PLF 2023 : rejet de trois amendements taxant à 1,5 % le streaming musical pour financer le CNM

L’UPFI la prône ; le Snep n’en veut pas ; des députés ont tenté de l’introduire avec trois amendements dans le projet de loi de finances 2023 : la taxe de 1,5 % sur le streaming musical en faveur du Centre national de la musique (CNM) a été rejetée le 6 octobre à l’Assemblée nationale.

Une taxe sur le streaming musical de 1,5% sur la valeur ajoutée générée par les plateformes de musique en ligne. Telle était la proposition faite par des députés situés au centre et à gauche de l’échiquier politique, dans le cadre du projet de loi de finances 2023. Mais avant même l’ouverture des débats en séance publique le 10 octobre à l’Assemblée nationale (et jusqu’au 4 novembre), la commission des finances réunie le 6 octobre, a rejeté les trois amendements – un du centre et deux de gauche, déposés respectivement les 29 et 30 septembre.

Budget 2023 du CNM : plus de 50 M€
La ministre de la Culture, Rima Abdul Malak (« RAM »), n’a-t-elle pas assuré que le budget du Centre national de la musique (CNM) pour en 2023 est « suffisamment solide » ? Le CNM sera doté l’année prochaine de plus de 50 millions d’euros, grâce à la taxe sur les spectacles de variétés qui, d’après le projet de loi de finances 2023 déposé fin septembre (1), rapportera l’an prochain 25,7 millions d’euros (contre 35 millions en 2019, soit avant la pandémie). S’y ajouteront un financement garanti par l’Etat à hauteur de 26 millions d’euros et une contribution des sociétés de gestion collective (2) de quelque 1,5 million d’euros. Pour autant, la question de son financement se posera pour 2024 et les années suivantes.
Or la pérennité du budget de cet établissement public à caractère industriel et commercial – placé sous la tutelle du ministre de la Culture – n’est pas assuré. D’où le débat qui divise la filière musicale sur le financement dans la durée du CNM, aux missions multiples depuis sa création le 1er janvier 2020 (3) – et présidé depuis par Jean-Philippe Thiellay (photo). A défaut d’avoir obtenu gain de cause avec ses trois amendements, l’opposition compte maintenant sur le sénateur Julien Bargeton (majorité relative présidentielle) qui va être missionné par la Première ministre Elisabeth Borne et RAM pour trouver d’ici le printemps 2023 un financement pérenne au CNM. L’une des vocations de ce CNM est de soutenir la filière dans sa diversité, un peu comme le fait le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) pour la production cinématographique, audiovisuelle ou multimédia. Mais avec un budget plus de dix fois moins élevé que ce dernier, le CNM dispose d’une très faible marge de manœuvre. Une partie des professionnels du secteur demandent donc depuis plus de deux et demi qu’existe le CNM de mettre les plateformes de streaming de type Spotify, Deezer, Apple Music ou encore YouTube à contribution (4). « Il est institué une taxe sur les locations en France, y compris dans les départements d’Outre-Mer, de phonogrammes et de vidéomusiques destinés à l’usage privé du public dans le cadre d’une mise à disposition à la demande sur les réseaux en ligne », prévoyaient à l’unisson les trois amendements finalement écartés. Et ce, qu’il s’agisse d’« un service offrant l’accès à titre onéreux [comme Spotify] ou gratuit [comme YouTube] ».
Les députés signataires – de Charles de Courson (centre droit) (5) à Sandrine Rousseau (écologiste) (6), en passant par Karine Lebon (Nupes) (7) – s’étaient concertés pour que la taxe sur le streaming musical soit assise sur trois sources de prélèvement : sur le prix hors taxe payé par le public, sur les recettes publicitaires, et sur les revenus générés par des services proposant des contenus crées par des utilisateurs. Tous s’accordent pour établir le taux de cette taxe à 1,5 % du total. « Il s’agit donc de permettre au CNM de fonctionner “sur ses deux jambes”, en trouvant un équilibre entre financement privé et finan-cement public, mais également entre les deux volets de la filière musicale : spectacle et musique enregistrée », justifiaient les députés centristes Charles de Courson et Michel Castellani. A gauche (Nupes en tête), les signataires indiquent s’appuyer sur les travaux de l’Union des producteurs phonographiques français indépendants (UPFI). « Le rendement de cette taxe est estimé à 21 millions d’euros », précisentils. L’UPFI est à la SPPF (société de gestion collective des producteurs indépendants de musique) ce que le Syndicat national de l’édition phonographique (Snep) est à la SCPP (société de gestion collective notamment des majors Universal Music, Sony Music et Warner Music).

UPFI/SPPF versus Snep/SCPP
Si l’UPFI/SPPF milite pour cette taxe de 1,5 % avec cinq autres organisations professionnelles (8), le Snep/SCPP, lui, est vent debout contre ce « nouvel impôt sur le streaming » et estime les « estimations erronées » faites à partir de « son assiette supposée de 1,4 milliard d’euros » (9). Le duo des majors défend plutôt « une contribution des services vidéo gratuits [YouTube, Facebook, …] dont les acteurs ne rémunèrent pas aujourd’hui la musique à sa juste valeur ». @

Charles de Laubier

Et si les réseaux sociaux étaient régulés par l’intelligence collective de la seule société civile

« Nous sommes les réseaux sociaux » est un essai de Serge Abiteboul, un des sept membres du collège de l’Arcep, et de Jean Cattan, secrétaire général du Conseil national du numérique (CNNum). Ils prônent « une véritable régulation-supervision » des réseaux sociaux « opérée par la société ».

Paru le 7 septembre 2022 aux éditions Odile Jacob, le livre de Serge Abiteboul (photo de gauche) et de Jean Cattan (photo de droite) – intitulé « Nous sommes les réseaux sociaux » – propose un nouveau modèle de régulation des Facebook, Twitter et autres TikTok. « Entre la censure excessive et le laisser-faire, une autre voie est possible, plus démocratique, plus participative », assurent-ils. Au bout de 250 pages (1), ils lancent un appel : « Une véritable régulation supervision opérée par la société nous paraît souhaitable. Une telle initiative permettrait d’animer un débat citoyen pour choisir la modération que nous souhaitons ».

Les risques d’un Etat « modérateur »
« Oui à une régulation fondée sur un débat citoyen, une régulation par la société », prônent Serge Abiteboul et Jean Cattan, respectivement membre du collège de l’Arcep et secrétaire général du Conseil national du numérique (CNNum). Cette régulation-supervision par la société gagnerait ainsi «sa légitimité à imposer aux réseaux sociaux une modération raisonnable qui donnerait à tous les moyens de s’exprimer dans le respect de chacun ». Et de prendre en exemple Wikipedia : l’encyclopédie en ligne montre qu’« il est possible d’exercer collectivement une forme d’intelligence de modération qui fonctionne », en tirant parti des « dynamiques collectives vertueuses ». Jimmy Wales, le fondateur de Wikipedia (2), a d’ailleurs lancé en 2019 un réseau social qu’il décrit comme « non-toxique » : WT.Social (3). L’intelligence collective des internautes en guise de régulation des réseaux sociaux serait elle la solution ? L’autorégulation par les plateformes elles-mêmes montre ses limites ; la censure stricte des contenus porte atteinte à la liberté d’expression et à la liberté d’informer ; la modération rigoriste freine l’émergence de nouvelles idées. Par conséquent, une régulation-supervision par la société semble la bonne voie : « Nous sommes les réseaux sociaux », titrent justement les auteurs de cet essai.
Mais cette régulation-supervision doit-elle se faire par l’intelligence collective de la société civile elle-même et, donc, sans l’intervention d’une autorité de régulation relevant d’un Etat, ou bien faudrait-il que cette régulation-supervision soit encadrée par les pouvoirs publics (gouvernement, régulateur, législateur, justice, …) ? Serge Abiteboul et Jean Cattan rejettent d’emblée – et c’est heureux – la voie d’une régulation tout-étatique : « Une régulation-supervision qui consacrerait un tête-à-tête entre l’Etat et le réseau social ne serait pas (…) à l’abris d’un rejet de la société ». Ils prônent donc « une véritable contribution (…) de la société à la modération [qui] serait non seulement gage d’une plus grande acceptabilité mais surtout d’une plus grande qualité ». Pour autant, les deux auteurs écartent implicitement la voie – pourtant possible – d’une régulation-supervision par la seule société civile, à la manière de Wikipedia dont ils parlent – et où ce sont les 103,9 millions d’individus contributeurs et les 3.762 administrateurs, au 20 septembre 2022 (4), qui ont voix au chapitre et non les régulateurs ni les gouvernements.
Au lieu de cela, le membre de l’Arcep et le secrétaire général du CNNum retiennent plutôt une approche à la manière de la « Mission Facebook ». A savoir : « Que les réseaux sociaux entrent dans un dialogue politique informé avec toutes les parties prenantes [gouvernement, législateur, justice, entreprises, société civile, …], collectivement ». Cette idée d’une « corégulation entre les plateformes et les autorités publiques » avait été évoquée par Mark Zuckerberg, PDG cofondateur de Facebook, et Emmanuel Macron, le président de la France, lors de leur rencontre en 2018 (5). Le rapport de la « Mission Facebook », remis par Macron à Zuckerberg le 17 mai 2019 à l’Elysée (6), a inspiré l’Europe sur certains points du DSA (Digital Services Act) : comme la « supervision » des moyens mis en œuvre par les plus grandes plateformes numériques – celles présentant un « risque systémique » – pour modérer les contenus nocifs. Mais le DSA, lui, n’associe pas directement la société civile et les internautes.

Europe : l’acte manqué du DSA
La « régulation-supervision » reste entre les mains de la Commission européenne (sur les très grandes plateformes), le nouveau Comité européen des services numériques (sur les services intermédiaires) et les régulateurs nationaux (en fonction du pays d’origine). La société civile, elle, reste absente de cette régulation-supervision des réseaux sociaux. « Un tel cadre [associant la société civile] pourrait enrichir le DSA [et] s’appliquer aussi au DMA [Digital Markets Act, ndlr], permettant ainsi à toute la société de participer à l’élaboration des objectifs de régulations », concluent les auteurs. En France, le Conseil d’Etat vient de recommander d’« armer la puissance publique dans son rôle de régulateur » (7) des réseaux sociaux… @

Charles de Laubier

Influenceurs, influenceuses : rançon de la gloire

En fait. Le 27 septembre, le Conseil d’Etat a publié son étude annuelle 2022 : elle porte sur les réseaux sociaux et recommande notamment d’« armer la puissance publique dans son rôle de régulateur ». La haute juridiction administrative s’intéresse aussi aux influenceurs, un « métier » sous surveillance.

En clair. Le rapport intitulé « Les réseaux sociaux : enjeux et opportunités pour la puissance publique » que le Conseil d’Etat a publié le 27 septembre, soit deux mois et demi après l’avoir approuvé (1), vient alimenter les interrogations sur les réseaux sociaux en général et les influenceurs en particulier. Depuis la diffusion le 11 septembre sur France 2 de « Complément d’enquête » consacré au business des influenceurs, ce « nouveau métier » – aux airs de téléréalité sur Internet – est sous le feu des critiques. Les adolescents et jeunes adultes constituent la majeure partie de l’audience de ces « leaders d’opinion ».
D’où le crédit que leur accordent de plus en plus de marques en quête de nouveaux « espaces » de publicité, de sponsoring et de placement de produit sur les réseaux sociaux (Instagram, Snapchat, YouTube, TikTok, …). Selon l’agence Kolsquare, les influenceurs dépassant les 3 millions d’abonnés peuvent gagner jusqu’à « plusieurs centaines de milliers d’euros » pour un post, une vidéo ou encore un live. D’après l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP) qui a publié le 29 septembre son observatoire (2), l’« influence responsable » gagne du terrain. Le Conseil d’Etat, lui, relève que la régulation (Arcom, DGCCRF/Autorité de la concurrence) et la règlementation (loi de 2020 sur l’exploitation commerciale de l’image des moins de 16 ans, directive SMAd) se mettent en place (3). Mais la question du statut juridique des influenceurs se pose encore : « La relation contractuelle (…) prend souvent la forme d’un contrat d’artiste ou de mannequinat », constate le conseiller du gouvernement.
Si le métier d’influenceur peut susciter autant de mépris que d’admiration (4), c’est que le marché mondial du « marketing d’influence » prend de l’ampleur : 16,4 milliards de dollars de chiffre d’affaires cette année, selon les prévisions de Statista. Le titre racoleur de France 2 (France Télévisions) – « Arnaques, fric et politique : le vrai business des influenceurs » – a quelque peu jeté l’opprobre sur cette activité médiatique en pleine expansion. Le reportage à charge fut produit dans le sillage d’« une violente guerre médiatique oppos[ant] Booba, le rappeur millionnaire, à l’influente agent Magali Berdah [patronne de Shauna Events, ndlr] et ses influenceuses », le premier accusant même d’« escroquerie » et d’« #influvoleurs » (5) plusieurs vedettes de ces réseaux sociaux. @

Le chinois TikTok fait une percée sur le marché français de la publicité dominée par les Gafam

Alors que les acteurs européens de la publicité digitale en France ne pèsent que 20 % du marché français, face notamment à la domination américaine des Google, Meta (Facebook) et autres Amazon, la « progression fulgurante » du chinois TikTok pourrait accroître encore le poids des non-européens.

« TikTok fait au premier semestre 2022 une progression fulgurante, qui représente deux tiers de la croissance de la publicité en ligne sur les réseaux sociaux », a souligné Sylvia Tassan Toffola (photo), présidente du SRI, le syndicat français des régies Internet, lors de la présentation le 12 juillet de son Observatoire de l’e-pub. La filiale du groupe chinois ByteDance profite en France comme ailleurs de la croissance exponentielle des vidéos de courte durée sur les réseaux sociaux. TikTok en est un précurseur dans le monde, Instagram, Snap et YouTube ayant par la suite adopté des formats similaires.

TikTok : haro sur Google, Meta et Amazon
Résultat, sur l’Hexagone, TikTok contribue largement à la plus forte croissance qu’enregistre la publicité sur les réseaux sociaux (le « Social », dans le jargon des professionnels de la publicité digitale), à savoir + 27 % sur les six premiers mois de l’année par rapport au semestre de l’année précédente, pour atteindre plus de 1,2 milliard d’euros.
Selon Médiamétrie, TikTok en France arrive en 23e position en termes d’audience mensuelle avec plus de 18,2 millions de visiteurs uniques par mois (sur mai 2022, dont les chiffres ont été publiés fin juin). Ainsi, le chinois TikTok vient perturber la domination des géants du Net américains – dont « le trio Google-Meta-Amazon (GMA) » qui représente encore les deux tiers (66 %) du marché global de la publicité en ligne en France. Tandis que les acteurs européens pèsent moins d’un quart (20 %). Ce trio GMA prend en compte Alphabet (Google, YouTube), Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp), Amazon (dont Twitch), mais pas Apple ni Microsoft.
TikTok pourrait jouer les trouble-fête si sa croissance se poursuit à ce rythme. La filiale de ByteDance (1) grignote des parts de marché « Social » à ses principaux concurrents que sont Meta, Twitter, Pinterest et LinkedIn (Microsoft). TikTok participe aussi, de près ou de loin, au « léger recul » du trio Google-Meta-Amazon, dont la part de marché en France passe de 68 % à 66 % – « du fait d’un ralentissement de leur croissance » (+16 % versus + 27 % entre 2021 et 2020). Mais ce triumvirat a généré à lui seul au premier semestre 2022 un chiffre d’affaires publicitaire de plus de 2,8 milliards d’euros. Selon l’Observatoire de l’e-pub, réalisé par le cabinet OliverWyman pour le SRI en partenariat avec l’Udecam (2), Meta accuse un ralentissement de sa croissance et sa part de marché « Social » s’est érodée. Un rééquilibrage entre les trois dominants Google-Meta-Amazon et les autres acteurs qui ne font pas partie du GMA est en tain de se faire, mais principalement en faveur de TikTok : les GMA ont progressé en six mois de « seulement » 16 % pendant que les non-GMA ont fait mieux avec une augmentation de leurs revenus de 16 %. « Les dynamiques de croissance montrent une forme de rééquilibre. Mais dans ce + 26 % de hausse des non-GMA, il y a bien évidemment la progression d’acteurs du “Social” comme TikTok », constate Sylvia Tassan Toffola, par ailleurs directrice générale de TF1 Publicité (dont la maison mère veut fusionner avec M6). La montée en puissance du chinois en France risque d’accroître le poids des acteurs non-européens – déjà massif avec 80 % de parts de marché – face aux acteurs européens (dont la maison mère est située en Europe) cantonnés actuellement à 20 %. « Là, c’est vrai, c’est un peu préoccupant puisque le poids des Européens a perdu 3 pourcents, passant de 23 % du marché français au premier semestre 2021 à 20 % au premier semestre de cette année, s’est inquiétée Sylvia Tassan Toffola. Mon message, il est le suivant : dans les périodes de crise, vous, agences, annonceurs, vous devez faire des choix, et des choix d’efficience [notamment en faveur de] la proposition de valeur des membres du SRI pour relever vos propres défis ».
Selon les prévisions du cabinet OliverWyman, la croissance du marché français de l’e-pub devrait ralentir au second semestre 2022 pour aboutir à une hausse d’environ 14 % sur l’ensemble de l’année, à 8,8 milliards d’euros.

Europe : la filiale de ByteDance contrariée
En Europe, où il compte 100 millions d’utilisateurs, TikTok est aussi en pleine croissance publicitaire. Mais le chinois rencontre quelques difficultés. « Sa stratégie de croissance largement centrée sur le e-commerce (3) a ralenti en Europe, à la suite de la performance décevante des outils comme TikTok Shopping en test au Royaume-Unis », relève l’étude OliverWyman. Par ailleurs, le 12 juillet dernier, un porte-parole de la « Cnil » irlandaise – la DPC (4) – a annoncé au site américain TechCrunch que TikTok mettait « sur pause » une mise à jour controversée de ses règles de confidentialité (privacy policy) et de ciblage publicitaire (5) qui devaient entrer en vigueur le 13 juillet. Ce qu’a aussitôt confirmé TikTok (6). La « Cnil » italienne avait, elle, été la première à « avertir formellement » (7) la filiale de ByteDance. @

Charles de Laubier

Violation de données personnelles sur Facebook : « Zuck »paiera-t-il des dommages et intérêts ?

Depuis le 23 mai, le PDG cofondateur de Facebook – Mark Zuckerberg – est accusé d’avoir pris directement la décision qui a porté atteinte à la protection des données, provoquant le scandale « Cambridge Analytica » de 2016. Le procureur de Washington D.C. lui demande des dommages et intérêts.

Six ans après le scandale « Cambridge Analytica » qui a cloué au pilori la société britannique du même nom pour fuite massive en 2016 de données personnelles dans la campagne présidentielle de Donald Trump, voici que Mark Zuckerberg fait lui-même l’objet d’une plainte. Après le refus d’un juge en mars dernier que le PDG de Facebook soit cité comme témoin (1) dans la procédure engagée en 2018 contre le numéro un des réseaux sociaux (2), le procureur général du District de Columbia (Washington), Karl Racine (photo), remonte au créneau en poursuivant cette fois « Zuck » en l’accusant d’être directement responsable. Il demande à la justice de le condamner à verser des dommages et intérêts.

Dommages et intérêts demandés à « Zuck »
L’affaire retentissante « Cambridge Analytica », qui avait notamment porté sur l’utilisation illégale de 70 millions de comptes de Facebook aux Etats-Unis pour influencer en 2016 l’élection présidentielle américaine, a déjà valu à la firme de Menlo Park (Californie) 5 milliards de dollars d’amende infligés en juillet 2019 par la FTC (3). Cambridge Analytica a aussi manipulé des données personnelles lors de la campagne pour ou contre le Brexit au Royaume-Uni.
Cette nouvelle plainte à Washington D.C. s’attaque pour la première fois à Mark Zuckerberg en personne, en tant que PDG du groupe Meta Platforms (maison mère de Facebook depuis octobre 2021). Cette assignation en justice, déposée le 23 mai dernier par le procureur Karl Racine, démontre – preuves à l’appui – que le patron de Facebook était décisionnaire dans la tromperie des utilisateurs et la violation de loi américaine sur la protection des consommateurs. « Le District de Columbia est en possession d’éléments de preuve qui démontrent à la fois le bien-fondé de (…) la responsabilité personnelle de M. Zuckerberg et de ses violations de la CPPA [à savoir le California Consumer Privacy Act (CCPA) de 2018]», assure l’auteur de la plainte, qui demande au tribunal « réparation » en condamnant le PDG à « verser un dédommagement ou des dommages et intérêts » (4). Karl Racine, qui demande en outre de lui « infliger des sanctions civiles », explique que le groupe Facebook – « sous la direction » de Mark Zuckerberg – a modifié son business model parce qu’il a reconnu que son réseau social au « F » blanc sur fond bleu pourrait être encore plus rentable s’il pouvait exploiter et vendre – « auprès de tiers » – la capacité d’influencer de manière fiable le comportement de ses utilisateurs. Facebook a encouragé – « et, parfois, en collaboration avec (eux) » – des développeurs et des chercheurs afin de recueillir et d’analyser les données des utilisateurs de Facebook pour qu’ils puissent mieux apprendre à manipuler les humeurs de ces 2,9 milliards « d’amis » (à ce jour) et influencer leurs achats et même la manière dont ils votent. « Plus le Facebook de Zuckerberg attise la division et la polarisation, déstabilise les démocraties, amplifie les génocides et a une incidence sur la santé mentale des utilisateurs, plus Facebook et ses dirigeants gagnent de l’argent. Compte tenu des milliards de dollars en jeu, et n’ayant aucun égard envers les personnes qu’il prétend servir, Facebook – sous la direction de Zuckerberg – a décidé de cacher ces problèmes le plus longtemps possible, y compris en induisant intentionnellement en erreur les utilisateurs de Facebook ainsi que le public, la presse et les dirigeants politiques », dénonce le procureur général. A l’origine du mal : la décision prise en 2010 par Facebook – « encore une fois une idée de Zuckerberg » – d’ouvrir la plateforme Facebook à des tiers. C’est à partir de là que tout commence, Facebook ayant persuadé des développeurs externes de créer des applications accrocheuses pour le réseau social, « en dirigeant encore plus d’utilisateurs et de données d’utilisateurs vers la plateforme ». Ce détournement de user data s’est fait par des « portes latérales » (side doors) au sein des applications elles-mêmes. Et Karl Racine d’enfoncer le clou : « Etant donné que la plateforme de Facebook a été conçue pour permettre les abus, la société de Zuckerberg a fonctionné en grande partie sans mesures de protection appropriées pour protéger les utilisateurs : l’application des règles était laxiste, l’examen des violations des applications était incohérent ou subjectif, et les règles elles-mêmes étaient floues et déroutantes. Mais en 2018, le monde a appris cette imposture ».

Wylie et Kaiser : lanceurs d’alerte en 2018
La politique laxiste de « Zuck » dans la soi-disant protection des données personnelles éclate au grand jour en mars 2018 (voir encadré page suivante). « Ce qui est le plus troublant, c’est que Facebook s’est penché sur (l’activité de) Cambridge Analytica et a déterminé qu’elle présentait un risque pour les données des consommateurs, mais a choisi d’enterrer ces préoccupations plutôt que de les arrêter, car cela aurait pu nuire au résultat net de Facebook (et de Zuckerberg) », fustige encore le procureur général. Karl Racine appelle la justice à tenir pour responsable Mark Zuckerberg en personne dans la violation des lois américaines sur la protection des données des utilisateurs de Facebook. Le cofondateur de Facebook, dont il est le PDG (membre du conseil d’administration), est citoyen américain résidant à Palo Alto (en Californie). Tandis que le siège social du groupe Meta (Facebook jusqu’en octobre 2021) est situé à Menlo Park, dans le même Etat. « Depuis 2012, Zuckerberg est président du conseil d’administration de Facebook et contrôle environ 60 % des actions avec droit de vote », est-il rappelé.

La responsabilité du PDG est engagée
Selon Forbes, et au moment où nous écrivons ces lignes, « Zuck » est la 15e personne la plus riche du monde avec un patrimoine professionnel de 70,1 milliards de dollars (5). Depuis la création de « TheFacebook » le 4 février 2004 à l’université d’Harvard et le lancement de Facebook le 1er août 2005, l’encore jeune homme – 38 ans depuis le 14 mai 2022 – est le responsable en chef des opérations quotidiennes de Facebook, de sa stratégie produit et de ses pratiques – « y compris les actes et les pratiques énoncés dans la présente plainte ». Lorsqu’il sera entendu à Washington D.C. dans le cadre de cette nouvelle procédure judiciaire, ce ne sera pas la première fois qu’il répondra aux allégations de ce district, comme il a pu le faire aussi devant les agences fédérales (FTC et FCC) ou le Congrès américain.
Si l’affaire « Cambridge Analytica » porte sur l’année 2016, avant d’être révélée en 2018, elle trouve ses origines dès 2013 : en novembre de cette année-là, Aleksandr Kogan – chercheur scientist affilié à l’Université de Cambridge – et son entreprise Global Science Research (GSR) ont lancé une application-tierce sur la plateforme Facebook, appli ludique de quizz baptisée « This is Your Digital Life » et capable de collecter des données personnelles pour générer un profil de personnalité. L’année suivante, le jeune Américain d’origine moldave (36 ans aujourd’hui) a conclu un accord avec Cambridge Analytica – cabinet d’experts-conseils politiques basé à Londres, auprès de candidats américains ou d’ailleurs – pour lui vendre les données recueillies par son application : 87 millions de consommateurs Facebook, dont près de la moitié résidents du district de Washington. « Plutôt que de faire de telles divulgations significatives [sur ces agissements dont ils avaient connaissance, et en violation de leurs propres règles], Facebook et Zuckerberg ont plutôt profité de Kogan et de Cambridge Analytica – utilisant abusivement des données de consommation volées – en vendant des millions de dollars d’espaces publicitaires à Cambridge Analytica et pour les campagnes des candidats à la présidence lors des élections de 2016 », accuse le procureur général Karl Racine. Mark Zuckerberg est même allé jusqu’à prétendre que la vie privée n’est plus une « norme sociale » parce que « les gens se sont vraiment mis à l’aise non seulement (avec le fait) de partager plus d’informations et d’autres types de renseignements, mais aussi de communiquer plus ouvertement et avec plus de monde » (6). La responsabilité et la culpabilité du patron actionnaire de Facebook – maintenant de Meta – ne fait aucun doute, d’après les détails donnés par le procureur : « Au sein de Facebook, Zuckerberg a supervisé directement le développement de produits et les travaux d’ingénierie qui exposaient les données des consommateurs à des abus : Zuckerberg est responsable de la plateforme Facebook et est en mesure d’annuler toute décision prise par l’entreprise. (…) Et, contrairement à ses déclarations publiques, Zuckerberg avait l’intention de trouver un moyen de tirer parti des changements apportés à la plateforme pour amasser plus de données — et donc plus d’argent — pour Facebook ». Le raisonnement est implacable et accablant pour le geek devenu très tôt multimilliardaire. Pour illustrer la responsabilité de « Zuck », Karl Racine cite longuement un de ses e-mails internes – daté celui-là du 19 novembre 2012 – près de dix ans déjà – où le patron conclut : « Le but de la plateforme est de lier l’univers de toutes les applications sociales ensemble afin que nous puissions permettre beaucoup plus de partage et rester toujours le hub social central. Je pense que cela trouve le juste équilibre entre l’ubiquité, la réciprocité et le bénéfice ».

10 ans de mensonges et de tromperies
Cela fait au moins depuis dix ans que Mark Zuckerberg était au courant des « risques » de sa plateforme « ouverte » sur la vie privée des « amis », où les amis de mes amis sont mes amis – «mais il n’a pas agi », alors qu’« il était conscient des risques posés (mais) il a activement ignoré ces risques ». Car le partage de données est au cœur du business model et la principale source de revenus (y compris publicitaire) de Facebook. « En tant que tel, Zuckerberg a participé, dirigé, géré, ou autrement connu – et avait le pouvoir de contrôler – les actions incohérentes de Facebook concernant la vie privée, y compris les pratiques commerciales trompeuses, les fausses déclarations et les ambiguïtés qui contreviennent à la loi sur la protection des consommateurs », conclut le procureur. La parole est maintenant à la défense. @

Charles de Laubier

ZOOM

L’affaire « Facebook » éclate au grand jour en mars 2018
Le scandale «Cambridge Analytica » a été révélée le samedi 17 mars 2018 par le quotidien américain The New York Times aux Etats-Unis et par l’hebdomadaire dominicale britannique The Observer en Grande-Bretagne – ce dernier ayant le même propriétaire que le quotidien The Guardian, lui aussi contributeur (7). Ces trois journaux se sont appuyés sur les informations d’un Canadien, Christopher Wylie, qui s’est présenté alors comme le lanceur d’alerte de cette affaire (8). Mais il n’est pas le seul ancien collaborateur de Cambridge Analytica à avoir parlé puisque l’Américaine Brittany Kaiser a elle aussi fait des révélations (9) qui ont aussi fait l’effet d’une bombe (10). @