Nicolas Guérin, stratège discret mais très influent au sein de la filière télécoms et au coeur de l’Etat

Probablement l’homme le plus influent des télécoms en France. Nicolas Guérin fête ses 25 ans chez Orange, dont il est secrétaire général depuis 5 ans. Il conseille depuis 2020 le gouvernement en tant que président du Comité stratégique de filière « Infrastructures numériques ».

En plus de sa fonction stratégique de secrétaire général d’Orange depuis mars 2018, et à ce titre l’un des treize membres du comité exécutif (le « comex »), Nicolas Guérin (photo) est depuis l’automne 2020 président du Comité stratégique de filière « Infrastructures numériques » (CSF-IN). Il s’agit de l’une des dix-neuf filières représentées au sein du Conseil national de l’industrie (CNI), lequel est présidé par la Première ministre, Elisabeth Borne. Nicolas Guérin est en outre très impliqué au sein de la Fédération nationale des télécoms (FFTélécoms), qu’il présidera à nouveau le 3 juillet prochain. Nicolas Guérin (55 ans le 19 août prochain) est la personnalité la plus influente des télécoms en France, dont il a vécu la libéralisation depuis le début, il y a… un quart de siècle. C’est le 5 janvier 1998, après un passage chez TDR, opérateur de la radiomessagerie Tam Tam et filiale de SFR (où il avait fait un premier stage), qu’il entre chez France Télécom, soit au cinquième jour de l’ouverture du marché français des télécoms à la concurrence et au moment où l’ancien monopole public des télécoms devient une société anonyme. Il y rentre en tant que juriste chargé justement de la concurrence et de la réglementation.

Il a vu passer quatre présidents d’Orange
L’Etat, unique actionnaire à l’époque avant de se retrouver minoritaire, détient encore aujourd’hui 22,95 % du capital et 29,25 % des droits de vote (1). Nicolas Guérin s’est ensuite rendu indispensable pour la stratégie et le lobbying d’Orange – la dénomination sociale depuis dix ans (2). Il verra défiler à la présidence du groupe Michel Bon, Thierry Breton, Didier Lombard et Stéphane Richard, avant de se retrouver il y a plus d’un an aux côtés du duo formé par Christel Heydemann (directrice générale) et Jacques Aschenbroich (président). Après avoir été promu il y a vingt ans directeur juridique « concurrence et réglementation » d’Orange, dont il devient le directeur juridique et « secrétaire du conseil d’administration », Nicolas Guérin est secrétaire général du groupe Orange depuis plus de cinq ans. Le rapport d’activité 2022 publié le 30 mars le mentionne toujours bien ainsi dans le « comité exécutif à compter du 3 avril 2023 », lequel a évolué « pour accompagner les évolutions liées au nouveau plan stratégique [« Lead the future« ]» présenté le 16 février par Christel Heydemann. Mais Continuer la lecture

Avec Numspot et Synfonium, l’Etat français – via la CDC – veut damer le pion à Google, Microsoft et Amazon

La Caisse des dépôts (CDC), le bras armé financier de l’Etat français, rêve de faire émerger un « Google français » en Europe. Cette reconquête numérique passe par des fonds publics injectés via la Banque des Territoires et Bpifrance, notamment dans deux futurs « champions européens » : Numspot et Synfonium.

La Caisse des dépôts et consignations (CDC), que dirige depuis plus de cinq ans maintenant Eric Lombard (photo), est une vieille institution financière publique qui a eu 207 ans le 28 avril (1). Elle est devenue le bras armé de l’Etat français pour investir dans les entreprises et les territoires, y compris dans les infrastructures électroniques – de la téléphonie dès 1889 au numérique à partir de l’année 2000. La CDC finance les espaces publics numériques dans les territoires, les espaces numériques de travail dans les établissements scolaires, l’aménagement numérique des territoires pour garantir l’inclusion numérique, ou encore les services numériques de confiance via des projets de « cloud souverain ». Les premiers investissements de l’Etat français dans le cloud justement remontent au début des années 2010 et l’ont été en pure perte après les échecs cuisants de Cloudwatt d’Orange et Thalès, d’une part, et de Numergy de SFR et Bull, d’autre part. A l’époque, le gouvernement avait ignoré un nouvel entrant dans le cloud venu du Nord de la France : la société OVH créée à Roubaix par le Français d’origine polonaise Octave Klaba.

Créer des « champions européens du cloud »
Dix ans après, il en va tout autrement puisque la Banque des Territoires – créée en 2018 en tant que filiale d’investissement de la CDC – a annoncé le 11 avril dernier avec Octave Klaba un partenariat pour créer la société Synfonium dans laquelle la CDC participera à hauteur de 25 % du capital. Objectif : « la construction d’un champion européen des services basés sur le cloud ». Rien de moins. « Après avoir investi dans Qwant pour soutenir la croissance d’un moteur de recherche européen respectueux de la vie privée, la Caisse des dépôts s’associe avec un acteur majeur de la tech avec pour ambition de contribuer à l’émergence d’une plateforme européenne grand public, ouverte et sécurisée, proposant divers services collaboratifs et logiciels dans le cloud », a déclaré Antoine Troesch, directeur de l’investissement de la Banque des Territoires. L’Etat français a déjà la tête dans les nuages informatiques, avec notamment un autre projet de « champion européen du cloud » baptisé Numspot, dont la société éponyme – « 100 % française » – a été créée officiellement le 27 janvier dernier et dotée d’un capital de 50 millions d’euros avec la Banque des Territoires (26 %), Docaposte/La Poste (26 %), Dassault Systèmes (19 %) et Continuer la lecture

Le nouveau plan stratégique d’Orange vise 2025 ; beaucoup attendaient une vision « humaine » à 2030

Après le plan « Engage 2025 » de l’ancien PDG d’Orange, Stéphane Richard, Orange va devoir se contenter d’un nouveau plan stratégique à horizon… 2025, baptisé « Lead the future », que Christel Heydemann, la DG du groupe, a présenté le 16 février. Au programme : recentrage et économies, sur fond de baisse des effectifs.

Certaines mauvaises langues diront que la feuille de route à horizon 2025, présentée par Christel Heydemann (photo) le 16 février à l’occasion de la publication des résultats annuels d’Orange dont elle directrice générale depuis le 4 avril 2022, est plus un « plan comptable » qu’un « plan stratégique ». Chez les syndicats, c’est la déception à tous les étages. « Les salariés du groupe attendaient beaucoup de cette annonce pour se projeter dans l’avenir. Orange a besoin d’un vrai projet industriel ambitieux et non de la poursuite d’une politique de gestion par l’optimisation des coûts engagée depuis plusieurs années et qui a accéléré la casse des compétences clefs », regrette le syndicat CFDT. Recentrage de l’opérateur télécoms et économies drastiques : telles sont les deux priorités qu’assigne la nouvelle direction d’Orange aux 130.307 salariés du groupe, dont 28 % sont des agents fonctionnaires. L’Etat (1) détient toujours 22,95 % du capital de l’entreprise et 29,25 % des droits de vote, tout en ayant trois administrateurs sur les quatorze membres du conseil d’administration présidé par Jacques Aschenbroich.

Atteindre 1,6 milliard d’économies cumulées d’ici à 2025
Et comme un plan peut en cacher un autre : « Lead the future » est doublé de « Scale up », un remède de cheval financier concocté par Stéphane Richard lorsqu’il était PDG et administré à Orange depuis 2019 pour faire 1 milliard d’euros d’économies d’ici 2023. Nous y sommes. Mais, alors que le groupe Orange s’est déjà serré la ceinture pour dégager 700 millions d’euros d’économies cumulées de 2019 à fin 2022, Christel Heydemann en remet une couche sans même attendre cette année le 1 milliard. D’ici 2025, son plan « Lead the future » ajoute en plus 600 millions d’euros de réduction de coûts à réaliser « d’ici 2025 ». Si l’inflation devait se calmer, ce nouvel objectif pourrait être atteint avant cette échéance, comme cela aurait pu être le cas pour le 1 milliard. « Hors coûts additionnels liés à l’inflation, le groupe aurait atteint avec un an d’avance l’objectif d’économies nettes de 1 milliard d’euros », a expliqué la direction le 16 février. Et de détailler les baisses de charges déjà réalisées : « Ces économies résultent principalement Continuer la lecture

Stéphane Richard joue les prolongations à la tête d’Orange, malgré sa condamnation dans l’affaire « Tapie »

PDG depuis près de onze ans d’Orange, Stéphane Richard ne quitte pas l’opérateur télécoms historique fin janvier. Il poursuit son mandat jusqu’à l’entrée en fonction, le 4 avril, de Christel Heydemann comme directrice générale. Et si un nouveau président n’est pas nommé d’ici le 19 mai, il pourrait rester jusqu’à cette date.

Stéphane Richard ne cessera pas d’être PDG du groupe Orange « au plus tard le 31 janvier 2022 ». En effet, contrairement à ce qui avait été prévu par le conseil d’administration du groupe réuni de façon extraordinaire le 24 novembre dernier, soit le jour-même de la condamnation de son président dans l’affaire « Tapie-Adidas », ce dernier va continuer à assumer ses fonctions jusqu’à l’arrivée – le 4 avril – de Christel Heydemann (photo) en tant que directrice générale de l’opérateur télécoms. Et si le nouveau président n’était pas trouvé d’ici là – présidence et direction générale étant désormais dissociées –, Stéphane Richard pourrait même rester au-delà – cette fois comme président non-exécutif. Et ce, jusqu’à l’échéance de son mandat initial le 19 mai – date de la prochaine assemblée générale – et afin d’assurer la passation de pouvoir dans de bonnes conditions. Cette période d’overlap (ou d’handover), comme disent les Anglo-saxons pour désigner cette transition délicate, devrait permettre à Orange d’opérer son changement de gouvernance sereinement et sans heurts. Fini donc le poste de PDG : Christel Heydemann (47 ans), choisie par Bercy et approuvée par l’Elysée, sera à la direction générale du groupe. Sa nomination est entérinée ce vendredi 28 janvier lors de la réunion du conseil d’administration, dont elle est membre, et encore sous la présidence de Stéphane Richard qui la soutient.

Christel Heydemann sera DG d’Orange au printemps
Reste à désigner une autre personne qui lui succèdera à la présidence du conseil d’administration. Sébastien Crozier (photo page suivante), à la tête depuis une quinzaine d’années du syndicat majoritaire CFE-CGC d’Orange et directeur du mécénat public du groupe, est le premier candidat déclaré – depuis mi-décembre – à cette présidence du conseil d’administration, dont il membre depuis fin 2017. Passée la surprise, son nom familier en interne s’est installé depuis dans le paysage des prétendants présidentiables à 450.000 euros (salaire maximum d’une entreprise publique) – parmi lesquels Pascal Cagni, ancien dirigeant Europe d’Apple et actuel président de Business France, Jean-Noël Tronc, ancien DG de la Sacem et ancien PDG de Canal+ Overseas, ou encore Jacques Aschenbroich, PDG de Valeo. Quatre anciens dirigeants exécutifs de France Télécom/Orange se sont aussi positionnés pour cette présidence : Nicolas Dufourcq, Vivek Badrinath, Bruno Mettling et Didier Quillot. Les statuts d’Orange limite à 70 ans l’âge pour l’exercice des fonctions de président du conseil d’administration ; il faut donc que l’impétrant ou l’impétrante (mais pas de femme en vue) ait moins de 66 ans pour assurer jusqu’au bout le mandat qui est de quatre ans pour tous les administrateurs d’Orange (président compris).

Sébastien Crozier, futur président ?
Sébastien Crozier (54 ans) a, lui, 28 ans de maison ; il est entré en 1994 chez France Télécom Multimédia et a participé dans la foulée au lancement de Wanadoo (avec un intermède entrepreneurial extérieur de 1997 à 2002). Contacté par Edition Multimédi@, le syndicaliste dirigeant nous confirme être plus que jamais candidat à la présidence d’Orange. « J’ai fait acte de candidature le 16 décembre, en présentant mon projet d’articulation pour l’avenir du groupe que je connais parfaitement, en France et à l’international, ayant aussi dirigé plusieurs filiales, notamment en Afrique et en Amérique Latine », nous confie-t-il. Stéphane Richard aurait accueilli sa candidature de façon plutôt favorable, en raison de ses compétences, en la considérant « atypique ». Il s’agit d’une candidature sans précédent pour un administrateur salarié et représentant du personnel.
En devenant directrice générale du groupe Orange, Christel Heydemann est, elle, la première femme à être nommée à sa tête depuis la création de France Télécom il y a 31 ans – société anonyme depuis un quart de siècle maintenant, devenue Orange en juillet 2013. Bien qu’elle n’ait jamais rempli de telles fonctions par le passé, celle qui est encore pour quelques semaines vice-présidente Europe de Schneider Electric n’est pas une inconnue chez Orange. Cooptée par Stéphane Richard qui l’a faite entrer au conseil d’administration en juillet 2017, elle est aussi membre du comité d’audit chargé du suivi du contrôle interne et de la gestion des risques (financiers, sociaux et environnementaux). L’Etat, qui est encore actionnaire à hauteur de 23 % du capital d’Orange tout en détenant près de 30 % des droits de vote (2), a réussi à imposer Christel Heydemann au détriment : d’un favori qui s’est finalement retirer, Frank Boulben, « Chief Revenue Officer » de l’opérateur télécoms américain Verizon, d’un outsider, Michel Paulin, directeur général d’OVHCloud, et d’une revenante, Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions (écartée par l’Elysée afin de ne pas déstabiliser l’audiovisuel public en pleine campagne présidentielle). Des candidats en interne s’étaient aussi positionnés : Fabienne Dulac, directrice générale d’Orange France, Ramon Fernandez, directeur financier du groupe, et Mari-Noëlle Jégo-Laveissière, directrice générale adjointe Europe. « Les membres du comex [le comité exécutif du groupe, ndlr] qui se sont portés candidats à la direction générale du groupe, mais qui n’ont pas été retenus, devraient partir à court ou moyen termes, nous indique une source. Sans parler de ceux qui vont bientôt partir à la retraite comme Gervais Pellissier, directeur général délégué du groupe en charge des ressources humaines, et Alioune Ndiaye, directeur général d’Orange Afrique et Moyen-Orient ». Il y a aussi Helmut Reisinger, directeur général d’Orange Business Services (OBS), qui a quitté ses fonctions le 17 janvier dernier après avoir été débauché. « Quant à Béatrice Mandine, directrice de la commu-nication, de la marque et de l’engagement, elle s’est dite “au chômage” le jour de la condamnation de Stéphane Richard. Tandis que Nicolas Guérin, secrétaire général et bras armée du PDG partant, pourra difficilement garder sa position », nous indique-t-on. C’est dire que le remaniement du comex semble inéluctable après l’entrée en fonction de cette nouvelle direction bicéphale.
Le prolongement de Stéphane Richard au sein de la maison rassure en interne, même si Bercy (alias Bruno Le Maire) aurait préféré que le PDG condamné en appel parte aussitôt. Mais nécessité fait loi. Et la candidature de Sébastien Crozier est aussi perçue, si elle était retenue, comme un gage de stabilité. Christel Heydemann, bien qu’ayant passé quinze ans dans les télécoms (chez Alcatel racheté par Nokia), devra être cornaquée dans ses nouvelles responsabilités. Car être équipementier, ce n’est pas être opérateur… Initialement prévu le 24 janvier, le conseil d’administration avait finalement été reporté au 28 janvier pour se donner le temps de préparer les esprits à la nomination « étatique » de Christel Heydemann qui ne faisait pas consensus au sein des quinze membres du conseil d’administration. « Chez Orange, des administrateurs indépendants – dont elle fait partie depuis le 26 juillet 2017 aux côtés notamment de Alexandre Bompard, PDG de Carrefour – n’étaient pas très ravis de sa candidature », nous signale-t-on. Il s’agit aussi de bien régler la dissociation des mandats (présidence et direction générale).

Stéphane Richard clame son innocence
Du moins si Bercy et l’Elysée ne s’opposent pas aux prolongations de Stéphane Richard… « La temporalité par rapport à l’élection présidentielle ne facilite pas son maintien », convient un proche du dossier. D’autant qu’il faut choisir en amont les nouveaux administrateurs et déposer les résolutions de nominations un mois avant les votes de l’AG. Pour autant, Stéphane Richard n’est pas empêché. Le fait qu’il se soit pourvu en cassation rend sa condamnation du 24 novembre – à un an de prison avec sursis et 50.000 euros d’amende pour « complicité de détournement de biens publics » (3) dans l’affaire « Tapie-CDR » (4) – non définitive. Et il reste présumé innocent. « Les accusations portées contre moi sont parfaitement infondées », avait-il encore martelé le 24 novembre dans un live vidéo (5) adressé en interne aux salariés du groupe : plus de 133.000 personnes dans le monde, dont plus de 64.000 en France, parmi lesquels 34 % de fonctionnaires. @

Charles de Laubier

Pas de front uni des groupes publics de télévision en Europe face aux Netflix, Disney+ et autres Amazon Video

Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, a-t-elle abandonné l’idée d’un « “Netflix public” européen » ? Car face aux grandes plateformes de SVOD, les télévisions publiques en Europe sont divisées. Il ne tient qu’à l’Union européenne de radio-télévision (UER), qu’elle préside en 2021 et 2022, d’y remédier.

« Un “Netflix public” européen est possible et peut naître dans les mois qui viennent. Un projet numérique d’ambition européenne au service de la création peut être le moyen de redonner de la fierté à l’audiovisuel public, et de prendre notre place dans la compétition mondiale », assurait Delphine Ernotte (photo) dans une tribune parue dans Le Monde le 14 novembre 2017.
Trois ans et demi après, alors que la patronne de France Télévisions préside aussi cette année et l’an prochain l’Union européenne de radio-télévision (UER) qui est composée de groupe public de l’audiovisuel : aucun « Netflix public » européen en vue. Les grandes plateformes privées américaines de SVOD (1), que sont Netflix, Amazon Prime Video, Disney+ ou encore AppleTV+, s’en donnent à cœur-joie sur le Vieux Continent où elles ne rencontrent aucun rival européen sérieux. Pourtant, c’était un des engagements de campagne d’Emmanuel Macron, formulée noir sur blanc dans son programme électoral : « Créer les conditions de l’émergence d’un “Netflix européen” exposant le meilleur du cinéma et des séries européennes ». Une fois élu président de la République, le locataire de l’Elysée avait aussitôt confié à la présidente de France Télévisions le soin de concrétiser sa promesse de plateforme commune au niveau européen.

Britbox, Salto, Viaplay, Now, Joyn, Discovery+, …
Mais c’était sans compter l’ADN nationale des services publics de chaque pays, et l’absence de coordination des Etats membres – propriétaires de ces chaînes publiques – susceptibles de mener à bien un tel projet, chacun y allant de son projet. On connaît la suite : la BBC, le groupe audiovisuel public britannique, a lancé en novembre 2019 avec l’entreprise privée de télévisions ITV, son compatriote, la plateforme Britbox au Royaume-Uni ; le groupe de chaînes publiques France Télévisions a de son côté lancé en octobre 2020 avec les groupes français privés de télévision TF1 et M6 la plateforme vidéo Salto. Avant que les services publics de l’audiovisuel ne partent en ordre dispersé, des initiatives 100 % privées ont aussi fleuri. C’est ainsi que le groupe suédois Modern Times Group (MTG) a été pionnier dans l’offre de streaming vidéo en lançant en février 2011 Viaplay, service qui est maintenant opéré par le groupe scandinave Nordic Entertainment Group (groupe Nent), un spin-off créé par MTG il y a près de trois ans.

L’émiettement SVOD en Europe
Dans le privé toujours, le groupe britannique de télévision payante Sky, filiale de l’américain Comcast, a lancé quant à lui Now TV en juillet 2012 au Royaume-Uni, devenu Now et disponible dans d’autres pays. Les groupes audiovisuels américain Discovery et allemand ProSiebenSat.1 Media ont lancé ensemble en mai 2017 la plateforme Joyn Plus+ en Allemagne. De son côté, Discovery a aussi lancé en juillet 2018 en Grande-Bretagne et en Irlande le service de vidéo à la demande QuestOD, lequel a changé de nom en octobre 2019 pour Dplay, avant d’être à nouveau rebaptisé en octobre 2020 Discovery+. A ces principales plateformes de SVOD et/ou de TVOD (4) dans l’Union européenne (UE) s’ajoutent bien d’autres initiatives telles que TIM Vision (Telecom Italia) et Mediaset Infinity en Italie, TV 2 Play au Danemark, Videoplay et Videoland aux Pays- Bas, Ruutu+ en Finlande, Streamz en Belgique, Voyo en Slovénie, ou encore C More en Scandinavie. Sans parler du japonais Rakuten TV et du français Molotov TV.
Cet émiettement des plateformes fait le jeu des géants américains de l’Internet. Même NBCUniversal, filiale audiovisuelle et cinématographique de l’opérateur télécoms américain Comcast avait les coudées franches pour lancer en février dernier, sur l’Hexagone, Hayu, sa plateforme d’émissions de téléréalité à la demande désormais disponible dans une dizaine de pays européens. Et son compatriote ViacomCBS, qui a redu disponible il y a plus de deux ans Pluto TV en Europe, y déploie parallèlement Paramount+ (ex- CBS All Access). Le champ est d’autant plus libre que le projet de « Netflix latin » envisagé en avril 2016 par le français Vivendi et l’italien Mediaset avait aussitôt tournée court, les deux groupes de respectivement Vincent Bolloré et Sylvio Berlusconi ne trouvant pas mieux que d’aller ferrailler en justice l’un contre l’autre durant cinq ans pour des rivalités capitalistiques (5). Quant aux groupes publics de télévision, le plus souvent financés par des redevances audiovisuelles payées par les foyers européens (138 euros en France, 220 en Allemagne), ils n’ont pas su s’organiser – même au sein de l’UER – pour donner la réplique aux GAFAN. Ce fut surtout faute d’une véritable volonté politique de la part des différents Etats membres. A moins d’un an de la fin de son mandat présidentiel, Emmanuel Macron a échoué à faire émerger un « Netflix européen » public et, par ailleurs, a abandonné sa grande réforme de l’audiovisuel (6). Le marché européen de la SVOD est pourtant bien là, avec ses 9,7 milliards de chiffre d’affaires en 2020 selon l’Observatoire européen de l’audiovisuel (OEA) – auxquels s’ajoutent 1,87 milliard pour la TVOD, soit un total de 11,6 milliards d’euros généré l’an dernier (voir graphique). Delphine Ernotte, à la tête de France Télévisions depuis août 2015 et reconduite à ce poste en juillet 2020 pour un mandat de cinq ans, peut-elle relancer l’idée de « “Netflix public” européen » en tant que présidente de l’UER jusqu’au 31 décembre 2022 ? Le 28 mai, cette union de « médias de service public » – dépassant largement l’UE avec 115 organisations membres dans 56 pays – a annoncé la nomination d’un directeur du numérique, de la transformation et des plateformes (7). Le Belge Wouter Quartier prendra ses fonctions en août prochain. Il a été le « Monsieur digital » de la radiotélévision flamande VRT et de sa plateforme vidéo VRTNu. « Wouter Quartier travaillera en étroite collaboration avec un comité numérique nouvellement élu qui s’est engagé à soutenir l’UER à mesure que nous progressons dans ce domaine », a indiqué Jean Philip De Tender, directeur média de l’UER.
Reste à savoir si, au-delà de sa mission première d’aider les médias publics à développer leurs activités numériques et leurs propres plateformes, émergera une volonté d’une plateforme SVOD commune, du moins dans l’UE. Rien n’est moins sûr, les homologues de France Télévisions continuant à résonner « national » lorsque ce n’est pas « régional ». Et la stagnation des financements publics, voire leur recul, et la baisse des recettes publicitaires, dans un contexte de crise sanitaire, entraîne un « repli sur soi » des médias publics. A défaut de plateforme paneuropéenne publique, Delphine Ernotte et Emmanuel Macron se sont repliés sur la co-production.

Repli sur la coproduction européenne
« Je crois à la construction d’un audiovisuel européen, non pas à une seule chaîne européenne, mais à l’alliance, au soutien entre les médias publics. Très concrètement, je me suis attachée à des coproductions européennes entre la ZDF (Allemagne) et la Raï (Italie) et vous verrez prochainement sur nos antennes le produit de ces coproductions » (8), a indiqué Delphine Ernotte le 3 mai dernier sur France Inter. Il y a six mois, dans Le Monde, elle déclarait : « L’addition de nos budgets représente 20 milliards d’euros. Investir ensemble une petite partie de cette manne permettra de faire naître un marché de la création européenne qui s’exporte au-delà de nos frontières ». Pas de quoi inquiéter pour l’instant les « Netflix » et les autres géants de la SVOD. @

Charles de Laubier