Le « Big 19 » en Europe se voit contraint de renforcer sa régulation de l’Internet

Alibaba/AliExpress, Amazon Store, Apple/AppStore, Booking, Facebook, Google Play, Google Maps, Google Shopping, Instagram, LinkedIn, Pinterest, Snapchat, TikTok, Twitter, Wikipedia, YouTube, Zalando, Bing et Google Search : ce sont les « très grands régulateurs » du Net en Europe.

Le règlement européen sur les services numériques (1) a prévu de les identifier ; la Commission européenne les a listés. Ce sont les « très grandes plateformes en ligne », au nombre de dix-sept, et les « très grands moteurs de recherche en ligne », au nombre de deux. Ce « Big 19 », du moins à ce stade puisque la liste sera actualisée tous les six mois, devra se conformer dans un délai de quatre mois – à savoir d’ici fin août 2023 – à l’ensemble des nouvelles obligations cumulatives découlant du Digital Services Act (DSA).

2 « VLOP » européens : Booking et Zalendo
La première liste de ces « Very large Online Platforms (VLOP) en Europe, a été publiée le 25 avril dernier par la vice-présidente Margrethe Vestager (photo) et le commissaire Thierry Breton (2). Parmi ce « Big 19 », l’américain Google – la filiale du géant Alphabet – compte à lui seul cinq plateformes (Google Play, Google Search, YouTube, Google Maps et Google Shopping), tandis que son compatriote Meta en compte deux (Facebook et Instagram). Autre américain, Microsoft est présent aussi avec deux plateformes (Bing et LinkedIn). Les dix autres de la liste – avec cette fois une seule plateforme chacun – sont les américains Amazon Store, Apple/AppStore, Pinterest, Snapchat, TikTok, Twitter et Wikipedia, le chinois Alibaba avec AliExpress, ainsi que les européens Booking, et Zalando. Ces deux dernières plateformes – le néerlandais Booking, et l’allemand Zalando – sont à ce stade les deux seuls grands acteurs du Net émanant de l’Union européenne.
Les Etats-Unis, eux, sont surreprésentés avec pas moins de seize plateformes sur les dix-neuf. Tous ont en commun de cumuler « au moins 45 millions d’utilisateurs actifs par mois » dans les Vingt-sept, soit 10 % de la population européenne qui est de 446,7 millions au dernier recensement (3). Le « Big 19 » se retrouve ainsi avec le plus d’« obligations cumulatives », soit une vingtaine, par rapport aux autres acteurs du Net moins fréquentés que sont les « services intermédiaires », les « services d’hébergement » et les « plateformes en ligne » (voir page suivante). Les VLOP – dans lesquels nous incluons les deux « VLOSE » (4) que sont, dans le jargon de Bruxelles, les moteurs de recherche Google (Alphabet) et Bing (Microsoft) – sont tenus de :
redonner la main à leurs utilisateurs (consentir aux recommandations et au profilage, lesquels doivent pouvoir signaler des contenus illicites, exclure les données sensibles pour le ciblage publicitaire, être informé sur le caractère publicitaire des messages, avoir un résumer clair des conditions générales d’utilisation, etc.).
protéger les mineurs en ligne (protection de la vie privée, interdiction de faire du profilage publicitaire sur les enfants, fournir une évaluation des risques et des effets négatifs sur la santé mentale, revoir la conception de la plateforme pour limiter les risques, etc.).
modérer plus rapidement les contenus et limiter les fake news (éviter les contenus illicites et les effets négatifs sur la liberté d’expression et d’information, faire respecter plus rapidement les conditions générales d’utilisation, permettre aux utilisateurs de signaler les contenus illicites et y répondre rapidement, identifier les risques et les atténuer, etc.).
rendre des comptes (se soumettre à un audit externe et indépendant d’évaluation des risques et du respect des obligations européennes, permettre aux chercheurs d’accéder aux données publiques, rendre public le registre de toutes les publicités, publier des rapports de transparence sur les décisions de modération des contenus et la gestion des risques, etc.).
Alors que la Commission européenne a désormais le pouvoir de « surveiller les plateformes et les moteurs de recherche » considérés comme « très grands », avec la collaboration d’« autorités nationales » que chaque Etat membre devra désigner d’ici le 17 février 2024, le « Big 19 », lui, joue un rôle d’auto-régulation pour la part d’Internet les concernant. Cette régulation en cascade – publique-privée – instaurée par le DSA va accroître la pression réglementaire sur le Web en général et l’Internet mobile en particulier.

Effets et biais : algorithmes sous surveillance
Concernant la « gestion de risques » par les VLOP, la Commission européenne a annoncé le 17 avril le lancement du Centre européen pour la transparence des algorithmes (CETA) (5), afin de veiller à ce que les systèmes algorithmiques soient conformes aux obligations du règlement sur les services numériques (6). Objectifs : atténuer leurs effets et éviter les biais. @

Charles de Laubier

Eclairage sur NewsGuard, la start-up qui éloigne les publicitaires des « mauvais » sites d’actualités

NewsGuard a repéré une cinquantaine de sites web d’actualités générées par des intelligences artificielles (newsbots). Mais qui est au juste cette start-up newyorkaise traquant depuis 5 ans la mésinformation en ligne, notamment pour le compte de Publicis qui en est coactionnaire ?

Il y a cinq ans, en mars 2018, la start-up newyorkaise NewsGuard Technologies lançait la première version de son extension pour navigateurs web qui avertit les utilisateurs lorsque des contenus faisant état de fausses informations (fake news) ou relevant de conflits d’intérêt (lobbying) sont détectés sur les sites web visités. L’équipe d’analystes et de journalistes de NewsGuard évaluent la fiabilité générale et la crédibilité des sites en ligne, avec un système de notation sur 100 et de classement. A partir de 75/100, un site d’actualité devient généralement crédible.

Le français Publicis, actionnaire et client
La société NewsGuard a été cofondée en août 2017 par les deux directeurs généraux actuels et « co-directeurs de la rédaction », Gordon Crovitz (photo de gauche) et Steven Brill (photo de droite), deux vétérans de la presse américaine, notamment respectivement ancien éditeur du Wall Street Journal (Dow Jones) pour le premier et fondateur du magazine The American Lawyer et de Court TV pour le second. Parmi ses nombreux coactionnaires, il y a un géant mondial de la publicité, le français Publicis – « moins de 10 % du capital » –, nous dit Gordon Crovits – aux côtés de Knight Foundation, Cox Investment Holdings ou encore Fitz Gate Ventures (1). La relation avec Publicis est non seulement actionnariale mais aussi partenariale. Cela fait deux ans que NewsGuard et Publicis ont annoncé leur alliance pour « stimuler la publicité sur les sites d’actualité fiables ».
Le groupe publicitaire fondé il y a presqu’un siècle par Marcel Bleustein-Blanchet (dont la fille Elisabeth Badinter est toujours la principale actionnaire) identifie ainsi depuis pour ses clients annonceurs et professionnels du marketing « des plateformes publicitaires plus responsables et dignes de confiance, et des opportunités de combattre l’infodémie dans les médias ». Et surtout « pour éviter que leurs publicités financent involontairement des milliers de sites de mésinformation et d’infox » (2). L’enjeu est de taille puisque la publicité programmatique a tendance à financer aussi bien des sites de mésinformation que des sites d’actualités fiables. Dans son dernier document d’enregistrement universel pour l’année 2022, publié le 26 avril dernier, le groupe Publicis parle de « partenariat exclusif » avec NewsGuard qui « donne à tous [s]es clients accès à l’outil “Publicité responsable dans les médias” (3) permettant l’inclusion ou l’exclusion de sites, afin d’éviter que leurs publicités financent involontairement des sites d’infox ou de mésinformation/désinformation » (4). Au-delà de sa solution de «Ratings» sur la transparence des sites web d’information, NewsGuard Technologies propose aussi aux annonceurs, agences et autres sociétés de l’adtech une solution baptisée BrandGuard pour éviter que leurs publicités en ligne ne se retrouvent sur des sites web jugés non fiables ou sources de mésinformation. Ainsi, les analystes et conseillers éditoriaux de la start-up américaine – il y a même des « rédacteurs en chef » – évalue « des milliers de sites d’actualité et d’information couvrant 95 % de l’engagement en ligne dans chaque marché, pour certifier les sites d’actualité fiables, et alerter sur les domaines peu fiables qui diffusent de fausses informations dangereuses, des théories du complot, ou se font passer pour des sources d’actualité légitimes ». Ainsi, ce sont plusieurs milliers de sites web d’actualités qui sont passés au crible aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, au Canada, en Allemagne, en Italie et en France. NewsGuard Technologies se préoccupe aussi de débusquer une autre catégorie de sites d’actualités sujets à caution : les newsbots, dont les contenus sont en majorité ou totalement écrits par des intelligences artificielles (IA) et qui s’avèrent être « de qualité médiocre ».
NewsGuard en a identifié une cinquantaine et l’a fait savoir le 1er mai dernier. Ces robots d’actualités ou « fermes à contenus », ou newsbots, ont pour nom : Famadillo, GetIntoKnowledge, Biz Breaking News, News Live 79, Daily Business Post, Market News Reports, BestBudgetUSA, HarmonyHustle, HistoryFact, CountyLocalNews, TNewsNetwork, CelebritiesDeaths, WaveFunction, ScoopEarth ou encore FilthyLucre (5). Contactés par Edition Multimédi@, les deux auteurs de l’étude – McKenzie Sadeghi et Lorenzo Arvanitis – indiquent qu’ils ont aussi en France identifié Actubisontine et Commentouvrir, sites web francophones boostés à l’IA.

Détecter les textes générés par l’IA
« Malheureusement, les sites ne fournissent pas beaucoup d’informations sur leur origine et sont souvent anonymes », nous précise McKenzie Sadeghi. Tandis que Lorenzo Arvaniti nous indique que « la saisie d’articles dans l’outil de classification de texte AI (6) vous donne une idée d’un modèle selon lequel une quantité substantielle de contenu sur le site semble générée par IA ». NewsGuard a aussi soumis les articles de son étude à GPTZero (7), un autre classificateur de texte d’IA. @

Charles de Laubier

Apple TV+ : obligé de financer des films français

En fait. Depuis le 20 avril, la plateforme de vidéo à la demande à l’acte ou par abonnement Apple TV+ intègre le bouquet MyCanal (sans surcoût pour les abonnés de Canal+). Et ce, en plus d’être déjà diffusée par bien d’autres canaux de distribution. En France, Apple TV+ passe aussi un cap vis-à-vis de l’Arcom.

En clair. En s’alliant avec « la chaîne du cinéma » Canal+, Apple franchit un pas de plus dans l’écosystème de « l’exception culturelle française ». Et ce, au moment où la firme de Cupertino va devoir financer plus de films et séries français. Car le chiffre d’affaires d’Apple TV+ en France a franchi en 2022 les 5 millions d’euros – le seuil de déclenchement de l’obligation de financement du cinéma français. L’Arcom s’apprête à signer une convention avec Apple TV+ (1), après avoir signé le 22 mars un avenant (2) avec Amazon Prime Video.
Sur MyCanal depuis le 20 avril, sans abonnement supplémentaire pour les abonnés de la chaîne cryptée de Vivendi, Apple TV+ devient un des produits d’appel de Canal+. « Il s’agit d’une offre incroyable pour les abonnés Canal+. Et avec des séries comme “Liaison” [série franco-britannique, ndlr] et “Les Gouttes de Dieu” [série franco-japonaise, ndlr], nous confirmons notre engagement auprès de l’industrie créative française », a assuré Eddy Cue, vice-président des services d’Apple, le 14 avril dernier. La marque à la pomme ajoute MyCanal à sa multitude de moyens d’accès déjà opérationnels, non seulement via le site web « tv.apple.com » pour ordinateurs mais aussi par l’application Apple TV+ disponible sur iPhone, iPad, sur les boîtiers et dongles Apple TV 4K, Roku, Fire TV (Amazon), Chromecast/Google TV, sur les Smart TV (Samsung, LG, Vizio, Sony, Xfinity, …), ou encore sur les consoles de jeu PlayStation et Xbox. Mais pour Canal+, c’est sans précédent : « Pour la première fois de son histoire, le groupe Canal+ a choisi d’offrir l’accès aux contenus d’une plateforme partenaire à tous ses abonnés en France. Avec ce partenariat historique, nous consolidons à la fois notre métier d’agrégateur, via la distribution d’Apple TV+, et notre métier d’éditeur, avec la diffusion de séries Apple Original sur notre chaîne Canal+ », a expliqué Maxime Saada, président du directoire de Canal+ (3). MyCanal+ offre aussi Netflix, Disney+ et Paramount+.
Bien que la firme de Cupertino soit partie plus tardivement que Netflix ou Disney+ sur le marché de la SVOD, Apple TV+ ayant été lancé en novembre 2019, elle est en train de mettre les bouchées doubles. Sa particularité par rapport à ses rivaux : « proposer uniquement des productions originales », à savoir des films et des séries désignés sous l’appellation « Apple Original » en exclusivité, moyennant 6,99 euros par mois. @

ChatGPT, Midjourney, Flow Machines, … : quel droit d’auteur sur les créations des IA génératives ?

Face à la déferlante des IA créatives et génératives, le droit d’auteurs est quelque peu déstabilisé sur ses bases traditionnelles. La qualification d’« œuvre de l’esprit » bute sur ces robots déshumanisés. Le code de la propriété intellectuelle risque d’en perdre son latin, sauf à le réécrire.

Par Véronique Dahan, avocate associée, et Jérémie Leroy-Ringuet, avocat, Joffe & Associés

L’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) par les entreprises, notamment en communication, est de plus en plus répandue. Des logiciels tels que Stable Diffusion, Midjourney, Craiyon, ou encore Dall·E 2 permettent de créer des images à partir d’instructions en langage naturel (le « text-to-image »). Il est également possible de créer du texte avec des outils tels que le robot conversationnel ChatGPT lancé en novembre 2022 par OpenAI (1), voire de la musique avec Flow Machines de Sony (2).

Flou artistique sur le droit d’auteur
Les usages sont assez variés : illustration d’un journal, création d’une marque, textes pour un site Internet, un support publicitaire ou pour un post sur les réseaux sociaux, création musicale, publication d’une œuvre littéraire complexe, …, et bientôt produire des films. Les artistes s’en sont emparés pour développer une forme d’art appelé « art IA », « prompt art » ou encore « GANisme » (3). Et, parfois, les artistes transforment les résultats obtenus en NFT (4), ces jetons non-fongibles authentifiant sur une blockchain (chaîne de blocs) un actif numérique unique. Pour produire un texte, une image ou une musique sur commande, le logiciel a besoin d’être nourri en textes, images ou musiques préexistantes et en métadonnées sur ces contenus (« deep learning »). Plus le logiciel dispose d’informations fiables, plus le résultat sera probant. Comme toute nouveauté technologique, l’utilisation de ces logiciels soulève de nombreuses questions juridiques. La question centrale en matière de propriété intellectuelle est de savoir à qui appartiennent les droits – s’ils existent – sur les contenus générés par l’IA ?
En droit français, une œuvre est protégeable si elle est originale. L’originalité est définie comme révélant l’empreinte de la personnalité de l’auteur, qui ne peut être qu’un être humain. Il faut donc déterminer qui est l’auteur, ou qui sont les auteurs d’une image, d’un texte ou d’une musique créés via une instruction donnée à un logiciel. Il faut aussi déterminer qui peut en être titulaire des droits. Il pourrait s’agir des auteurs des œuvres préexistantes, de nous-mêmes lorsque nous avons donné une instruction au logiciel, ou encore de l’auteur du logiciel (par exemple la société Stability AI qui développe Stable Diffusion). Les entités exploitant ces logiciels contribuent au processus permettant d’obtenir des textes, images ou des musiques inédites, dans la mesure où ce sont ces générateurs de contenus qui proposent un résultat comprenant un ensemble de choix plutôt qu’un autre. Ainsi, c’est la part d’« autonomie » des logiciels d’IA qui jette le trouble dans la conception traditionnelle du droit d’auteur. Un tribunal de Shenzhen (Chine) avait jugé en 2019 qu’un article financier écrit par Dreamwriter (IA mise au point par Tencent en 2015) avait été reproduit sans autorisation, reconnaissant ainsi que la création d’une IA pouvait bénéficier du droit d’auteur. Néanmoins, la contribution du logiciel se fait de manière automatisée et, à notre sens, l’usage technique d’un logiciel pour créer une image, un texte ou une musique ne donne pas au propriétaire du logiciel de droits sur l’image, sur le texte ou la musique : en l’absence d’une intervention humaine sur le choix des couleurs, des formes ou des sons, aucun droit d’auteur ou de coauteur ne peut être revendiqué au nom du logiciel. Le 21 février 2023, aux Etats-Unis, l’Office du Copyright a décidé que des images de bande dessinée créées par l’IA Midjourney ne pouvaient pas être protégées par le droit d’auteur (5).
Les conditions d’utilisation de ces générateurs de textes, d’images ou de musiques peuvent le confirmer. Dans le cas de Dall·E 2, les « Terms of use » prévoient expressément que OpenAI transfère à l’utilisateur tous les droits sur les textes et les images obtenus, et demande même que le contenu ainsi généré soit attribué à la personne qui l’a « créé » ou à sa société. Stability AI octroie une licence de droits d’auteur perpétuelle, mondiale, non exclusive, gratuite, libre de redevances et irrévocable pour tous types d’usage de Stable Diffusion, y compris commercial. Mais en l’absence, selon nous, de tout droit transférable, ces dispositions semblent constituer de simples précautions.

Droits de la personne utilisant le logiciel
Il est donc essentiel, pour toute personne qui souhaite utiliser, à titre commercial ou non, les contenus créés via des outils d’IA, générative ou créative, de vérifier si la société exploitant le site en ligne où il les crée lui en donne les droits et à quelles conditions. Dès lors que l’apport créatif de la personne qui donne les instructions au générateur d’images, de textes ou de musique est limité à la production d’une idée mise en œuvre par le logiciel, et que les idées ne sont pas protégeables par le droit d’auteur, il est douteux qu’un tribunal reconnaisse la qualité d’auteur à cette personne. Puisque l’utilisateur du logiciel ne conçoit pas mentalement, à l’avance, le contenu obtenu, il est difficile d’avancer que ce contenu porte « l’empreinte de sa personnalité ». Mais surtout, on pourrait aller jusqu’à dénier la qualification d’œuvre de l’esprit aux images, textes ou musiques créés par l’IA. En effet, le code de la propriété intellectuelle (CPI) n’accorde la protection du droit d’auteur qu’à des « œuvres de l’esprit » créées par des humains.

« Œuvre de l’esprit » inhérente à l’humain
Faute d’action positive créatrice de la part d’un humain, on pourrait avancer qu’aucun « esprit » n’est mobilisé, donc qu’aucune « œuvre de l’esprit »protégeable par le droit d’auteur n’est créée. S’ils ne sont pas des « œuvres de l’esprit », les contenus ainsi créés seraient alors des biens immatériels de droit commun. Ils sont appropriables non pas par le droit d’auteur (6) mais par la possession (7) ou par le contrat (conditions générales octroyant la propriété à l’utilisateur). Il s’agit alors de créations libres de droit, appartenant au domaine public. Cela fait écho à d’autres types d’« œuvres » sans auteur comme les peintures du chimpanzé Congo ou les célèbres selfies pris en 2008 par un singe macaque. Sur ce dernier exemple, les juridictions américaines avaient décidé que l’autoportrait réalisé par un singe n’était pas une œuvre protégeable puisqu’il n’a pas été créé par un humain, sujet de droits. En revanche, dès lors que le résultat obtenu est retravaillé et qu’un apport personnel formel transforme ce résultat, la qualification d’« œuvre de l’esprit » peut être retenue, mais uniquement en raison de la modification originale apportée au résultat produit par le logiciel. Ce cas de figure est d’ailleurs prévu dans la « Sharing & Publication Policy » de Dall·E 2 qui demande à ses utilisateurs modifiant les résultats obtenus de ne pas les présenter comme ayant été entièrement produits par le logiciel ou entièrement produits par un être humain, ce qui est davantage une règle éthique, de transparence, qu’une exigence juridique.
En droit français, une œuvre nouvelle qui incorpore une œuvre préexistante sans la participation de son auteur est dite « composite » (8). Si les œuvres préexistantes sont dans le domaine public, leur libre utilisation est permise (sous réserve de l’éventuelle opposition du droit moral par les ayants droit). En revanche, incorporer sans autorisation une œuvre préexistante toujours protégée constitue un acte de contrefaçon. Si, par exemple, on donne l’instruction « Guernica de Picasso en couleurs », on obtiendra une image qui intègre et modifie une œuvre préexistante. Or les œuvres de Picasso ne sont pas dans le domaine public et les ayants droit doivent pouvoir autoriser ou interdire non seulement l’exploitation de l’image obtenue et en demander la destruction, mais peutêtre aussi interdire ou autoriser l’usage des œuvres de Picasso par le logiciel. La production et la publication par un utilisateur d’un « Guernica en couleurs » pourraient donc constituer une contrefaçon ; mais l’intégration de Guernica dans la base de données du logiciel (deep learning) pourrait à elle seule constituer également un acte contrefaisant (9). En effet, le CPI sanctionne le fait « d’éditer, de mettre à la disposition du public ou de communiquer au public, sciemment et sous quelque forme que ce soit, un logiciel manifestement destiné à la mise à disposition du public non autorisée d’œuvres ou d’objets protégés » (10). Le caractère « manifeste » de la mise à disposition, et la qualification de « mise à disposition » elle-même pourraient être discutés.
Mais c’est surtout la directive européenne « Copyright » de 2019 (11) qui pourrait venir en aide aux exploitants d’IA génératrices de contenus en offrant une sécurisation de leur usage d’œuvres préexistantes protégées. Elle encadre l’exploitation à toutes fins, y compris commerciales, d’œuvres protégées pour en extraire des informations, notamment dans le cas des générateurs de textes, d’images ou de musiques. Elle prévoit également une possibilité pour les titulaires de droits sur ces œuvres d’en autoriser ou interdire l’usage, hors finalités académiques. Une telle autorisation peut difficilement être préalable et les exploitants, OpenAI par exemple, mettent donc en place des procédures de signalement de création de contenu contrefaisant (12). Le site Haveibeentrained.com propose, quant à lui, de vérifier si une image a été fournie comme input à des générateurs d’images et de signaler son souhait de retirer l’œuvre de la base de données. Mais les artistes se plaignent déjà de la complexité qu’il y a à obtenir un tel retrait (13).
On le voit, l’irruption des créations de l’IA perturbe le droit de la propriété intellectuelle, dont les outils actuels sont insuffisants pour répondre aux questionnements suscités. On peut imaginer que l’IA permettra un jour de produire de « fausses » sculptures de Camille Claudel, en s’adjoignant la technologie de l’impression 3D, ou encore de faire écrire à Rimbaud ou à Mozart des poèmes et des symphonies d’un niveau artistique équivalent – voire supérieur ! – qu’ils auraient pu écrire et jouer s’ils n’étaient pas morts si jeunes. La question de l’imitation du style d’auteurs encore vivant n’est d’ailleurs pas sans soulever d’autres débats.

Risque de déshumanisation de la création
Un avenir possible de l’art pourrait être dans la déshumanisation de la création, ce qui non seulement rendrait indispensable une refonte du premier livre du CPI, sous l’impulsion du règlement européen « AI Act » en discussion (14), mais susciterait en outre des questionnements éthiques. Si le public prend autant de plaisir à lire un roman écrit par une machine ou à admirer une exposition d’œuvres picturales créées par un logiciel, voire à écouter une musique composée et jouée par l’IA, les professions artistiques survivront-elles à cette concurrence ? @

La proposition de loi pour « lutter contre les arnaques et les dérives des influenceurs » fait débat

La proposition de loi sur les influenceurs a été adoptée à l’unanimité le 30 mars à l’Assemblée nationale. Mais le texte ne fait pas l’unanimité parmi les intéressés. La France risque de corseter ce jeune métier créatif, avec dommages collatéraux. Prochain débat : au Sénat, le 9 mai.

Portée par les députés Arthur Delaporte (photo de gauche) et Stéphane Vojetta (photo de droite), respectivement Socialiste-Nupes et Renaissance, la proposition de loi transpartisane (opposition et majorité) visant à « lutter contre les arnaques et les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux » défraie la chronique depuis qu’elle est débattue au Parlement. Son libellé est pour le moins stigmatisant envers tous les influenceurs qui, aux yeux du public, sont plus que jamais présentés comme des malfaiteurs patentés. Le renforcement de l’arsenal judiciaire les concernant tous est une épée de Damoclès au-dessus de leur tête.

Unanimité gouvernementale et parlementaire
« Notre loi protègera le modèle des créateurs de contenu qui font aujourd’hui leur travail de manière responsable. Notre boussole : la protection des consommateurs. […] Aucune mesure ne concerne la liberté d’expression des influenceurs dans leurs vidéos », a nuancé Arthur Delaporte, dans un tweet posté le 26 mars. Et ce, après avoir lancé juste avant, de façon plus agressive : « Cette loi est une réponse à l’absence de règles d’un secteur qui concerne des millions de personnes et qui touche énormément d’argent. La loi de la jungle ou l’autorégulation, cela n’est pas possible. […] Cette loi, c’est aussi une réponse à la protection des consommateurs et un message adressé aux victimes d’arnaques d’influenceurs : nous sommes à vos côtés » (1). De son côté, Stéphane Vojetta, qui explique avoir coécrit cette proposition de loi après avoir été interpelé par des collectifs de victimes d’arnaques d’influenceurs, a tenté de rassurer les quelque 150.000 influenceurs actifs en France. « Notre seule boussole : la protection des consommateurs. Nos 4 points cardinaux : clarifier, encadrer, responsabiliser, protéger. […] Notre proposition de loi #influenceurs pose un cadre clair au monde de l’influence commerciale et de la création de contenus sponsorisés en ligne » (2).
Cette proposition de loi, sur laquelle le gouvernement a engagé le 22 mars la procédure accélérée sur ce texte, a été adoptée le 30 mars – à l’unanimité (3). Ce texte transmis au Sénat veut « créer et renforcer un appareil juridique qui pourra à la fois responsabiliser et sanctionner le cas échéant tous les influenceurs, leurs agences, les annonceurs ainsi que les plateformes de diffusion, afin de renforcer la protection des utilisateurs des réseaux sociaux et des consommateurs », selon l’exposé des motifs (4). Et comme Internet n’a pas de frontières et les influenceurs non plus, le texte reterritorialise la responsabilité : « Conscients que de nombreux influenceurs ont choisi de s’installer en dehors de France à dessein [comme par exemple à Dubaï, ndlr] afin d’y exercer leur activité, nous avons également ajouté un bornage contraignant l’influenceur à désigner un représentant légal en France ». Dans tous les cas, il s’agit selon les deux coauteurs de lutter contre les dérives dans la promotion d’objets, de fournitures ou de services. Ils citent en exemple des médicaments contre le cancer, des produits cosmétiques provoquant des pertes de cheveux ou plaques rouges sur le corps, des articles vendus bien plus chers que leur valeur (abus du dropshipping), inscription à des formations médicales ou esthétiques à l’étranger, abus du compte personnel de formation (CPF), abonnements à des pronostics sportifs bidons, produits achetés et payés mais qui ne sont jamais livrés etc.
Même le Conseil d’Etat s’était ému en septembre 2022 de l’absence de statut juridique des influenceurs (5). Le législateur va y remédier. « Le monde de l’influence ne doit pas être une zone de non-droit et doit répondre à des règles de protection des consommateurs suffisamment étoffées pour mettre fin aux dérives constatées », justifient les deux députés. Pour autant, les parlementaires admettent que « l’instauration d’un seul cadre juridique ne suffira pas à mettre un terme définitif aux abus de certains influenceurs ». D’où le renforcement des moyens de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), laquelle dépend de Bercy.

L’influence transpartisane de Bruno Le Maire
Le locataire des lieux, le ministre de l’Economie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, Bruno Le Maire (photo page suivante), est à la manœuvre depuis l’automne dernier, notamment depuis la table ronde du 9 décembre dernier à Bercy où il avait convoqué le microcosme du marketing d’influence en pleine polémique sur les agissements de certains influenceurs peu scrupuleux (6). Un mois après, il lançait une consultation publique de 23 jours : « J’ai besoin de vous » (8) – l’Union des métiers de l’influence et des créateurs de contenu (UMICC), cofondée le 18 janvier par sept agences d’influence marketing : Smile Conseil, Bump, Follow, Point d’Orgue, Reech, Influence4You et Spoutnik. Ce sont les conclusions de la consultation publique que Bruno Le Maire a présentées le 24 mars à Bercy, en présence de ses deux ministres délégués – JeanNoël Barrot, chargé de la Transition numérique et des Télécommunications, et Olivia Grégoire, chargée des PME, du Commerce, de l’Artisanat et du Tourisme – mais aussi de nos deux députés, Arthur Delaporte et Stéphane Vojetta. « Parce que des députés travaillaient également sur le sujet, j’ai aussi voulu dépasser les clivages. Je me suis engagé, avec [les deux coauteurs de la proposition de loi], à ce que ces mesures soient présentées au Parlement dans une démarche transpartisane », a déclaré Bruno Le Maire.

 

Ne pas effrayer ni corseter les influenceurs
Près de 19.000 citoyens ont participé à la consultation publique, dont 400 professionnels qui ont contribué à établir treize mesures : de la création d’une définition juridique de l’activité d’influence commerciale, à la mise en place d’une « brigade de l’influence commerciale » au sein de la DGCCRF (réseau d’enquêteurs spécialisés constitué « dans un premier temps » de 15 agents), en passant par l’application des mêmes règles que la publicité à l’influence commerciale, la responsabilisation des plateformes et réseaux sociaux (Instagram, YouTube, TikTok, Facebook, …) ou encore des sanctions « renforcées et graduées » (notamment jusqu’à 2 ans de prison et 300.000 euros d’amende pour pratique commerciale trompeuse).
De son côté, le Syndicat du conseil en relations publics (SCRP) a annoncé le 24 mars la création avec l’Association française de normalisation (Afnor) d’un label d’« Agence conseil en influence responsable » qui pourra être demandé à partir d’avril (9). Il vient en complément du « Certificat de l’influence responsable » (10) délivré depuis l’automne 2021 par l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP). « Le secteur de l’influence commerciale et de la création de contenus n’est pas encore suffisamment pris au sérieux. C’est une erreur, a déclaré Bruno Le Maire le 24 mars. Alors qu’il est un formidable vecteur de créativité et de richesse économique, ancré dans le quotidien de millions de nos compatriotes, ce secteur souffre de règles inexistantes ou trop floues. Les conséquences sont directes, avec certains agissements trompeurs qui discréditent le secteur ».
Autrement dit, en creux, le gouvernement veut tourner la page des « influvoleurs » (néologisme popularisé par le rappeur Booba (11)) pour ouvrir celle de l’« influrégulation » (néologisme proposé par Edition Multimédi@). Mais le ministre de l’Economie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique a tenu à rassurer sur les intentions du gouvernement…. et des parlementaires. « Je veux être très clair : il ne s’agit pas d’être plus dur avec les influenceurs qu’avec d’autres canaux de communication comme la télévision ou la radio. (…) Ce n’est pas un combat contre les influenceurs », a-t-il assuré.
Mais les précautions du locataire de Bercy n’ont pas suffi à rassurer tous les professionnels du marketing d’influence mis sous pression réglementaire. D’où la tribune signée par 150 créatrices et créateurs de contenu d’influence, dont Squeezie, Cyprien, Enjoy Phoenix, Anna Rvr, Seb La Frite ou encore Amixem, et publiée dans le Journal du Dimanche le 25 mars à l’initiative de l’UMICC. Dans leur « appel aux députés », les signataires appellent les députés à séparer le bon grain de l’ivraie : « Arnaques, contrefaçons, pratiques commerciales douteuses, … Certains ont fait croire ces derniers mois qu’ils étaient représentatifs de notre secteur alors qu’ils ne représentent qu’une minorité ». Et à ne pas être pris pour ce qu’ils ne sont pas : « Nous travaillons avec des marques, des organisations, des institutions qui nous ressemblent parce que nous partageons leurs valeurs. Nous ne sommes pas des panneaux publicitaires ambulants. (…) Notre histoire est complexe. Elle ne se résume ni à une vidéo de 30 secondes, ni à des dérives que nous dénonçons fermement. Nous entendons parler des “influvoleurs”, “du combat à mener” contre nous. Nous pensons que c’est une erreur. Qu’une minorité est devenue une généralité. (…) Ne cassez pas le modèle vertueux que nous construisons aux quatre coins de la France avec et pour les Français. Comprenez-le, protégez-le, faites-le grandir » (12). Mais d’autres « stars » de l’influence, pourtant signataires de cette tribune qui avait le mérite de valoriser ce nouveau métier, se sont rapidement désolidarisés de cette prise de position collective.

Squeezie et Seb La Frite renient la tribune
Squeezie, numéro un en 2022 des influenceurs en France (13), s’est fendu d’un tweet le 26 mars pour déclarer qu’il avait « fait l’erreur de donner son accord [à la] tribune maladroite » de l’UMICC parue dans le JDD. Il estime que « cette tribune ne fait aucune distinction entre les créateurs de contenu et les influenceurs », assurant, lui, « [avoir] toujours été irréprochable » et « n’[ayant] rien à perdre avec cette réforme » (14). Seb La Frite a aussi regretté sur France Inter le 27 mars de l’avoir signée. « Je me réjouis car cette tribune un peu maladroite a in fine permis que les influenceurs se penchent sérieusement sur notre texte » (15), s’est félicité le député Stéphane Vojetta. Rendez-vous le 9 mai au Sénat. @

Charles de Laubier