Pourquoi Martin Bouygues a appelé à repousser les enchères 5G à fin 2020-début 2021 : était-il prêt ?

« Bouygues Telecom ouvrira son réseau 5G à l’été 2020 », promettait la filiale du groupe Bouygues dans son rapport annuel 2019 publié le 24 mars. Mais dans une tribune du 23 mai, Martin Bouygues a créé la surprise en prônant le report des enchères. Le PDG devra s’en expliquer le 10 juin devant le Sénat.

Martin Bouygues (photo), PDG du groupe éponyme, a-t-il pris la crise du coronavirus comme prétexte pour appeler le gouvernement et le régulateur à surseoir à l’organisation des enchères pour l’attribution des fréquences 5G ? C’est ce que beaucoup se demandent tout bas, tant sa tribune publiée le 23 mai dans Le Figaro a surpris tout son monde, à commencer par le régulateur lui-même qui a fait part de son étonnement.

« MB » ne dit mot sur Huawei, et pourtant…
« Je pense qu’il faut être pragmatique : la situation du pays, qui se relève avec difficulté d’un terrible cauchemar sanitaire humain et économique, commande de repousser de quelques mois supplémentaires l’attribution des fréquences 5G. (…) Il faut repousser à la fin de cette année ou au début de 2021 la mise aux enchères des fréquences 5G tout simplement parce que le monde économique d’aujourd’hui n’est plus du tout le même que celui qui prévalait début mars, lorsque les conditions de l’enchère ont été fixées », a lancé « MB » (1). La France, « pas totalement convaincue par les arguments » de ce dernier (2), va décider mi-juin si ces enchères 5G – initialement prévues le 21 avril dernier – se tiendront fin juillet ou, si l’urgence sanitaire l’exige, en septembre. Ce qui est surprenant, c’est que le PDG du groupe Bouygues, fleuron du CAC 40, se fait en outre l’écho de la méfiance et du scepticisme du frange de la population à l’égard de la 5G : « Je le regrette, mais c’est ainsi. Il y a ceux qui sont persuadés, sans aucun fondement scientifique, que la 5G serait dangereuse et on assiste même à une montée inquiétante des thèses complotistes expliquant que la 5G aurait un rôle dans la diffusion du coronavirus ! ».
Sur le site web du FigaroVox où fut mise en ligne dès le 22 mai sa tribune, les internautes du quotidien conservateur y sont allés de leurs commentaires – plus de 300 – après cette volte-face. L’un des derniers commentaires (posté le 26 mai) relève implicitement que Martin Bouygues n’évoque pas du tout le débat sur la cybersécurité soulevé à propos de l’équipementier chinois Huawei, auprès duquel Bouygues Telecom se fournit déjà pour sa 4G et pour ses tests 5G. « Monsieur Bouygues utilise Le Figaro pour parvenir à ses fins. Ce n’est pas une opinion qu’il nous livre là mais la défense de son groupe. Et il défend cette position parce que Bouygues n’est pas prêt, ni financièrement, ni techniquement. Il aurait dû pourtant savoir que baser son infrastructure sur la technologie Huawei était un risque. Ce risque, il l’a pris en connaissance de cause. Qu’il assume. Nous n’avons pas de temps à perdre à cause du groupe Bouygues », a ainsi réagi Anonymous33. Le PDG n’avait-il pas déclaré le 20 février qu’interdire Huawei créerait « des distorsions de concurrence entre les opérateurs », et trois mois plus tôt, le 18 novembre 2019, prévenu devant le Medef que si Bouygues Telecom ne pouvait pas aussi se fournir auprès du chinois, cela reviendrait à « rétrofiter » (remettre en état) son réseau mobile ? «MB » n’en dit mot. Depuis la promulgation en août 2019 de la loi française « anti-Huawei » (3), qui soumet à autorisation préalable du Premier ministre l’exploitation de tout équipement mobile étranger et logiciel associé, le gouvernement veut exclure Huawei du cœur des réseaux 5G mais tarde à agréer les opérateurs. Ce qui ne fait pas les affaires de Bouygues Telecom ni celles de SFR, tous deux ayant fait le choix du chinois. « Si nous étions (…) dans l’obligation d’utiliser un autre équipementier que Huawei, dans les zones où nous avons des équipements 4G Huawei actuels, nous serions obligés de les démonter et de réinstaller des équipements, ce qui a un effet de coût et de délai », avait prévenu en février Martin Bouygues (4). Trois mois plus tard, le PDG invoque le covid-19 pour justifier le retard. Dans les commentaires en ligne, un dénommé Kezakoo y va de sa petite pique : « Gêné aux entournures par l’embargo sur Huawei… Ben faut commander chez Nokia ou Ericsson, Francis [le prénom du père de Martin Bouygues, ndlr] ». Maper34, lui, s’interroge : « La Chine nous a fait un beau cadeau avec le coronavirus. Avons-nous des raisons, nous, de leur faire des cadeaux, 5G et autres ? Pour qu’ils se moquent encore de nous ? ».

Retarder, se tirer une balle dans le pied ?
Mais des voix s’élèvent pour appeler «MB » à ne pas retarder la 5G. « La 5G est au contraire un élément-clé pour désenclaver certains territoires et réduire la fracture entre zone fibre-ADSL-bas débit. Il y a un intérêt économique concret, qui va bien au-delà de suivre son émission sur son téléphone ; c’est de l’investissement structurel, pas du confort », plaide Alexsedlex. Et Caton001 d’ironiser : « Bouygues pense à son petit seau, sa petite pelle, son petit râteau et sa petite tirelire. Le problème est que la 5G participe à la révolution industrielle et que retarder son introduction constituerait un handicap pour notre industrie ». @

Charles de Laubier

Fibre sans fil : avec la 5G fixe, la concurrence des « box » dans le très haut débit pourrait être relancée

La 4G fixe est une alternative marginale dans l’accès haut débit. La 5G fixe, elle, pourrait se substituer à plus grande échelle aux « box » fixes de la fibre à domicile. Le Fixed Wireless Access (FWA) n’aura alors plus rien à envier au Fiber-To-The-Home (FTTH). Et sera bien moins coûteux à déployer.

Si la fibre optique jusqu’à l’abonné n’a pas à craindre la concurrence de la 4G fixe dans certains territoires, il devrait en être tout autrement avec la future 5G fixe. Car l’avènement à partir de 2020 du très haut débit sans fil pourrait changer la donne dans les foyers, notamment sur le marché assez figé des « box » en France. La box 5G pourrait rebattre les cartes de l’accès à Internet, à l’IPTV (1) et à la VOD (2). Imaginez YouTube ou Netflix sur box « fibre sans fil » !

FWA 5G versus FTTH
Demain, substituer une box 5G à une box fixe sera possible – pour peu que la fibre optique soit déployée au niveau du backhaul, c’est-à-dire du « réseau d’amené » comme disent les Québécois pour désigner le réseau intermédiaire assurant l’émission et la réception très haut débit jusqu’à l’antenne mobile située au plus proche de l’abonné. Alors qu’aux Etats- Unis Verizon prévoit de la 5G fixe en mode FWA (Fixed Wireless Access) sur des zones non desservies par le FTTH (Fiber-To-The-Home) de son offre fixe Fios, l’Europe est aussi tentée par cette « fibre sans fil ». Les débits sur les bandes de fréquences millimétriques peuvent atteindre 300 Mbits/s, voire 700 Mbits/s, a indiqué Viktor Arvidsson (photo), directeur de la stratégie et des affaires réglementaires d’Ericsson, aux 13es Assises du Très haut débit du 9 juillet dernier. L’équipementier suédois vante plus que jamais auprès des opérateurs télécoms les mérites de la 5G fixe dans les banlieues et les faubourgs européens, leur promettant dans son « FWA Handbook » publié en juin dernier « un retour sur investissement dans un délai de 18 mois » (3).
En prenant en exemple une banlieue en Europe avec une densité de 1.000 foyers par kilomètre carré et partant de l’ambition de déployer la 5G fixe sur 30 % de ce marché-là, le coût de déploiement de la solution FWA est inférieur à 500 dollars par foyer connecté. Alors que le FTTH, lui, nécessiterait 20.000 dollars par km. Vodafone et Swisscom sont aux avant-postes de la 5G en Europe. Le groupement international d’industriels 3GPP (4), qui assure le développement technique pour des normes mobiles comme la 5G NR (New Radio), prépare le FWA 5G pour un déploiement massif au niveau mondial. En France, l’Arcep a prévu – dans son projet des modalités d’attribution des fréquences 5G (5) – que l’opérateur mobile « s’engage à fournir, à compter du 31 décembre 2023 et dans des zones qu’elle identifie et rend publiques (…), un service d’accès fixe à Internet sur son réseau mobile ». Orange a déjà annoncé le lancement dans l’Hexagone de son offre 5G « au printemps 2020 » et prévoit aussi de proposer de la 5G fixe « là où la fibre optique n’est pas disponible » – après avoir testé cet « Internet très haut débit sans fil » en Roumanie dès 2018. Pour l’heure, sur l’Hexagone, les box 4G sont peu nombreuses : probablement quelques milliers seulement parmi les 3 millions d’abonnements dont le débit offert se situe entre 30 Mbits/s et moins de 100 Mbits/s, d’après les chiffres de l’Arcep au 30 juin 2019. Ce segment englobe toutes connexions VDSL2, câble coaxial, THD radio (6) et aussi la 4G fixe. La progression de ce très haut débit «moyen » a été de 16 % sur un an, ce qui n’est pas négligeable dans la mesure où – en ayant atteint cette barre de 3 millions d’abonnés – il dépasse maintenant les 10 % du total des accès à Internet en France. Et cette croissance devrait se poursuivre, notamment en 4G fixe qui suppose la mise en place d’une « box 4G » installée au domicile des utilisateurs. D’autant que le «New Deal mobile », signé début 2018 entre le gouvernement et les opérateurs télécoms en matière de couverture mobile, prévoit des obligations en faveur de la 4G fixe. Cet accord est contraignant pour Orange, SFR, Bouygues Telecom et Free Mobile, qui sont tenus – depuis le 1er janvier 2019 – de proposer des offres 4G fixes grand public dans les zones géographiques bien identifiées. « De plus, le gouvernement peut demander aux opérateurs d’ouvrir, dans les zones qu’ils couvrent déjà en très haut débit mobile et dans un délai de 4 mois, une offre 4G fixe, si l’ouverture de cette offre ne dégrade pas la qualité du service de 4G mobile. Enfin, Orange et SFR ont l’obligation de déployer chacun, à la demande du gouvernement, jusqu’à 500 nouveaux sites afin d’apporter de la 4G fixe ; les zones géographiques à couvrir seront identifiées par le gouvernement, après consultation des opérateurs concernés », indique l’Arcep.

Pas de 4G fixe chez Free
Les quatre opérateurs mobiles ont aussi l’obligation de mettre à jour, outre leurs offres 4G fixes, les zones identifiées où elles sont proposées et de les rendre publiques sur le site web du régulateur (7). Or, selon nos constatations, seul Free ne dispose toujours pas à ce jour d’offre d’accès fixe à Internet sur son réseau 4G – alors que ses trois concurrents respectent leurs obligations « 4G fixe ». @

Charles de Laubier

Avec la fibre optique, les opérateurs télécoms veulent faire payer plus chers les accès à Internet

Pour rentabiliser leurs coûteux investissements dans le très haut débit, les « telcos » du monde entier cherchent à monétiser la « qualité du service » : débits, latence, volume de consommation, bundles, contenu premium, … Encore faut-il que les clients acceptent de payer plus cher.

Si la fibre optique exige des opérateurs télécoms des efforts d’investissements importants, elle va leur permettre – du moins vontils essayer – de monétiser cette infrastructure très haut débit fixe en vantant la qualité de service et jouer sur les débits proposés. Mais les conditions concurrentielles ne sont pas toujours pas favorables à l’augmentation des prix.

Vers un ARPU plus élevé
« Dans un contexte de course au débit, avec des débits disponibles à 1 Gbits/s aux Etats-Unis, en Asie et en Europe, et même au-delà (plus de 10 Gbits/s), notamment avec le sud-coréen KT, le japonais NTT, l’australien Telstra et l’américain Comcast, cette augmentation des débits est l’opportunité pour les opérateurs télécoms de fixer des tarifs plus élevés pour les offres à très haut débit, quand la situation concurrentielle le permet », explique Roland Montagne, directeur du développement et analyste principal à l’Idate DigiWorld. Or ce n’est pas le cas dans la plupart des pays où la concurrence entre opérateurs télécoms est forte et le revenu moyen par abonné – le fameux ARPU (1) – plutôt stable. En France, par exemple, Orange affiche une moyenne de 33 euros environ par mois depuis 2014. C’est bien loin des 60 à 94 euros par mois que génère l’australien Telstra sur ses offres triple play très haut débit, selon les débits allant de 1 Gbit/s à 4 Gbits/s.
L’ultra haut débit (UHD) – ou le « Giga » – est une nouvelle opportunité pour les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) d’augmenter leurs tarifs et de voir leur chiffre d’affaires rebondir. « Certains opérateurs comme Korea Telecom (KT) ont ainsi réussi à redynamiser leurs revenus avec cette stratégie : plus d’un quart des abonnés FTTH de KT souscrivent à l’offre Gbit/s qui a lui a permis d’enregistrer plus de 11 % de croissance des revenus Internet en 2015 et 2016 », a indiqué Roland Montagne lors de son intervention aux 12e Assises du Très haut débit organisées le 28 juin par Aromates. KT est l’opérateur télécoms le plus emblématique de cette stratégie de monétisation de la fibre, que son PDG Chang-Gyu Hwang a conceptualisée à partir de 2014 sous le nom de « GigaTopia ». Comment le montre l’étude correspondante de l’Idate DigiWorld, intitulée
« Monétisation de la fibre » et réalisée par Sophie Lubrano (photo), consultante télécoms. L’opérateur helvétique Swisscom, lui, joue avec la fibre sur trois tarifs élevés : le mono play (Internet uniquement) à 56 euros par mois), le double play (Internet et voix) jusqu’à 85 euros, les offres triple play pouvant aller jusqu’à 150 euros. Swisscom affiche ainsi un ARPU double play de 93 euros et un ARPU triple play dev 122 euros. Mais l’Europe est encore loin des offres fibre que propose Verizon à près de 200 dollars ! D’autres leviers existent pour monétiser la qualité de service offerte par la fibre optique. Il en va ainsi aussi de la symétrie des débits en descendant (download) et en montant (upload). Cette symétrie est proposée systématiquement par KT, NTT, China Telecom, Swisscom, ou encore Verizon, lorsqu’elle n’est pas en option payante chez Telefónica. L’opérateur télécoms espagnol propose par exemple une offre fibre Movistar à 38 euros par mois en asymétrie mais 43 euros par mois si l’abonné exige la symétrie des débits. Autre « plus », et non des moindres, pour augmenter l’ARPU : la faible latence. Le temps de latence – ou lag pour reprendre un ancien anglicisme – est le délai ou le retard que prend un site web ou une application mobile à exécuter la commande de l’utilisateur. Ce temps de réponse peut être rédhibitoire et dissuasif, voire disqualifiant pour l’éditeur du service. Cela peut être des offres dédiées aux joueurs en ligne et/ou des options « ultra-low latency » comme chez MyRepublic Singapore moyennant 6 euros par mois en supplément. A noter que Xavier Niel, le patron fondateur de Free, a investi dès 2014 à hauteur de 8 millions de dollars dans cet opérateur singapourien présent aussi en Australie, en Nouvelle-Zélande et en Indonésie. Lorsque la latence atteint les 250 (millisecondes), elle est perceptible par l’utilisateur. Et lorsqu’elle dépasse les 500 ms, elle devient problématique (2).

Data cap et hors forfait
Autre moyen d’augmenter l’ARPU : monétiser le volume de consommation de données. Au-delà du data cap fixé par certains opérateurs télécoms, aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, l’abonné doit payer du hors-forfait en supplément. Exemple : le câblo-opérateur Comcast a fixé le plafond de données inclues dans le forfait très haut débit à 1 Térabit (Tb) par mois : au-delà, il facture 10 dollars pour chaque « bloque additionnel de 50 Giga par mois » jusqu’à la limite indépassable de 200 dollars. Si l’abonné exige de l’illimité sans plafond du tout, il devra alors payer 50 dollars par mois en plus de son forfait de base. Ces nouvelles politiques tarifaires liées à l’avènement du très haut débit – fibre optique en tête – présentent des niveaux de prix variables selon les pays et, nous l’avons déjà évoqué plus haut, selon l’intensité concurrentielle du pays.

Les abonnés vont-ils suivre ?
Aux Etats-Unis et en Suisse, les prix pourront être plus élevés ; en Europe, les prix seront relativement bas ; en Chine, les prix seront très bas. « Les variations tarifaires de la monétisation de la fibre apparaissent selon le positionnement de l’opérateur télécoms : tarifs plutôt élevés pour les opérateurs historiques dominant, tarifs agressifs pour les opérateurs alternatif voulant conquérir des parts de marché », fait remarquer Roland Montagne (voir tableau ci-dessous). Autrement dit, comme le suggère dans son étude Sophie Lubrano, « la pression concurrentielle pousse les opérateurs télécoms dans le monde à valoriser la fibre optique au-delà de leur coeur de métier ». Reste à savoir comment convaincre les abonnés du haut débit à passer au très haut débit. Le cas de la France illustre en effet les difficultés des opérateurs télécoms à basculer du ADSL/VDSL2 – le réseau de cuivre parmi les plus performant au monde – vers le FTTH (3). Sur l’Hexagone et les Dom-tom, 10,9 millions de foyers sont éligibles au FTTH (au 31 mars 2018, d’après les derniers chiffres de l’Arcep en date) mais seulement 3,6 millions y sont abonnés – soit un taux de 33 % de convaincus seulement (4).
Pour l’Idate DigiWorld, il existe dans le monde trois stratégies possibles
d’« articulation des prix HD/THD » (comprenez haut débit/très haut débit). Le plus souvent, un opérateur télécoms opte pour « une stratégie de continuité », avec des niveaux de prix identiques entre le HD et le THD – au moins pour l’entrée de gamme THD. « Cette stratégie de continuité permet d’adresser les clients avec un tarif et de leur proposer ensuite la technologie disponible sur leur localisation », précise Roland Montagne. Une autre stratégie, bien que peu pratiquée, est de valoriser la fibre avec des prix THD nettement supérieurs à ceux du HD. Une troisième stratégie, dite « stratégie de stimulation » consiste à pratiquer des prix plus bas pour le THD que pour le HD, afin d’obtenir une migration plus rapide des abonnés HD.
« C’est notamment le cas de NTT, qui veut convertir l’ensemble des abonnés “BB” à la fibre en vue de l’extinction du réseau cuivré. Cette stratégie peut également s’appuyer sur les contenus, avec par exemple BT qui fait des offres de contenu réservées aux abonnés fibre », poursuit Roland Montagne. Les contenus premium permettent en effet de monétiser la fibre. La question de la convergence télécom-contenus reste plus que jamais d’actualité, avec des mouvements d’acquisition des opérateurs télécoms sur des groupes audiovisuels – AT&T/Time Warner, Comcast/NBC Universal, AT&T/DirecTV, Telefónica/Digital+, ou encore les tentatives Comcast/Fox et Comcast/Sky (5) – avec, en parallèle, des stratégies d’acquisition de droits sportifs, notamment par BT, Telefónica, SFR et dans une moindre mesure Deutsche Telekom. « Ces stratégies sont très coûteuses, cependant elles visent plutôt la différenciation que la rentabilité : les coûts associés à l’acquisition des contenus restent relativement marginaux par rapport aux investissements réseau, et peuvent s’apparenter à un coût marketing pour l’opérateur », analyse Roland Montagne. Les « telcos » peuvent aussi stimuler les besoins en bande passante avec des contenus haute/ultra haute définition (4K, 4KHDR, 8K) et espérer orienter à terme les consommateurs vers des accès THD voire UHD. Ils peuvent aussi, dans le même temps, capitaliser sur leur fond de commerce : la voix, en l’intégrant ou en la mettant en option, avec parfois des tarifications « extra » pour les appels vers les mobiles, histoire à la fois d’augmenter l’ARPU et de fidéliser. La stratégie peut être d’attirer des clients fixes avec des offres promotionnelles sur le mobile, comme le fait Free avec une offre mobile « illimitée » pour les abonnés fixes.

Stratégie FTTH-5G en vue
Ces stratégies « fixe-mobile » seront déterminantes lors des lancements commerciaux de la 5G : Verizon a testé en 2017 des services « fibre-5G » ; KT offre déjà du 1 Gbit/s sur le fixe et en Wifi et/ou 4G. « Si l’on peut voir dans la 5G une concurrence pour le FTTH, on peut également envisager les opportunités pour les réseaux fibre, qui devront s’approcher au plus près de l’abonné avec une densité plus fine », nuance Roland Montagne. Mais la monétisation de la fibre sous toutes ses formes devra prouver sa rentabilité. Ce sont les consommateurs qui arbitreront ces différentes stratégies visant à augmenter in fine l’ARPU. @

Charles de Laubier

Europe : le futur code des communications électroniques ménage les marges des « telcos »

Plus qu’un « Paquet télécom », le futur code des communications électroniques est un cadeau pour les opérateurs télécoms. Les « telcos » du marché unique numérique vont continuer à investir dans le très haut débit (fibre puis 5G), en échange d’une régulation allégée.

Le pré-accord « politique » sur le futur code des communications électroniques, auquel sont parvenus dans la nuit du 5 au 6 juin derniers
le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne, donne la part belle aux opérateurs télécoms sur le Vieux Continent. Entre les licences de fréquences 5G sur vingt ans, avec une gestion du spectre harmonisée, et une régulation allégée et simplifiée pour les déploiements du très haut débit fixe avec incitation au co-investissement et au partage des risques,
les « telcos » vont avoir les coudées-franches pour investir et s’enrichir.

Code moins « consumériste »
Ce code européen des communications électroniques, qui doit encore être approuvé formellement par le Parlement et le Conseil européens, fusionne quatre directives « télécoms » en vigueur depuis 2009 : « cadre », « autorisation », « accès » et « service universel ». Une autre proposition concerne l’Organe des régulateurs européens des communications électroniques (Orece), dont les pouvoirs seront renforcés. Ce futur cadre réglementaire européen des télécoms s’avère moins « consumériste » que ne le craignaient les opérateurs télécoms et plus favorable à l’investissement de ces derniers dans les infrastructures très haut débit (1). « Le code profitera à la fois à l’industrie et aux consommateurs », assure la Commission européenne au lendemain de la signature de l’accord politique sur cette réforme pour le marché unique numérique.
« Provisoire », il a été conclu le 5 juin au soir et vise à accélérer les investissements dans le très haut débit fixe – fibre optique en tête – et à engager sans tarder ceux dans la cinquième génération de mobile – la 5G – à laquelle les Européens auront accès d’ici 2020. « Le modèle de coinvestissement introduit dans l’accord provisoire vise à créer un environnement plus prévisible pour les investissements. Il encourage l’utilisation d’infrastructures de génie civile existantes, là où c’est possible, ainsi que des accords entre les opérateurs [télécoms] là où ils pourront avoir un impact positif sur la concurrence », explique le Parlement européen concernant le très haut débit fixe via essentiellement la fibre optique. L’objectif fixé par la Commission européenne en septembre 2016 dans le cadre du « Paquet connectivité » est de garantir que d’ici 2025 tous les ménages européens auront accès à une connexion Internet à très haut débit fixe de minimum 100 Mbits/s, débit qui pourra être porté à terme jusqu’à plusieurs Gigabits/s (Gbits/s) comme dans les écoles, universités, centres de recherche, gares de transport, hôpitaux, administrations et entreprises. Pour le futur très haut débit mobile en 5G, cette fois, l’accord provisoire prépare aussi le terrain à son déploiement dans toute l’Europe
et inclut les dispositions déjà adoptées en mars dernier sur la disponibilité du spectre radio pour la 5G d’ici 2020 dans l’Union européenne. Le projet
de la Commission européenne prévoyait aussi que toutes les zones urbaines et les principales voies routières et ferrées bénéficieront d’une couverture 5G. « La 5G permettra l’utilisation de nombreuses applications, des véhicules connectés aux villes intelligentes en passant par les soins de santé en ligne », souligne le Parlement européen. Sans parler de bien d’autres secteurs tels que la maison intelligente (smart home) ou encore l’énergie.
Il s’agit pour l’Europe de s’emparer d’une partie du gâteau des 213 milliards d’euros de chiffre d’affaires que générera la 5G dans le monde en 2025, d’après le document de travail daté du 6 juin 2018 de la Commission européenne sur l’étude d’impact (2).
Encore fallait-il inciter les opérateurs télécoms à accroître leurs investissements dans les infrastructures. Car tendre vers cette « société du gigabit » nécessitera quelque 500 milliards d’euros sur la décennie 2015-2025, « provenant largement du secteur privé » (dixit Bruxelles). Or, au vu des dépenses actuelles des « telcos » dans le très haut débit fixe et mobile en Europe, il pourrait manquer d’ici huit ans maintenant 155 milliards d’euros pour y parvenir.

Eviter un patchwork européen
N’ayant pas su harmoniser à temps les déploiements des réseaux FTTH (Fiber-To-The-Home) entre les Etats membres, ce qui aboutit à un patchwork où la fibre optique se le dispute au câble ou au VDSL2, l’Union européenne n’a cette fois pas le droit à l’erreur avec le déploiement de la 5G (3). D’où la décision d’harmoniser la gestion du spectre des fréquences utilisé pour ces nouveaux services très haut débit mobile (700 Mhz, 26 Ghz et 3,6 Ghz), avec une date de disponibilité fixée à fin 2020 partout en Europe et aux mêmes conditions techniques. @

Charles de Laubier

Sébastien Soriano, président de l’Arcep : « Les opérateurs télécoms peuvent investir encore plus »

Le président de l’Arcep, Sébastien Soriano, arrive à mi-chemin de son mandat
et préside en 2017 l’Organe des régulateurs européens des communications électroniques (Berec). Alors que l’investissement des opérateurs télécoms en France franchit cette année – et pour la première fois – les 10 milliards d’euros,
il répond à Edition Multimédi@.

Edition Multimédi@ : L’investissement des opérateurs télécoms en France a progressé pour la seconde année consécutive à presque 9 milliards d’euros en 2016, soit
une hausse de 14 % en un an : à ce rythme, la barre des
10 milliards sera franchie en 2017 [lire page 3], ce qui, hors fréquences, serait sans précédent depuis la libéralisation
des télécoms en France ?

Sébastien Soriano : Nous ne faisons pas de fétichisme des chiffres… Il n’y a pas d’objectif de franchir les 10 milliards et l’investissement ne se compte pas qu’en euros. Pour autant, le cœur de notre régulation est de pousser les opérateurs télécoms à investir fortement. Nous nous réjouissons du réveil de l’investissement que nous constatons. Nos projections vont bien dans le sens d’une confirmation – encore en 2017 – d’un effort d’investissement important de la part des opérateurs télécoms. On va avoir besoin de cette ambition forte encore pendant plusieurs années. Il ne faut pas s’endormir sur ses lauriers : ce sont des encouragements mais pas les félicitations du jury ! Nous voulons être d’abord dans l’incitation à investir des opérateurs télécoms, plutôt que dans une logique d’obligation. Cependant, pour satisfaire l’impératif d’aménagement du territoire, les réseaux doivent arriver jusque dans les zones rurales ou non rentables, selon des calendriers précis et contrôlables. Cela nécessite des instruments d’une autre nature, avec des subventions publiques possibles sur les réseaux fixe ou des contreparties avec les fréquences sur les réseaux mobile. Un cadre juridiquement contraignant est la bonne solution dans le fixe [très haut débit], cadre contraignant que l’on a déjà dans le mobile avec les fréquences.
Dans certaines zones, non rentables et où il y a des enjeux de couverture du territoire
– dont une partie des zones Amii (1) les moins rentables –, cela nous paraît tout à fait souhaitable qu’il y ait un régime juridiquement contraignant.

EM@ : Comment comptez-vous mettre en place ce régime juridiquement contraignant ?
S. S. :
Nous promouvons l’article L.33-13 du code des postes et communications électroniques [adopté dans la loi « République numérique » du 7 octobre 2016, ndlr] qui permet à un opérateur télécoms de s’engager auprès du ministre chargé des télécoms (2) dans l’aménagement et la couverture des zones peu denses du territoire et à favoriser l’accès des autres opérateurs à ces réseaux (3). Une fois que les opérateurs télécoms ont transmis au gouvernement (4) leurs ambitions d’investissement dans le très haut débit, l’Arcep est saisie pour avis sur le sérieux et l’engagement de ces ambitions. Puis, dès lors que le ministre enregistre ces engagements, ils deviennent juridiquement contraignants. L’Arcep contrôle ensuite le respect de ces engagements, sinon elle peut sanctionner. A ce stade, c’est au gouvernement de recueillir les engagements.

EM@ : L’ “Arcep” italienne des télécoms (Agcom) étudie la scission de Telecom Italia en vue de placer son réseau fixe dans une nouvelle entreprise juridiquement distincte afin de favoriser la concurrence et rester maître de cette infrastructure essentielle, à l’instar d’Open Reach imposé à BT par l’“Arcep” britannique (Ofcom) : envisagez-vous une réflexion du même type en France pour Orange ?
S. S. :
La situation est aujourd’hui très différente entre la France et l’Italie sur la question de la dynamique du déploiement de la fibre. Cette dynamique particulière à la France fait que nous ne mettons pas ce sujet sur la table, en tout cas pas à ce stade. Orange a une incitation naturelle à déployer la fibre et le fait. Cette incitation existe beaucoup moins en Italie vis-à-vis de Telecom Italia. En France, nous faisons en sorte que les autres opérateurs télécoms aient la capacité de monter à bord du train de la fibre, avec une locomotive qui est Orange. Nos outils traditionnels de régulation nous permettent de le faire et, dans les projets de décisions sur le marché du haut et du très haut débit fixe pour 2017-2020 que nous avons notifiés à la Commission européenne fin octobre, nous avons renforcé notre vigilance sur les questions de non-discrimination des opérateurs télécoms concurrents. Un premier point de contrôle est prévu en septembre 2018 ; il s’agira alors d’évaluer si Orange a bien mis en place tous les dispositifs pour garantir cette non-discrimination. Selon les retours de la Commission européenne, l’Arcep pourra adopter les décisions définitives dans le courant du mois
de décembre.
En revanche, il y a un sujet d’inquiétude et de vigilance majeure pour l’Arcep, c’est la question du marché des entreprises où la situation concurrentielle n’est absolument pas satisfaisante en France. Nous faisons le pari audacieux, dans notre projet d’analyse de marché du haut et du très haut débit fixe pour 2017-2020, de favoriser un marché de gros concurrentiel sur la fibre optique avec de nouveaux acteurs qui entreraient sur ce marché comme Kosc Telecom ou Bouygues Telecom.

EM@ : Et si le remède ne marchait pas ?
S. S. :
Si cette stratégie prenait trop de temps à se mettre en place et mettait Orange dans la situation de préempter ce marché de la fibre pour les TPE et PME, nous serions face à un grave problème. Nous devrions alors envisager toutes les hypothèses, et le cas échéant des outils extrêmes tels que la séparation.

EM@ : Pourquoi ne pas appliquer ce raisonnement au marché de la fibre grand public ?
S. S. :
Car il y a une dynamique de déploiement dans la fibre qui est guidée par le marché résidentiel et qui entraîne le marché des entreprises. La fibre des entreprises arrivera par la fibre résidentielle. Nous sommes toutefois vigilants à ce que le marché grand public reste concurrentiel ; le duopole est le risque absolu que nous combattons. Après l’adoption de notre nouvelle analyse de marché, les opérateurs télécoms alternatifs auront toutes les cartes en main pour maîtriser leur destin.

EM@ : La diversification des opérateurs télécoms dans les contenus (médias, sports, séries, banque, …) ne se faitelle pas au détriment de l’investissement dans le très haut débit en France ?
S. S. :
La diversification du marché des opérateurs télécoms est une tendance que l’on constate en Europe et dans le monde. Elle est légitime car les très belles années de croissance des télécoms sont maintenant plutôt derrière nous. Même s’il y a encore des opportunités de croissance, notamment sur la 5G, les opérateurs télécoms sont à la recherche de relais de croissance. En tant que régulateur, nous devons accompagner ce mouvement. Je constate le courage d’Orange qui fait un choix très audacieux sur la banque [Orange Bank, ndlr], très cohérent avec leur stratégie mondiale et leur présence en Afrique. C’est un choix qui fait grincer des dents (du côté des établissements bancaires), où l’on constate que les opérateurs historiques des uns sont les barbares des autres ! Orange est perçu comme un nouvel entrant agressif dans le marché bancaire. Nous ne pouvons qu’encourager ce type d’initiative.
Concernant les stratégies des contenus, nous sommes plus dans un serpent de mer depuis des décennies. Que les opérateurs télécoms aillent dans les contenus, pourquoi pas ? Mais nous devons rester vigilants à ce qu’il n’y ait pas d’effet de substitution dans les investissements ni de concentration du marché vers un duopole (5). Le modèle américain du duopole vertical n’est clairement pas celui de la France ni de l’Europe, et l’Organe des régulateurs européens des communications électroniques (Berec) que je préside cette année l’a rappelé avec force dans ses prises de positions. Oui à la diversification, non à la duopolisation ! @

Propos recueillis par Charles de Laubier