La « bulle IA » déjà multimilliardaire va-t-elle éclater comme son ancêtre la « bulle Internet » ?

Mars 2000 et mars 2024. Près d’un quart de siècle sépare ses deux dates. La première marque l’éclatement de la « bulle Internet » ; la seconde est celle de l’état de la « bulle IA » aujourd’hui. Les perspectives de chiffre d’affaires de l’intelligence artificielle suscitent frénésie. Mais à risque.

Euphorie, exubérance, spéculation, effervescence, irrationalité ou encore inconscience : toutes les conditions financières et comportementales sont aujourd’hui réunies pour que l’agitation planétaire autour des intelligences artificielles génératives fasse gonfler encore plus la « bulle IA » actuelle. Les géants du numérique et les start-up/licornes technologiques qui la composent au niveau mondial cumulent à elles seules dans ce domaine une valorisation totale – capitalistique et/ou boursière – qui se chiffre en trilliards d’euros, soit des milliers de milliards d’euros.

Pas « si » la bulle IA va éclater, mais « quand »
Et la licorne OpenAI – valorisée 80 milliards de dollars selon le New York Times daté du 16 février 2024 (1) – n’est que la partie émergée de l’iceberg du marché planétaire de l’intelligence artificielle. Présidée par son cofondateur Sam Altman (photo), elle s’est propulsée à la première place mondiale des IA génératives en lançant le 30 novembre 2022 – il y a seulement quatorze mois ! – ChatGPT. Et le chiffre d’affaires de la société californienne a bondi, grâce aussi à son autre IA générative à succès Dall·E, pour atteindre sur l’année 2023 la barre des 2 milliards de dollars de chiffre d’affaires, d’après cette fois le Financial Times du 9 février dernier (2). Du jamais vu, aussi bien en termes de valorisation que de revenu, pour une jeune pousse créée en 2015 sous forme de laboratoire de recherche en IA, à but non lucratif, et assortie depuis 2020 d’une entité commerciale.

Digital Markets Act (DMA) : mais que fait l’Arcep ?

En fait. Le 26 mars, l’Organe des régulateurs européens des télécoms (Berec) – que vice-préside Laure de La Raudière (Arcep) – tiendra à Bruxelles son 12e Forum annuel pour y rencontrer opérateurs télécoms, plateformes numériques et industriels. Objectif : harmoniser l’applications des règles européennes.

En clair. Avec le Digital Markets Act (DMA), entré en vigueur le 2 mai 2023 pour réguler les activités des grandes plateformes numériques en général (1) et des six « gatekeepers » (Alphabet/Google, Amazon, Apple, ByteDance/TikTok, Meta et Microsoft) en particulier (2), l’Organe des régulateurs européens des télécoms (Berec) entre dans une nouvelle ère de la régulation numérique. L’Arcep, qui fait partie des 37 régulateurs des télécoms membres (seuls ceux des Vingt-sept ont un droit de vote), a largement contribué à l’élaboration du DMA comme sur les aspects de l’interopérabilité des services de messagerie en ligne.
C’est le cas pour les « contrôleurs d’accès » tels que Meta. Ses messageries WhatsApp et Messenger sont justement des « services de plateforme essentiels » au sens du DMA. De ce fait, la firme de Mark Zuckerberg est obligée depuis le 7 mars 2024 de garantir dans l’UE l’interopérabilité de ses deux « services de communications interpersonnelles non fondés sur la numérotation » avec ceux de « tout autre fournisseur qui propose ou a l’intention de proposer de tels services dans l’UE ». Et ce, « en fournissant sur demande et gratuitement les interfaces techniques nécessaires ou des solutions similaires qui facilitent l’interopérabilité » (3).

Le Bureau européen de l’IA forme son bataillon

En fait. Le 27 mars à midi est la date limite pour se porter candidat à l’une des offres d’emploi du « Bureau de l’IA » (AI Office) créé au sein de la Commission européenne par l’AI Act dont la version finale sera soumise le 22 avril au vote du Parlement européen. Sont recrutés des techniciens et des administratifs.

En clair. « Postulez dès maintenant en tant que spécialiste technologique ou assistant administratif pour une occasion unique de façonner une IA digne de confiance. […] Le Bureau européen de l’IA jouera un rôle-clé dans la mise en œuvre du règlement sur l’intelligence artificielle – en particulier pour l’IA générale [ou AGI pour Artificial General Intelligence, aux capacités humaines, ndlr] – en favorisant le développement et l’utilisation d’une IA fiable, et la coopération internationale. […] La date limite de manifestation d’intérêt est le 27 mars 2024 à 12h00 CET », indique la Commission européenne (1).
Avant même l’adoption définitivement de l’AI Act (2) par le Parlement européen, prévue en séance plénière le 22 avril (pour entrer en vigueur l’été prochain), la DG Connect, alias DG Cnect (3), embauche déjà pour son Bureau de l’IA nouvellement créé. Les entretiens auront lieu à la fin du printemps et les prises de fonction à partir de l’automne 2024. Sont recherchés : chercheurs scientifiques, informaticiens, ingénieurs logiciels, data scientists ou encore spécialistes matériels, avec « une expérience technique avérée en IA » (marchine learning, deep learning, éthique et vie privée, cybersécurité, …).

Le Monde en France, El País en Espagne, Die Welt en Allemagne : OpenAI séduit la presse au cas par cas

OpenAI a réussi à convaincre de grands titres de presse en Europe – Le Monde, El País et Die Welt – et, aux Etats-Unis, l’agence de presse AP et l’American Journalism Project pour que son IA générative ChatGPT soit plus au fait de l’actualité dans des langues différentes. Le New York Times, lui, a préféré un procès.

Le directeur des opérations d’OpenAI, Brad Lightcap (photo), n’est pas peu fier d’avoir décroché des accords pluriannuels avec les grands quotidiens européens Le Monde en France, El País en Espagne et Die Welt en Allemagne. « En partenariat avec Le Monde et Prisa Media [éditeur d’El País], notre objectif est de permettre aux utilisateurs de ChatGPT du monde entier de se connecter à l’actualité de façon interactive et pertinente », s’est-il félicité le 13 mars dernier lors de l’annonce des deux accords noués pour plusieurs années avec respectivement le groupe français Le Monde pour son quotidien éponyme et le groupe espagnol Prisa Media pour son quotidien El País, de même que pour son quotidien économique et financier Cinco Días et son site d’actualités El Huffpost (1). Trois mois auparavant, ce même Brad Lightcap annonçait un premier partenariat avec le groupe allemand Axel Springer pour son quotidien Die Welt, et son tabloïd Bild, ainsi que pour ses sites d’information Politico (édition européenne) et Business Insider (économie et finances). « Ce partenariat avec Axel Springer aidera à offrir aux gens de nouvelles façons d’accéder à du contenu de qualité, en temps réel, grâce à nos outils d’IA. Nous sommes profondément engagés à nous assurer que les éditeurs et les créateurs du monde entier bénéficient de la technologie avancée de l’IA et de nouveaux modèles de revenus », avait alors assuré le directeur des opérations d’OpenAI (2).

ChatGPT, polyglotte et informé : merci la presse
Ces « partenariats mondiaux d’information » permettent à ChatGPT d’européaniser un peu plus ses capacités d’informer en mettant à contribution trois premiers quotidiens du Vieux Continent, de trois langues différentes (français, espagnol et allemand). Et ce, après avoir largement entraîné en anglais ses grands modèles de langage « Generative Pre-trained Transformer » (GPT, GPT-2, GPT-3 et l’actuel GPT-4, en attendant GPT-5 en cours de développement). Avant les groupes européens Le Monde, Prisa Media et Axel Springer, OpenAI avait conclu aux Etats-Unis deux partenariats signés en juillets 2023 avec respectivement l’agence de presse américaine Associated Press (AP) et l’association de soutien à l’information locale American Journalism Project (AJP).

Sur fond de plainte du New York Times
« Nous sommes impatients d’apprendre d’AP [et de savoir] comment nos modèles d’IA peuvent avoir un impact positif sur l’industrie de l’information. L’accès à ses archives de textes factuels de haute qualité, aideront à améliorer les capacités et l’utilité des systèmes d’OpenAI », avait alors dit Brad Lightcap, lors de l’annonce le 13 juillet 2023 du partenariat avec l’agence de presse américaine (3). Depuis près d’une décennie, AP utilise la technologie de l’IA pour automatiser certaines tâches routinières et libérer les journalistes pour faire des reportages plus fouillés. Elle va même jusqu’à publier des dépêches automatisées prévisualisant et récapitulant certains événements sportifs, élargissant ainsi son offre de contenu.

Lutte contre le piratage : les « cyberlockers » donnent du fil à retordre aux industries culturelles

Aiguillonnée par l’Alpa et l’Arcom, la justice française multiplie les décisions de blocage de sites pirates qui recourent aux « cyberlockers », hébergeurs générant des liens web pour permettre à leurs utilisateurs d’accéder à des fichiers de films, séries, musiques ou livres, souvent piratés. Les « cyberlockers » ont le vent en poupe et jouent au chat et à la souris avec les ayants droits, les régulateurs et les juges. En France, rien qu’en janvier 2024, ce ne sont pas moins cinq d’entre eux – Turbobit, Rapidgator, Streamtape, Upstream et Nitroflare – qui ont été bloqués par décision de justice. En un an, près d’une quinzaine de ces sites d’hébergement générateurs de liens web uniques ou multiples – des URL (Uniform Resource Locator) pour permettre de télécharger des fichiers de contenus et de les partager – ont été bloqués, sur décision du juge, par les Orange, SFR, Bouygues ou Free. Les 25 membres de l’Alpa en lutte Outre les cinq cyberlockers épinglés en janvier, il en a aussi été ainsi de Doodstream, Mixdrop, Vidoza et Netu par jugement de juin 2023, de Uptobox en mai 2023 (1), ainsi que de Uqload, Upvid, Vudeo et Fembed en janvier 2023. C’est ce que révèle une étude de l’Association de la lutte contre la piraterie audiovisuelle (Alpa), réalisée avec Médiamétrie et publiée discrètement le 7 mars dernier – communiquée, sans présentation formelle, aux membres de l’Alpa qui l’a mise en ligne sur son site web (2). Contacté par Edition Multimédi@, le délégué général de l’Alpa depuis plus de 21 ans, Frédéric Delacroix (photo), nous explique que « les sites pirates utilisent les cyberlockers pour héberger les contenus illicites qu’ils proposent sur leurs pages en mettant à disposition des liens – de téléchargement DDL (3) ou de streaming – renvoyant sur ces derniers, les cyberlockers étant des services essentiels dans l’écosystème pirate et ne servant qu’à l’hébergement de contenus illicites ». Les sites pirates et leurs sites miroirs peuvent y recourir pour brouiller les pistes en multipliant les URL. Les sites miroirs sont, eux, de nouveaux chemins d’accès via de nouveaux noms de domaine qu’utilisent les sites pirates, faisant l’objet de mesures de blocage sur leur nom de domaine initial, pour poursuivre leur activité illégale. Ces sites illégaux se nomment 1fichier.com, Yggtorrent.qa, Wawacity.autos, Papadustream.to ou encore Rapidgator.net, pour ne citer que les plus utilisés en décembre 2023 d’après Médiamétrie. « Les cyberlockers ont longtemps bénéficié du statut (favorable) d’hébergeurs, supprimant sur notification les fichiers illicites notifiés par les ayants droit, mais en favorisant leur réintroduction à l’identique en connivence avec les administrateurs pirates. Nous avons réussi à prouver que leur système économique ne reposait que sur la contrefaçon d’œuvres protégées », poursuit Frédéric Delacroix. Le délégué général de l’Alpa rappelle que la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a – dans son arrêt « Cyando/ Uploaded » du 27 juillet 2021 (4) – édicté des principes permettant d’établir le caractère contrefaisant de ce type de cyberlocker (plateforme de partage de vidéos ou plateforme d’hébergement et de partage de fichiers). « Ce qui a permis aux ayants droit, membres de l’Alpa et à notre initiative, d’en demander le blocage en justice fin 2022 ». Et depuis 2017, les ayants droit membres de l’Alpa sont à l’initiative de décisions de justice portant sur 1.300 sites pirates à ce jour, correspondant à l’utilisation de plus de 3.400 noms de domaine. L’Alpa – association française créée il y aura 40 ans l’an prochain et présidée depuis plus de 20 ans par Nicolas Seydoux (84 ans), président de Gaumont – compte aujourd’hui vingt-cinq membres que Edition Multimédi@ présente de façon inédite par catégorie : Organisations professionnelles : Association des producteurs indépendants (API), Auteurs, réalisateurs et producteurs (L’Arp), Fédération nationale des éditeurs de films (FNEF), Motion Picture Association (MPA), Société civile des producteurs de cinéma et de télévision (Procirep), Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem), Syndicat de l’édition vidéo numérique (SEVN), Syndicat des producteurs indépendants (SPI), Union des producteurs de cinéma (UPC). Studios de cinéma : Gaumont, Paramount Picture France, Pathé Films, Sony Pictures Home Entertainment, Universal Pictures Vidéo France, Walt Disney Entertainment, Warner Bros Home Video. Salles de cinéma : Fédération nationale du cinéma français (FNCF), UGC (ex-Union générale cinématographique). Chaînes de télévision : France Télévisions, Canal+, TF1, M6 via sa Société nouvelle de distribution (SND). Plateforme de SVOD : Netflix. Autorité publique : Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC). L’Alpa touche des subventions publiques, notamment de la part du CNC qui est un établissement public à caractère administratif placé sous l’autorité du ministère de la Culture.Le CNC pourra bientôt saisir l’Arcom Grand argentier du cinéma, de l’audiovisuel et du multimédia (dont la création numérique sur Internet, jeu vidéo, réalité virtuelle et métavers), le CNC pourrait voir ses pouvoirs étendus aux sites miroirs par la proposition de loi « visant à conforter la filière cinématographique ». Ce texte législatif, qui a été adopté en première lecture au Sénat le 14 février dernier et est actuellement entre les mains de la commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale (5) a fait l’objet d’un amendement adopté en commission début février (6). Celui-ci prévoit que les titulaires de droits ne soient plus les seuls à pouvoir saisir l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) pour lui demander d’enjoindre directement aux fournisseurs d’accès à internet (FAI) et sans passer par un juge (7) – comme c’est cas depuis octobre 2022 – de bloquer des sites miroirs de ces sites illégaux et cyberlockers déjà condamnés par la justice. Avec la nouvelle mesure, le CNC aurai aussi la possibilité de saisir l’Arcom pour lutter contre ces sites miroirs. Les ayants droits, les organismes de gestion collective et les organismes de défense professionnelle – autrement dit « toute personne qualifiée pour agir » (8) – pourraient aussi saisir l’Arcom sur ces sites miroirs. D’autant que les premiers résultats de cette procédure sans juge sont considérés par le régulateur et les parlementaires comme « prometteurs » au regard de « la baisse de l’audience des “galaxies” de sites miroirs ». L’Arcom aurait ainsi reçu jusqu’à maintenant plus de 600 demandes d’« actualisation de décisions de justice » qui ont lui ont permet de notifier depuis plus d’un an 770 noms de domaine aux FAI pour en empêcher l’accès. L’audience des sites illicites baisse Ces jugements de blocage de cyberlockers, ordonnés le plus souvent par le tribunal judiciaire de Paris aux opérateurs télécoms et FAI contribuent – à l’instar du blocage des sites illégaux ou de leurs miroirs – à la baisse de l’audience des sites de streaming vidéo en France. A chaque décision judicaire, les audiences de ces cyberlockers et plus généralement des sites pirates ou de leurs répliques (sites miroirs) reculent de façon significative. Pour autant, la fréquentation de ces mêmes cyberlockers et/ou sites pirates peut reprendre du poil de la bête avec la mise en ligne de nouveaux sites miroirs et de nouveau liens URL, mais sans retrouver les niveaux d’avant les jugements (voir graphique plus haut). Résultat, toujours selon Médiamétrie pour l’Alpa : l’audience globale des sites illicites en France ne cesse de baisser d’année en année (sauf en 2018), passant de 15,1 millions d’« internautes pirates » en 2016 à seulement 6,3 millions en 2023. Si l’on part de l’année 2018 où les smartphones ont été pris en compte pour la première fois, portant à 15,4 millions le nombre d’« internautes pirates », cela représente un recul de 59 % en cinq ans (voir graphique ci-dessous). Mais le piratage en ligne (streaming et téléchargement) n’est pas mort pour autant. « L’efficacité est “relative” si l’on regarde la courbe du piratage », relève le délégué général de l’Alpa, d’autant que « nos statistiques ne prennent pas en compte les blocages des services IPTV que nous opérons depuis 2020 ». @

Charles de Laubier