Chômage et inégalités : la face cachée du numérique

En fait. Du 20 au 23 janvier, s’est tenu à Davos le 46e Forum économique mondial (World Economic Forum) sur le thème cette année de « la 4e révolution industrielle » (numérique, biotechnologie, robotique, intelligence artificielle, …), dont Internet est le catalyseur. Rime-t-elle avec chômage et inégalités ?

En clair. Après la première révolution industrielle (machine à vapeur, transports), la deuxième (électricité, travail à la chaîne), la troisième (numérique, électronique), voici que la quatrième révolution industrielle apparaît comme un cocktail explosif et disruptif mêlant digital, robotique, nanotechnologies, génétique, biotechnologie, intelligence artificielle, impression 3D, Internet des objets, apprentissage automatique (machine-learning), véhicules autonomes, ou encore Big Data. Première conséquence majeure pour le commun des mortels : toutes ces innovations convergentes pourraient provoquer au cours des cinq prochaines années la perte nette de 5,1 millions d’emplois dans quinze pays représentant 65 % de la main d’oeuvre mondiale, selon les prévisions alarmistes du rapport « The Future of Jobs » (1) publié le 18 janvier par le Forum économique mondial. En fait, la perte atteindrait 7,1 millions emplois s’il n’y avait pas
2 millions de nouveaux postes créés dans ces quinze pays (2) – cela ne fait guère
plus que 133.333 créations d’emplois en moyenne dans chacun de ces pays. C’est finalement très peu et pour le moins décevant – pour ne pas dire inquiétant – pour
une quatrième révolution industrielle qui nous promet tant depuis des années. Le tout numérique et le tout-robotique risquent de généraliser le chômage de masse, ce
qui ne manquerait pas d’accentuer les inégalités déjà criantes et de creuser encore
plus le fossé entre les (très) riches et les (très) pauvres – pays et/ou individus. Publié
le 18 janvier, soit l’avant-veille de la réunion de Davos, le rapport « An Economy for the 1%» (3) de la confédération internationale Oxam (nom venant d’Oxford Committee for Relief Famine, ONG fondée en Grande-Bretagne en 1942) démontre que les 62 personnes les plus riches au monde possèdent désormais à elles seules autant que
les 3,5 milliards de personnes les plus pauvres, lesquels constituent la moitié de la population mondiale !

Et ce n’est pas fini : une autre étude de Forum économique mondiale estime que la transformation digitale des industries dans le monde (4) pourrait générer de la « valeur combinée » entre industrie et société à hauteur de 100 trillions de dollars sur les dix prochaines années, soit 100.000 milliards de dollars ! Mais cette transformation digitale massive présentent des risques, s’alarme l’étude. Nous sommes prévenus. @

« Est-ce que l’Arcep sert encore à quelque chose ? », s’interroge Sébastien Soriano, son président

C’est la question la plus pertinente que le président de l’Arcep, Sébastien Soriano, a lancée lors de son show des conclusions de sa « revue stratégique », le 19 janvier, dans le grand amphithéâtre de La Sorbonne, avec la participation
de Emmanuel Macron, ministre de l’Economie, de l’Industrie et du Numérique.

« Nous devons nous poser la question
de notre valeur ajoutée : est-ce qu’on
sert encore à quelque chose ? », s’est interrogé Sébastien Soriano (photo de gauche), président depuis un an maintenant de l’Autorité de régulation
des communications électroniques et
des postes (Arcep). « Je pense que oui. Mais comment ? », a-t-il ajouté. Alors que cette autorité administrative indépendante (AAI), créée en 1997, va fêter dans un an ses 20 ans,
elle a tenté dans le cadre de sa « revue stratégique » de résoudre son problème existentielle, à savoir quelles seront ses nouvelles missions maintenant que le cycle d’ouverture à la concurrence des télécoms s’est achevé. Tout ce qui faisait la vocation de l’Arcep tend à disparaître : ses compétences historiques étaient d’édicter des règles dites ex ante, c’està- dire établies « au préalable » (a priori) et applicables aux seuls opérateurs télécoms en position dominante sur le marché – Orange (ex-monopole public France Télécom) et dans une moindre mesure SFR. Cette régulation qualifiée d’« asymétrique » consiste à imposer des obligations spécifiques à l’opérateur
« puissant » sur un marché, dans le but de supprimer ou de réduire les « barrières
à l’entrée » et permettre ainsi aux opérateurs concurrents – alternatifs – de s’installer
et de prospérer – surtout lorsqu’il existe une infrastructure essentielle comme c’est le cas de la boucle locale téléphonique encore très largement utilisée pour l’accès à Internet haut débit dans les offres triple play (1).

Une autorégulation sans gendarme des télécoms ?
« La régulation asymétrique a vocation à se rétracter progressivement pour se concentrer, à terme, sur quelques points d’accès qui demeureront des goulots d’étranglement, notamment en ce qui concerne l’accès à des infrastructures essentielles », prévoit bien l’Arcep dans le texte de sa consultation publique « Revue stratégique » menée en fin d’année 2015. Maintenant que la concurrence dans les télécoms est là – avec Orange, SFR, Bouygues Telecom et Free (2) –, à quoi va maintenant servir l’Arcep ? La régulation asymétrique a plus que jamais ses limites
et elle touche à sa fin. La réglementation ex ante a vocation à être remplacée par
une régulation ex post, c’est-à-dire cette fois « après les faits » (a fortiori). Ainsi, aux règles et obligations « spécifiques », imposées aux opérateurs télécoms dominants,
se substituent progressivement des règles « transverses » s’appliquant à l’ensemble des acteurs du marché.

Europe : « La bonne échelle » (Macron)
Bref, le secteur est devenu mature et tend à s’affranchir du « gendarme des télécoms ». De plus, les instruments de régulation deviennent plus souples – lorsque ce n’est pas l’autorégulation qui prend progressivement le pas sur la régulation « institutionnelle ». Cette soft regulation ne relève plus nécessairement d’un droit spécifique mais plus du droit commun de la concurrence. De ce point de vue, c’est à se demander si l’Autorité de la concurrence ne suffirait pas à jouer ce rôle de gendarme et d’arbitre ex post sur le marché des télécoms, comme elle le fait déjà sur certaines affaires dont elle est saisie (fusions-acquisitions, neutralité des réseaux, ententes illicites, …). Sur le plan de l’audiovisuel et des services de médias audiovisuels à la demande (SMAd), il y a aussi le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) aux pouvoirs renforcés. Sur la question de la protection des données et de la vie privée, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) intervient elle aussi. Sans parler de l’Hadopi, dont la mission s’inscrit aussi dans l’économie numérique. Alors, l’Arcep ne serait-elle pas devenue
une AAI de trop ?
A l’échelon européen, la mise en place du marché unique numérique – dans un cadre réglementaire et communautaire harmonisé – tend à dessaisir les « Arcep » nationales de leurs prérogatives historiques. « La bonne échelle, la plupart du temps, est européenne », a bien souligné Emmanuel Macron (photo de droite), le ministre de l’Economie, de l’Industrie et du Numérique, lors du show de Sébastien Soriano à La Sorbonne. Cela fait d’ailleurs maintenant dix ans que les « Arcep » des Vingt-huit sont tenues de notifier préalablement à la Commission européenne leurs analyses de marchés et les remèdes qu’elles envisagent de mettre en place. Le marché unique numérique (ou DSM pour Digital Single Market) nécessite désormais une plus forte coordination entre les Etats membres. C’est pourquoi la Commission européenne a mené, jusqu’au 7 décembre dernier, une consultation publique sur la révision des directives composant le cadre réglementaire européen des télécoms de 2002, révisé
en 2009. Sans attendre cette réforme, le Parlement et le Conseil européens ont adopté le 25 novembre 2015 un règlement garantissant sur l’ensemble de l’Europe un « Internet ouvert » – à défaut de parler explicitement de « neutralité de l’Internet » (3). Des « lignes directrices » doivent compléter ce règlement – entrant en vigueur le 30 avril 2016 – et assurer le respect de ces dispositions. C’est l’Organe des régulateurs européens des communications électroniques (Orece ou Berec (4)), dont Sébastien Soriano a été élu vice-président pour cette année et président pour l’an prochain, qui est chargé de préparer d’ici au mois d’août ces lignes directrices « Neutralité du Net », ainsi que des propositions en matière d’itinérance. Et dans les trois ans à venir, ce
« super régulateur européen » (5) jouera un rôle central non seulement dans la révision du quatrième « Paquet télécom » (6) mais aussi dans l’instauration du DSM, sans parler des questions liées aux services OTT (Over-The-Top), à l’Internet des objet (IoT) ou encore aux réseaux de nouvelle génération (NGN).

Placé sous la houlette de la Commission européenne qui l’a créé en janvier 2010 malgré les réticences des « Arcep » nationales, l’Orece fut en quelque sorte une mise sous tutelle communautaire de l’ancien Groupe des régulateurs européens (GRE) (7). Avec l’Orece, Bruxelles s’est doté d’un droit de regard et de veto sur les décisions des différentes « Arcep » européennes. Or avec Sébastien Soriano à sa présidence, et comme l’indique la feuille de route « Revue stratégique » (8), il « constitue un levier d’action pour l’Arcep afin d’accroître son influence en Europe et en particulier auprès des législateurs européens ». Le président de l’Arcep a d’ores et déjà annoncé qu’
« une réunion plénière du Berec se tiendra en février 2017 à Paris ». En France,
les compétences de l’Arcep vont évoluer à l’aune du règlement européen « Internet ouvert » – via le projet de loi « République numérique » adopté le 26 janvier à l’Assemblée nationale – pour lui permettre de faire respecter les dispositions de
ce règlement européen (9) : éviter les blocages, les filtrages, les silos, … C’est sur
cette compétence majeure que l’Arcep va « pivoter », pour reprendre l’expression Sébastien Soriano empruntée au monde des start-up.

Régulation : des télécoms à Internet
Cette neutralité des réseaux, dont l’Arcep sera la garante en France, va s’imposer à tous les opérateurs télécoms et fournisseurs d’accès à Internet (FAI), conformément
à la nouvelle régulation symétrique, et non pas seulement à un acteur en position dominante. Et de là à ce que l’Arcep se sente remplie d’une mission de « régulateur
de l’Internet », il n’y a qu’un pas. Le projet de loi « République numérique » introduit
un principe de « loyauté des plateformes » du Net, tandis que Sébastien Soriano parle de « régulation par la donnée » qui viendrait en plus de la régulation par les réseaux (accès, interconnexion) et par les ressources rares (fréquences, numéros). @

Charles de Laubier

Droit d’auteur : comment le Syndicat national du livre (SNE) s’en prend à la Commission européenne

C’est un brûlot que les maisons d’édition françaises ont lancé début septembre pour dénoncer le projet de réforme du droit d’auteur de la Commission européenne attendu en fin d’année. Le SNE a mandaté l’avocat Richard Malka
qui mène la charge contre Jean-Claude Juncker, Julia Reda et… Axelle Lemaire.

« La Commission Juncker s’apprête ainsi à transformer l’Europe en terrain de chasse pour des acteurs déjà en position dominante [comprenez Amazon, Google, Apple, etc, ndlr] et laissera exsangues, en emplois et en ressources, le monde de l’édition et avant tout les auteurs eux-mêmes », accuse Richard Malka (photo) dans son opus au vitriol lancé début septembre contre l’exécutif européen et intitulé « La gratuité, c’est le vol. 2015 :
la fin du droit d’auteur ? » (1).

Haro sur Google, Apple et Amazon
Selon cet avocat, formé par Georges Kiejman (ténor du barreau parisien et célèbre défenseur de François Mitterrand) et connu pour avoir Charlie Hebdo parmi ses clients (dans l’affaire des caricatures de Mahomet), la Commission européenne présidée par Jean-Claude Juncker est « sous l’influence conjuguée et paradoxale de multinationales transatlantiques et de groupements libertariens ou “pirates” ». Mandaté par le Syndicat national de l’édition (SNE), il reproche à l’exécutif européen de ne pas avoir réalisé d’étude d’impact économique sur les réformes envisagées de la directive « DADVSI » du droit d’auteur (2). « Cette réforme, applaudie par les lobbyistes de Google, Apple, Facebook et Amazon, en totale adéquation avec leurs attentes (…), relève donc d’une initiative exclusivement technocratique, détachée de la moindre nécessité économique, dénuée de toute légitimité démocratique, induisant l’affaiblissement d’une des industries européennes les plus importantes », fustige Richard Malka dans son livret gratuit d’une trentaine de pages. La Commission européenne nous a indiqué qu’elle répondait au SNE dans des termes que nous mettons en ligne (3). Sous sa plume incisive, il reproche à Jean-Claude Juncker – ainsi qu’à Andrus Ansip, commissaire européen
et vice-président en charge du Marché unique numérique, et à Günther Oettinger, commissaire européen à l’Economie et à la Société numériques – d’être tout acquis
à la cause des « opérateurs numériques, qui réclament avec insistance cette réforme
à l’aide de centaines de lobbyistes ». Il affirme que la Commission européenne
« donnerait les clés des industries culturelles européennes et de la rémunération des auteurs aux seuls grands industriels de la communication numérique », alors que selon cet avocat elle devrait plutôt s’occuper des « entraves à la circulation des œuvres ».

L’eurodéputée Julia Reda en prend également pour son grade (4), après que son rapport de réformes à faire pour le droit d’auteur ait été adopté le 9 juillet par le Parlement européen. Alors que les propositions de la Commission européenne sont attendues en fin d’année, après que son unité « Copyright » aura rendu les siennes
au cours de cette rentrée, le SNE – organisateur de « Livre Paris » en mars 2016 (ex-Salon du livre de Paris) – monte d’ores et déjà au créneau. En France, est aussi dans le collimateur la secrétaire d’Etat au Numérique, Axelle Lemaire, qui va soumette à consultation publique à partir du 21 septembre son projet de loi numérique introduisant des « exceptions » (open access, text and data mining, …) soutenues notamment
par 75 personnalités et le CNNum (5). Or, l’avocat militant estime que les menaces persistent pour le secteur du livre contrairement au domaine audiovisuel : la Commission européenne envisagerait de rendre obligatoire jusqu’à 21 exceptions
au droit d’auteur qui ne donneraient plus lieu à rémunération (notamment dans le prêt numérique en bibliothèque, ou bien à des fins pédagogiques, voire dans le cadre d’œuvres transformatives au nom de la liberté créative ou encore pour des travaux
de recherche à l’aide du data mining).

Autre exception au droit d’auteur contre laquelle s’élève le SNE et son avocat : le principe du fair use. « Cette exception importée des Etats-Unis est révélatrice des sources d’inspiration de Madame Julia Reda et de la Commission [européenne]. Elle permet d’utiliser une oeuvre sans autorisation dès lors qu’un motif légitime le justifie (droit à l’information, à la création, à la parodie…) », écrit Richard Malka. Le droit d’auteur européen est basé sur une liste limitative d’exceptions, contrairement au système juridique américain qui laisse les tribunaux apprécier au cas par cas si les utilisations des œuvres relève du fair use (6).

Pour le geoblocking des œuvres 
Quant à l’« extraterritorialité » (permettre l’achat de contenus sans restriction géographique ou geoblocking), elle est perçue par l’auteur comme une « exception » supplémentaire qui « constituerait donc une atteinte injustifiée aux droits des auteurs sur leurs œuvres ». Ce livre à charge est assorti du site Auteursendanger.fr. Le bras de fer ne fait que commencer. @

Charles de Laubier

TDF (40 ans) : les télécoms vont dépasser l’audiovisuel

En fait. Le 2 juin, Olivier Huart, président de TDF, est intervenu en introduction
du XXIe colloque NPALe Figaro consacré aux « piliers de la transformation numérique ». Il a placé TDF au coeur de « l’économie connectée », malgré
une perte de chiffre d’affaires induite par la fin de la diffusion analogique.

En clair. « En l’espace de deux ans, nous avons perdu d’un coup d’un seul entre 40 % et 50 % de notre chiffre d’affaires ! Et ce, avec la transformation de l’analogique vers le numérique. Nous avons dû faire partir la moitié de nos effectifs et revoir les processus en interne. On a complètement changé de métier », a expliqué Olivier Huart, président de TDF. D’ancien monopole public de radiotélédiffusion (1), l’ex-Télédiffusion de France (2) – qui fête ses 40 ans cette année – a en effet muté de diffuseur audiovisuel analogique vers le métier d’infrastructure de réseau numérique au service non seulement de la télévision et la radio, mais aussi des opérateurs télécoms (mobile, objets connectés, …). Le groupe a réalisé en 2014 un chiffre d’affaires de 750 millions d’euros, dont 45 % provenant des télécoms, contre 29 % de la télévision et 21 % de
la radio. Les télécoms sont sur le point de dépasser l’audiovisuel, et le transfert de la bande des 700 Mhz à partir d’avril 2016 devrait accélérer cette tendance. Au-delà de
35 chaînes de la TNT et de 900 radios FM, le groupe assure aussi le déploiement des réseaux des quatre opérateurs mobile (Orange, SFR, Bouygues Telecom et Free Mobile). TDF diffuse en outre de la TNT connectée (norme HbbTV), de la vidéo à la demande (VOD), de la télé de rattrapage, des médias audiovisuels en ligne ou encore des réseaux d’objets connectés. « Les infrastructures vont demeurer le centre névralgique incontournable de l’économie connectée. Lors de la ruée vers l’or, ceux qui ont gagné beaucoup d’argent ne sont pas uniquement ceux qui ont trouvé de l’or mais également les vendeurs de pelles et de pioches ! », a ironisé Olivier Huart.

Cet ancien de France Télécom et de SFR dans les années 1990, puis de Cegetel (SFR) et de BT France dans les années 2000, est l’artisan de la diversification de TDF dans les télécoms. « En accueillant par exemple sur nos pylônes des opérateurs tels que Sigfox ou Ondeo, TDF leur permet de couvrir la totalité du territoire très rapidement. TDF peut faire valoir des économies d’échelle en mutualisant les réseaux des opérateurs », a poursuivi Olivier Huart. Ses 9.500 tours et antennes en France, dont le « point haut » de la Tour Eiffel, place TDF en position dominante par rapport à ses concurrents FPS, Itas Tim ou Towercast. Sa faiblesse reste sa dette : 1,4 milliard d’euros, près avoir culminé à 4 milliards d’euros. @

Pourquoi le géo-blocage est l’un des points de… blocage pour le marché unique européen

La Commission européenne a confirmé le 6 mai vouloir réformer le droit d’auteur afin de mettre un terme aux géo-blocages qui empêchent l’émergence d’acteurs européens capables de rivaliser avec les sociétés américaines. La France, elle, défend son « exception culturelle ».

Par Katia Duhamel, expert en droit et régulation des TICs, et David Guitton, avocat au barreau de Paris

La Commission européenne veut mettre fin au géo-blocage, perçu comme un frein au développement du marché unique numérique, et concrétiser ainsi une promesse de son président Jean-Claude Juncker qui avait affirmé vouloir
« briser les barrières nationales en matière de réglementation (…) du droit d’auteur » (1) (*). Il est soutenu dans ce combat par le vice-président chargé du Marché unique du numérique, Andrus Ansip, et le commissaire européen au Numérique, Günther Oettinger.

Le géo-blocage agace les internautes
Pour atteindre ses objectifs, la Commission européenne souhaite « donner un caractère moderne et plus européen » (2) au droit d’auteur, notamment en vue de garantir que les utilisateurs qui achètent des films, de la musique ou des articles chez eux puissent également en profiter lorsqu’ils voyagent à travers l’Europe. En parallèle, elle a également ouvert une enquête sectorielle sur le commerce électronique afin d’identifier d’éventuels problèmes de concurrence, tels que des obstacles au e-commerce transfrontalier qui seraient érigés par les entreprises elles-mêmes dans les secteurs
où le e-commerce est le plus répandu (restrictions contractuelles insérées dans les accords de distribution). Cette enquête permettra de recueillir des informations sur le marché et d’évaluer les pratiques en cours à l’aune des règles de concurrence de l’UE (3). Si les partisans de réformer le droit d’auteur sont nombreux, notamment Julia Reda, députée européenne et membre du Parti Pirate, qui a élaboré un projet de rapport sur sujet (4), les détracteurs ne sont pas moins nombreux, à commencer par la France, opposée par principe à toute réforme perçue comme allant à l’encontre de son
« exception culturelle ». L’un des points de crispation porte sur le géo-blocage (geoblocking en anglais) qui regroupe l’ensemble des pratiques dont l’objet est de limiter l’accès à un bien ou un service sur certains territoires (ou de fournir ces biens
ou services dans des conditions différentes, notamment tarifaires, en fonction de la zone territoriale considérée). En pratique, les internautes sont souvent confrontés à
des mesures de blocage géographique, par exemple lorsqu’ils souhaitent visionner une vidéo dont la diffusion n’est pas autorisée dans le pays où ils se trouvent. Il peut s’agir aussi de blocage géographique au sens « physique » du terme (par exemple lorsqu’un bien disponible en ligne ne peut être livré dans l’Etat dans lequel se trouve l’internaute), mais également de formes atténuées de géo-blocages (lorsque les biens et services sont disponibles, mais à des conditions, notamment tarifaires, différentes) (5). Initialement focalisées sur les contenus audiovisuels, les mesures envisagées par la Commission européenne concernent également le géo-blocage des biens et autres services dont la livraison est impossible dans certains pays.

Il n’en demeure pas moins que le géo-blocage des contenus audiovisuels est particulièrement frustrant pour les consommateurs car il repose sur des frontières qui n’ont plus cours dans le monde numérique. Ces mesures créent des situations incompréhensibles pour les citoyens européens, touristes ou expatriés, qui, une fois la frontière franchie, ne peuvent plus visionner les contenus disponibles dans leur pays. Plus encore, elles peuvent impacter des Français vivant en Outre-Mer, dont l’adresse IP peut être discriminée car associée à une adresse IP étrangère, et qui ne peuvent alors accéder à certains contenus accessibles depuis la France métropolitaine. En effet, si les techniques de géo-blocages sont légions, elles impliquent toutes l’identification de la zone géographique dans laquelle se trouve l’internaute : identification de l’adresse IP, géolocalisation du terminal, nationalité du fournisseur d’accès à Internet (FAI), adresse de livraison, carte de crédit, etc.

De la frustration au piratage
Il est parfois possible de contourner ces mesures, par exemple en utilisant des serveurs proxy ou une connexion VPN (Virtual Private Network) afin d’utiliser l’adresse IP d’un pays dans lequel le bien ou le service est disponible, mais cela n’est pas toujours le cas. Le géo-blocage présente également des enjeux en matière de piratage puisque des consommateurs frustrés de ne pouvoir accéder aux contenus qu’ils affectionnent sont plus enclins à les télécharger illégalement qu’à attendre le moment, parfois hypothétique, où ces contenus seront légalement disponibles dans leur pays de résidence.
Afin de maximiser les profits, les détenteurs de droits fragmentent artificiellement le marché par pays, ce qui rend l’acquisition des droits de diffusion des œuvres pour l’ensemble des pays membre de l’Union européenne très onéreuse. Et ce, sans garantie suffisante de rentabilité pour chaque pays pris séparément, ne serait-ce
que pour des raisons de barrières culturelles et linguistiques.

La logique économique des DRM
C’est pourquoi les diffuseurs acquièrent généralement les droits de diffusion pour un nombre limité de pays, voire pour un seul pays. Dans ce cas, ils doivent s’assurer que les oeuvres concernées ne sont pas accessibles depuis les pays dans lesquels ils n’ont pas obtenus les droits de diffusion. Ceci se matérialise de façon contractuelle au travers des DRM (Digital Rights Management). La Commission européenne ne s’y est d’ailleurs pas trompée, qui a choisi de profiter de la réforme prochaine de la directive « DADVSI » de 2001 sur le droit d’auteur (6) afin de tenter de mettre fin au géo-blocage.
Cette initiative s’inscrit dans un ensemble de 16 mesures – que la Commission européenne a rendu publiques le 6 mai dernier – destinées à faire du marché unique européen une réalité. Il s’agit de mesures visant à améliorer l’accès aux biens et services numériques dans toutes l’Europe pour les consommateurs et les entreprises (7). Comparés aux diffuseurs européens, les grands acteurs numériques américains, par exemple Netflix, ne sont pas soumis aux mêmes contraintes économiques.
En effet, s’il leur est tout autant nécessaire de rentabiliser leurs investissements, ils bénéficient en amont d’un marché homogène de plusieurs centaines de millions de consommateurs partageant la même langue en Amérique du nord.
Tandis que les acteurs européens, eux, doivent d’emblée « jongler » avec la diversité culturelle et linguistique de l’ensemble des États membres (28 pays et 24 langues différentes). La question qui se pose est donc de savoir si les acteurs américains ne seraient pas les premiers bénéficiaires des mesures qui favoriseraient l’acquisition de droits à l’échelle européenne. Julia Reda s’en défend et affirme qu’« [elle] ne souhaite pas favoriser les sociétés américaines du numérique ». Elle ajoute : « Les évolutions que nous proposons bénéficieront avant tout aux sociétés européennes qui souhaiteraient se lancer » (8). Pour mettre fin aux pratiques de blocage géographique, la Commission européenne envisage une série de mesures, parmi lesquelles la création d’un titre européen du droit d’auteur, la réduction de la durée de protection
des droits, la généralisation obligatoire de l’ensemble des exceptions de la directive
« DADVSI » ou encore l’adoption d’une norme ouverte introduisant une souplesse
dans l’interprétation des exceptions et limitation.
Toutefois, les opposants à la réforme sont nombreux, et en premier lieu la France,
qui est vent debout contre ce qui est perçue comme une tentative de déstabilisation
de « l’exception culturelle » française. Ainsi, dans une note du 23 février 2015 (9), le Secrétariat général aux affaires européennes (SGAE) refuse de « remettre en cause le principe du cadre territorial dans lequel sont délivrées les licences » et estime qu’il faut se concentrer « sur la portabilité des services et non sur une remise à plat du principe de territorialité qui aurait pour conséquence un appauvrissement de la culture européenne ».
En d’autres termes, la France serait prête à soutenir une réforme a minima qui permettrait aux résidents d’un Etat membre de pouvoir accéder aux contenus disponibles dans son pays d’origine lorsqu’il est à l’étranger (portabilité des droits),
mais elle estime que la réforme générale du droit d’auteur envisagée par la Commission européenne remettra en cause la diversité culturelle française. La position de la France présente une dimension fataliste puisque le gouvernement précise : « Il ne faut pas être naïf ; le grand marché numérique européen ne sera jamais comparable
à ce qui peut exister outre-Atlantique pour une raison de langue. Raison de plus pour protéger la culture européenne, en limitant la réforme de la territorialité du droit d’auteur à la question de la portabilité des droits » (10).

« La bataille sera difficile » (Ansip)
Les organismes de gestion collective des droits sont également opposés à la réforme. Ainsi, en France, Hervé Rony, directeur général de la Société civile des auteurs multimédias (Scam), a souligné dans un tweet du 23 février 2015 que les DRM sont un aspect clé du financement de l’industrie culturelle. Or, selon les ayants droits, remettre en cause ce financement reviendrait à mettre à terre la sacro-sainte exception culturelle française. Dès lors, pour le collège de commissaires européens, le combat est loin d’être gagné. Andrus Ansip affirme ainsi : « Je ne me fais pas d’illusions, ce sera une bataille difficile » (11). @