo pour la génération « Millennials » (7). France Télévisions dispose aussi de Studio 4, une plateforme de nouvelles écritures, qui a produit par exemple
« Zérostérone », une websérie réalisée par Nadja Anane et produite par la société de production La Dame de Coeur (pour Studio 4). Ne disposant pas du système de compte automatique, cette websérie d’anticipation a bénéficié de l’aide sélective à la production audiovisuelle du CNC. A noter que la 7e édition des SMA Awards, organisée le 11 décembre dernier par NPA Conseil, a récompensé parmi les meilleures réalisations numériques de l’année 2018 la websérie documentaire « La Grande Explication » produite par l’Ina avec la productrice Amandine Collinet et l’auteureréalisatrice Flore-Anne d’Arcimoles. Les 10 épisodes de la saison 1 de cette websérie, qui revient en 5 minutes à chaque épisode sur les événements qui ont marqué l’Histoire, sont diffusés sur les plateformes digitales de FranceTV Education, TV5Monde, RTS archives et Ina.fr, ainsi que sur les réseaux sociaux de Facebook, Instagram, IGTV et YouTube. Une deuxième saison est prévue fin avril pour les révisions du baccalauréat 2019. L’apparition des premières webcréations remonte à 2009, il y a dix ans. Cela a commencé par des webdocs, ces premières écritures interactives du monde non-linéaire. Après avoir créé « Addicts », qui fut l’une des toute premières webfictions d’Arte, la scénariste et réalisatrice d’histoires interactives, Camille Duvelleroy, en réalisé depuis une quinzaine d’oeuvres (bandes-dessinée, contes interactifs, documentaires mobiles, webfictions, …).

Des webséries pour les plateformes mobile
Aujourd’hui, les nouvelles plateformes vidéo pour mobiles commencent à miser sur des webséries. L’an dernier, l’une d’entre elles, Blackpills (fondée il y a près de deux ans avec le soutien de Xavier Niel, patron de Free) a financé et diffusé « The Show », du réalisateur Jan Kounen. Cette websérie tourne en dérision les GAFA et met en garde contre leur emprise sur la vie privée. Mais Blackpills, à l’instar de Brut et de Loopsider, mise encore essentiellement sur les vidéos – plus facilement monétisables par la publicité (8). Les webséries mériteraient une plateforme dédiée. @

Charles de Laubier

Basculement historique : Le Monde aura vendu en 2018 plus de journaux numériques que d’exemplaires papier

Le centre de gravité du Monde bascule dans le digital : les ventes en France des versions numériques du quotidien deviennent majoritaires au cours de ce second semestre 2018. Les marges étant supérieures à celles du papier, le patron Louis Dreyfus se dit satisfait et veut plus d’abonnements numériques.

Les ventes du quotidien Le Monde sont en train de basculer dans le numérique. L’année 2018 marquera une étape importante,
où les versions numériques payées seront désormais plus nombreuses en France que celles de l’édition papier – toutes diffusions payées en France (abonnements, ventes au numéro
ou par tiers). Selon les estimations de Edition Multimédi@, en prenant en compte le déclin du « print » (journal imprimé) et la croissance du digital (le même journal au format de type PDF), c’est au cours de ce second semestre 2018 que plus de 50 % des ventes du Monde
en France se feront en versions numériques.
Ce taux atteignait déjà 44,5 % en moyenne sur un an à la fin du premier semestre 2018, d’après les chiffres certifiés de l’ACPM (ex-OJD), soit 126.171 journaux digitaux vendus par jour (incluant 789 vendus indirectement) sur une diffusion payée totale en France de 283.678 exemplaires payés (imprimés et numériques). Rien qu’en août, ce taux est passé à 49,1 %, avec 139.608 versions numériques (1). Ce ratio a surtout nettement progressé en six mois en faveur de la dématérialisation du titre, par rapport
à la moyenne quotidienne de 40,1 % constatée sur 2017 (114.171 versions numériques sur un total payé de 284.738 exemplaires).

Plus de la moitié des ventes du Monde se font désormais avec l’édition digitale
Ce déplacement du point de gravité du « quotidien de référence » fondé par Hubert Beuve-Méry en décembre 1944 est historique et illustre le profond changement de paradigme que vit la presse.
D’autres quotidiens ont déjà franchi ce cap, comme le New York Times dès fin 2015,
au moment où il dépassait plus de 1 million d’abonnés digitaux. Aujourd’hui, à fin juin,
le quotidien de référence new-yorkais comptait 2,89 millions d’abonnés uniquement numériques sur un total de 3,8 millions – soit un ratio de… 76 % en faveur du digital ! Louis Dreyfus (photo), le président du directoire du groupe Le Monde et directeur de la publication, n’a pas évoqué explicitement ce basculement historique du Monde dans le digital devant l’Association des journalistes médias (AJM), dont il était l’invité le 19 septembre. Mais c’était tout comme, tant les abonnements numériques sont désormais au cœur de la stratégie du groupe appartenant au duo Pigasse-Niel.

165.000 abonnés numériques au Monde
Pour le quotidien en particulier, le dirigeant du Monde a fait état de 165.000 abonnés numériques, soit un chiffre bien au-dessus de la diffusion payante digitale certifiée par l’ACPM (3). « L’abonnement au Monde à 1 euro est notre offre numérique de départ
sur un mois, sur six mois pour les étudiants. Comme le prix est bas, ces abonnements à 1 euro ne sont pas “OJDifiés” [comprenez, comptabilisés dans la diffusion payante certifiée par l’ACPM, ndlr]. Cela explique la différence entre les 165.000 abonnés numériques payants que nous atteignons et les 136.000 de l’OJD », a expliqué Louis Dreyfus. Alors que le nombre d’abonnés numériques augmente de 13,8% sur un an en France, la croissance atteint 20 % si l’on y ajoute cette porte d’entrée à 1 euro. Et selon le directeur de la publication, « le taux de conversion est assez fort ». Lorsque Louis Dreyfus est arrivé à la tête du Monde il y a huit ans, le portefeuille était de 25.000 abonnés numériques avec un panier moyen de l’ordre de 6 euros ; il est aujourd’hui
de 165.000 abonnés avec un panier moyen « très largement supérieur ». « On ne fait pas du dumping [tarifaire] car nous n’avons pas intérêt à vendre un maximum d’abonnements à 1 euro ; il en va de mes revenus. On me dit que nous cassons les prix, mais en réalité ce n’est pas le cas », s’est-il défendu.
Globalement, la progression du portefeuille du Monde – hors promotions et net du churn (attrition) – se situe autour de 200 abonnés par jour. En revanche, le journal papier continue de décliner. Sur un an, à fin juillet, les ventes « print » en France ont reculé de 5,8 %. Mais le patron du Monde se veut confiant pour l’avenir malgré cette dématérialisation accélérée. « Comme je ne suis plus propriétaire de mon imprimerie,
la question (de la proportion entre print et digital) n’est pas mon sujet. L’abonnement papier résiste ; l’été a été bon ; l’entretien-événement en mai avec Daniel Cordier [97 ans, Résistant et ancien secrétaire de Jean Moulin, ndlr] a fait un très bon score de ventes ; la diffusion du « M » est en bonne position : le papier garde sa fonction », assure-t-il. Si le quotidien imprimé perd de l’argent, la marque Le Monde – constituée du quotidien, de son site web et du magazine M – est, elle, rentable. Les derniers résultats, présentés au conseil de surveillance présidé depuis un an par Jean- Louis Beffa (ex-président de Saint Gobain), ont confirmé le redressement du groupe – sans plus. « On ne sera pas en hausse cette année car 2017 avait été une année exceptionnelle avec les élections (4), mais on reste avec une progression forte de nos abonnés digitaux. Et la diffusion payée du Monde devrait être en croissance, comme
en août où elle a été de 2,7 %. Nous avons des fondamentaux qui restent solides », s’est félicité Louis Dreyfus. Même si les abonnements numériques tirent les revenus
à la baisse, la marge, elle, augmente : « L’abonnement digital du Mondea une valeur faciale qui est la moitié de l’abonnement print. Sa rentabilité est à peu près 5 % à 10 % supérieure. Donc, si mon chiffre d’affaire baisse parce que 100 % de mes abonnés
print deviennent 100 % de mes abonnés numériques, ma rentabilité aura augmenté ». Toutes proportions gardées, la croissance numérique du Monde est, d’après Louis Dreyfus, à peu près en ligne avec celle du New York Times. « Nous avons le premier portefeuille numérique en France, a-t-il déclaré. La vraie question est de savoir si l’on va heurter un plafond ou pas. Pour l’instant, le nombre des abonnés numériques est
en croissance. Cela ne se fait pas sans investissements, dont beaucoup dans la rédaction ». En 2010, il y avait 310 journalistes au Monde (quotidien, site web et magazine). Aujourd’hui, ils sont 440. L’enjeu est maintenant de développer l’abonnement numérique à l’échelle du groupe, lequel inclut Télérama, Courrier International, La Vie, L’Obs ou encore Le HuffPost – mais sans aller sur « les kiosques numériques [LeKiosk, ePresse, SFR Presse, …, ndlr] qui détruisent de la valeur » (dixit Louis Dreyfus). Sa préoccupation est notamment de savoir « comment et pourquoi [s]es enfants, qui ont neuf et douze ans, paieront pour un titre du groupe dans quinze ans ». Le lecteur du Monde, print ou digital, a 44 ans en moyenne et l’éditeur estime qu’il n’a pas à baisser cette moyenne d’âge. « En revanche, la génération qui vient est bien moins exposée au papier. C’est pourquoi nous avons lancé il y a deux ans une édition sur Snapchat Discover que 1 million d’adolescents français regardent tous les jours.
Si j’en garde d’ici cinq ans ne serait-ce que 10 %, ce sera le jackpot ! », a expliqué le patron du Monde. L’équipe dédiée « Snapchat » est actuellement de sept ou huit personnes, soit moins de 2 % de la rédaction. La monétisation se fait par le partage des recettes publicitaires, majoritairement pour l’éditeur. « Ce n’est pas un investissement démesuré par rapport à l’une de nos priorités qui est d’amener cette génération qui vient à payer pour nos contenus dans dix ans ».

L’Obs et Le Huffpost testent des podcasts
Par ailleurs, sont menés des tests de podcasts natifs : L’Obs a fait une série audio cet été (« Au coeur du crime »), diffusée sur iTunes et SoundCloud, et Le HuffPost deux programmes depuis juin (« Quoi de neuf Le Huff ? » et « Coach à domicile ») accessibles de l’enceinte connectée Amazon Echo. Quant au site Lemonde.fr (77,3 millions de visites en août), il va être refondu pour fin octobre. @

Charles de Laubier

Fenêtres de diffusion des films à l’heure du Net : comment sortir de l’« anachronie des médias»

L’heure de vérité a sonné pour la chronologie des médias – anachronique à l’ère du numérique. Le gouvernement a donné six mois aux professionnels du cinéma français pour se mettre enfin d’accord, faute de quoi il faudra légiférer. Mission quasi impossible pour le médiateur Dominique D’Hinnin.

« La révision de la chronologie des médias est un chantier prioritaire. C’est la clé pour adapter notre modèle aux nouveaux usages et pour sécuriser l’avenir de notre système de préfinancement. Ma conviction est que ce sont les professionnels eux-mêmes qui sont les mieux placés, à travers la concertation, pour définir une solution. Mais les discussions sont bloquées depuis trop longtemps. Et pour sortir du blocage, je crois que nous devons changer de méthode », a déclaré Françoise Nyssen, ministre de la Culture, à l’occasion des 27e Rencontres cinématographiques de Dijon (RCD), le 13 octobre. Aussi a-t-elle confirmé la désignation de Dominique D’Hinnin (photo) comme médiateur pour conduire la concertation de la dernière chance « dans des délais stricts, avec l’appui du CNC (1) ».

Deux ans de perdus en tergiversations
Cet ancien inspecteur des finances et ancien cogérant du groupe Lagardère (2010-2016) vient de débuter ses travaux. « Il aura au maximum six mois pour trouver un nouvel accord. Faute de quoi, le gouvernement prendra ses responsabilités et proposera une solution législative ou réglementaire », a prévenu la ministre de la Culture. Le problème, c’est que le blocage dû au dialogue de sourds entre les différentes parties prenantes de la chronologie des médias – les exploitants de salles de cinéma arc-boutés sur leurs quatre mois d’exclusivité lors de la sortie des nouveaux films, les plateformes de VOD (et les éditeurs de DVD), les chaînes de télévision et les plateformes de SVOD – perdure. Ce statu quo est incompréhensible pour les cinéphiles et internautes, d’autant que ces règles anachroniques – où la chronologie des médias devient véritablement l’« anachronie des médias » – datent de 2009 et régissent depuis, sans changement, la diffusion des nouveaux films, malgré les premières préconisations des rapports Zelnik de 2010 et Lescure de 2013. Face à cet enlisement des négociations, le gouvernement tente l’ultimatum de six mois, espérant débloquer la situation. Ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement menace de légiférer si les professionnels du Septième Art ne se mettent d’accord sur une nouvelle chronologie des médias. Il y a deux ans, par exemple, plusieurs parlementaires avaient déposé – dans le cadre de la loi « Création » (2) – des amendements qui proposaient une première avancée à laquelle le gouvernement s’était rallié.

Il s’agissait de prévoir « une durée de validité limitée » – en l’occurrence trois ans maximum – de l’accord sur la chronologie des médias, « en se réservant toutefois la possibilité d’étendre pour une durée moindre ». « La disposition prévoyant de limiter
à trois ans l’extension des accords relatifs à la chronologie des médias permettra de tourner la page du statu quo désespérant qui préside actuellement », s’était alors félicitée la Société civile des auteurs multimédias (Scam). Mais cette disposition n’a
pas été adoptée (3). Deux ans perdus après, le gouvernement a changé mais le statu quo perdure.
Et ce n’est pas faute pour le CNC et son directeur général délégué Christophe Tardieu d’avoir essayé de réconcilier les irréconciliables… Sa énième proposition datée du 24 avril – que Edition Multimédi@ s’était procurée au printemps dernier (4) – fut débattue lors de la réunion de négociations de la dernière chance le 28 avril. Mais l’espoir d’annoncer de nouvelles fenêtres de diffusion des nouveaux films en plein 70e Festival de Cannes s’était rapidement évanoui en raison des dissensions professionnelles persistantes (5). Pour ses 27e Rencontres cinématographiques de Dijon (RCD),
la société civile des Auteurs-Réalisateurs-Producteurs (ARP) – dont le président d’honneur est le réalisateur, producteur et scénariste Claude Lelouch – a tenté le tout pour le tout en proposant une « modernisation de la chronologie des médias ». D’une part, l’ARP préonise le « rattrapage numérique de l’exploitation du film en salle lorsque le public n’y a plus accès » par une « solution géolocalisée » qui consiste à prévoir
« une salle virtuelle » dans telle ou telle zone de diffusion sur le territoire dès lors que
le film n’est plus à l’affiche des salles de cinéma ayant pignon sur rue. Ce cinéma de rattrapage – sorte de « Catch up Ciné » comme il y a la Catch up TV – a le mérite de donner une seconde chance, mais en ligne, pour les films n’ayant pas trouvé leur public en salle et/ou étant victime du taux de rotation élevé des films dans la programmation des exploitants.

Une sorte de « catch up Ciné » ?
D’autant que plus de 80 % des entrées sont réalisées entre la sortie et la 4e semaine d’exploitation du film. Au pays de l’« exception culturelle française », de plus en plus
de films se retrouvent presque mort-nés : la moitié produits dans l’année font fait moins de 20.000 entrées en salle, et une cinquantaine sont vus par moins de 1.000 spectateurs (6). L’ARP demande donc « avec vigueur aux pouvoirs publics une expérimentation de cette solution [de salle virtuelle], dans les plus brefs délais ». D’autre part, l’ARP propose d’aligner la télévision payante telle que Canal+, OCS ou Ciné+ (actuellement  à 10 mois après la salle) et la SVOD de Netflix, Amazon Prime Video ou SFR Vidéo/Altice Studio (actuellement à 36 mois) dans une même fenêtre
des offres payantes par abonnement « si elles répondent aux conditions de vertu »,
à savoir : « diversité, respect du droit d’auteur, préfinancement, pérennité des engagements, exposition par la prescription et l’éditorialisation ». Et ce, « en fonction
du niveau d’investissement (valeur absolue+minimum garanti par abonné) ». Le ticket d’entrée est selon le niveau d’investissement, défini en valeur absolue et complétés par un minium garanti (MG) par abonné. Le principe est, selon l’ARP, qu’un un acteur qui pré-finance trois films par an n’a pas besoin d’une fenêtre d’exploitation aussi longue que celui qui en finance cent.

Les exigences de Canal+ et de la FNCF
De son côté, comme lors des RCD 2016, Canal+ a de nouveau réclamé le 25 octobre une fenêtre de diffusion à 6 mois au lieu de 10 mois (7) et exigé une révision de l’accord quinquennal de 2015 et ses MG (8).
« Nous voulons tous protéger la salle, mais lorsqu’un film n’est plus en salle, nous pensons qu’il est indispensable de lui donner une deuxième chance », a plaidé Radu Mihaileanu, président de l’ARP, lors d’un débat sur le thème interrogatif « Quelles fenêtres ? Quelles valeurs ? Quelle chronologie ? », le 13 octobre à Dijon. Etait notamment présent Richard Patry, président de la Fédération nationale des cinémas français (FNCF) qui a défendu bec et ongles le monopole des quatre mois dont bénéficient les salles : « Réduire la fenêtre des salles, c’est un suicide collectif pour l’ensemble de la filière », a-t-il… exagéré. Les recettes des salles en France dépassent chaque année 1,3 milliard d’euros, dont les entrées font l’objet d’une taxe de 10,7 % sur chaque billet qui est reversée au CNC pour soutenir la production des films français. Président intransigeant depuis janvier 2013 de la puissante fédération représentant les quelque 2.000 établissements exploitants en France plus de 5.700 écrans de cinéma, Richard Patry est lui-même exploitant des salles NOE Cinémas en Normandie, groupe qu’il a créé il y a trente ans. Il rempli depuis janvier 2017 son troisième mandat pour deux ans (jusqu’en janvier 2019) à la présidence de la FNCF. « Notre durée d’exclusivité à quatre mois est intangible », avait-il déjà prévenu Richard Patry lors du 72e congrès de sa fédération à Deauville fin septembre. « On ne peut pas rester immobile dans un monde qui a tellement bougé », lui avait alors répondu Frédérique Bredin, la présidente du CNC. Décidé à ne rien céder, Richard Patry (9) est à l’origine du statu quo controversé de la chronologie des médias. Autant dire que le médiateur Dominique D’Hinnin, fraîchement nommé, arrive sur un terrain miné. Diplômé de l’Ecole normal supérieure (ENS) et actuellement membre du conseil d’administration du groupe de médias espagnole Prisa (El País, Digital+, …) et par ailleurs désigné pour prendre en novembre la présidence du conseil d’administration d’Eutelsat (en remplacement de Michel de Rosen), où il est aujourd’hui représentant du Fonds stratégique de participations (FSP) de l’Etat en tant qu’administrateur, est-il l’homme de la situation ?

On le saura en avril 2018, à l’échéance des six mois que lui a imparti le gouvernement dans cette mission périlleuse. Il pourra toujours s’inspirer du rapport le plus récent consacré à la chronologie des médias, celui de la commission de la Culture, de l’Education et de la Communication du Sénat où son auteure – la sénatrice (Union centriste) Catherine Morin-Desailly – préconise de réduire la fenêtre des salles de cinéma à trois mois au profit de la VOD à l’acte ou à la location (10), tout en ramenant
à six mois au lieu de dix la télévision payante comme le souhaite Canal+. En toile de fond, la lutte contre le piratage passe par cette modernisation indispensable des fenêtres de diffusion. « La chronologie actuelle fait que les spectateurs peuvent très rapidement ne plus disposer d’aucun mode d’accès légal à un film », a déploré Xavier Rigault, producteur (2.4.7. Films) et co-président de l’Union des producteurs de cinéma (UPC) dans une tribune parue le 21 juillet dernier dans Télérama, également présent lors du débat aux RCD. Encore six mois d’incertitudes. @

Charles de Laubier

Piraterie audiovisuelle : il faut réinventer un arsenal juridique préventif

Si le législateur a su donner au juge des outils pour lutter contre les pirates, ces outils ne sont cependant pas toujours adaptés, notamment lors de diffusions en direct – comme dans le sport – ou pour les nouveautés. A quoi bon condamner un pirate si la sanction ne peut être exécutée.

Fabrice Lorvo*, avocat associé, FTPA.

Un des aspects de la révolution numérique, qui a bouleversé notre société, est la dématérialisation. Du fait de la facilité de la transmission du support, la piraterie audiovisuelle « professionnelle » s’est largement répandue. Il s’agit d’un poison mortel pour la création culturelle et pour le monde du divertissement. Le pirate professionnel est celui qui met à la disposition du public, sans autorisation, une oeuvre ou un événement protégé et qui tire un revenu ou un avantage direct de son activité par exemple, par abonnement ou par la publicité.

Réponse judiciaire ou prévention ?
Cette piraterie lucrative a pu prospérer à la faveur de certaines particularités du numérique : disparition des frontières, concurrence de droits applicables et anonymat qui rendent difficiles la poursuite et l’exécution de la décision. La réponse judiciaire est cependant réelle comme l’illustre une série de décisions récentes qui condamnent, parfois lourdement, ces flibustiers (1) du Net.

• En Juillet 2015, l’administrateur français du site Wawa Mania, qui mettait à disposition du public 3.600 œuvres cinématographiques, a été condamné par le tribunal correctionnel de Paris à un an de prison ferme et à indemniser les parties civiles à hauteur de 15 millions d’euros.
• En octobre 2015, l’administrateur français du site GKS, qui a permis entre 2012 et 2014 de télécharger sans autorisation des œuvres appartenant au répertoire de la Sacem/SDRM (2.240 albums de musiques, 240 concerts) et 242.279 Téraoctets d’œuvres cinématographiques, a été condamné par le tribunal correctionnel de La Rochelle à six mois de prison avec sursis et à indemniser les onze parties civiles à hauteur d’un montant de presque 2,9 millions d’euros.
• En septembre 2016, l’administrateur français du site OMG-Torrent, qui mettait à disposition du public des liens permettant de télécharger sans autorisation des œuvres (musiques, films, séries et des jeux vidéo), a été condamné par le tribunal correctionnel de Châlons-en- Champagne (Marne) à un an de prison dont huit mois ferme et à indemniser les parties civiles à hauteur de 5 millions d’euros.
• En Janvier 2017, cinq personnes qui proposaient aux particuliers, via des sites de vente en ligne entre 2008 et 2010, des systèmes d’exploitation Windows XP hors licence ont été condamnées par le tribunal correctionnel de Bayonne (Pyrénées-Atlantiques) à des peines d’emprisonnement allant de douze à dix-huit mois de prison avec sursis et à payer à Microsoft 4,6 millions d’euros.

Il apparaît donc clairement, qu’en cas de piraterie, le juge sanctionne la faute commise vis-à-vis du titulaire des droits piratés et ordonne la réparation du préjudice subi. Cependant, il s’agit souvent d’une victoire « sur le papier » – voire à la Pyrrhus tant
les pertes du vainqueur peuvent être élevées – dès lors qu’il est rare que ces condamnations pécuniaires soient effectivement recouvrées, et ce pour de nombreuses raisons : soit parce que l’on est en présence d’un pirate qui a externalisé son patrimoine, soit parce qu’il était prodigue (comprenez qu’il a tout dépensé), ou soit encore qu’il a vendu les œuvres d’autrui à vil prix. Dans ces conditions, l’essentiel des efforts ne devrait-il pas porter sur la prévention des actes de piraterie ? Ce serait donc au législateur d’intervenir en amont pour donner les outils nécessaires aux titulaires des droits pour prévenir le piratage plutôt que de confier au juge le soin de le réprimer.

Dans le domaine des droits piratés, les droits sportifs sont fortement convoités. Cela crée un préjudice important au titulaire des droits sportifs et entraîne un cercle vicieux dans l’économie du sport : la piraterie provoque une baisse des revenus, qui entraîne une baisse des ressources, laquelle se traduit par une baisse de la qualité de la compétition, etc.

Procédures inadaptées aux diffusions live
Conscients de ces difficultés, des sénateurs ont tenté d’endiguer la piraterie en amont dans une proposition de loi visant à préserver l’éthique du sport, à renforcer la régulation et la transparence du sport professionnel et à améliorer la compétitivité des clubs (2). A cette occasion, un amendement avait été adopté, en octobre 2016 en première lecture, afin que les acteurs du numérique et les titulaires de droits sportifs « établissent par voie d’accord professionnel les dispositions permettant de lutter contre la promotion, l’accès et la mise à la disposition au public en ligne, sans droit ni autorisation, de contenus sportifs sur Internet, ainsi que les bonnes pratiques y
afférant » (3). Cette démarche était inspirée par un souci pratique. Les procédures de lutte contre la piraterie – mises en demeure, référés, requêtes ; etc. – ne sont pas adaptées à la diffusion d’événements sportifs en direct. Malheureusement, au cours de la navette avec l’Assemblée nationale, cette obligation de conclure a été transformée en possibilité de conclure.

Contre le piratage, mais pas de filtrage
La version actuelle du texte, modifiée par les députés et transmise au Sénat le 12 janvier dernier pour une deuxième lecture à partir du 15 février prochain (4), prévoit que les parties concernées « peuvent conclure un ou plusieurs accords relatifs aux mesures et bonnes pratiques qu’ils s’engagent à mettre en oeuvre en vue de lutter contre la promotion, l’accès et la mise à la disposition au public en ligne, sans droit ni autorisation, de contenus audiovisuels dont les droits d’exploitation ont fait l’objet d’une cession par une fédération, une ligue professionnelle, une société sportive ou un organisateur de compétitions ou manifestations sportives ». Dans son rapport fait au nom de la commission des Affaires culturelles et de l’Education de l’Assemblée nationale, déposé le 6 décembre 2016 (5), la députée Jeanine Dubié, précise que
« l’accord ne saurait prévoir des mesures de filtrage, de retrait ou de déréférencement sans méconnaître les dispositions des articles 12.3, 13.2 et 14.3 de la directive 2000/31 [dite « Commerce électronique », ndlr (6)] qui réserve à une juridiction ou à une autorité administrative lorsqu’il s’agit “d’exiger du prestataire qu’il mette un terme à une violation ou qu’il prévienne une violation”. L’article 6.I.8 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique du 21 juin 2004 a transposé la directive en confiant cette compétence à l’autorité judiciaire » (7).
Selon cet article 6.I.8 de la loi LCEN (8), l’autorité judiciaire peut prescrire – en référé ou sur requête, à tous prestataires techniques – toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne. Si la remarque de la députée est fondée en droit, elle ne l’est pas en fait. En pratique, pour un match de football de 90 minutes, qui est piraté en direct sur Internet, l’outil juridique du référé ou de la requête n’est pas adapté pour faire cesser l’infraction, surtout lorsque le site pirate se trouve à l’étranger ou qu’il n’indique pas où se trouve son siège social, et ce en infraction avec la législation française (9). La députée avance une autre raison : l’accord « ne peut pas non plus prévoir de ‘’dispositifs techniques de reconnaissance’’ dans la mesure où l’article 12 de la directive [« Commerce électronique »], transposé par l’article L. 32-3-3 du code des postes et des communications électroniques, protège la neutralité du fournisseur d’accès quant aux contenus diffusés. De même, un tel dispositif serait contraire à l’article 15 de cette directive dont la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a déduit l’interdiction de toute obligation générale de surveillance pour les fournisseurs d’accès ou d’hébergement » (10). Alors que cet accord avait été proposé par des sénateurs pour lutter contre la diffusion illicite de contenus sportifs, « en conformité avec le droit communautaire et notamment la directive [« Commerce électronique »]», les députés l’ont rendu optionnel … pour se conformer avec ladite directive. A ce stade, la victime du pirate se sent un peu démunie. La solution judicaire n’est pas assez souple pour prévenir un acte de piraterie et le législateur prétend que seul le juge est compétent… S’il y a effectivement un obstacle, il n’est pas insurmontable. L’essor du numérique et les espoirs économiques mis dans ce nouveau marché nécessitent un nouvel arbitrage.
Oui, l’intervention du juge est nécessaire, mais, outre le fait qu’une procédure est longue et coûteuse, nous arrivons dans une situation paradoxale où la nécessaire intervention du juge judiciaire permet, de fait, la réalisation du dommage et l’impunité momentanée du pirate. Sans remettre en cause les grands équilibres des textes européens, ne conviendrait-il pas de créer un régime dérogatoire pour la diffusion en direct des événements (comme les compétitions sportives) ou pour les œuvres (comme un film) qui viennent d’être communiqués au public (et ce, par exemple, pendant un délai d’un mois à compter de la première diffusion sur le territoire) ?

Créer un système de requête en ligne
Pour cette catégorie de droits uniquement, il pourrait être demandé à un juge, par un système à créer de requête en ligne (indiquant que X certifie être titulaire des droits, que Y exploite les droits sans autorisation) de rendre, par retour, une ordonnance provisoire enjoignant aux prestataires Internet basés en France de rendre tel URL inaccessible pendant un certain délai. Toujours pour cette catégorie de droits, il pourrait aussi être prévu par la loi que les titulaires de droits puissent imposer, à leurs risques et périls, aux prestataires techniques de prendre des mesures d’exclusion des pirates, sauf à répondre devant le juge judiciaire de l’abus de telles demandes.
Plutôt que de poursuivre – en vain – des pirates, surtout lors de diffusions en direct ou pour les nouvelles diffusions, il faut donc inventer un arsenal juridique préventif. @

* Auteur du livre « Numérique : de la révolution
au naufrage ? », paru en 2016 chez Fauves Editions