Les géants de l’Internet sont pris en étaux entre Margrethe Vestager et Lina Khan : le démantèlement ?

La Danoise Margrethe Vestager est vice-présidente exécutive de la Commission européenne, chargée de la concurrence ; L’Américaine Lina Khan est présidente de la Federal Trade Commission (FTC). Ces deux femmes de l' »antitrust », de part et d’autre de l’Atlantique, sont les bêtes noires des GAFAM.

Elles sont redoutées par les Big Tech en général et par les GAFAM en particulier. Les abus de positions dominantes de ces géants du numérique, devenus des conglomérats de l’Internet à force d’effets de réseaux et d’acquisitions de concurrents potentiels, sont plus que jamais dans leur collimateur. Margrethe Vestager (photo de gauche) et Lina Khan (photo de droite) – respectivement vice-présidente exécutive chargée depuis novembre 2014 de la politique de concurrence à la Commission européenne, et présidente depuis septembre 2021 de la Federal Trade Commission (FTC) – leur mènent la vie (numérique) dure. Derniers faits d’armes de ces deux autorités « antitrust » : la Danoise a annoncé le 14 juin que la Commission européenne venait d’adresser à Google des griefs l’accusant de pratiques abusives sur le marché de la publicité en ligne ; l’Américaine a demandé le 12 juin devant un tribunal fédéral de San Francisco de suspendre l’acquisition de l’éditeur de jeux vidéo Activision Blizzard par Microsoft, opération à laquelle s’oppose la FTC qui a fixé une audition le 2 août prochain. Vis-à-vis des très grands acteurs du numérique, les deux grandes gendarmes de la concurrence n’hésitent pas aussi à agiter le spectre du démantèlement, qui est au marché ce que l’arme nucléaire est à la guerre. La FTC et la Commission européenne ont en outre déjà sorti le carton rouge et infligé des amendes aux contrevenants.

Deux gendarmes antitrust face aux GAFAM
Le démantèlement, Margrethe Vestager l’a encore évoqué explicitement le 14 juin mais sans utiliser le terme : « La Commission européenne estime donc à titre préliminaire que seule la cession [divestment] obligatoire, par Google, d’une partie de ses services permettrait d’écarter ses préoccupations en matière de concurrence ». Dans cette affaire d’abus de position dominante de Google sur le marché de la publicité en ligne, où l’Autorité de la concurrence en France a fortement contribué à l’enquête européenne (1), il est reproché à la firme de Mountain View de « favoriser ses propres services de technologies d’affichage publicitaire en ligne au détriment de prestataires de services de technologie publicitaire, d’annonceurs et d’éditeurs en ligne concurrents ». Et ce, « depuis 2014 au moins ». Le numéro un des moteurs de recherche (avec Google Search), des plateformes de partage vidéo (avec YouTube) ou encore des systèmes d’exploitation pour mobile (avec Android) est accusé par la Commission européenne de favoriser son ad-exchange AdX (DoubleClick Ad Exchange), bourse d’annonces publicitaires qui permet aux éditeurs et aux annonceurs de se rencontrer en temps réel, généralement dans le cadre d’enchères, pour acheter et vendre des publicités d’affichage.

Scinder Google, Meta, Amazon ou Microsoft ?
Les deux outils de Google d’achat de publicités, que son « Google Ads » (ex-Google Adwords) et « Display & Video 360 » (DV360), ainsi que le serveur publicitaire des éditeurs « DoubleClick For Publishers » (DFP), favorisent tous les trois AdX. « Si [à l’issu de son enquête en cours, ndlr] la Commission européenne conclut que Google a agi de façon illégale, il pourrait exiger qu’elle se départisse [divest] d’une partie de ses services. Par exemple, Google pourrait se départir de ses outils de vente, DFP et AdX. Ainsi, nous mettrions fin aux conflits d’intérêts », a prévenu Margrethe Vestager (2). Ce n’est pas la première fois que l’Union européenne agite le spectre du démantèlement Google. Le 27 novembre 2014, il y a près de dix ans, les eurodéputés avait adopté une résolution non contraignante appelant à la scission de la filiale d’Alphabet afin de « séparer les moteurs de recherche des autres services commerciaux » pour préserver la concurrence dans ce domaine (3). En France, l’Arcep y était favorable (4). Rappelons qu’en moins d’un an (juin 2017-mars 2019), Google a écopé de trois sanctions financières infligées par la Commission européenne pour un total de 8,25 milliards d’euros pour « pratiques concurrentielles illégales » (5).
Aux Etats-Unis, pays des GAFAM, la question du démantèlement se pose depuis quelques années, bien avant l’arrivée de Lina Khan à la tête de la FTC qui n’écarte pas cette éventualité (6). Son prédécesseur, Joseph Simons, avait même fait le mea culpa de la FTC : « Nous avons fait une erreur », avait-il confessé dans un entretien à l’agence de presse Bloomberg (7) le 13 août 2019 en faisant référence à deux acquisitions de Facebook approuvées par la FTC : Instagram en 2012 pour 1 milliard de dollars et la messagerie instantanée WhatsApp en 2014 pour 19 milliards de dollars (sans parler d’Oculus VR racheté la même année pour 2 milliards de dollars). De son côté, Google obtenait le feu vert pour s’emparer de YouTube en 2006 pour 1,65 milliard de dollars, de DoubleClick en 2007 pour 3,1 milliards de dollars, et de l’application de navigation Waze en 2013 pour près de 1 milliard de dollars. « Ce n’est pas idéal parce que c’est très compliqué [de démanteler]. Mais s’il le faut, il faut le faire », avait estimé l’ancien président de la FTC. Sa successeure, Lina Khan, dont le mandat de trois s’achève en septembre 2024, est sur la même longueur d’ondes, elle qui a forgé tout sa doctrine anti-monopole sur le cas d’Amazon. N’a-t-elle pas publié en 2017 dans le Yale Law Journal un article intitulé « Paradoxe anti-monopole d’Amazon » (8) ? Avant de prendre la présidence de la FTC, elle avait travaillé à la sous-commission antitrust à la Chambre des représentants des EtatsUnis. Cette « subcommittee on antitrust » bipartisane avait publié en octobre un rapport de 451 pages intitulé « Investigation of competition in the Digital markets » (9) recommandant au Congrès américain de légiférer pour casser les monopoles numériques – quitte à en passer par leur « séparation structurelle » ou spin-off (10). En janvier dernier, le département de la Justice américain (DoJ) a entamé des poursuites antitrust contre Google sur le terrain de la publicité en ligne (11). Bien sûr, la filiale d’Alphabet n’est pas le seul géant du Net à faire l’objet de contentieux avec la Commission européenne et la FTC. Apple est aussi dans le collimateur de Margrethe Vestager, notamment sur les pratiques de la pomme sur son App Store à la suite d’une plainte de du géant de la musique en streaming Spotify qui s’estime victime d’une concurrence déloyale au profit d’Apple Music. La Commission européenne a ajusté le 28 février dernier ses griefs (12). L’an dernier, elle avait ouvert une autre enquête portant cette fois sur Apple Pay pour « abus de position dominante » sur le paiement mobile et le paiement sans contact (NFC) à partir des terminaux iOS (13).
De son côté, le groupe Meta Platforms – maison mère de Facebook, Instagram et WhatsApp – s’est vu infliger le 12 mai 2023, pour infraction au règlement général sur la protection des données (RGPD), une amende record de 1,2 milliard de la part de la « Cnil » irlandaise (DPC) qui agissait au nom de la Commission européenne (14). Amazon, lui, l’a échappé belle en trouvant un accord en décembre 2022 avec Margrethe Vestager pour clore deux enquêtes. Le géant du e-commerce avait jusqu’à ce mois de juin 2023 pour se mettre en règle (15). Plus globalement, la Commission européenne a publié la liste des 19 « très grandes plateformes » (VLOP), qui, en Europe (16), seront soumises aux obligations renforcées du Digital Services Act (DSA). Les « contrôleurs d’accès » (gatekeepers) de type GAFAM ont, eux, jusqu’au 3 juillet prochain pour se déclarer auprès de la Commission européenne, laquelle les désignera d’ici le 6 septembre pour qu’ils se mettent en conformité avec Digital Markets Act (DMA) avant le 6 mars 2024.

Aux Etats-Unis, des acquisitions contestées
De l’autre côté de l’Atlantique, Lina Khan s’oppose aux projets de rachat d’Activision Blizzard par Microsoft (la FTC ayant saisi la justice pour bloquer l’opération), et de Within (contenu de réalité virtuelle) par Meta/Facebook. Elle a mis sous surveillance Amazon sur plusieurs fronts, infligeant notamment le 31 mai une amende au géant du ecommerce pour atteinte à la vie privé avec Alexa et Ring. Concernant le rachat des studios de cinéma MGM par Amazon, la FTC était divisée et n’a donc pas empêché cette opération au grand dam de Lina Khan. Apple est aussi accusé d’empêcher la réparation de ses iPhone. Ce que l’on sait moins, c’est que Margrethe Vestager et Lina Khan coopèrent étroitement sur de nombreux dossiers antitrust. @

Charles de Laubier

Believe, la petite major qui contenue de monter, se rapproche du 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires

Créé comme start-up sous le nom de Believe Digital en 2005, devenu licorne avant son introduction en Bourse en juin 2021, le groupe Believe perd encore de l’argent mais est en passe de devenir la quatrième major mondiale de la musique enregistrée. Sa croissance se fait en streaming et par acquisitions.

« Believe fait désormais partie des grands acteurs mondiaux de la musique numérique », se félicite son PDG fondateur Denis Ladegaillerie (photo), dans le document d’enregistrement universel 2022 publié le 21 avril dernier. Cela fera deux ans le 10 juin que la petite major qui monte a fait son entrée à la Bourse de Paris pour lever des fonds – d’un montant net total de 294,6 millions d’euros au lieu des 500 millions escomptés – afin de poursuivre sa stratégie d’acquisitions. C’est l’un de ses principaux moteurs de croissance pour proposer ses plateformes digitales de distribution, marketing et promotion au service des artistes et labels dans une cinquantaine de pays. Avec ses solutions automatisées (comme Tunecore) ou premium (comme Backstage), Believe leur permet des débouchés rémunérateurs sur les plateformes de streaming (Spotify, Apple Music, YouTube Premium, Amazon Music, Deezer, Tencent Music, …) et les réseaux sociaux (TikTok, Instagram, Facebook, Snap, …). Mais, depuis, l’action de Believe cote toujours en-dessous de son prix d’introduction de 19,5 euros, à 12,1 euros, et la valorisation de l’entreprise est à ce jour de seulement 1,1 milliard d’euros (au 25- 05-23). Il en sera question à l’assemblée générale des actionnaires prévue le 16 juin. Actionnaire à hauteur de 12,5 % du capital de Believe, Denis Ladegaillerie s’est engagé à conserver ses actions sur une durée de 3 ans à compter de l’introduction en bourse, à savoir jusqu’à juin 2024. Sous-évalué Believe ?

Des pertes mais bientôt le milliard d’euros de revenus
La croissance est pourtant bien là, portée par la musique numérique dans le monde. « Nous sommes convaincus que le marché de la musique connaît actuellement un changement de paradigme et qu’il est entré dans la décennie de l’artiste numérique », assure-t-il. La mini-major prend de l’ampleur au point de se rapprocher progressivement de la barre du 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires, avec 760,8 millions d’euros réalisés en 2022, en hausse de plus de 30 % sur un an. Believe a encore perdu de l’argent l’an dernier (25 millions d’euros). Malgré un contexte économique dégradé, l’entreprise a maintenu – lors de la présentation de ses résultats du premier trimestre le 27 avril dernier – ses prévisions de croissance organique (hors acquisitions) de 18 %. Ce qui amènerait la petite major qui monte à près de 898 millions d’euros de chiffre d’affaires. C’est encore loin des niveaux du « Big Three » que sont les majors Universal Music (10,3 milliards d’euros), Sony Music (9,3 milliards d’euros) et Warner Music (5,4 milliards d’euros), mais cela en prend le chemin (1).

Filiale russe Believe Digital OOO impactée
« Believe confirme son scénario de croissance pour l’année 2023, impliquant une augmentation et un déploiement plus vaste du streaming payant, des gains de parts de marché supplémentaires et un environnement plus difficile pour la monétisation du streaming financé par la publicité. Le passage du streaming financé par la publicité au streaming payant devrait également poursuivre son accélération sur tous les marchés », a exposé la direction de Believe, alors que la croissance du chiffre d’affaires au premier trimestre de cette année (22,2 % sur un an) la conforte dans ses prévisions. Dans son rapport annuel 2022, elle évoque tout de même « le niveau élevé d’incertitudes économiques notamment en raison de la crise ukrainienne et de l’inflation ». Car la société créée en 2005 par Denis Ladegaillerie est devenue depuis un groupe international où la France ne pèse plus que 16,9 % des revenus en 2022, l’Allemagne 14,9 %, le reste de l’Europe avec la Turquie et la Russie générant ensemble la plus grosse part (27,6 %), suivi de l’Asie, l’Océanie et l’Afrique (26,2 % à eux trois), l’Amérique du Nord et l’Amérique Sud (14,3 % à elles deux).
Malgré le conflit armé entre la Russie et l’Ukraine enclenché le 24 février 2022, Believe poursuit son activité en Russie via sa filiale Believe Digital OOO qui a accusé une perte de 5,8 millions d’euros en 2022 (2). « La guerre en Ukraine et ses répercussions sur l’environnement économique amènent le groupe à mettre sa politique de croissance externe en pause à partir de fin février. (…) Le poids de la Russie et de l’Ukraine dans son chiffre d’affaires a baissé par rapport à 2021 compte tenu d’une croissance beaucoup plus faible que dans les autres marchés du groupe, mais représentait encore 7,5 % du chiffre d’affaires en 2022, contre 8,9 % en 2021 », est-il précisé.
Believe compte 1.650 salariés présents dans plus d’une cinquantaine de pays, dont 643 en France. Cette internationalisation colle au marché « glocal » du streaming musical en pleine évolution grâce aux plateformes globales (de Spotify à Tencent Music en passant par YouTube, Apple Music, Amazon, Deezer ou encore Instagram et TikTok). C’est la filiale Believe International qui signe les contrats de licence avec ces plateformes. Et le groupe Believe basé rue Toulouse Lautrec à Paris entend poursuivre et accélérer cette dynamique par de la croissance externe. « Au cours des sept dernières années, le groupe a réalisé 23 acquisitions synergiques dans sept pays, allant des plateformes technologiques aux labels, et a dépensé 183 millions d’euros (hors trésorerie acquise) en acquisitions depuis 2018 », précise le dernier document boursier.
Pour rendre sa plateforme numérique indispensables aux artistes et labels, Believe s’était emparé en 2015 aux EtatsUnis de TuneCore (solutions automatisées pour les artistes), en France de Musicast (distributeur), et en 2020 en France de SoundsGood (outils marketing numériques pour artistes). Au point que de nombreux musiciens sont tentés de s’affranchir des maisons de disques (self-releasing) pour proposer directement sur les plateformes leurs titres (3). Parallèlement, la mini-major a rajouté des labels et des distributeurs à sa partition, parmi lesquels : en 2018, l’acquisition en Allemagne de Nuclear Blast (label de métal), de Groove Attack (distributeur) et la participation dans Tôt ou Tard (label français) ; en 2019, les acquisitions en Inde d’Entco Music (production de spectacles), de Canvas (services aux artistes), de Venus Music Private (rebaptisé Ishtar) ; en 2020, la participation majoritaire au capital du label DMC en Turquie ; en 2021, l’acquisition en France de 25 % du capital, avec option d’achat du solde dans quelques années, de Play Two (label indépendant et filiale du groupe TF1). La même année, il y a eu une prise de participation minoritaire aux Philippines dans le label Viva Music and Artists Group, l’acquisition en Inde de SPI Think Music, ainsi qu’une participation de 51 % dans le label Jo&Co en France. En 2022, Believe a conclu en Allemagne un partenariat avec le label Madizin et a pris une participation en France dans Morning Glory, société du DJ Belleck.
Et fin mars 2023, le groupe a racheté la société britannique d’édition musicale Sentric (gestion des droits numériques de 400 000 auteurs-compositeurs et artistes auto-distribués pour 4 millions de chansons), dont 23 % des abonnés de TuneCore en bénéficient déjà. « L’acquisition de Sentric est pour Believe une première étape dans le déploiement d’une offre d’édition musicale globale et complète », s’est félicité Denis Ladegaillerie en annonçant cette opération le 30 mars dernier (4).

Denis Ladegaillerie, un ex-Vivendi Universal
Que de chemin parcouru depuis l’acquisition du label français Naïve en 2016 (5). Après avoir commencé sa carrière en 1998 à New York en tant qu’avocat d’affaires au sein d’un cabinet international, Denis Ladegaillerie a fait ses premières armes chez Vivendi Universal (de Jean-Marie Messier) qu’il avait rejoint en 2000 en tant qu’analyste avant d’en devenir à New-York directeur stratégique et financier des activités numériques jusqu’en 2004. @

Charles de Laubier

Au coeur de l’enquête « Microsoft-Activision » de la Commission européenne, il y a le géant Sony

En ouvrant le 8 novembre une « enquête approfondie » sur le projet d’acquisition d’Activision Blizzard par Microsoft, la Commission européenne ne mentionne pas Sony qui domine encore le marché mondial du jeu vidéo avec sa console PlayStation. Comment le japonais a convaincu Bruxelles d’agir.

(Comme concession, Microsoft a proposé à Bruxelles d’accorder une licence « Call of Duty » de 10 ans à Sony pour sa PlayStation, selon Reuters le 28 novembre)

« La Commission européenne craint qu’en acquérant Activision Blizzard, Microsoft puisse verrouiller l’accès aux jeux vidéo d’Activision Blizzard pour consoles et ordinateurs personnels [afin d’être proposés en exclusivité sur les seules console Xbox de Microsoft, ndlr], notamment à des jeux emblématiques et rencontrant un énorme succès (jeux de type «AAA») tels que “Call of Duty” », a-t-elle fait savoir le 8 novembre pour justifier l’ouverture d’une enquête approfondie sur le projet de rachat de l’éditeur de jeux vidéo Activision Blizzard (1), dont la célèbre licence « Call of Duty » (2).

Jim Ryan s’est rendu à Bruxelles le 8 septembre
Si la Commission européenne et sa vice-présidente exécutive chargée de la politique de concurrence, Margrethe Vestager, ne mentionnent aucunement Sony dans leur annonce, le géant japonais est considéré comme l’instigateur de cette enquête approfondie. Dès le 20 janvier 2022, soit deux jours après l’annonce par Microsoft de son projet de méga-acquisition d’Activision Blizzard pour 68,7 milliards de dollars, un porte-parole de Sony s’était exprimé pour la première fois sur cette opération envisagée : « Nous nous attendons à ce que Microsoft respecte les accords contractuels et continue de veiller à ce que les jeux Activision soient multiplateformes », avait-il déclaré dans un entretien au Wall Street Journal (3).
Le groupe nippon tient à ce que tous les jeux d’Activision Blizzard demeurent disponibles sur les plateformes de jeux vidéo non-Microsoft si la méga-acquisition devait être autorisée. Autrement dit, la console PlayStation de Sony doit pouvoir continuer à proposer notamment « Call of Duty », ce jeu de tir à la première personne (4) qui relève de la catégorie « AAA » des jeux vidéo à gros budget. Six mois après l’annonce qui n’a cessé depuis de faire des vagues dans le monde des jeux vidéo, Jim Ryan (photo de droite), PDG de Sony Interactive Entertainment (SIE) depuis avril 2019 en charge notamment de l’activité PlayStation (5), se serait rendu lui-même à Bruxelles le 8 septembre dernier – soit avant que le deal « Microsoft-Activision » ne soit formellement notifié à la Commission européenne le 30 septembre – pour faire part officiellement de ses inquiétudes sur les conséquences de ce rachat s’il devait aboutir. C’est ce qu’avait révélé Dealreporter, site d’information spécialisé dans les fusions et acquisitions (M&A). Jim Ryan a dénoncé la position dominante potentielle d’une fusion « Microsoft-Activision » au seul profit de l’écosystème de la Xbox. « Les effets réseau sont tels que si Microsoft devait bloquer l’accès à “Call of Duty” sur la PlayStation, des millions d’utilisateurs migreraient alors vers la Xbox. Il y a risque de forclusion », a expliqué en substance le PDG de SIE à Bruxelles, en appuyant ses dires par des études économiques. Et il a déclaré que la proposition de Microsoft de garder « Call of Duty » pendant encore trois ans – voire cinq ans – sur PlayStation était « inadéquate à plusieurs niveaux », estimant que la proposition de la firme de Redmond « sape ce principe » qui consiste pour Sony à « garantir que les joueurs PlayStation continueront à avoir la plus haute qualité avec “Call of Duty” » (6). Google serait lui aussi préoccupé par le rachat d’Activision Blizzard par Microsoft.
Alors que l’autorité de la concurrence britannique – la CMA (7) – s’est aussi emparée de ce dossier brûlant pour rendre son verdict d’ici le 1er mars 2023, la Commission européenne s’est donnée jusqu’au 23 mars pour prendre sa décision. En attendant, Sony continue de dominer le marché mondial des consoles de jeux vidéo assorties de leurs plateformes en ligne, loin devant Microsoft et Nintendo. En présentant le 1er novembre dernier ses résultats sur le second trimestre de son année fiscale se terminant le 31 mars 2023, Hiroki Totoki, le directeur financier de la firme nipponne, a rehaussé ses prévisions de ventes de la console PlayStation 5 (PS5) de 18 millions à 23 millions d’unité sur l’exercice en cours 2022/2023. En revanche, la prévision de la rentabilité annuelle de son activité jeux vidéo a été revue à la baisse en raison des craintes de récession économique mondiale qui pourrait réduire le pouvoir d’achat des consommateurs.

La bataille entre PS Plus et XG Pass
La déception de Sony vient de sa plateforme de jeux en streaming par abonnement PlayStation Plus (PS Plus) qui, alors qu’elle a été refondue l’été dernier, se veut la rivale de Xbox Game Pass (XG Pass) pour jouer sur console, ordinateur ou dans le cloud. Le japonais a vu le nombre de ses abonnés PS Plus décliner à 45,4 millions, perdant près de 2 millions d’abonnés sur son second trimestre se terminant fin septembre (par rapport à la fin juin). « Nous constatons que cette diminution résulte d’une plus grande baisse que prévu dans l’engagement des utilisateurs de PlayStation 4 », a expliqué le groupe de Tokyo (Minato). @

Charles de Laubier

Bertelsmann avait prévenu : l’échec « TF1-M6 » aura un impact sur tout l’audiovisuel en Europe

Le projet de « fusion » entre TF1 et M6 a fait couler beaucoup d’encre depuis seize mois. L’annonce le 16 septembre 2022 de son abandon laisse le groupe allemand Bertelsmann (maison mère de RTL Group, contrôlant M6) sur un gros échec face aux Netflix, Amazon Prime Video et autres Disney+.

La discrète famille milliardaire Mohn, propriétaire de Bertelsmann, doit s’en mordre les doigts. Son homme de confiance, Thomas Rabe (photo), PDG du premier groupe de médias européen et directeur général de sa filiale RTL Group (elle-même contrôlant M6 en France), avait pourtant mis en garde les autorités antitrust françaises : si elles ne donnaient pas leur feu vert à la vente de M6 (alias Métropole Télévision) à TF1 (groupe Bouygues), cela aurait un « un impact profond sur le secteur audiovisuel en Europe ». En insistant : « J’espère que les décideurs en sont conscients ».

RTL Group perd une bataille devant Netflix
Thomas Rabe s’exprimait ainsi dans une interview au Financial Times, publiée le 31 août dernier. « Si les autorités décident de s’opposer à cette combinaison [TF1-M6],c’est une occasion perdue, non seulement pour cette année mais pour le long terme », prévenait-il. Soit quinze jours avant l’abandon du projet en raison des exigences de l’Autorité de la concurrence (cession soit de la chaîne TF1, soit de la chaîne M6 pour que l’opération soit acceptable). Thomas Rabe estimait qu’un échec du projet ne laisserait rien présager de bon en Europe : « Si cet accord ne passe pas en France, il sera très difficile pour un accord similaire de passer en Allemagne et dans d’autres pays ».
Or Bertelsmann prévoit justement en Allemagne de fusionner ses télévisions avec le groupe de chaînes payantes et gratuites ProSiebenSat.1 Media (1). Cela reviendra pour la famille Mohn à racheter ProSiebenSat.1, le rival allemand de RTL Group. Et aux Pays-Bas, RTL Nederland a annoncé il y a un an qu’il va absorber les activités audiovisuelles et multimédias de Talpa Network, le groupe néerlandais fondé par John de Mol. Parallèlement, afin de se recentrer sur « la création de champions média nationaux », Bertelsmann a vendu RTL Belgium aux groupes DPG Media et Rossel, et RTL Croatia au groupe CME du magnat des médias Ronald Lauder (2). Comme avec TF1 en France et ProSiebenSat.1 en Allemagne, l’objectif de la fusion avec Talpa Network aux Pays- Bas est le même : répliquer en Europe à l’offensive des plateformes numériques mondiales américaines, que sont Netflix, Amazon Prime Video, Disney+ ou encore Apple TV+, en créant localement des groupes « cross-media » de taille capables d’investir dans les technologies et la créativité – en particulier dans des contenus premiums pour rivaliser avec les productions originales des GAFAN. Et à l’heure où Netflix, Amazon/Freevee (3) et Disney+ s’ouvrent à la publicité audiovisuelle, ces consolidations sur le marché européen de la télévision traditionnelle visent à résister avec des écrans publicitaires attractifs. Les éditeurs de télé redoutent en plus que l’audience des plateformes de SVOD soit certifiée et comparée avec celle de leurs chaînes (4). Dans leur communiqué commun du 16 septembre annonçant l’abandon du projet de fusion, RTL Group et Bouygues (maison mère de TF1 acquéreur de M6) sont amères : « Les parties regrettent que l’Autorité de la concurrence n’ait pas tenu compte de la rapidité et de l’ampleur des changements qui ont touché le secteur de l’audiovisuel française. Ils continuent de croire fermement qu’une fusion des groupes TF1 et M6 aurait fourni une réponse appropriée aux défis découlant de la concurrence accrue des plateformes internationales » (5). Le groupe de Martin Bouygues renonce ainsi à un ensemble de plus de 3,4milliards d’euros de chiffre d’affaires, qui aurait constitué le quatrième acteur de l’audiovisuel européen.
De son côté, Bertelsmann a aussitôt relancé le processus de cession de M6. Les candidats au rachat de M6 – dont l’autorisation de diffusion en France arrivera à échéance le 5 mai 2023 – avaient jusqu’au jeudi 29 septembre pour déposer leurs offres fermes (6). Et Bertelsmann n’aura que l’embarras du choix mais le groupe allemand doit aller vite au regard de cette échéance devant l’Arcom. Il y a trois favoris au rachat de M6 : Daniel Kretínsky (CMI) ; Stéphane Courbit (FL Entertainment (7)) avec Rodolphe Saadé (CMA CGM) et Marc Ladreit de Lacharrière (Fimalac) ; Xavier Niel avec l’italien MediaForEurope. Et d’autres potentiels candidats : Vivendi, Altice, NRJ, …

En France, l’Arcom et l’Arcep divergeaient
Quant à l’Arcom et à l’Arcep, ils ont rendu public le 21 septembre leur avis respectif sur le projet de rachat de M6 par TF1 – avis remis cinq mois plus tôt à l’Autorité de la concurrence. L’Arcom a émis des réserves en raison « des effets notables (…) sur les marchés publicitaires, de l’édition et de la distribution, ainsi que (…) de l’acquisition de programmes », tout en prenant en compte des mouvements de concentration en Europe face aux plateformes de streaming (8). L’Arcep, elle, y était défavorable, craignant « des risques sur le marché de la fourniture d’accès à Internet, au détriment des utilisateurs » (9), mais sans parler de ce qui se passe en Europe. @

Charles de Laubier

Jeux vidéo : pour le champion français Ubisoft, la souveraineté numérique passe par le chinois Tencent

A l’heure où le gouvernement français et l’Europe ne jurent que par la souveraineté – notamment numérique – depuis la crise sanitaire et la guerre en Ukraine, les frères Guillemot, eux, ouvrent un peu plus le capital de leur groupe Ubisoft au géant chinois Tencent. La firme de Shenzhen achètera-t-elle la major française du jeux vidéo en 2030 ?

Bruno Le Maire, ministre de l’Economie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, n’a rien trouvé à redire au fait que le géant tentaculaire chinois Tencent ait augmenté son emprise sur la pépite française du jeu vidéo Ubisoft. A croire que la souveraineté numérique ne concerne en rien le 10e Art. La firme de Shenzhen détenait depuis mars 2018 une participation de 5 % dans le capital du groupe des « Guillemot Brothers », où il est entré en tant qu’ « actionnaire de long terme » mais en promettant de ne pas aller au-delà de ces 5 % avant 2023.
Cette sinophilie s’est renforcée avec le feu vert donné à Tencent par le conseil d’administration d’Ubisoft d’augmenter – d’ici l’an prochain – sa participation directe (4,5 % suite à dilution) dans le groupe français à quasiment 10 % (précisément 9,9 %). Mais « Tencent ne pourra augmenter sa participation dans Ubisoft au-delà de 9,99 % du capital et des droits de vote d’Ubisoft avant 8 ans », précise cependant le groupe breton (1). Autrement dit, à partir de 2030, la famille Guillemot pourrait – si elle en décidait ainsi – vendre son entreprise créée il y a 36 ans au chinois Tencent. Le champion français du jeu vidéo, coté en Bourse depuis 1996 et valorisé aujourd’hui plus de 4,3 milliards d’euros (au 15-09-22), tomberait alors dans l’escarcelle du premier conglomérat multimédia de l’Empire du Milieu (Tencent pesant 86,8 milliards de chiffre d’affaires en 2021, contre 2,1 milliards pour Ubisoft).

Tencent, futur acquéreur d’Ubisoft en 2030 ?
A moins que la famille Guillemot ne cède entre 2022 et 2030 Ubisoft à un autre prétendant, sans avoir besoin de l’accord du chinois. « Nous sommes ravis d’étendre notre engagement avec les fondateurs, la famille Guillemot, Ubisoft continuant de développer des expériences de jeu immersives, et de porter sur mobile plusieurs des franchises AAA les plus connues d’Ubisoft », a déclaré enthousiaste le Chinois Martin Lau (photo), alias Lau Chi Ping, président de Tencent Holdings Limited. La maison mère de ce géant est cotée à Hong-Kong (367,4 milliards d’euros de capitalisation au 15-09-22) et enregistrée aux Iles Caïmans (l’un des plus célèbres paradis fiscaux). Cette emprise chinoise sur l’une des plus grandes réussites françaises qu’est Ubisoft illustre les limites de la « souveraineté industrielle et numérique » de la France face à la mondialisation des capitaux en général et à la concurrence planétaire des industries culturelles en particulier.

Les Guillemot dans l’œil du cyclone
Pourtant, pas plus tard qu’au premier jour de l’été dernier, pour inaugurer l’Assemblée numérique (2) qui était organisée par la Commission européenne et la présidence française de l’Union européenne, Bruno Le Maire, ministre de la Souveraineté, avait prévenu : « Il ne peut pas y avoir de souveraineté numérique sans entreprises de technologie européennes, puissantes de rang mondial ». Cela suppose, avait-il poursuivi, de « financer la croissance de [ces] entreprises ». En l’occurrence, la major française du jeu vidéo Ubisoft n’aurait-elle pas pu par exemple bénéficier du plan « Scale-up Europe » (3) qu’Emmanuel Macron a lancé en mars 2021 en lien avec la Commission européenne et les autres Etats membres ?
Edition Multimédi@ n’a pas eu de réponse de Bercy à ce sujet. Quoi qu’il en soit, le PDG d’Ubisoft Yves Guillemot n’exclut pas de vendre un jour le groupe familial. « S’il y avait une offre d’achat, le conseil d’administration l’examinerait bien sûr dans l’intérêt de tous les intervenants », avait-il déclaré lors d’une conférence téléphonique avec des analyses le 17 février dernier (4). Ce n’est pas la première fois qu’Ubisoft suscite l’intérêt d’acheteurs potentiels : à partir de 2015, Vivendi – qui s’était délesté d’Activision Blizzard deux ans plus tôt – avait lancé une OPA hostile sur l’éditeur de « Assassin’s Creed », « Les Lapins Crétins » ou encore « Tom Clancy’s », ainsi que sur l’autre éditeur vidéoludique de la famille, Gameloft. Si le groupe de Vincent Bolloré – Breton comme les Guillemot – a réussi son OPA sur Gameloft en 2016, il a dû renoncer en 2017 à Ubisoft face à la résistance des « Guillemot Brothers » (5). Dans la foulée, le chinois faisait son entrée au capital de l’éditeur français de jeux vidéo, en tant qu’actionnaire minoritaire mais « de long terme » (6) Avec sa filiale Tencent Games qui dépend de sa holding Tencent Interactive Entertainment, la firme de Shenzhen est numéro un en Chine dans les jeux vidéo – notamment avec sa marque QQ qui est au gaming (7) et à la musique (8) ce que son autre marque amirale WeChat est aux réseaux sociaux. Mais l’Empire du Milieu ne lui suffit pas ; ses pions avancent en Occident. Tencent est déjà pleinement propriétaire depuis 2015 de Riot Games, l’éditeur américain de « League of Legends » (9). Le chinois du divertissement contrôle aussi le finlandais Supercell depuis 2019 et détient 40 % d’Epic Games (« Fortnite »), 5 % d’Activision Blizzard, et 5% du suédois Paradox Interactive (10). Tencent fait tout pour se renforcer dans Ubisoft, au point d’être perçu par certains comme le candidat « naturel » à la reprise du français le moment venu, n’en déplaise aux tenants de la souveraineté industrielle et numérique. Pour l’heure, dans leur communication du 6 septembre, le groupe des cinq frères Guillemot (11) présente implicitement l’investisseur chinois comme un cheval blanc venu les protéger contre toute OPA hostile. Et ce, au moment où le marché mondial du jeu vidéo est en pleine consolidation : Microsoft attend les feux verts des autorités antitrust pour finaliser d’ici 2023 la méga-acquisition d’Activision Blizzard annoncée en janvier pour 68,7 milliards de dollars (12). En 2021, la firme de Redmond s’était emparée de ZeniMax Media, la maison mère de Bethesda Softworks (13) et d’autres studios de jeux vidéo, pour 7,5 milliards de dollars. Cette année, Take-Two interactive a jeté son dévolu sur Zynga (14) pour 11 milliards de dollars, Sony sur Bungie pour 3,6 milliards de dollars. Tencent, qui dispose avec Ubisoft d’une cible de choix, est présenté par les Guillemot comme un bouclier contre les autres prétendants.
Outre sa future participation directe de 9,99 % dans Ubisoft, le chinois a été invité au capital de la holding familiale basée à Londres, Guillemot Brothers Limited (« GB Ltd »), et d’y agir « de concert » avec « Le Club des cinq » frères. « L’élargissement du concert avec Tencent renforce l’ancrage de l’actionnariat de référence d’Ubisoft autour de ses fondateurs et lui offre une stabilité essentielle pour son développement à long terme » a assuré Yves Guillemot. Ainsi la firme de Shenzhen prend – dès maintenant cette fois – une participation de 49,9 % du capital de GB Ltd, que préside son frère Christian Guillemot, et 5% des droits de vote, moyennant 300 millions d’euros (15). De plus, Tencent accorde à GB Ltd « un prêt long terme » pour permettre à cette holding de « refinancer sa dette » et de lui apporter des « ressources financières supplémentaires utilisables pour monter au capital d’Ubisoft ». A l’issue de cette opération financière sino-française, la famille Guillemot détiendra 15,4 % du capital du groupe Ubisoft Entertainment (contre 15,8 % auparavant) avec 20,8 % des droits de vote (contre 22,1 %). Ubisoft a chuté en Bourse ; le titre ne serait plus « spéculatif ». Vraiment ?

Tenter de tenir à distance Tencent
Et pour assurer qu’ils sont encore maîtres chez eux, à défaut d’être « souverains », les frères bretons indiquent que « Guillemot Brothers Limited reste exclusivement contrôlée par la famille Guillemot. Tencent ne sera pas représentée au conseil d’administration et n’aura aucun droit d’approbation ou de véto opérationnel ». Tandis que « la gouvernance d’Ubisoft est préservée à l’identique et Tencent n’aura aucun droit de veto opérationnel » (16). Les Guillemot gardent encore la main, mais la souveraineté numérique d’Ubisoft prend des allures franco-chinoises. @

Charles de Laubier