Deux ans après son recentrage sur les médias et les contenus, la stratégie de Vivendi reste floue

Devenir « un groupe mondial, champion français des médias et des contenus ».
Tel est le leitmotiv de Vincent Bolloré, président du conseil de surveillance de Vivendi. Après avoir cédé en 2014 ses actifs télécoms, le groupe désendetté dispose d’une trésorerie de 15 milliards d’euros. Après Dailymotion, quelles autres acquisitions ?

(Depuis la parution de cet article dans EM@ le lundi 20 avril, des rumeurs circulent sur l’intérêt supposé de Vivendi pour EuropaCorp en France et Mediaset en Italie)

Vincent Bolloré

Au moment où nous bouclons ces pages, Vivendi tient son assemblée générale qui devait être moins houleuse que prévue. Des actionnaires minoritaires, emmenés par le fonds américain Psam (1), exigeaient « une meilleure rémunération ». Un accord
a finalement été conclu le 8 avril avec ce dernier pour que les versements aux actionnaires de dividendes supplémentaires
liés aux cessions d’actifs soient « accélér[és] en dépit des complications susceptibles d’en résulter pour le redéploiement
de Vivendi dans les médias et les contenus ». Vivendi espère ainsi mettre un terme
au conflit avec ce fonds spéculatif détenant à peine 1% de son capital et avant cette assemblée générale annuelle du 17 avril. Psam estime que le « trésor de guerre » accumulé par le groupe français, après avoir cédé en 2014 ses actifs télécoms (Maroc Telecom, SFR et GVT) et en 2013 l’essentiel de ses parts dans Activision Blizzard (jeux vidéo), doit revenir plus largement aux actionnaires. Il serait question d’une trésorerie de quelque 15 milliards d’euros ! Après plusieurs mois de querelles, Psam a finalement eu gain de cause. Vivendi s’est engagé à distribuer de façon exceptionnelle 2 euros
par action, « dont 1 euro au quatrième trimestre 2015 et 1 euro au premier trimestre 2016 », soit une fois que les ventes de respectivement l’opérateur télécoms brésilien
et des 20 % restant dans le capital de SFR-Numericable seront terminées. Et ce, en plus du dividende ordinaire de 1 euro par action prévu au cours des exercices de 2016 et de 2017.

La cagnotte de Vivendi, entre actionnaires et acquisitions
Au total, Vivendi s’engage formellement à distribuer ainsi à ses actionnaires 6,75 milliards d’euros (5 euros par action). C’est moins que les 9 milliards d’euros de dividendes que réclamait le fonds américain pour les actionnaires. Mais Vincent
Bolloré (photo), président du conseil de surveillance, et Arnaud de Puyfontaine, président du directoire du groupe, ont promis qu’« à l’issue d’un délai de deux ans, Vivendi étudiera la possibilité de proposer des distributions complémentaires si sa stratégie d’acquisition devait nécessiter moins de trésorerie qu’anticipé ». Ils sont convenus avec Psam de dresser le bilan de ces engagements à l’horizon de 2017.du groupe, ont promis qu’« à l’issue d’un délai de deux ans, Vivendi étudiera la possibilité de proposer des distributions complémentaires si sa stratégie d’acquisition devait nécessiter moins de trésorerie qu’anticipé ». Ils sont convenus avec Psam de dresser
le bilan de ces engagements à l’horizon de 2017.

Dailymotion ne fait pas une stratégie
Pourquoi relater cet épisode financier ? Parce qu’il est révélateur de l’incertitude et la fébrilité qui entoure la nouvelle stratégie de Vivendi. Les actionnaires s’impatientent de voir les retombées sonnantes et trébuchantes du repositionnement de leur groupe dans les médias et les contenus entamé il y a plus de deux ans maintenant sous l’impulsion de Vincent Bolloré (2) (*) (**). Ce dernier a même jugé nécessaire de monter au capital de Vivendi, dont il est déjà l’actionnaire de référence, en passant en quelques mois de 5 % (qu’il détenait depuis 2012 suite à la vente ses chaînes D8 et D17 à Canal+) à 14,5 % (depuis le 9 avril dernier), afin de faire barrage à une éventuelle offensive de fonds d’actionnaires mécontents de la politique menée par le groupe. Il exige même des droits de vote doubles. Le bras de fer avec le fonds Psam, représentatif des petits actionnaires de Vivendi, a eu le mérite de donner à ces derniers une once de visibilité sur cette stratégie dont le succès dépend maintenant des acquisitions à venir.
« Vivendi doit avoir une situation de trésorerie nette de 11 à 12 milliards d’euros, qui devrait offrir l’espoir de nouveaux retours de liquidés significatifs », a estimé la banque d’investissement paneuropéenne Liberum, en relevant sa recommandation sur les actions de Vivendi à « acheter ». Pour de nombreux actionnaires, beaucoup d’incertitudes ont été levées. Mais ce n’est pas suffisant. Bien qu’Arnaud de Puyfontaine craigne une réduction de la flexibilité à faire de grosses et coûteuses acquisitions, Vivendi doit coûte que coûte parvenir à devenir rapidement une major
des médias et des contenus en Europe et dans le monde. Dans une interview au Financial Times, publiée le 9 avril, le président du directoire de Vivendi a démenti vouloir acquérir la télévision à péage Sky ou le groupe audiovisuel ITV, mettant un terme à ces deux rumeurs. Trop cher pour Vivendi, malgré l’intérêt européen évident que ces deux actifs auraient pu représenter pour sa filiale Canal+ (déjà présente en Pologne, en Afrique et au Viêtnam). Vivendi a aussi dû démentir le 11 avril dernier une information de L’Express affirmant qu’il aurait fait une offre de 3,3 milliards d’euros sur le groupe Lagardère (3).

Comme Vivendi l’a expliqué le 8 avril au fonds Psam, il s’agit cependant de « créer,
à partir d’Universal Music et de Canal+, un grand groupe de médias et de contenus ». Convaincu d’y trouver de la croissance et ainsi de « créer de la valeur » pour les actionnaires, le groupe aux 10 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2014 procède cette année à une accélération de son développement par les acquisitions. Pour l’instant, il est constitué de seulement trois grandes entités : le groupe Canal+ dans
la télévision payante et la production-distribution de films et séries (Studio Canal), Universal Music dans la musique, et Vivendi Village rassemblant différentes sociétés (Vivendi Ticketing, Wengo, Watchever, L’Olympia).
L’acquisition de 80 % du capital de Dailymotion pour 217 millions d’euros, si les négociations exclusives engagées avec Orange aboutissent, donnerait un avant-goût de l’esprit de conquête numérique qui semble animer désormais le nouveau Vivendi. Mais le dilemme – pour le groupe issu historiquement de la Compagnie Générale des Eaux et devenu l’une des plus anciennes valeurs cotées du CAC 40 (entrée dans l’indice en 1987) – est de savoir s’il faut s’emparer d’anciens médias d’envergures déjà bien implantés (comme Sky ou ITV) ou bien miser sur de pure players du numérique
en plein développement tel que Dailymotion). D’après l’agence Reuters, la question ferait encore débat entre dirigeants au sein de Vivendi. Cela participe du brouillard
qui entoure sa stratégie que l’assemblée générale était censée dissiper.

Pour l’heure, Dailymotion et ses 64 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2014 – dont plus de 80 % réalisés à l’international – constitue une « petite » cible au regard du cash disponible de Vivendi. Mais la plateforme française concurrente de YouTube, filiale Google, est un bon parti pour celui qui veut être « un groupe industriel mondial, champion français des médias et des contenus ». Bien que Canal+ ait échoué en juin 2014 dans ses négociations avec Orange pour acquérir Dailymotion, voici que sa maison mère est décidée cette fois à l’emporter. L’histoire ne dit pas si le gouvernement français, intervenu dans la vente de Dailymotion pour exprimer sa préférence pour une solution européenne plutôt qu’à un rachat par le chinois PCCW (4), a fait un appel du pied à Vincent Bolloré pour aller dans ce sens…

Autour d’Universal Music et de Canal+
« L’acquisition de 80 % du capital de Dailymotion est une formidable opportunité pour
le groupe [Vivendi] de faire rayonner ses contenus musicaux et audiovisuels d’exception dans le monde entier. (…) C’est une première étape dans notre ambition
de créer un grand groupe mondial de médias et contenus », s’est en tout cas félicité l’industriel breton, dans le communiqué du 7 avril annonçant l’entrée en négociations exclusives avec Orange (5). Mais avec environ 120 millions de visiteurs uniques par mois, Dailymotion se situe loin derrière YouTube et son 1milliard de visiteurs uniques mensuel. des synergies seront mises en oeuvre avec Universal Music (6) et Canal+ (7). @

Charles de Laubier

L’idée d’un grand service public audiovisuel fait son chemin, pas seulement limité au numérique

En évoquant un peu trop vite fin 2013 l’idée d’ « un grand service public audiovisuel », le chef de l’Etat François Hollande était-il visionnaire ? Bien
que son propos ait été recadré sur le numérique, la question d’une fusion
entre France Télévisions et Radio France pour faire une BBC ou une RTBF
à la française reste posée – notamment par la Cour des comptes.

Par Charles de Laubier

François Hollande« D’autres mutations sont possibles. Par exemple, nous pourrions imaginer que France Télévisions et Radio France puissent rassembler leurs contenus dans un grand service public audiovisuel. Mais, là, je m’aventure peut-être et je préfère ne pas trancher (…) ». Oui, vous avez bien lu : un grand service public de l’audiovisuel !
Le président de la République, François Hollande (photo), avait lancé cette petite réflexion il y a seize mois maintenant, en prononçant son discours à l’occasion du cinquantenaire de la Maison de la Radio – le 17 décembre 2013.
Cette déclaration en faveur d’une fusion de France Télévisions et de Radio France, que l’on peut encore écouter en vidéo et que l’AFP avait aussitôt relayée dans une dépêche titrée « Hollande vante les mérites d‘“un grand service public” audiovisuel », n’avait pas manqué d’interloquer son auditoire et de troubler les dirigeants des groupes audiovisuels publics de l’époque.

De l’Elysée à la Cour des comptes
Mais le discours retranscrit et mis en ligne par la suite, toujours accessible sur le site de l’Elysée, exprime une idée quelque peu différente et nuancée : « D’autres mutations
sont possibles. Nous pourrions par exemple imaginer que France Télévisions et Radio France puissent un jour assembler leurs contenus Internet dans un grand service audiovisuel numérique », aurait dû dire le chef de l’Etat. Le grand service public de l’audiovisuel évoqué serait finalement circonscrit aux contenus numériques.
Le soir même, une version du discours remise à l’AFP s’en tient aussi au domaine
du numérique, même si les mots employés diffèrent là aussi légèrement : « D’autres évolutions sont à inventer. Faudra-t-il rapprocher les sites de la radio et de la télévision pour créer un grand service public audiovisuel numérique qui allie sons et images originales et spécifiques ? La question se posera certainement dans les années à venir, mais il ne m’appartient pas de la trancher ». Officiellement, François Hollande aurait mal lu son discours ou serait sorti de son texte. Rêve-t-il déjà – en regardant du côté de la Grande-Bretagne, de la Belgique, de l’Italie, de la Suisse et de l’Espagne – d’une BBC (3), d’une RTBF (4), d’une RAI (5), d’une RTS ou encore d’une RTVE à la française ? Une sorte d’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF) nouvelle génération, plus de quarante après sa suppression ? « Le président de la République est facétieux : il n’y aura pas de fusion entre Radio France et France Télévisons, je suis très claire là-dessus. Mais il doit y avoir un travail sur les contenus numériques (…), c’est à cela qu’il faisait allusion », avait dû préciser le lendemain de ce discours la ministre de la Culture et de la Communication, alors Aurélie Filippetti, sur la chaîne d’information iTélé. Elle était même revenue sur le sujet le 15 janvier 2014 dans l’émission « Questions d’info » (LCP/FranceInfo/ LeMonde/AFP) : « Il peut y avoir des synergies entre les plateformes techniques, numériques » de Radio France et France Télévisions mais « [ce rapprochement] s’arrête au web et au numérique »… L’embarras est palpable…

C’était sans compter sur la Cour des comptes, qui, dans son rapport consacré à Radio France et publié le 1er avril dernier (6), va extrapoler la seconde version « officielle » pour pousser plus loin la réflexion – au-delà du numérique. « Dans l’univers d’Internet, la séparation par métiers (radio, télévision, archives) semble de plus en plus artificielle. Certains pays européens en ont tiré la conclusion en engageant un rapprochement de leurs télévisions et de leurs radios. Ainsi, en 2010, la Radio Télévision Suisse [RTS] est née du mariage de la Radio Suisse Romande et de la Télévision Suisse Romande. En 2006, la Radio Televisión Española [RTVE] a réuni la Radio nacional de España et la Televisión Española », ont expliqué les sages de la rue Cambon.

Fusion France Télévisions-Radio France
La Cour des comptes évoque ainsi implicitement la fusion entre la radio et la télévision publiques françaises. Elle replace aussi France Télévisions et Radio France dans un contexte où aujourd’hui la radio et la télévision, à l’instar de la presse, deviennent à l’ère du numérique des « médias globaux, producteurs de contenus non plus seulement sous forme audio, mais également de textes ou de vidéos ». Et le rapport de la Cour des comptes d’ajouter : « Cette révolution va rendre plus floues les frontières issues
du découpage de l’ORTF en sociétés distinctes, voire concurrentes ». Où l’on voit que le propos de François Hollande en décembre 2013 étaient loin d’être hors sujet.

Trop de sociétés pour une redevance
D’autant que viennent s’ajouter dans l’audiovisuel public d’autres entités qui pourraient aussi se rapprocher entre elles, telles que Radio France internationale (RFI) intégrée
en 2008 à France Médias Monde (ex-Audiovisuel Extérieur de la France). De son côté, curieusement, France Télévisions assure la diffusion radiophonique publique Outre-mer (RFO). Sans parler de l’Institut national de l’audiovisuel (Ina), à la fois chargé de l’archivage des productions audiovisuelle (radio et télévision). Depuis le discours présidentiel de décembre 2013, force est de constater que la parole de François Hollande n’a pas été suivie d’effet. L’éclatement du secteur public français en plusieurs sociétés – France Télévisions, Radio France, Arte France, France Média Monde (RFI, France 24, Monte Carlo Doualiya inclus), TV5 Monde, Ina, La Chaîne Parlementaire – reste atypique en Europe. C’est ce que souligne aussi le rapport Schwartz de février 2015 sur France Télévisions (7). « Le service public de l’audiovisuel se caractérise
par une pluralité et une faible coopération des acteurs entre eux. Cette situation détonne dans le paysage européen, où les médias de service public sont regroupés autour d’une ou deux grandes entreprises rassemblant à la fois les différents médias (radio, télévision, Internet) et les différentes zones de diffusion (domestique et internationale) ».
De plus, les synergies, qui pourtant devaient être facilitées entre médias publics effectuant le même métier, s’avèrent limitées. Malgré le numérique, « chaque société dispose de ses propres équipements techniques, de ses propres rédactions, de ses propres fonctions support ». Et le rapport Schwartz d’enfoncer le clou : « Dans le domaine de l’information, les stratégies des sociétés publiques ne sont pas coordonnées et les moyens s’additionnent au sein des trois entités concernées : France Télévisions, Radio France, France Médias Monde. Les rédactions de ces sociétés totalisent environ 4.500 journalistes, au sein des rédactions nationales, des rédactions régionales et des réseaux internationaux ». L’Etat français a consacré en 2014 près de 4 milliards d’euros de ressources publiques au financement à ces différentes sociétés de l’audiovisuel public, avec les recettes de la redevance audiovisuel en partage (voir encadré ci-contre). Mathieu Gallet, président de Radio France depuis mai 2014, a bien proposé à l’Etat (dans le cadre du COM 2015-2019) de mettre en place un « service global d’information en continu » (France Info Média Global) s’appuyant sur France Info et son site web franceinfo.fr. Tandis que, de son côté, France Télévisions prépare bien le lancement d’une « chaîne d’information en continu » en ligne s’appuyant sur son site web francetvinfo.fr. Mais où sont les synergies entre les deux groupes publics ?
« France Télévisions n’a pas de chaîne en continu. Nous, on a une radio avec une marque incroyable. Cela fait partie des réflexions du moment par rapport au contrat d’objectifs et de moyens qu’on doit négocier avec l’Etat. Nous devons nous positionner comme un média radio/vidéo/Internet d’info en continu du service public. En Europe,
la France est le seul pays à ne pas avoir de chaîne [publique] 100 % info ! », avait expliqué en novembre 2014 Mathieu Gallet, PDG de Radio France (8).

Manque de coordination radio-télé
C’est ce manque de coordination entre Mathieu Gallet et Rémy Pflimlin, PDG de France Télévisions, qu’a aussi épinglé le rapport Swartz : « Le manque de coordination a trouvé une expression récente lors de l’annonce, à quelques jours d’intervalle, du souhait de Radio France de disposer d’un ‘service global d’infos en continu qui mélangerait la radio, la vidéo et le numérique’, puis de celui de France Télévisions de lancer une chaîne d’information en continu en numérique, courant 2015 ». La députée (PS) Martine Martinel a, elle aussi, souligné « l’urgence de mieux articuler les offres du service public audiovisuel numérique » (9). @

Charles de Laubier

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Redevance audiovisuelle : une ressource déjà commune
Si un grand service public audiovisuel devait être créé en France, une bonne partie
de son financement est déjà en place avec la contribution à l’audiovisuel public (CAP), communément appelée redevance audiovisuelle, laquelle est déjà commune aux entreprises de audiovisuel public : France Télévisions (RFO compris), Arte-France, Radio France, France Média Monde (RFI, France 24, Monte Carlo Doualiya), Institut national de l’audiovisuel (Ina) et TV5 Monde. Pour 2015, elle est en hausse de 2,2 % à 136 euros pour la France métropolitaine (86 euros pour les départements d’outre-mer). Ce qui rapporte cette année à l’audiovisuel public 3,67 milliards d’euros en 2015, soit une augmentation de 3,3 % sur un an. François Hollande a indiqué le 2 octobre dernier (intervenant au CSA) qu’il souhaitait « une assiette plus large et plus juste » de la redevance audiovisuelle pour prend en compte les ordinateurs, les tablettes et les smartphones – et non plus seulement l’écran de télévision. @

L’Europe numérique veut supprimer les « silos nationaux » sans favoriser les géant du Net

C’est le 6 mai que la Commission européenne présentera sa « stratégie numérique » pour faire émerger des services en ligne pan-européens face
aux GAFA américains. Mais sortira-t-elle vainqueur de son bras de fer avec
les industries culturelles sur la réforme du droit d’auteur ?

« Les particuliers et les entreprises de l’Union européenne se heurtent tous les jours à de nombreux obstacles, qui vont du blocage géographique au manque d’interopérabilité des services en ligne, en passant par les problèmes de livraison d’articles commandés à l’étranger. Les services numériques sont trop souvent limités aux frontières nationales. Il faut supprimer ces obstacles et créer un marché unique numérique ».

340 Mds € de croissance supplémentaire
C’est en ces termes directs que l’Estonien Andrus Ansip, vice-président de la Commission européenne pour le marché unique numérique, l’Allemand Günther Oettinger, commissaire pour l’économie et la société numériques, la Polonaise Elzbieta Bienkowska (photo), commissaire européenne en charge du marché intérieur, ou encore la Danoise Margrethe Vestager, chargée de la Concurrence, ont dénoncé le 25 mars à Bruxelles tout ce qui enfreint le développement digital au sein des Vingt-huit. Cette répétition générale, avant la présentation le 6 mai prochain de la stratégie numérique de la Commission européenne, a permis de lancer le débat sur les différentes actions à attendre. « Eliminons tous ces obstacles et barrières qui entravent notre liberté en ligne. Franchir une frontière doit être aussi facile en ligne que dans la réalité », a lancé Andrus Ansip, suivi de Günther Oettinger : « L’Europe ne pourra pas être à l’avant-garde de la révolution numérique si 28 réglementations différentes continuent à coexister dans le domaine des services de télécommunications, des droits d’auteur, de la sécurité informatique ou de la protection des données ». Sans surprises, ces déclarations en faveur de l’abolition des frontières numériques sont conformes aux lettres de mission datée du 10 septembre 2014 que le Luxembourgeois Jean-Claude Jucker, président de la Commission européenne, avait remis à respectivement Andrus Ansip et Günther Oettinger. Il leur avait écrit clairement : « Nous devons faire une bien meilleure utilisation des opportunités offertes par les technologies numériques qui ne connaissent pas de frontières. Pour y parvenir, nous devrons casser les silos nationaux dans la régulation des télécoms, le droit d’auteur et la protection des données, dans la gestion des fréquences et dans la mise en oeuvre de la concurrence. (…) Je veux que nous surpassions les mentalités en silos » (1).
Et de leur préciser alors : « En créant un marché unique numérique connecté, nous pourrons générer jusqu’à 250 milliards d’euros de croissance supplémentaire en Europe au cours du mandat de la Commission européenne, en créant des centaines
de milliers de nouveaux emplois ». Le montant estimé de la croissance supplémentaire à attendre est même passé depuis à 340 milliards. Mais ce potentiel est, selon la Commission européenne, entravé par un patchwork européen qui laisse la part belle aux services en ligne d’origine américaine – les fameux GAFA et les autres d’outre-Atlantique – qui occupent à eux seuls 77 % du marché numérique européen, contre 39 % pour les services en ligne nationaux (franco-français par exemple) et seulement 4 % pour les services en ligne paneuropéens.

Les 315 millions d’Européens qui utilisent Internet tous les jours méritent sans doute mieux. La Commission européenne va lancer en mai une enquête sur le e-commerce, qui devrait aboutir mi-2016, afin de lever les obstacles aux échanges transfrontaliers et identifier les entreprises soupçonnées d’abus de position dominante ou de restrictions commerciales. Le blocage géographique ou geo-blocking, au nom de la « territorialité des droits » (droit d’auteur sur des œuvres ou droit de diffusion d’événements sportifs), est dans le collimateur de l’exécutif européen et du pré-rapport Reda sur la réforme du droit d’auteur (2).

Un tapis rouge pour les géants du Net ?
Mais supprimer les « silos nationaux », n’est-ce pas donner les coudées franches aux acteurs du Net américains déjà en position dominantes sur le Vieux Continent ? C’est ce que craint la Société des auteurs audiovisuels (SAA), représentant les sociétés de gestion collective des droits d’auteur (3) dans une quinzaine de pays (dont la SACD et la Scam en France) : « Remettre en cause le système du droit d’auteur et la territorialité des droits (…) conduirait à renforcer le pouvoir des plateformes Internet non européennes, ces géants qui sont souvent les seuls à pouvoir acquérir les droits pour plusieurs territoires [et] en situation de monopole en Europe ». Bruno Boutleux, DG de l’Adami (non membre de la SAA) ne nous dit pas autre chose : « La ligne de défiance adoptée par Mme Reda sert uniquement les intérêts des acteurs digitaux extra-européens » (interview p. 1 et 2). L’eurodéputée Julia Reda, dont les propositions pour réformer le droit d’auteur seront soumises au vote en plénière du Parlement européen le 20 mai prochain, s’inscrit en faux contre cette affirmation : « Je ne souhaite pas favoriser les sociétés américaines du numérique. Les évolutions que nous proposons bénéficieront avant tout aux sociétés européennes qui souhaiteraient se lancer » (4). @

Charles de Laubier

ZOOM

Ce que veulent les internautes européens
Une large majorité des Européens utilisent régulièrement Internet : 75 % d’entre eux en 2014 (contre 72 % en 2013), selon l’indice numérique que la Commission européenne
a publié le 24 février. « Ils sont désireux d’accéder à du contenu audiovisuel en ligne : 49 % des Européens qui vont sur l’Internet jouent à des jeux ou en téléchargent, ou alors téléchargent des images, des films ou de la musique ; 39 % des foyers ayant un téléviseur regardent la vidéo à la demande ». Les Européens veulent aussi pouvoir accéder aux services en ligne disponibles dans d’autres pays que le leur. Ils sont un sur trois à se dire intéressés par la possibilité de regarder un film ou entendre une musique provenant d’un pays étranger. Et ils sont un sur cinq à vouloir regarder ou écouter une oeuvre culturelle dans d’autres pays. Mais ils en sont empêchés par le blocage géographique (geo-blocking), par l’identification automatique de leur adresse IP (via des prestataires mondiaux tels que Maxmind et sa solution GeoIP) et par des techniques de DRM (Digital Rights Managements), en raison des restrictions liées aux droits d’auteur ou aux droits d’exploitation. @

FOCUS

La France numérique ? Peut mieux faire !
Selon le nouvel indice européen sur l’économie et à la société numériques, ou DESI (5) que la Commission européenne a publié le 24 février dernier, la France obtient une note globale de 0,48 et se classe à la 14e place sur les vingt-huit Etats membres de l’Union européenne. « Concernant l’année écoulée, la France améliore sa note générale en valeur (en passant de 0,45 à 0,48), mais elle stagne dans le classement. (…) Cependant, en termes de connectivité, la France recule dans le classement (de la
14e à la 19e place), en raison des progrès plus importants (en moyenne) accomplis par le reste de l’Europe », constate la Commission européenne qui appelle la France à accomplir des progrès en matière de haut débit rapide (30 Mbits/s) : 41 % seulement des ménages bénéficient du « haut débit rapide ». Rendez-vous en 2022…

Concernant l’utilisation d’Internet, les Français ne l’utilisent pas beaucoup pour communiquer ; ils sont même à la traîne en matière d’app els vidéo et de réseaux sociaux (46 % contre une moyenne européenne de 58 %). De même, les Français
sont parmi les moins assidus lorsqu’il s’agit de consulter les actualités en ligne : 46 %, soit la 27e positionet l’avantdernière du classement européen ! Le positionnement de
la France pour le recours à l’Internet pour la musique, les vidéos ou les jeux n’est pas brillant non plus (47 %, 20e position du classement). @

Dévalorisé dans les comptes d’Orange, Dailymotion a 10 ans et se retrouve convoité par Fimalac

Fondé en mars 2005, Dailymotion ne vaut plus que 58 millions d’euros dans les comptes 2014 d’Orange, lequel cherche toujours à en céder 49 % du capital (après l’avoir acquis 127 millions d’euros). Mais l’Etat actionnaire (1) souhaite
un partenaire plutôt européen – comme Fimalac – qu’asiatique.

« Un écart d’acquisition de 69 millions d’euros [au lieu de 127 millions, ndlr] a été comptabilisé, après allocation du prix d’acquisition aux actifs acquis (principalement plateforme technique) et passifs assumés ». C’est en ces termes quelque peu abscons qu’Orange a présenté la dépréciation de sa filiale Dailymotion dans ses comptes consolidés sur l’année 2014. La plafeforme française de partage vidéo, dont le PDG est Cédric Tournay (photo) depuis juillet 2009, a ainsi perdu au moins 54 % de sa valeur comptable en quatre ans.

Plus de 200 M€d’injectés dans Dailymotion
Stéphane Richard, le PDG d’Orange, a indiqué en décembre dernier avoir investi
au total plus de 200 millions d’euros dans Dailymotion. Ce montant comprend les
66 millions pour s’emparer de 49 % du capital de la société cofondée par Benjamin Bejbaum et Olivier Poitrey il y a dix ans, ainsi que les 61 millions d’euros dépensés en janvier 2013 pour acquérir les 51 % restants, auxquels s’ajoutent les apports financiers successifs depuis qu’Orange détient 100 % du capital de Dailymotion. Créée un mois presque jour pour jour après son rival mondial : à peine 20 millions de visiteurs uniques sur le mois de janvier selon Médiamétrie ; un peu plus de 23 millions selon ComScore en février. « L’avenir de Dailymotion n’est pas en France », avait lancé Stéphane Richard, lors du Sommet de l’économie en décembre dernier. L’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique constituent la première audience mensuelle de Dailymotion avec 1,3 milliard de vidéos vues, suivis de près par l’Asie-Pacifique avec 1,2 milliard de vidéos vues, loin devant les Amériques (Etats-Unis, Canada, Amérique du Sud) qui ne dépassent pas, elles, les 500 millions de vidéos vues. Outre-atlantique, lutter contre YouTube relève du pot de terre contre le pot de fer. Où l’on comprend dans ces conditions que la maison mère Orange ait engagé des négociations avec le hongkongais PCCW (2). Fin 2014, des discussions avec le japonais Softbank avaient aussi été évoquées (3). En février 2014, Stéphane Richard avait confirmé des discussions avec Microsoft.
Mais coup de théâtre le 1er avril dernier : deux ans après qu’Arnaud Montebourg, alors ministre du Redressement productif, ait émis son veto au rachat pas Yahoo, Le Monde a révélé que son successeur Emmanuel Macron – à l’Economie, l’Industrie et au Numérique – a bloqué les négociations avec PCCW et demandé à Orange d’aller YouTube, Dailymotion a maintenant dix ans d’existence. Mais l’heure est moins à la fête qu’aux incertitudes sur l’avenir, voire sur la pérennité de la plateforme française de partage vidéo qui aurait réalisé quelque 70 millions d’euros de chiffre d’affaires l’an dernier (4). Le PDG d’Orange s’était fixé l’objectif d’atteindre les 100 millions d’euros en 2016. Que cela soit avec 128 millions de visiteurs uniques par mois selon ComScore, ou avec plus de 200 millions de visiteurs uniques par mois selon la plateforme DMX (Dailymotion Exchange), la filiale de partage vidéo d’Orange se targue d’être le site français à l’audience la plus forte dans le monde.
Quoi qu’il en soit, si l’on s’en tient au nombre de visiteurs uniques par mois âgé d’au moins 15 ans dans le monde et regardant Dailymotion à partir d’un ordinateur, l’audience stagne depuis un an (voir tableau ci-dessous). La France, elle, ne pèse pas grand-chose dans ce total dans le sens de la « souveraineté numérique européenne ». En novembre dernier, la secrétaire d’Etat au Numérique Axelle Lemaire s’était dite favorable à un investisseur étranger – sans aucune réserve… Du coup, des candidats potentiels sont évoqués : Axel Springer, Bertelsmann (5), Vivendi (6), Fimalac, … Ce dernier ayant indiqué à l’AFP être en train de préparer une offre de participation dans Dailymotion, malgré les dénégations de Véronique Morali (7) quelques jours plus tôt… En fait, Marc Ladreit de Lacharrière, patron de Fimalac, étudie le dossier depuis… 2013 (lire EM@ 84, p. 1 et 2).
En attendant son sauveur industriel, Dailymotion – valorisé 250 millions d’euros – a changé en mars de logo, lancé un nouveau lecteur vidéo sous HLML5 pour mieux s’adapter à tous les écrans – web et mobile – et entrepris de créer (à Palo Alto) une plateforme de streaming vidéo pour mobile. @

Charles de Laubier

Le Geste met en place une bourse de partage vidéos

En fait. Le 9 avril prochain, le groupe de travail « Médias et vidéo » nouvellement créé par le Groupement des éditeurs de contenus et de services en ligne (Geste) va se réunir pour la seconde fois en vue d’aboutir à la mise en place d’une
« bourse commune de partage de vidéos » entre les médias intéressés.

En clair. Selon nos informations, cette réunion du 9 avril fait suite à une première qui s’était tenue en février, au cours de laquelle une dizaine d’éditeurs membres du Geste (1) ont décidé de mettre en place une « bourse commune de partage de vidéos ». Il s’agit pour cette seconde réunion de « définir la suite du plan d’action ». L’objectif de cette plateforme B2B est de mettre en contact et de permettre à tous les éditeurs de services en ligne qui le souhaitent de référencer et de mutualiser leurs contenus vidéo entre eux, selon la logique de l’offre et de la demande. Les éditeurs pourront ainsi diffuser plus largement leurs propres productions audiovisuelles – reportages, documentaires, tutoriels, interviews, fictions, animations, … – et, inversement, identifier de contenus tiers susceptibles d’intéresser leur audience en ligne. « Les médias ont
un besoin croissant en contenus vidéo et il devient crucial de se différencier et de personnaliser l’expérience vidéo », explique le Geste, qui compte à ce jour 119 membres – parmi lesquels TF1, France Télévisions, Google, Lagardère Active, Le Monde, Libération, Le Nouvel Observateur, L’Express, La Tribune, Orange, Prisma Media, Mondadori, AFP, CCM Benchmark, etc. Le groupe de travail « Médias et vidéo » travaille sur des problématiques communes telles que le sourcing (recherche de fournisseurs), l’acquisition, la production, le budget, la monétisation, les techniques d’exploitation et de mise en ligne des vidéos ou encore la relation avec l’audience. Ce besoin de créer une plateforme de partage vidéo avait été identifié lors de la réunion
de la commission « TV/Vidéo » du Geste en décembre 2014, notamment par Claire Leproust, fondatrice de FabLabChannel (et ex-directrice des développements numériques chez Capa TV Presse).

Cette démarche interprofessionnelle intervient au moment où la vidéo est devenue l’un des formats numériques les plus proposés par les médias en ligne, y compris la presse sur Internet, tandis que la vidéo – en pre-roll sur les contenus vidéo – est l’un des segments publicitaires les plus demandés par les annonceurs. Selon Médiamétrie, qui vient de lancer sa nouvelle mesure « GRP vidéo » (lire EM@117, p. 9), 36,2 millions d’internautes – soit plus de trois internautes sur quatre (77 %) – ont regardé au moins une vidéo sur leur écran d’ordinateur durant le mois de janvier dernier. @