Le fonds d’investissement américain KKR étend son emprise sur les TMT, jusqu’en Europe

KKR, un des plus grands capital-investisseurs au monde, n’a jamais été aussi insatiable jusque dans les télécoms, les médias et les technologies. Le méga-fonds américain, où Xavier Niel est un des administrateurs, veut s’emparer du réseau de Telecom Italia. Son portefeuille est tentaculaire.

Fondé en 1976 par Jerome Kohlberg, Henry Kravis et George Roberts, KKR & Co n’en finit pas de gonfler. Le mégafonds d’investissement américain gère un portefeuille de 690 placements en capital-investissement dans des sociétés dans le monde entier, pour plus de 700 milliards de dollars au 31 décembre 2022. Au 30 juin 2023, ses actifs sous gestion (AUM (1)) et ses actifs sous gestion à honoraires (FPAUM (2)) s’élevaient respectivement à 518,5 milliards de dollars et à 419,9 milliards de dollars.

Xavier Niel, administrateur de KKR
Les deux co-présidents exécutifs du conseil d’administration de KKR sont deux des trois cofondateurs, Henry Kravis (79 ans, photo) et George Roberts (80 ans), le troisième cofondateur – Jerome Kohlberg – étant décédé (en 2015 à 90 ans). Ils sont épaulés par deux co-directeurs généraux que sont Joseph Bae et Scott Nuttall, eux aussi membres du conseil d’administration qui compte au total quatorze administrateurs (Board of Directors). Parmi eux : un seul Européen, en l’occurrence un Français : Xavier Niel depuis mars 2018, fondateur et président du conseil d’administration d’Iliad, maison mère de Free (3). La dernière opération en date engagée par KKR, en Europe justement, concerne TIM (ex-Telecom Italia).
Le 16 octobre, l’opérateur historique italien a annoncé qu’il a reçu ce jour-là « une offre ferme » pour son réseau fixe de la part de la firme new-yorkaise qui souhaite s’en emparer depuis longtemps. Le montant de cette offre n’a pas été divulgué, mais il serait bien inférieur aux 30 milliards d’euros qu’en espérait le premier actionnaire de TIM, le français Vivendi (23,75 %). Le groupe de Vincent Bolloré se dit prêt à saisir la justice (4). L’ex-Telecom Italia précise que l’offre de KKR porte sur son réseau fixe, « y compris FiberCop », filiale qui gère une partie de l’infrastructure réseau (derniers kilomètres du cuivre et une portion du réseau de fibre) et qui est déjà détenue à hauteur de 37.5 % de son capital par KKR depuis avril 2021 (5). L’offre du capital-investisseur expire le 8 novembre (6), « sous réserve de la possibilité de discuter des termes de nouvelles extensions jusqu’au 20 décembre prochain » (7). L’Etat italien, qui se dit ouvert à l’offre KKR en cours d’examen, détient 9,81 % de TIM (via la CDP) et s’attend à avoir 20 % de la société (Netco) opérant le réseau fixe convoité par KKR – selon un accord signé le 10 août entre le fonds américain et le ministère italien de l’Economie et des Finances (8). En outre, KKR a prévenu TIM qu’il allait faire « une offre ferme dans quatre à huit semaines » sur les actions détenues par l’ex-Telecom Italia dans Sparkle, sa filiale d’infrastructures optiques et de câbles-sous-marins. Selon Reuters, la valorisation combinée de Netco et de Sparkle atteindrait 23 milliards d’euros, dette comprise. Membre du conseil d’administration de KKR et président du conseil d’administration d’Iliad, la maison mère de Free étant présente en Italie depuis 2018, Xavier Niel suit ces grandes manœuvres de très près. Après avoir échoué en 2022 à s’emparer de la filiale italienne de Vodafone, il s’était positionné fin 2022 pour tenter d’acquérir des actifs de TIM (9).Toujours dans les télécoms en Europe, KKR avait investi en 2006 dans l’opérateur danois TDC via le consortium NTC et en est complètement sorti en septembre 2013, en empochant une belle plus-value. En marge des télécoms européennes, cette fois dans le cloud, KKR – associé avec TowerBrook (fonds de George Soros) – a investi en 2016 dans le français OVH pour un total de 250 millions d’euros. Dans le logiciel aussi, KKR a investi en 2021 dans l’éditeur Körber, spécialisé dans la supply chain (10).
Dans l’édition en Europe, le capital investisseur new-yorkais s’est intéressé en 2018 à Editis en faisant une offre de rachat sur le groupe espagnol Planeta qui détenait encore à l’époque le deuxième groupe français d’édition. Passé fin 2018 dans les mains de Vivendi (Bolloré), Editis avait été mis en vente en 2022. Xavier Niel faisait partie des prétendants au rachat, mais son offre faite avec un fonds non divulgué – probablement KKR – avait été jugée insuffisante par Vivendi qui a finalement cédé Editis au tchèque Daniel Kretinsky.

Simon & Schuster, Singtel, FGS Global, …
Parmi les nombreuses autres sociétés présentes dans le portefeuille multimilliardaire de KKR, citons sa dernière grosse acquisition aux Etats-Unis de la maison d’édition Simon & Schuster, cédée par Paramount en août pour plus de 1,6 milliard de dollars (11). Retour aux télécoms, mais cette fois à Singapour : KKR a injecté en septembre 800 millions de dollars dans Singtel Digital InfraCo, la filiale infrastructures réseaux de l’opérateur Singtel (12). Ou encore dans les relations publiques, KKR a investi 1,4 milliard de dollars en avril 2023 pour prendre 30 % de FGS Global (13), filiale du géant de la publicité WPP. @

Charles de Laubier

Le nouveau plan stratégique d’Orange vise 2025 ; beaucoup attendaient une vision « humaine » à 2030

Après le plan « Engage 2025 » de l’ancien PDG d’Orange, Stéphane Richard, Orange va devoir se contenter d’un nouveau plan stratégique à horizon… 2025, baptisé « Lead the future », que Christel Heydemann, la DG du groupe, a présenté le 16 février. Au programme : recentrage et économies, sur fond de baisse des effectifs.

Certaines mauvaises langues diront que la feuille de route à horizon 2025, présentée par Christel Heydemann (photo) le 16 février à l’occasion de la publication des résultats annuels d’Orange dont elle directrice générale depuis le 4 avril 2022, est plus un « plan comptable » qu’un « plan stratégique ». Chez les syndicats, c’est la déception à tous les étages. « Les salariés du groupe attendaient beaucoup de cette annonce pour se projeter dans l’avenir. Orange a besoin d’un vrai projet industriel ambitieux et non de la poursuite d’une politique de gestion par l’optimisation des coûts engagée depuis plusieurs années et qui a accéléré la casse des compé- tences clefs », regrette le syndicat CFDT.
Recentrage de l’opérateur télécoms et économies drastiques : telles sont les deux priorités qu’assigne la nouvelle direction d’Orange aux 130.307 salariés du groupe, dont 28 % sont des agents fonctionnaires. Rappelons que l’Etat (1) détient toujours 22,95 % du capital de l’entreprise et 29,25 % des droits de vote, tout en ayant trois administrateurs sur les quatorze membres du conseil d’administration présidé par Jacques Aschenbroich. Et comme un plan peut en cacher un autre : « Lead the future » est doublé de « Scale up », un remède de cheval financier concocté par Stéphane Richard lorsqu’il était PDG et administré à Orange depuis 2019 pour faire 1 milliard d’euros d’économies d’ici 2023. Nous y sommes.

Atteindre 1,6 milliard d’économies cumulées d’ici à 2025
Mais, alors que le groupe Orange s’est déjà serré la ceinture pour dégager 700 millions d’euros d’économies cumulées de 2019 à fin 2022, Christel Heydemann en remet une couche sans même attendre cette année le 1 milliard. D’ici 2025, son plan « Lead the future » ajoute en plus 600 millions d’euros de réduction de coûts à réaliser « d’ici 2025 ». Si l’inflation devait se calmer, ce nouvel objectif pourrait être atteint avant cette échéance, comme cela aurait pu être le cas pour le 1 milliard. « Hors coûts additionnels liés à l’inflation, le groupe aurait atteint avec un an d’avance l’objectif d’économies nettes de 1 milliard d’euros », a expliqué la direction le 16 février. Et de détailler les baisses de charges déjà réalisées : « Ces économies résultent principalement de l’évolution des effectifs liée à l’attrition naturelle [comprenez les départs en retraite, les licenciements ou les démissions, ndlr] mais aussi aux accords de temps partiel seniors et à la politique salariale stricte du groupe, ainsi qu’à des efforts continus d’optimisation et de rationalisation, principalement dans les activités du siège et les fonctions support ».

En dix ans : 23,5 % d’effectifs en moins
La masse salariale est en première ligne. Selon les données collectées par Edition Multimédi@, les effectifs d’Orange ont diminué de 5.636 salariés entre 2018 et 2022, soit une baisse de plus de 4,1 % pour se situer aux 130.307 personnes évoquées plus haut à la date du 31 décembre 2022 (2). L’année 2023 verra Orange passer pour la première fois sous la barre des 130.000 salariés. En dix ans, Orange s’est délesté de plus de 40.000 em- ployés par rapport aux 170.531 de 2012 (-23,5 %). Mais si l’on regarde sur les vingt dernières années, l’ex-France Télécom a vu fondre ses effectifs de… 107.900 employés (-45,3 %). Et ce, par rapport au pic de 237.900 atteint au 31 décembre 2002 lorsque le PDG du groupe était un certain Thierry Breton (3). Lui succèdera en février 2005 Didier Lombard qui, après la vague de suicides durant son mandat, sera condamné en 2019 pour « harcèlement moral institutionnel » – ce que confirmera définitivement la cour d’appel de Paris le 30 septembre dernier (4).
« La première richesse d’Orange que sont les personnels a été oubliée… Regrettable », pointe le syndicat CFE-CGC. Même ressenti du côté de Force Ouvrière (FO Com) : « Pas de futur pour Orange sans son personnel au cœur ! Il ne peut y avoir de performance économique sans performance sociale, et nous ne voyons aucun élément social dans cette stratégie ». La CGT, elle, « estime que la situation est inquiétante, et le constate tous les jours sur les lieux de travail ; ceci explique probablement le blackout des résultats du baromètre social par la direction ce qui rappelle les heures sombres vécues par les salariés dans les années 2000 ». Elle fait référence à ce qu’Orange appelle aussi le « baromètre salarié », une enquête que la direction s’était engagée à réaliser chaque année pour lui permettre de « mesurer la perception de la qualité de vie au travail et l’adhésion du personnel à la mise en œuvre du plan stratégique » (à l’époque le plan « Engage 2025 » de Stéphane Richard). Or le groupe, qui ne nous a pas répondu sur ce point, précise dans son dernier rapport d’activité qu’« en 2021, l’enquête a cependant été décalée à 2022 ». Nous sommes en 2023, et toujours pas de baromètre salarié en vue depuis celui de 2020 (5). Le thermomètre social montrerait-il une poussée de fièvre inquiétante ? « La sous-traitance à outrance dégrade la fourniture des services d’Orange », dénonce la CFE-CGC. « Nous réaffirmons notre opposition à une politique de filialisation et de sous-traitance à outrance », abonde FO. « Derrière ces annonces se cachent une filialisation à outrance des activités et des infrastructures et encore plus de sous-traitance dans la gestion du réseau », déplore aussi la CGT.
Le rapport annuel d’Orange indique que « le recours à la sous-traitance concerne 32.221 effectifs équivalent temps plein à fin décembre 2021 », soit plus de 30 % de effectifs d’Orange en France, pour un montant total annuel dépassant pour la première fois les 3 milliards d’euros. Outre la sous-traitance, il y a la filialisation comme avec le « projet Libellule », comme l’appelle la direction d’Orange, qui consiste à « accompagner » les salariés des 323 boutiques du réseau physique de distribution – les « agences de distribution » dont Orange est proprié- taire – vers les 220 boutiques de la filiale Générale de Téléphone (GDT) détenue à 100 %. Les syndicats craignent à terme une « filialisation des salariés » de l’ensemble des boutiques d’Orange vers GDT, dont la « convention collective nationale des commerces et services de l’audiovisuel, de l’électronique et de l’équipement ménager » est bien moins avantageuse que les accords « Orange SA ». La CFDT « s’oppose elle aussi, à la filialisation au sein du groupe dès lors qu’elle se traduit par du dumping social, des conditions de travail dégradées ».
Lors d’un comité social et économique central d’entreprise (CSEC) qui s’était tenu le 22 septembre 2022, la DG d’Orange avait laissé entendre que son plan stratégique 2030 allait être plus « humain » que comptable (6), sa stratégie à 2025 exposée dans un communiqué (7) et des slides (8) donne l’impression de l’inverse.

Nouveaux métiers et hausse des forfaits
« L’humain, l’agilité organisationnelle et la simplification des processus seront au cœur de cette transformation. Dans un monde fait de ruptures technologiques, le groupe investira dans la formation et (…) facilitera l’évolution des salariés vers les nouveaux métiers de la data, du cloud, de la cybersécurité ou de l’IA », a tout de même assuré Christel Heydemann.
Son plan « concentre Orange sur son cœur de métier » (fibre, 5G, Wifi, réseau d’entreprise avec Orange Business, cybersécurité, satellite avec Eutelsat), après avoir cédé OCS à Canal+. Orange Bank est à vendre. « Augmenter de 1 à 2 euros nos forfaits » (mobile et fixe) fait aussi partie de sa stratégie, même si elle a attendu le 17 février pour l’annoncer sur RTL. @

Charles de Laubier