Filtrage par Free de la e-pub de Google : coup d’éclat ou d’épée dans l’eau ?

A la demande du gouvernement français, Free a renoncé à la mise en place du filtrage par défaut des publicités sur Internet, celles de Google en tête. Mais l’option demeure. Cette affaire préfigure une évolution des rapports de force entre les différents acteurs de la société numérique.

Par Rémy Fekete (photo), avocat associé, et Thomas Boutan, stagiaire, Gide Loyrette Nouel

Nul ne sait précisément quelles sont les raisons intrinsèques ayant conduit le groupe Iliad au filtrage publicitaire par défaut. Coup de pub maîtrisé ? Volonté de faire pression sur le géant américain Google dans des négociations sur le peering ? Désir de prouver à qui veut bien l’entendre qu’un fournisseur d’accès à Internet (FAI) peut garder un tant soit peu de contrôle sur ses abonnés ?

 

Free porte atteinte à la neutralité du Net
L’« AdGate » est-il le dernier coup d’éclat des « tuyaux » ou annonce-t-il une rebattue des cartes ? De prime abord, les raisons ne manquent pas pour essayer de justifier ce qui a poussé Free à décider du filtrage publicitaire de Google.
Mais aux dires de Xavier Niel, fondateur de Free (1), cette tentative de filtrage par défaut n’avait pas vocation à perdurer. Connue pour l’efficacité de sa communication et pour son agressivité commerciale – qui ont notamment poussé ses concurrents à s’adapter aux prix discount de ses offres mobiles –, Free a donc réalisé un nouveau coup d’éclat en tentant de faire plier Google. Or l’objet principal de la discorde est sans doute à trouver ailleurs. En effet, le bras de fer engagé par Free semble principalement lié au fait que Google refuse de participer aux frais liés à l’interconnexion entre opérateurs et fournisseurs de contenus. Plus concrètement, Free souhaite que Google (entre autres) finance une partie de la modernisation de ses infrastructures, car la société française considère que les services de la multinationale (en particulier YouTube) sont particulièrement lourds en bande passante, nécessitant ainsi d’importants investissements pour pouvoir acheminer ces contenus de manière fluide. Nouvelle pression ou pure coïncidence, les abonnés Free se plaignaient dernièrement d’un net ralentissement du débit lors de la visualisation de vidéos sur YouTube. Le 3 janvier 2013, les abonnés Free disposant de la dernière génération de la Freebox – baptisée Révolution – ont pu accéder à une mise à jour logicielle dotée d’une option de filtrage publicitaire par défaut visant tout particulièrement les AdServers (logiciels de gestion de campagnes publicitaires sur Internet) dépendant de Google, faisant ainsi disparaître les bannières publicitaires, les liens commerciaux sponsorisés ou les publicités figurant sur les vidéos YouTube (2). La méthode employée par Free a aussitôt suscité la polémique.
D’abord, il peut être reproché à Free une atteinte à la neutralité du Net, qui selon l’Arcep est « un principe selon lequel les réseaux de communications électroniques doivent transporter tous les flux d’information de manière neutre, c’est-à-dire indépendamment de leur nature, de leur contenu, de leur expéditeur ou de leur destinataire » (3). La vocation même de ce principe est de permettre à tous les internautes de disposer du même Internet libre et ouvert, et d’éviter la censure des canaux de communication au public en ligne. En qualité de prestataire technique, Free n’est pas habilité à trier les contenus à la source. Il doit y avoir une absence de contrôle intellectuel sur les contenus. Le directeur général de l’Arcep, Philippe Distler, a adressé le 4 janvier dernier une lettre au FAI incriminé en le mettant en garde : « Sans préjuger aux manquements éventuels aux dispositions du CPCE [Code des postes et communications électroniques], (…) si les opérateurs offrent la possibilité à leurs clients de filtrer certains contenus (par exemple dans le cadre d’un système de contrôle parental), les utilisateurs seuls doivent pouvoir actionner le dispositif, en étant informés de son fonctionnement et avec la possibilité de l’interrompre s’ils le souhaitent » (4).

Une atteinte aux libertés fondamentales
Mais un problème demeure : ce principe cardinal organisant l’éthique de l’Internet n’a pas encore reçu de consécration législative en France. Ce filtrage par défaut pourrait aussi être attentatoire à toute une série de libertés fondamentales, parmi lesquelles la liberté d’expression, protégée par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. En effet, le fait pour un FAI de filtrer par défaut la publicité en ligne pourrait s’analyser en une atteinte à la liberté d’expression et
de communication au public par voie électronique des annonceurs et éditeurs de presse en ligne.

Un coup porté à la liberté d’entreprendre
Alors que le Berec (5), le régulateur européen des communications électroniques, considère que « les opérateurs européens peuvent biaiser la neutralité d’Internet » (6),
on rappellera que l’Arcep avait conclu son analyse en affirmant que « si le Parlement estime utile de transcrire dans la loi les principes directeurs de la neutralité d’Internet
de manière plus complète ou plus stricte, il conviendrait toutefois de ne pas figer leur application par des dispositions trop détaillées qui pourraient s’avérer délicates, voire impossibles à mettre en oeuvre ».
De même, cette pratique pourrait être considérée comme attentatoire à la liberté d’entreprendre des annonceurs et éditeurs, au libéralisme économique de manière générale, ainsi qu’à la viabilité du modèle économique des entreprises en question – comme le rappelle le Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (Spiil). La ministre de l’Economie numérique, Fleur Pellerin, a d’ailleurs rappelé que « la publicité est un élément central de l’économie numérique ». En mettant en place un système de filtrage publicitaire par défaut, Free (7) pourrait donc déstabiliser ce pan du marché sur Internet. En effet, les revenus publicitaires chutant, de nombreux sites web disparaîtraient alors (8). Une manière de préserver cet écosystème du Net pourrait alors être d’instaurer une sorte de redevance du Web.
La mise en place d’un filtrage de la publicité par défaut nuirait également à la liberté d’information des internautes et au pluralisme de l’information qui aurait été préalablement sélectionnée par le FAI pour autoriser les internautes à avoir accès uniquement aux contenus ayant reçu une sorte de « label Free ». Or, il ressort des dispositions de la LCEN (9) qu’un prestataire technique tel que Free ne doit pas s’immiscer dans l’orientation du choix de navigation et d’information des internautes, ne devant être qu’un transporteur neutre des contenus.
Enfin, s’il s’avérait exact que seuls les services liés à Google (Google AdSense et Google Analytics notamment) étaient visés par ce filtrage publicitaire par défaut, cela poserait alors la question d’une entrave à la concurrence libre et non-faussée, voire celle d’une discrimination sélective.
Cette polémique suscitée par Free aura eu le mérite de recentrer le débat sur la légalité
du filtrage publicitaire en ligne. Sur Internet, le recours aux AdBlockers est une pratique des internautes qui n’est pas nouvelle. En décidant d’installer ces plug-in, les internautes peuvent soit décider de bloquer systématiquement toutes les publicités qu’ils considèrent comme intrusives, soit décider de ne bloquer que certaines d’entre elles qu’ils feraient figurer sur des listes noires en paramétrant l’outil. Autrement dit, la volonté de blocage doit émaner uniquement de l’internaute qui doit être le seul à faire la démarche d’activer ledit blocage (opt-in). Il est donc reproché à Free d’avoir eu recours à un blocage sous la forme d’un optout par défaut, sans possibilité de paramétrage et semble-t-il sans information à l’égard de ses abonnés. Un défaut de transparence pourrait ainsi être reproché à Free
vis-à-vis de ses abonnés. Ces derniers naviguaient donc sur Internet sans se douter que le contrat de fourniture de services Internet, auquel ils avaient souscrit, avait en réalité été modifié unilatéralement par le FAI.

Le filtrage par les internautes est légal
Le filtrage publicitaire par les internautes demeure légal, pourvu qu’il fonctionne sur
le modèle de l’opt-in (comme l’a rappelé le Syndicat des régies Internet (SRI)). Et les nombreux outils et modules permettant d’y recourir sont bien souvent mis en avant par
les navigateurs (tels Chrome ou Firefox) quand leur installation n’est pas recommandée par la Cnil (10) pour inciter les internautes à protéger leur vie privée et à limiter leurs traces et habitudes de consommation sur la Toile. C’est la raison pour laquelle Free a semble-t-il souhaité remettre cette fonctionnalité sous forme d’opt-in, même si cela n’a
pas été affirmé très clairement par Xavier Niel qui a dit vouloir interroger ses abonnés
en leur laissant le choix d’avoir ou non de la publicité lorsqu’ils naviguent sur le Web. @