Taxe GAFA (OCDE) : convention multilatérale en vue

En fait. Les 24 et 25 février, s’est tenue la première réunion des ministres des Finances et des gouverneurs des banques centrales du G20, lequel avait lieu en Inde à Bangalore. Il a été question de la future taxe « GAFA » de l’OCDE qui s’appliquera une fois la « convention multilatérale » signée par 138 pays. Fin 2023 ?

En clair. L’« accord historique » du 8 octobre 2021, arraché à 136 pays (aujourd’hui 138) par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) sur les 140 qui se sont engagés auprès d’elle à lutter contre l’évasion fiscale et les paradis fiscaux (1), n’a pas encore produit tous ses effets. Le « pilier 2 » de cet accord – à savoir un taux d’imposition de 15 % minimum sur le bénéfice des multinationales (GAFAM compris) réalisant au moins 750 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel – a été transposé par la plupart des pays, y compris par l’Union européenne avec la directive du 14 décembre 2022 et applicable « au plus tard le 31 décembre 2023 » (2). Pour des pays comme la France et les Etats-Unis, où l’impôt sur les sociétés est respectivement de 25 % (15 % pour les PME) et 21 %, cela ne change rien.
En revanche, le « pilier 1 » de l’accord « OCDE » piétine. Il vise particulièrement les GAFAM, lesquels seront taxés à hauteur de 25 % de leur bénéfice taxable (au-delà d’un seuil des 10 % de profits, pour que ces sommes soient réattribuées aux pays concernés selon une clé de répartition en fonction des revenus générés dans chacun de ces pays (3). Mais cette réaffectation de l’impôt collecté auprès de ces « grands champions » de la mondialisation et de la dématérialisation nécessite une « convention multilatérale » (CML) que doivent signer chacun des 138 pays ayant à ce jour accepté la déclaration du 8 octobre 2021 (4). Aux Etats-Unis, ce texte devra être ratifié par les deux tiers des sénateurs américains – ce qui n’est pas gagné au pays des GAFAM ! L’Inde, qui reçoit cette année le G20 à Bangalore, bloque tant que les pays en développement ne seront pas aidés financièrement dans la mise en œuvre. Tandis que l’Arabie saoudite veut des exceptions.
C’est au sein de l’instance appelée « Cadre inclusif OCDE/G20 sur le BEPS » (5), chargée de remédier à l’évasion fiscale et aux paradis fiscaux, que se joue l’avenir de la fiscalité numérique des géants du Net. La CML, soumise à signature jusqu’au 31 décembre 2023, obligera dès son entrée en vigueur la sup- pression des « taxes GAFA » instaurées dans leur coin par certains pays comme la France, l’Espagne ou le Royaume-Uni. La France, qui fait « cavalier seul » depuis 2019 (3 % du chiffre d’affaires publicitaire des GAFA réalisé en France), compte récupérer 670 millions d’euros en 2023, contre 591 millions en 2022. @

Impôt minimal de 15 % et règle « Nexus » de l’OCDE : Pascal Saint-Amans demande des comptes aux GAFAM

Ce ne sont pas les 15 % d’impôt minimal mondial sur le bénéfice des multinationales qui vont peser le plus sur les GAFAM, mais la règle « Nexus » mise au point par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). A la manoeuvre de cette révolution fiscale globale : le Français Pascal Saint-Amans.

L’ « accord historique » du 8 octobre 2021, arraché à 136 pays par l’OCDE (1) sur les 140 qui se sont engagés auprès d’elle à lutter contre l’évasion fiscale et les paradis fiscaux, est une avancée significative dans la régulation de la mondialisation et du capitalisme sans frontières. Cette « déclaration sur une solution reposant sur deux piliers pour résoudre les défis fiscaux soulevés par la numérisation de l’économie » vise explicitement les géants du Net – les GAFAM (2) et les NATU (3) américains, mais aussi les BATX (4) chinois puisque l’Empire du Milieu est parmi les signataires (5). Si le taux d’imposition de 15 % minimum sur le bénéfice des multinationales réalisant au moins 750 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel a été le plus médiatisé, il constitue en fait le deuxième « pilier » de cet accord. Or, le premier « pilier » du même accord vise plus directement les grandes entreprises du numériques que sont les Google (Alphabet), Apple, Facebook et autres Microsoft qui génèrent des profits les plus élevés – pour peu qu’elles réalisent un chiffre d’affaires mondial dépassant les 20 milliards d’euros par an et dégagent une rentabilité avant impôts supérieure à 10 %. Ces « grands champions » de la mondialisation et de la dématérialisation seront non seulement soumis aux 15 % minimum, mais aussi 25 % de leur bénéfice taxable – au-delà de ce seuil des 10 % de profits – seront réattribués aux pays concernés selon une clé de répartition en fonction des revenus générés dans chacun de ces pays.

Un coup de pied dans la fourmilière du capitalisme
Ce premier pilier d’imposition concerne une centaine de très grandes entreprises multinationales parmi les plus rentables au monde, au premier rang desquelles les GAFAM. « Une large part de ces profits réalloués aux différents pays – représentant un montant important sur les 125 milliards de dollars [taxables] par an – proviendra des sociétés du numérique », explique à Edition Multimédi@ Pascal Saint- Amans (photo), le « Monsieur fiscalité » de l’OCDE (6). C’est une façon de « rendre à César ce qui appartient à César », grâce à la nouvelle règle dite « Nexus » (7) qui consiste à taxer une entreprise active dans un pays donné, quel que soit le niveau de présence physique. Car entre les premières règles fiscales des multinationales élaborées il y a près d’un siècle (1928) dans l’économique « traditionnelle », et aujourd’hui, l’économie numérique a changé radicalement la donne en passant au-dessus des Etats et des frontières, à coup d’optimisation et/ou d’évasion fiscales. Désormais, à l’ère du commerce électronique, des moteurs de recherche, des médias sociaux et de la publicité en ligne, ce n’est plus la présence physique de l’entreprise qui compte, mais bien son activité réelle dans la « juridiction du marché » concerné.

Fin de la « taxe GAFA » à la française
« Les entreprises qui ne seraient pas soumises à l’impôt dans un lieu où elles génèrent beaucoup de revenus – parce qu’elles n’y sont pas physiquement établies, comme les moteurs de recherche, les réseaux sociaux ou toute entreprise parmi les plus grandes et les plus rentables – verraient désormais une partie de leurs bénéfices imposée dans le lieu où se trouvent leurs utilisateurs et leurs clients, qu’elles y soient physiquement établies ou non », nous précise Pascal Saint-Amans. Les géants du Net et les Big Tech, atteignant des économies « sans masse », avec des actifs dématérialisés et des mégadonnées exploitées, ont rendu obsolètes les règles fiscales du monde physique. Il s’agit cette fois de remédier à ce que l’OCDE a appelé l’« érosion de la base d’imposition et de transfert de bénéfices », ou BEPS (8), en empêchant l’« évitement fiscal » pratiqué sans scrupule par des multinationales qui transfèrent leurs bénéfices vers des « paradis fiscaux ». Quels sont les Etats qui profiteront le plus de cette meilleure répartition fiscale ? « Pour les entreprises multinationales couvertes, 25 % du bénéfice résiduel – défini comme le bénéfice au-dessus d’un seuil de 10 % – sera attribué aux juridictions de marché qui satisfont au critère du “Nexus” à partir d’une clé de répartition fondée sur le chiffre d’affaires. (…) Les pays en développement devraient bénéficier d’un surcroît de recettes supérieur à celui des économies plus avancées, en proportion des recettes existantes », détaille l’OCDE.
Pour que ce premier pilier « GAFAM » soit mis en œuvre, il faut que les 136 pays de la déclaration du 8 octobre signent chacun la convention multilatérale, laquelle imposera aussi aux Etats ayant de façon unilatérale déjà instauré une taxe sur les services numériques (TSN) de la supprimer. Ces taxes nationales présentent des risques de double imposition et de représailles en matière commerciale. La France avait été le premier pays européen, dès 2019, à introduire une telle « taxe GAFA » : en l’occurrence, 3% prélevés sur le chiffre d’affaires – et non sur les bénéfices comme l’OCDE – généré par les géants du numérique dont le chiffre d’affaires mondial dépasse les 750 millions d’euros, dont plus de 25 millions d’euros « au titre des services fournis en France » (9). Pourquoi l’OCDE taxe-t-elle les bénéfices et non le chiffre d’affaires ? Réponse de Pascal Saint-Amans : « Une taxe frappant le chiffre d’affaires des entreprises l’économie numérique présente plusieurs inconvénients. Cela pourrait freiner les investissements consacrés à l’innovation, pénaliser les start-up, voire provoquer une hausse des prix des biens ou services par le report de la charge fiscale sur les clients ». Pour l’heure, la TSN française devrait, selon le projet de loi de finances pour 2022 déposé par le gouvernement le 22 septembre à l’Assemblée nationale, rapporter l’an prochain plus de 518 millions d’euros – soit un bond de près de 45 % par rapport aux 358 millions d’euros collectés auprès des GAFAM cette année (contre 375 millions en 2020 et 277 millions en 2019). Mais l’Etat français s’est engagé à abolir sa TSN lorsque les nouvelles règles fiscales de l’OCDE entreront en vigueur, à savoir entre le 31 décembre 2023 et l’entrée en vigueur de convention multilatérale des « 136 » (10). D’autres Etats avaient eux aussi instauré leur propre TSN : l’Espagne, le Royaume-Uni, l’Autriche ou encore la Turquie, ce qui avait amené les Etats-Unis – pays des GAFAM – à répliquer en appliquant des droits de douane supplémentaires sur des produits français (surtaxes suspendues à la fin du mandat de Donald Trump). Google répercute de son côté une partie des TSN sur ses clients publicitaires (11). Si le premier pilier de la déclaration du 8 octobre vise d’abord les géants du Net (parmi la centaine de « Big Corp », tous secteurs confondus), le second pilier, lui, concerne non seulement cette première catégorie de méga-acteurs mais aussi toutes les multinationales réalisant un chiffre d’affaires d’au moins 750 millions d’euros par an. Pour toutes, le taux de l’impôt minimum a été fixé à 15 % des bénéfices – alors qu’en juillet dernier, le taux était encore ouvert à « au moins 15%» et malgré le fait que les Etats-Unis de Joe Biden, l’Allemagne d’Angela Merkel et la France d’Emmanuel Macron s’étaient mis pourtant d’accord sur un taux minimum ambitieux de 21 %.
Finalement, afin de rallier le plus de pays possible et de mettre un terme aux paradis fiscaux (Iles Vierges britanniques, Jersey, Guernesey, Bahamas, Emirats arabes unis, Irlande, Luxembourg, Hongrie, …), c’est le plancher d’imposition de 15 % qui a été retenu. Google/YouTube, Facebook, Microsoft et Apple ont par exemple leur quartier général européen respectif en Irlande où le taux super-attractif est de 12,5% – les trois premiers à Dublin et le dernier à Cork. « Toutes les entreprises multinationales concernées devront évaluer la manière dont elles sont organisées et réagir en conséquence », estime Pascal Saint- Amans. L’OCDE sonne le glas non seulement des paradis fiscaux, mais aussi du secret bancaire et des sociétés-écrans : un sacré pavé dans la mare du capitalisme.

Le G20 va entériner les deux piliers
Pour la plupart des pays occidentaux, ce taux a minima de 15 % reste cependant bien en-deçà des 28 % en France (25 % en 2022) et des 21 % aux Etats-Unis (28 % envisagés par Joe Biden). Mais Pascal Saint-Amans l’assure, ces 15 % devrait générer chaque année environ 150 milliards d’euros de recettes fiscales supplémentaires au niveau mondial – à répartir entre plusieurs pays. Les deux piliers de la déclaration du 8 octobre ont été entérinés lors de la réunion des ministres des finances du G20 à Washington le 13 octobre, laquelle sera suivie les 30 et 31 octobre prochains à Rome par le sommet des chefs d’Etat de ces vingt pays (12) les plus riches de la planète. @

Charles de Laubier

Taxation des GAFAM : l’annulation du redressement fiscal d’Apple illustre les velléités de l’Europe

Si la Commission européenne fait appel de l’arrêt du Tribunal de l’UE qui a annulé le 15 juillet sa décision condamnant Apple à rembourser l’Irlande de 13 milliards d’euros d’avantages fiscaux, le verdict final interviendra en 2021. Sinon, l’affaire sera close. Retour sur un jugement qui fera date.

(Au moment de la publication de cet article dans le n°241 de Edition Multimédi@, la Commission européenne annonçait qu’elle faisait appel du jugement « Apple-Irlande »)

Par Fabrice Lorvo (photo), avocat associé, FTPA

La révolution numérique, en dématérialisant l’achalandage, a entraîné, brutalement, une redistribution du partage de la valeur en faveur de certains distributeurs à savoir les GAFAM (1) et en défaveur des producteurs (de produits et de services). Cette captation par les géants dominants d’Internet se fait aussi au détriment des Etats, notamment européens, car si ces Big Tech affichent une prospérité démesurée, leurs contributions par le biais de l’impôt demeurent souvent symboliques.

Le « LuxLeaks » révélé en 2014
A la suite d’articles de presse indiquant, sur les révélations « LuxLeaks » du consortium international de journalistes d’investigation ICIJ (2), que des grandes entreprises – dont Apple et Amazon (3) – avaient bénéficié d’importantes réductions d’impôts, accordées par des autorités fiscales nationales, au moyen de « décisions anticipatives en matière fiscale » ou tax rulings (4), la Commission européenne avait ouvert le 11 juin 2014 une enquête pour vérifier la conformité de ces pratiques au regard des règles de l’Union européenne (UE) en matière d’aides d’Etat. Elle en a finalement dénoncé le mécanisme. L’enquête a notamment visé deux filiales (à 100 %) de droit irlandais du groupe Apple : Apple Sales International (ASI) et Apple Operations Europe (AOE). ASI est chargée d’acheter des produits Apple et de les vendre notamment en Europe. AOE, elle, fabrique certaines gammes d’ordinateurs pour le groupe Apple.
Ces deux filiales d’Apple déclaraient, chacune, n’avoir qu’une succursale en Irlande et leur siège en dehors de l’Irlande. En conséquence, du fait de répartitions internes, seule une petite fraction des bénéfices d’ASI et d’AOE étaient affectés à leurs succursales irlandaises et soumis à l’impôt en Irlande. La plupart des bénéfices étaient affectés en interne à un « siège » des deux filiales situé en dehors de l’Irlande où ils échappaient à l’impôt – et sans qu’aucun pays ne soit mentionné. Les deux « rulings » fiscaux émis par l’Irlande, le premier de 1991 à 2007 et le second de 2007 à 2014, avalisaient ces répartitions internes. En 2011, ASI a fait état lors d’auditions devant le Sénat américain d’un bénéfice de 16 milliards d’euros mais du fait du tax ruling, seuls 50 millions d’euros ont été imposés en Irlande. Résultat : 15,95 milliards d’euros de bénéfice ont éludé l’impôt (5). L’enquête de la Commission européenne a conclu que les rulings fiscaux irlandais avalisaient une répartition interne artificielle des bénéfices au sein d’ASI et d’AOE, que rien ne justifiait sur le plan factuel ou économique. Cet avantage présentait un caractère sélectif, puisqu’il entraînait une réduction de la charge de l’impôt des deux filiales d’Apple en Irlande par rapport aux sociétés non intégrées dont le bénéfice imposable reflétait les prix négociés sur le marché dans des conditions de pleine concurrence. La Commission européenne a justifié son analyse par trois arguments :
• A titre principal, la Commission européenne a reproché le principe d’attribution des bénéfices dérivés des licences de PI qu’elles détenaient aux sièges (hors d‘Irlande) d’ASI et d’AOE et non à ses succursales irlandaises. Selon elle, cette attribution était fictive dès lors que ces sièges n’étaient situés dans aucun pays, n’employaient aucun salarié et ne possédaient pas de locaux. Leurs activités s’en tenaient à des décisions limitées prises par ses directeurs – dont un grand nombre travaillaient simultanément à temps plein comme cadres dirigeants pour Apple Inc. – concernant la distribution des dividendes, les arrangements administratifs et la gestion de trésorerie.

Gestion fantôme des licences PI
Plus particulièrement s’agissant des fonctions afférentes aux licences de PI, la Commission européenne a soutenu que de telles fonctions n’avaient pas pu être exercées uniquement par le biais des conseils d’administration d’ASI et d’AOE, en l’absence de personnel. De plus, il n’a été trouvé dans les procès-verbaux des réunions des conseils d’administration aucune référence à des discussions et à des décisions à cet égard. Dans la mesure où les sièges des deux filiales de droit irlandais n’avaient pas pu contrôler ni gérer les licences de PI du groupe Apple, ces sièges n’auraient pas dû se voir attribuer, dans un contexte de pleine concurrence, les bénéfices tirés de l’utilisation de ces licences. Seule les branches irlandaises d’ASI et d’AOE étaient en mesure d’exercer effectivement des fonctions essentielles à l’activité commerciale en rapport avec la PI du groupe Apple, et avaient la capacité opérationnelle d’exercer et de gérer l’activité de distribution, et ainsi la capacité de générer des revenus commerciaux. En conséquence, les bénéfices de vente d’ASI et d’AOE auraient dû être attribués aux succursales irlandaises d’ASI et d’AOE, et donc imposés en Irlande.

La fiscalité irlandaise en question
• A titre subsidiaire, la Commission européenne a reproché les méthodes d’attribution aux sièges (hors d‘Irlande) d’ASI et d’AOE des bénéfices dérivés des licences de PI qu’elles détenaient. En effet, même si les autorités fiscales irlandaises avaient eu raison d’accepter l’hypothèse de l’attribution hors d’Irlande des licences de PI, les méthodes d’attribution ayant permis de déterminer le bénéfice annuel d’ASI et d’AOE imposable en Irlande étaient fondées sur des choix méthodologiques inadéquats qui ne permettait pas une approximation fiable d’un résultat fondé sur le marché dans des conditions de pleine concurrence.
• A titre alternatif, elle a considéré que les rulings fiscaux contestés avaient été adoptés par les autorités fiscales irlandaises de façon discrétionnaire, en l’absence de critères objectifs liés au système fiscal irlandais, et que, de ce fait, ils procuraient un avantage sélectif à ASI et à AOE.
En conséquence, la Commission européenne a jugé que les rulings fiscaux irlandais constituaient donc une aide d’Etat incompatible avec le marché intérieur. Elle a exigé que l’Irlande récupère auprès d’Apple les impôts impayés pendant la période considérée. L’Irlande ainsi qu’ASI et AOE ont contesté cette décision.
Le Tribunal de l’Union européenne (TUE) en date du 15 juillet 2020, dans les deux affaires concernées (6) (*) (**), a annulé la décision contestée car il a jugé que la Commission européenne n’avait pas rapporté la preuve de l’existence d’un avantage économique sélectif et, consécutivement, d’une aide d’Etat en faveur d’ASI et d’AOE. Sur l’argument à titre principal, le TUE a considéré que la Commission européenne n’est pas parvenue à démontrer, qu’eu égard, d’une part, aux activités et aux fonctions effectivement exercées par les succursales irlandaises d’ASI et d’AOE et, d’autre part, aux décisions stratégiques prises et mises en œuvre en dehors de ces succursales, lesdites succursales irlandaises auraient dû se voir attribuer les licences de PI du groupe Apple, aux fins de la détermination des bénéfices annuels imposables d’ASI et d’AOE en Irlande. Le TUE a jugé que la Commission européenne n’a pas rapporté la preuve qu’une telle attribution découlait des activités réellement effectuées par lesdites succursales irlandaises. Elle n’a pas cherché à établir que les organes de gestion des succursales irlandaises d’ASI et d’AOE avaient effectivement exercé la gestion quotidienne active de l’ensemble des fonctions et des risques afférents à la PI du groupe Apple. A l’inverse, selon le TUE, les activités des succursales irlandaises sont des activités auxiliaires et d’exécution de politiques et de stratégies conçues et adoptées en dehors de ces succursales, notamment en ce qui concerne la recherche, le développement et la commercialisation des produits de la marque Apple. De plus, l’Irlande ainsi qu’ASI et AOE ont prouvé que lesdites activités n’ont inclus ni la gestion ni la prise de décisions stratégiques concernant le développement et la commercialisation de la PI. A l’inverse, il apparaît que toutes les décisions stratégiques, particulièrement en ce qui concerne la conception et le développement des produits, ont été prises suivant une stratégie commerciale globale déterminée à Cupertino où se trouve le siège d’Apple en Californie et mises en œuvre par les deux sociétés en question, par leurs organes de direction, en tout état de cause, en dehors des succursales irlandaises. En outre, le TUE considère que la Commission européenne n’est pas parvenue à démontrer, au titre de son raisonnement subsidiaire, des erreurs méthodologiques dans les rulings qui auraient abouties à une diminution des bénéfices imposables d’ASI et d’AOE en Irlande. En effet, bien que le TUE déplore le caractère lacunaire et parfois incohérent des rulings fiscaux contestés, les défaillances identifiées par la Commission européenne, à elles seules, ne suffisent pas à prouver l’existence d’un avantage (7). Par ailleurs, le TUE considère qu’elle n’a pas prouvé, au titre de son raisonnement alternatif, que les rulings fiscaux contestés étaient la conséquence du pouvoir discrétionnaire exercé par les autorités fiscales irlandaises.
Le TUE semble avoir rappelé à la Commission européenne qu’on ne fait pas de droit fiscal avec du droit de la concurrence et que ces questions nécessitent un accord au niveau des Etats européens mais aussi du reste du monde…
Parallèlement, faute d’accord international, l’adoption « au cours du premier semestre 2021 » d’une taxe européenne sur les entreprises du numérique a été annoncée à l’occasion d’une réunion le 11 septembre 2020 des ministres des Finances de l’UE (8).

Victime collatérale : le consommateur
Il est cependant plus que probable que ce succès espéré aura pour victime collatérale le consommateur. En effet, certains pays européens (France, Italie, Royaume Uni) ou pas (Chili, Mexique, Arabie saoudite, Turquie) ont déjà soumis les GAFAM à des taxes nationales. Dans un communiqué, Apple a fait savoir aux développeurs français que la taxe sur le numérique de 3% du chiffre d’affaires votée en 2019 serait intégrée dans le calcul de leurs revenus générés dans l’App Store (9). De même, le fabricant des iPhone et des iPad reportera sur le prix la taxe de 3 % votée en Italie et celle de 2 % adoptée au Royaume-Uni, ainsi que le prélèvement de 7,5 % mis en place par la Turquie. @

* Fabrice Lorvo est l’auteur du livre
« Numérique : de la révolution au naufrage ? »,
paru en 2016 chez Fauves Editions.

La « taxe GAFA » – chère au président Macron et à son ministre Le Maire – cherche son véhicule législatif

Absente de la loi de finances pour 2019 et de la loi « Gilets jaunes » promulguées en décembre, la taxe GAFA – que Bruno Le Maire présentera d’ici fin février en conseil des ministres – cherche encore son véhicule législatif. Projet de loi Pacte ? Projet de loi de finances rectificative (PLFR) pour 2019 ? Ou projet de
loi spécifique à part ?

Edition Multimédi@ s’est rendu le 14 janvier dernier à Bercy
aux vœux à la presse de Bruno Le Maire (photo) et, en marge
de la cérémonie, a pu demander directement au ministre de l’Economie et des Finances à quel stade en est précisément la décision de taxer en France les GAFA – les Google, Amazon, Facebook, Apple et autres Microsoft – rétroactivement à partir
du 1er janvier 2019. « Pour la taxation nationale des géants du numériques, je suis en train avec mes équipes de préparer un projet de loi spécifique qui nous soumettrons au Parlement dans les prochaines semaines », nous a-t-il répondu, sans préciser quel véhicule législatif sera utilisé pour porter cette « taxe GAFA » qui est l’un des chevaux de bataille du président de la République, Emmanuel Macron. Six jours après ses vœux à la presse, Bruno Le Maire n’a pas non plus évoqué – dans une interview au Journal du Dimanche parue le 20 janvier – le cadre législatif retenu pour ce projet de loi « taxe GAFA » du gouvernement. « Nous présenterons un projet de loi spécifique en conseil des ministres d’ici à fin février, qui sera rapidement soumis au vote du Parlement », a-t-il néanmoins indiqué, en ajoutant que « [cette] taxe touchera toutes les entreprises qui proposent des services numériques représentant un chiffre d’affaires supérieur à 750 millions d’euros au niveau mondial et 25 millions d’euros en France (…) et son taux sera modulé en fonction du chiffre d’affaires avec un maximum de 5 % ». Le gouvernement en attend quelque 500 millions d’euros de recettes fiscales dès cette année.

La « taxe GAFA » devant le Parlement au printemps
Sur le véhicule législatif, le ministre de l’Economie et des Finances avait pourtant dit le 18 décembre dernier que cette mesure fiscale – qui portera sur les revenus publicitaires des plateformes numériques et la vente des données des utilisateurs à des fins de publicité – « pourrait être introduite dans la loi Pacte » (1), dont le projet va être examiné en première lecture au Sénat (2) à partir du 29 janvier et jusqu’au 12 février (3). Or non seulement Bruno Le Maire n’a plus fait référence à la loi Pacte lors de ses vœux à la presse, ni lors de notre échange, ni dans le JDD, mais il n’en est pas question non plus dans les 80 pages du dossier « Pacte » daté de janvier 2019 remis aux journalistes présents à Bercy le 14 janvier.

Honorer la promesse de Macron
Il est encore moins question de « taxe GAFA » dans la loi de finances 2019 qui a été promulguée le 30 décembre 2018 au Journal Officiel, pas plus que dans la loi « Gilets jaunes » – comprenez la loi portant « mesures d’urgence économiques et sociales » – promulguée, dans l’urgence justement, le 26 décembre (4), à la suite des décisions à 10 milliards d’euros prises par le président de la République sous la pression de ce mouvement historique. Gérald Darmanin, ministre de l’Action et des Comptes publics, avait d’ailleurs confirmé dès le 17 décembre à l’Assemblée nationale que la taxe GAFA n’allait pas figurer dans le projet de loi « Gilets jaunes » examiné et adopté les 19 et 21 janvier par une majorité de, respectivement, députés et sénateurs. Pourtant, les cahiers de doléances que les maires de France transmettent au Parlement, lequel les remettra au gouvernement, montrent bien que la taxation des géants du Net fait partie des revendications fortes de bon nombre de Français, au même titre que la ré-instauration de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) – au nom de l’équité fiscale, du partage de
la valeur et d’une meilleure répartition des richesses (5). Alors que reste-t-il comme véhicule législatif ? Bruno Le Maire avait évoqué devant le Sénat en décembre la probabilité que la taxe GAFA atterrisse avant l’été dans un projet de loi de finances rectificative (PLFR) pour 2019, appelé aussi « collectif budgétaire », où il sera aussi question de fiscalité locale et… de baisse d’impôt pour les sociétés.
Quel que soit le véhicule législatif retenu, Bruno Le Maire a appelé – non seulement lors de ses vœux à la presse le 14 janvier, mais également lors des Rendez-vous de Bercy le 22 janvier et lors du Forum de Davos le 24 janvier – à « la réinvention du capitalisme », en enfonçant le clou concernant les GAFA : « Le capitalisme auquel nous croyons taxe la valeur là où elle se crée. Il n’accepte pas que des PME qui ont des taux de marges très faibles payent 14 points d’impôts de plus que les géants du numérique. Et nous continuerons à livrer cette bataille pour la juste taxation des géants du numérique, tout simplement parce qu’il est juste de taxer la valeur là où elle se trouve ». Taxer les GAFA est une des promesses du candidat Emmanuel Macron depuis la campagne présidentielle. Son programme de 2017 prévoit de « rétablir une concurrence équitable avec les grands acteurs numériques pour qu’ils payent leurs impôts comme tous les autres acteurs économiques et qu’ils soient soumis aux mêmes obligations, dans les pays où les œuvres sont diffusées » (6). Toujours en marge de ses vœux à Bercy, Bruno Le Maire a répondu à Edition Multimédi@ qu’au-delà de la taxe nationale, « la France compte bien convaincre jusqu’à fin mars tous ses partenaires européens pour que soit instaurer une taxe européenne sur les géants du numérique, alors qu’à ce stade vingt-trois pays y sont favorables et quatre bloquent ». L’Espagne est depuis le 18 janvier le premier pays européen à avoir adopté une telle taxe (3 %). L’Irlande, la Suède et le Danemark sont hostiles à une telle « taxe GAFA » européenne, tandis que l’Allemagne – pourtant le premier partenaire historique de la France – hésite sérieusement car elle craint des mesures de rétorsion de la part des Etats-Unis à l’encontre de son industrie automobile. Si le partenaire de l’axe francoallemand disait non à une telle taxe, ce serait un revers pour Bruno Le Maire qui espère depuis longtemps trouver une proposition commune (7) – d’abord en 2017 avec son ancien homologue allemand Sigmar Gabriel et depuis mars 2018 avec l’actuel Olaf Scholz (vicechancelier et ministre fédéral des Finances). Parallèlement, le locataire de Bercy nous a assuré « [œuvrer] au niveau européen pour que la règle du vote à l’unanimité
en matière fiscale soit remplacée par la règle de la majorité qualifiée ».
Cette contrainte de l’unanimité avait justement empêché que le projet de directive européenne – présenté en 2018 par le commissaire européen aux Affaires économiques, Pierre Moscovici – n’aboutisse. En vue de lever le verrou, ce dernier
a présenté le 15 janvier à Strasbourg une communication sur le passage progressif à une majorité qualifiée dans les domaines de la fiscalité qui relèvent de la compétence européenne. « Il sera difficile d’approuver à l’unanimité d’ici mars la taxe sur les géants du numérique », a-t-il prévenu lors de ses vœux à la presse à Paris le même jour que Bruno Le Maire.

G7 : lutter contre l’évasion fiscale
La France, qui préside d’ailleurs pour cette année 2019 le G7, groupe des sept grandes puissances économiques du monde (Etats-Unis, Japon, Allemagne, France, Royaume-Uni, Italie, Canada, mais sans la Russie exclue depuis 2014), entend aussi peser de tout son poids pour pousser à une réforme de la fiscalité tenant compte des géants
du Net. « Avec la même détermination, croyez-moi, durant ce G7, nous lutterons aussi pour mettre en place une imposition minimale pour mettre fin à l’évasion fiscale qui scandalise – à juste titre – nos compatriotes et nos concitoyens européens », a encore promis Bruno Le Maire lors de ses vœux. @

Charles de Laubier

Apple Inc. : entre optimisation et évasion fiscales

En fait. Le 28 avril, le « New York Times » démontre comment Apple économise
« des milliards » de dollars de taxes, via une de ses filiales basée au Nevada, où
la fiscalité des entreprises est nulle. Le 23 avril, « Le Soir » indique qu’iTunes en Europe dépasse le milliard d’euros de chiffre d’affaires.

En clair. Des deux côtés de l’Atlantique, Apple est le leader incontesté de l’optimisation fiscale. Le New York Times cite une analyse financière (1) qui chiffre à 2,4 milliards de dollars le manque à gagner pour le fisc américain. Ce qui en fait la multinationale la plus rentable au monde : sur 34,2 milliards de dollars de résultat avant impôt de la précédente année fiscale (oct. 2010-sept. 2011), Apple n’a payé cash que 3,3 milliards de taxes dans le monde, soit un taux de prélèvement de seulement 9,8 % ! La firme de la marque à la pomme a beau avoir son quartier général à Cupertino, elle échappe quand même à l’impôt californien sur les sociétés. Comment ? Par une sorte d’évasion fiscale tout à fait légale : le New York Times nous apprend qu’Apple a établi une filiale dans le Nevada voisin, un véritable paradis fiscal. Dans cet Etat, l’impôt sur les entreprises est nul, alors qu’il est de 8,84 % en Californie. C’est dans la ville de Reno, à 320 kilomètres de Cupertino, que le fabricant – en Chine – d’iPhone, d’iPad et de Mac dispose d’un petit bureau.
Le low-tax et le low-cost font ainsi les affaires de la première capitalisation boursière mondiale. Le quotidien new-yorkais indique que des analystes de Wall Street estiment à 45,6 milliards les profits attendus par le groupe de feu Steve Jobs au cours de cette année fiscale (oct. 2011-sept. 2012). Un record aux Etats-Unis.
L’Europe, qui pèse pour 25,6 % du chiffre d’affaires mondiale de la marque à la pomme (2), contribue grandement à cette optimisation/évasion fiscale. « Comme pour le Nevada, Apple a créé des filiales dans des endroits low-tax comme l’Irlande, les Pays-Bas, le Luxembourg et les Iles vierges britanniques », explique le NYT. Apple est pionnières dans la technique comptable appelée « Double Irish with a Dutch sandwich » (3), laquelle consiste à réduire les impôts en acheminant les profits par une filiale basée en Irlande et via les Pays-Bas, puis vers les Caraïbes. Par exemple, le quotidien belge Le Soir révèle qu’Apple Europe – filiale basée au Luxembourg – a déclaré pour iTunes un chiffre d’affaires 2010/2011 dépassant pour la première fois 1 milliard d’euros, ainsi qu’un bénéfice de 63 millions d’euros (en hausse de 37 %). L’Etat luxembourgeois, champion
du dumping fiscal en Europe, n’a prélevé que 26 millions… @