Europe : Jean-Claude Juncker est décidé à abolir les frontières en faveur d’un marché unique numérique

La nouvelle Commission européenne, que va présider Jean-Claude Juncker, s’apprête à prendre ses fonctions. Avec un vice-président en charge du Marché unique numérique (Andrus Ansip) et un commissaire à l’Economie numérique et à la Société (Günther Oettinger), Internet devient une grande priorité pour l’Europe.

Par Charles de Laubier

« Nous devons faire une bien meilleure utilisation des opportunités offertes par les technologies numériques qui ne connaissent pas de frontières. Pour y parvenir, nous devrons casser les silos nationaux dans la régulation des télécoms, le droit d’auteur et la protection des données, dans la gestion des fréquences et dans la mise en oeuvre de la concurrence », a préconisé le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker (photo), le successeur du Portugais José Manuel Barroso.
Selon nos constatations, ce propos se retrouve dans chacune des lettres de mission datées du 10 septembre et adressées respectivement à L’Estonien Andrus Ansip, désigné comme futur vice-président de la Commission européenne en charge du Marché unique numérique, et à l’Allemand Günther Oettinger, futur commissaire à l’Economie numérique et à la Société.

Télécoms, droit d’auteur, … : « Casser les silos nationaux »
« En créant un marché unique numérique connecté, nous pourrons générer jusqu’à 250 milliards d’euros de croissance supplémentaire en Europe au cours du mandat de la Commission européenne, en créant des centaines de milliers de nouveaux emplois »,
a-t-il assuré à Andrus Ansip. Et à Günther Oettinger : « Plus les marchés seront régulés de manière transnationale, plus les règles concurrentielles peuvent devenir transversales et même continentales ».
Les deux commissaires européens en charge du numérique devront travailler ensemble pour présenter « dans les six premiers mois » après leur prise de fonction prévue initialement le 1er novembre, soit d’ici fin avril 2015, « des étapes législatives ambitieuses vers un marché unique numérique connecté ». Régulation des télécoms, réforme du droit d’auteur et protection des données seront ainsi au cœur des prochaines évolutions de plusieurs directives européenne afin de parvenir à un
marché unique numérique que Andrus Ansip doit mener à bien. « Je veux que
nous surpassions les mentalités en silos », a prévenu en introduction de chacune des lettres de mission le prochain président de la Commission européenne. Le plus grand défi auquel la prochaine équipe de l’exécutif européen sera en effet de s’attaquer aux législations nationales qui, souvent héritées de l’époque d’avant Internet et devenues aujourd’hui obsolètes pour la plupart, entretiennent encore un patchwork réglementaire au niveau des Vingt-huit.

Plus loin que Kroes, Reding et Barnier
Les résistances nationales sont toujours fortes et sujettes à tensions, comme ont
pu le montrer les relations parfois houleuses entre le président de la Commission européenne sortant et le monde la culture – en particulier avec la France où
« l’exception culturelle » fait souvent office de ligne Maginot pour préserver en l’état
des niveaux élevés de subventions, de quotas de diffusion ou encore d’obligations de financement. José Manuel Barroso n’avait-il pas fustigé, dans l’International Herald Tribune du 17 juin 2013, la « vision anti-mondialisation réactionnaire » de ceux qui, comme la France, veulent exclure les services audiovisuels et culturels des négociations entre l’Union européenne et les Etats-Unis (1) (*) (**) en vue d’un accord de libre-échange commercial ?
Malgré les avancées enregistrées en dix ans vers une harmonisation européenne – avec la Néerlandaise Neelie Kroes (2) (*) (**), qui fut commissaire européenne en charge de la Concurrence (2004-2009), puis vice-présidente au Numérique (2009-2014), et avec Viviane Reding (3), qui fut commissaire européenne en charge de la Société de l’information et des Médias (2004-2009), puis de vice-présidente à la Justice, aux Droits fondamentaux et à la Citoyenneté (2009-2014) –, beaucoup de chemin reste encore à faire pour décloisonner l’Europe. Que cela soit dans les télécoms (itinérance mobile, déploiement du haut et très haut débit, gestions des fréquences, gouvernance du Net, …), les industries culturelles (droits de propriété intellectuelle, gestion collective, copie privée, plateformes d’offres légales, …), la protection des consommateurs (données personnelles, neutralité de l’Internet, libertés fondamentales, …) ou encore la fiscalité numérique (TVA du lieu de consommation, lutte contre l’évasion fiscale, neutralité technologique, …), la fragmentation du Vieux Continent devient la première des préoccupations. « Vous ferez en sorte que les utilisateurs sont bien au centre de votre action. Ils devraient pouvoir utiliser leurs mobiles à travers l’Europe sans avoir de frais d’itinérance à payer. Ils devraient avoir accès à des services, de la musique, des films, des événements sportifs sur leurs terminaux électroniques où qu’ils soient en Europe et sans considération de frontières. Vous devrez vous assurer que les bonnes conditions sont là, y compris à travers la législation du droit d’auteur, pour soutenir les industries de la culture et de la création
et pour exploiter leur potentiel économique », a encore donné comme consigne Jean-Claude Juncker à Günther Oettinger. Les droits de propriété intellectuelle devront donc être modernisés à la lumière de la révolution digitale, des nouveaux comportements des utilisateurs et de la diversité culturelle en Europe. Le Français Michel Barnier (4)
(*) (**), qui fut commissaire européen en charge du Marché intérieur et des Services (2010-2014), n’a pas réussi, lui, à trouver un consensus pour réformer la directive sur les droits de propriété intellectuelle (IPRED). La Commission européenne a même renoncé à publier fin septembre le « livre blanc », dont le draft daté de juin dernier circule sur le Web (5), alors qu’il était issu de quatre ans de concertations et de consultations publiques. Seul un rapport sur les réponses
à la dernière consultation publique a été publié le 24 juillet. Dans son audition du 29 septembre, Günther Oettinger – en charge l’Economie numérique et de la Société,
dont le copyright – a promis qu’il reviendra « dans un à deux ans avec une réforme équilibrée du droit d’auteur » – soit d’ici à 2016. Dans son audition du 6 octobre,
Andrus Ansip est lui aussi resté dans les pas du nouveau président de la Commission européenne.

Les réactions provoquées par le propos sans langue de bois de Jean-Claude Juncker, lorsqu’il appelle notamment à « casser les silos nationaux (…) dans le droit d’auteur », laissent présager de nouveaux bras-de-fer entre Bruxelles et certaines organisations d’ayants droits dans la mise en oeuvre du marché unique numérique dans la culture
et l’audiovisuel. Les Coalitions européennes pour la diversité culturelle (CEDC) – groupement informel créé en 2005 (6) – se sont par exemple insurgé le 23 septembre dernier de la formule employée par le nouveau président de la Commission européenne. « M. Juncker, ne fragilisez pas le droit d’auteur ! », a rétorqué le 26 septembre le cinéaste français Bertrand Tavernier, dans une tribune mise en ligne
sur Euractiv. La Société des Auteurs Audiovisuels (SAA), représentant les sociétés
de gestion collective des droits d’auteur dans une quinzaine de pays, s’est de son
coté étonnée que Günther Oettinger ne soit pas auditionné par la commission des Affaires juridique (concernée par le droit d’auteur), comme il l’a été devant les commissions Industrie et Culture. « Saura-t-il résister au lobbying des grands
acteurs du numérique ? », demande la SAA, elle-même lobby des ayants droits.

Verdict du Parlement européen le 22 octobre
Quoi qu’il en soit, à l’issue des auditions, le Parlement européen se prononcera le
22 octobre pour dire si elle accorde l’investiture à l’équipe de Jean-Claude Juncker,
y compris avec le Hongrois Tibor Navracsis à l’Éducation et à la Culture. Même avec
du retard, la nouvelle Commission européenne devra se mettre au travail dès sa prise de fonction. @